L’AVENTURE DE BAYREUTH : Chapitre V (1930-1944)

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

CHAPITRE V (1930-1944)

Bayreuth selon Winifred Wagner... Et Adolf Hitler

Singulière aventure que celle de l’ère Bayreuth sous le règne de Winifred où la petite histoire se mêle à la grande, où les personnalités individuelles, leurs sympathies particulières et leurs idéologies dépassent de loin le cadre de l’Art pour l’Art et se confondent avec la politique et les compromissions les plus délirantes.

Dans son remarquable ouvrage Le Festival de Bayreuth (éditions Sand), Pierre Flinois met judicieusement en parallèle quelques aspects de la personnalité de Winifred avec celle de Cosima, l’autre “dame de Bayreuth” : étrangères toutes les deux, veuves et héritières de la direction du Festival, et survivant à leurs défunts époux plusieurs décennies durant. Des similitudes auxquelles on peut ajouter une très forte personnalité, un amour inconditionnel de l’oeuvre de Richard Wagner, tout comme – l’Histoire le démontra par la suite – un attachement sans concession à la tradition, à leur tradition, celle de leur conception immuable de l’oeuvre de Richard Wagner, tout à fait à l’opposé du legs spirituel du Maître.

 

I- Madame Winifred Wagner

Winifred WAGNER (1897-1980), l' »autre dame de Bayreuth »… Et digne héritière de Cosima…

Winifred Marjorie Williams, future Madame Siegfried Wagner, n’est pas totalement étrangère au sillon wagnérien. De nationalité anglaise, née le 23 juin 1897 à Hastings, elle est la fille de John Williams, un écrivain gallois et critique de théâtre, et de l’actrice et de la peintre Emily Florence (Karop) Williams. Orpheline à deux ans, elle passe de foyer en foyer avant d’être recueillie par une lointaine cousine allemande, épouse de Karl Klindworth, lui-même brillant pianiste, élève de Franz Liszt et compositeur célèbre pour ses réductions pour piano des opéras du Maître de Bayreuth.
Alors qu’elle a à peine dix-sept ans, la jeune Winifred qui se fait alors appeler Senta en référence au Vaisseau fantôme rencontre pour la première fois Siegfried (alors lui-même âgé de quarante-cinq ans) et l’épouse en 1915, en plein conflit mondial. Bien qu’homosexuel notoire, Siegfried entrevoit certainement grâce à la personnalité vive et fraîche de Winifred – à l’instar de Louis II de Bavière qui pensa un temps épouser Sophie, sœur de sa cousine Sissi – de briser le poids du silence et de la malédiction. Pour tout le clan Wagner, cette nouvelle sonne comme une délivrance, comme une solution au fardeau que personne n’osait évoquer publiquement !
Quelques mois à peine après le mariage, la “victoire” est à son comble puisque le 5 janvier 1917 naît Wieland : la lignée est désormais assurée. Après Wieland, naissent Friedlind (1918), puis Wolfgang (1919) et enfin Verena (1920). Et non seulement Winifred accomplit parfaitement ses devoirs de maîtresse de maison, mais elle devient aussi une assistante précieuse pour son époux Siegfried, tout en restant sagement dans l’ombre de ce dernier.
En hôtesse aussi sociale que son mari pouvait être effacé, elle reçoit avec une sympathie non dissimulée les membres du parti national-socialiste. Adolf Hitler est l’un d’eux : elle reçoit le futur chancelier à partir de 1923 à Wahnfried, puis le bras droit de celui-ci, Joseph Goebbels, et, comme elle partage les convictions affichées par le national-socialisme, elle prend sa carte du parti dès 1926. A cette époque, Hitler, qui voue un culte quasi-fanatique à l’œuvre de Richard Wagner, est reçu à Wahnfried en toute simplicité : il partage le quotidien de la famille Wagner, et devient un habitué puis un intime de la famille ; les enfants Wieland et Wolfgang appellent ce curieux étranger “oncle Wolf”.
Quant à Siegfried, il se montre le plus souvent absent de ses curieuses réunions présidées par Winifred, où l’art et la politique se mêlent déjà de façon inquiétante. La relation entre Winifred et Hitler devient même si forte, si complice qu’on a pu supposer une relation amoureuse entre eux. Mais nul témoin, nulle trace pour en attester. Lorsque Hitler est emprisonné en 1924 à la prison de Landsberg après sa tentative manquée du putsch de Munich (la condamnation pour haute trahison aurait dû lui valoir la prison à vie, mais il est condamné à 5 ans, le minimum, et ne purge en réalité que quelques mois, dans un environnement pour le moins confortable), il reçoit près de 300 visiteurs et rédige Mein Kampf sur le papier envoyé par …Winifred.

