L’AVENTURE DE BAYREUTH : Chapitre III (1876-1883)

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

CHAPITRE III (1876-1883)

Le festival de Richard Wagner (1876-1882)

Malgré les répétitions commencées un an plus tôt, les chanteurs ne sont pas prêts.
Pis encore, quelques jours à peine avant la Première, c’est le chaos.  Wagner se heurte avec Richter sur les tempi à respecter dans la partition, créant le malaise parmi les musiciens. Et comme si les désaccords artistiques et musicaux ne suffisaient pas, le dragon que Siegfried doit terrasser au cours de l’acte II de l’opéra éponyme n’a pas de cou : en fait, sur les trois caisses expédiées de Londres et qui contenaient chacune une partie du “dangereux animal”, celle qui contenait le cou a été expédiée… à Beyrouth ! Erreur d’aiguillage qui s’avèrera fatale au panache du monstre sur scène !

 

I- Le premier Festival de Bayreuth (1876)

Mais outre les approximations de certains chanteurs peu préparés à une musique aussi novatrice, outre les craintes des Filles du Rhin à embarquer dans leurs nacelles conçues par l’ingénieur théâtral Karl Brandt et outre un dragon sans son cou, tout le monde se donne rendez-vous pour la Première (fixée au 13 août 1876) qui doit inaugurer avec L’Or du Rhin le premier des trois cycles programmés.

Et du monde, il y en a : beaucoup d’invités, pour la plupart des membres de familles royales, au rang desquelles le roi Louis II de Bavière (qui, fuyant le plus possible tout protocole  n’assistera finalement qu’aux répétitions générales), le Kaiser Guillaume, l’Empereur Dom Pedro du Brésil… La petite ville de Franconie et ses habitants qui n’ont pas l’habitude des mondanités font du mieux qu’ils peuvent pour recevoir ces hôtes de choix. Avec quelques approximations… A l’Empereur du Brésil qui réside dans l’un des modestes hôtels de la petite ville de province un peu débordée par cette affluence si soudaine, on fait également remplir le registre. Dans la case intitulée «nom», l’hôte discipliné s’exécute et inscrit «Dom Pedro» ! Dans celle réservée à la «profession» : «Empereur» !

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La création de L’Or du Rhin au Festival de Bayreuth de 1876

Beaucoup d’amis et de mécènes du couple Wagner sont venus pour l’inauguration du Festival : c’est pour le compositeur une manière de réunir innocemment  sous le même toit sa famille et ses amours dont Judith Gautier et Mathilde Wesendonck, accompagnée naturellement par Otto. Mais ce qui est le plus notable dans ce parterre mondain, c’est sans aucun doute la présence de l’intelligentsia musicale de l’époque, aux rangs de laquelle Camille Saint-Saëns, Franz Liszt, Anton Bruckner ou bien encore Piotr Ilyitch Tchaïkovsky…

Le Festival remporte indubitablement un succès fabuleux. Il est vrai que le bâtiment, par les audaces de sa conception, ainsi que le protocole que Wagner impose (la salle plongée dans la pénombre totale, les cors qui rappellent les spectateurs à leurs sièges à l’issue des longs entractes…) voire encore l’avènement sur scène de la « musique de l’avenir », tout rivalise pour surprendre les invités. Tous ceux qui ont assisté à cette Première repartent avec l’impression d’avoir été les témoins d’une prouesse tant musicale que technologique. Ils avaient sans nul doute raison.

Les quatre épisodes formant le Ring (La Tétralogie) de Richard Wagner lors du cycle inaugural du Festival de Bayreuth en 1876 (mise en scène : Richard Wagner, décors : Josef Hoffmann)

A l’issue de la représentation du Crépuscule des Dieux qui clôt le troisième cycle de La Tétralogie de Bayreuth, se pose la question du bilan artistique… et financier.

La réussite de la première édition du Festival en 1876 a-t-elle en effet pleinement satisfait aux ambitions de Wagner ainsi qu’à celles de ses fervents admirateurs ? La réponse tient en une phrase du critique Paul Lindau : « il me semble que les partisans fervents de Wagner ne furent pas aussi satisfaits qu’ils l’avaient espéré, alors que ses détracteurs ne furent pas aussi déçus qu’ils l’avaient craint ». Réponse en «demi-teinte» qui résume assez bien l’ambiance au lendemain de la première Tétralogie.

Certes, d’un strict point de vue musical, le succès est indéniable, même si certains chanteurs – selon le compositeur… et la critique ! – n’ont pas été à la hauteur de la partition. On sait notamment par les témoignages d’Heinrich Porges ou de Richard Fricke qui assistèrent aux représentations que le ténor Georg Unger (Siegfried sur scène) ne fut pas à la hauteur de l’honneur qui lui était fait de créer le rôle à Bayreuth, au contraire de Karl Hill, dans celui d’Alberich, qui, lui, fut une révélation.