 

II- Splendeurs et misère de Bayreuth : Bayreuth sous le IIIème Reich

Le 4 août 1930, Siegfried disparaît. L’héritier de la famille Wagner laisse derrière lui un héritage aussi clair qu’indiscutable : “Madame Winifred Wagner devient héritière de la succession totale de M. Siegfried Wagner. Les descendants du couple Wagner seront les prochains héritiers : avec les mêmes droits en cas de mort ou de remariage de Mme Wagner.” (extrait du testament de Siegfried Wagner). Voilà qui est suffisamment clair pour théoriquement ne pas soulever de polémique ! Même si Eva, l’enfant terrible du couple Wagner, mariée à Houston Chamberlain, tente inutilement d’obtenir sa part. Le 18 janvier 1931, un accord est signé entre Winifred Wagner, Wilhelm Furtwängler et Heinz Tietjen qui se répartissent respectivement la direction administrative, musicale et artistique du Festival. En appelant ainsi le directeur de l’Orchestre Philharmonique de Berlin (depuis 1922) ainsi que l’intendant de la Staatsoper (depuis 1925) qui sont les acteurs les plus vénérables de la scène germanique de l’époque, Winifred entend faire comprendre à ceux qui la jugeraient incapable d’assumer seule l’héritage de son mari qu’elle est à présent indéboutable de ce poste.

Bien que Winifred s’est toujours défendue d’avoir mélangé ses convictions personnelles avec la direction administrative du Festival, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de décisions reflètent clairement l’idéologie nazie : par exemple, l’exclusion progressive des chanteurs juifs de la Colline Verte. Hitler, désormais seul aux commandes de l’Allemagne toute entière, investit Bayreuth non plus en simple invité, mais en véritable maître de cérémonie, et le Festival de Bayreuth devient une vitrine de l’art germanique tel qu’il est célébré par le national-socialisme. De 1933 à 1939, Winifred revoit l’intégralité du répertoire. Seul le Tannhäuser de son défunt époux Siegfried reste fidèlement représenté et résiste à la nouvelle idéologie ambiante, empreinte d’une modernité certaine. Secondé par son décorateur Emil Preetorius, Heinz Tietjen régit toutes les mises en scène, éblouissantes et qui apportent un air neuf venu de Berlin.
L’arrière-garde wagnérienne, avec en tête les belles-sœurs Wagner, Eva et Daniela, grogne. Mais Tietjen a ce goût du grandiose, de l’ostentatoire, de la célébration, du culte, qui, tant bien que mal, finit par séduire les uns et les autres, tous finalement emportés par l’élan frénétique qui anima les foules au cours des Jeux Olympiques de Berlin ou des parades de Nuremberg en 1936. Le Führer, naturellement, le premier.
Si la mise en scène à Bayreuth n’atteint pas encore le degré de modernité et d’abstraction qu’elle connaît par la suite avec Wieland Wagner, les maîtres mots sont désormais le goût du grandiose, les effectifs des chœurs en nombre, ainsi que l’excellence musicale. Les chefs ? Les meilleurs du moment : Furtwängler naturellement, mais également Richard Strauss, Karl Elmandorff ou bien encore Victor De Sabata ou Franz von Hoesslin. Et Heinz Tietjen s’octroie de plus une part de la direction musicale de plus en plus grande, dès 1933. Les chanteurs ? Les meilleurs également. Du moins, ceux qui ont été approuvés par les lois raciales du Reich, les autres, pour la plupart exilés, faisant plutôt la gloire de Covent Garden ou du Met. Mais sur la scène de Bayreuth, c’est le triomphe de ces blondes et blonds héros wagnériens, Maria MüllerFranz Volker, Max Lorenz, des distributions exclusivement germaniques. Avec quelques exceptions toutefois telle Germaine Lubin qui paiera cher à la Libération son Isolde ou sa Kundry.

« Les Maîtres chanteurs de Nuremberg » à Bayreuth en 1944. Les étendards brillants flottent toujours haut malgré la débâcle de l’armée allemande sur les fronts et le prochain effondrement du IIIème Reich

Lorsque la guerre éclate en 1939, quelques jours seulement après la clôture du Festival, Winifred songe immédiatement à fermer le Festival. Elle s’oppose pour la première fois à Hitler qui lui veut faire jouer au Festival de Bayreuth un rôle central dans la diffusion de l’image de l’Allemagne à travers le monde … “comme si de rien n’était”.
Désormais surnommé Kriegs-Festspiele et destiné à remonter le moral des troupes tout en galvanisant l’orgueil germanique, Bayreuth devient donc un outil de propagande, jusque dans la distribution. C’en est donc fini du caractère sulfureux “un brin morbide” de Tristan et de la sainte messe (trop religieuse pour les aspirations païennes du national-socialisme) de Parsifal ; désormais seuls le RingLe Vaisseau fantôme et Les Maîtres Chanteurs sont représentés. Exaltation d’un sentiment germanique (qui n’est autre que la projection du dictateur Hitler lui-même) jeté comme une provocation à la face du monde.

Mais le Festival n’offre plus rien de nouveau ni dans la mise en scène ni dans les distributions. Il s’installe à nouveau progressivement dans une routine proche d’un mouroir. A partir de 1943, seuls Les Maîtres Chanteurs ont encore droit de cité. A l’issue de 1944, le Festival de Bayreuth est officiellement fermé. Et la ville de Richard Wagner tombe sous les bombardements alliés. C’est la fin d’une époque et il faut attendre sept ans, sept années de réflexion avant que l’on ne songe à un “Nouveau Bayreuth”.

NC/SB

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