Mais la musique est là pour sauver les quelques approximations des chanteurs. À l’issue de la création du Crépuscule des Dieux et au cours du banquet qui est organisé pour toute l’équipe, Wagner désigne son ami Franz Liszt et déclare devant l’assemblée : “ voici celui auquel doit être rendu le plus grand hommage ! sans lui vous n’auriez sans doute pas entendu une seule note de moi aujourd’hui. ” Vibrant hommage de l’élève qui avait “dépassé” le Maître !

Artistiquement, le succès est plus mitigé, du moins si l’on considère les ambitions premières du compositeur.

L’ambiguïté tient essentiellement au fait que Wagner, tout en souhaitant abstraire son œuvre du fatras habituel relatif aux productions de son époque, a accordé une attention extrême – vraisemblablement dans un souci de perfection – aux détails de machinerie et de mise en scène. Une telle précision, voire une telle prédominance, était finalement bien loin de l’abstraction initialement rêvée par le compositeur!

Pour exemple, le même critique Paul Lindau commente encore l’apparition du dragon au deuxième acte de Siegfried : « on ne pense plus à l’œuvre d’art, on se demande si le dragon va s’avancer encore plus, s’il va se redresser, s’il peut remuer la queue non seulement à gauche mais aussi à droite, s’il peut se renverser, comment Siegfried va le toucher, et quel sera le comportement de la bête au moment où il recevra le coup mortel. Wagner, qui a en général une haute conscience de lui-même, montre ici une modestie tout à fait étonnante ».  Le féroce Eduard Hanslick – fervent opposant à l’art wagnérien qu’il jugeait “prétentieux” – y va également de l’acidité de sa plume; pour le critique, Wagner limite son ambition « à faire de la musique pour une série de machineries féeriques » ! Wagner lui-même confie selon Fricke : « l’année prochaine, nous ferons tout autrement ! »

L’acte II de « La Walkyrie » dans les décors de Josef Hoffmann pour la première édition du Festival de Bayreuth de 1876

Il y a néanmoins eu sans nul doute dans ce premier Festival des innovations artistiques et quelques prouesses techniques étonnantes.
A commencer par le fameux noir complet voulu par Wagner dans la salle (NB : pour l’anecdote, nos actuelles salles de cinéma disposées en amphithéâtres et plongées dans le noir pour mieux focaliser la concentration des spectateurs sur l’écran n’héritent-elles pas des innovations wagnériennes de Bayreuth ?).

Ceci dit et afin de ne pas vouloir trop choquer son tout nouveau public, Wagner, prudent, a “revus ses ambitions à la baisse” et prévu non pas le noir total mais un très léger éclairage tamisé. Faute de temps, l’éclairage au gaz initialement prévu n’a pas eu le temps d’être installé.  L’Empereur Guillaume de Prusse qui avait prévenu qu’il partirait au premier acte de L’Or du Rhin manque donc de trébucher au sortir de sa loge. Wagner qui le retient par le bras, ne manquera pas de rappeler maintes fois à ses amis comment il a sauvé l’Empereur et par là-même, … le destin de l’Allemagne toute entière !

Pour la petite ville de Bayreuth, peu habituée, on l’a vu, à un tel défilé de célébrités et de têtes couronnées, le bilan est plus que satisfaisant. Si l’on observe l’histoire du Festival, la municipalité de Bayreuth a, depuis la création du premier Festival en 1876, bien vite rentabilisé le terrain du Bürgerreuth mis initialement à la disposition de Wagner. Dès la première édition du Festival, les marchands du temple ont fait leur apparition à Bayreuth en proposant moult souvenirs, objets aux effigies de  Wagner ou des  Nibelungen et autres cartes postales ce qui a fait dire plus tard à l’historien Joseph Rovan que Wagner a été « le premier grand artiste du monde des fauteuils en peluche et des locomotives, de l’éclairage au gaz et des journalistes professionnels. »

En conclusion, les membres de l’équipe du Festival et les spectateurs ont conscience qu’avec cette première édition de 1876, ils ont été les témoins d’un événement majeur de l’Histoire de la Musique, événement vite qualifié d’expérience unique. Et puis globalement, malgré les déboires inhérents à la mise en scène, l’ambiance est optimiste. Pas peu fier de ce défi qu’il a réussi à relever contre vents et marées, le compositeur pense donc à une deuxième édition du Festival. Et ce, dès l’année suivante.

En revanche, économiquement, la première édition s’avère être une totale catastrophe.
Pourtant, l’argent a été glané de toutes les provenances possibles pour édifier le Palais des Festivals. Mais que de dettes. Avant même les représentations, les frais engagés tant pour la construction du bâtiment que pour la création des décors, des costumes et tous les frais attenant aux artistes sont bien plus importants que prévus. La veille de l’inauguration du Festival, le déficit total s’élève à près de 150.000 marks. Au lendemain des trois premiers cycles qui constituent ce tout premier Festival, le déficit astronomique se monte à 148.000 marks.

La nouvelle parvient au compositeur alors que celui-ci est en voyage à Vérone. Non seulement il avait fallu donner des concerts en amont afin de financer celui-ci, ne pas rémunérer les chanteurs (ni le chef d’orchestre) en décrétant que ceux-ci étaient «invités», mais il faut maintenant donner des concerts a posteriori pour combler le déficit! Reprenant son éternel bâton de pèlerin, Wagner doit à soixante-quatre ans donner à Londres une série de concerts au printemps de 1877. Malheureusement, cette série ne réussit à payer qu’un dixième de la dette laissée par le Festival.

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Angelo (Josef) Neumann

C’est alors que le destin de Wagner croise (une nouvelle fois) celui qui, entre-temps, était devenu directeur de l’Opéra de Leipzig, Angelo Neumann. Un homme providentiel ! Wagnérien de la première heure (il avait lui-même, dans sa jeunesse et au cours de sa carrière de chanteur, interprété quelques rôles des opéras de Wagner), ce curieux personnage, à la fois artiste lyrique, imprésario puis directeur d’opéra se sent investi d’une mission double : faire connaître l’art de Wagner en dehors des frontières de Bayreuth en créant une troupe itinérante (le Wagner-Traveling-Theater) et soutenir le projet wagnérien en négociant les droits de représentation à travers l’Europe entière et en louant les décors et les costumes de la production originale de La Tétralogie de Bayreuth. Wagner résiste un instant, mais, acculé par les dettes, et toujours dans l’espoir de voir naître un deuxième Festival à Bayreuth, accepte. Cette décision apporte ainsi des subsides permettant de combler en partie le déficit colossal du premier Festival.

Outre cet apport non négligeable, l’artiste se tourne vers son royal ami et mécène: et c’est une fois encore le roi Louis II de Bavière qui apporte son soutien financier aux déboires de son ami compositeur et comble partiellement le déficit ; il n’est plus à cela près !

Mais pour Wagner, cela signifie qu’un deuxième Festival est donc possible…

Voir également :
– logo_cercle rw « L’année prochaine, nous ferons tout autrement » (PB)
– logo_cercle rw « Le premier festival de Bayreuth vu par les Français » (PB)

 

II – Vers l’édition du second Festival de Bayreuth : Parsifal (1882)

Dans l’esprit initial du compositeur, rien à la base ne laissait présager d’une deuxième édition de son Festival à Bayreuth. Dans les premières années au cours desquelles Richard Wagner songeait à un Festival pour y faire représenter Siegfried, l’idée du provisoire était de mise, voire une nécessité absolue, peut-être pour mieux ancrer celui-ci de manière exceptionnelle. Une sorte de “happening” avant l’heure dirions-nous aujourd’hui !

Ainsi le compositeur alors en exil à Zurich écrivait-il à son ami Théodor Uhlig en septembre 1850: “ Si toute cette organisation se réalise selon mes intentions, je ferai donner trois représentations de Siegfried dans les conditions prévues, toutes les trois dans la même semaine; après la troisième séance on démolira le théâtre et on brûlera la partition.” (Lettre à Theodor Uhlig, septembre 1850) ; des directives qui s’inscrivent également tout droit dans la lignée de cette profession de foi du compositeur dans le refus de la propriété. Wagner est alors un récent compagnon d’armes de Bakounine, il vient par ailleurs de découvrir les thèses de Proudhon dont il vient d’effectuer une lecture attentive. Provisoire donc le théâtre (“ sans rien utiliser que des poutres et des planches, un théâtre de genre très primitif, dont l’équipement se limiterait aux décors et aux dispositifs nécessaires à la représentation de mon Siegfried ”, op. cit.), provisoire également – ou du moins à la base – la partition. Seulement, il y a un problème, ou plutôt une multitude de problèmes.

Afin de voir naître  son rêve, Wagner a cédé ses droits sur la représentation, non seulement au roi Louis II de Bavière, mais également à ses mécènes (Otto Wesendonck en tête) ainsi qu’à Schott, son éditeur. Point question de brûler une partition qui, déjà, ne lui appartient plus. Et n’appartient déjà plus non plus à Bayreuth. Que dire par ailleurs du bâtiment (le Festspielhaus) dont la construction – malgré les apports divers et de toutes provenances – a littéralement plombé les finances de l’aventure de Bayreuth.

À ces “détails” d’ordre matériel, Wagner, assez peu satisfait de la première édition du Festival, caresse l’idée d’améliorer son spectacle dans l’enceinte de Bayreuth. Ce n’est un secret pour personne : conscient des détails de mise en scène à régler, des négligences de distribution commises pour la première édition de 1876, et décidément perfectionniste, Wagner s’était-il pas, alors que le premier Festival ne s’était pas encore achevé, écrié : “ L’année prochaine, nous ferons tout autrement ! ”

Et puis il y a ces Sociétés Wagner et le Patronatsverein qui, au lendemain de la création de la grande oeuvre, se trouvent démunies tout autant d’espoir que d’activité !

En septembre 1876, les Wagner quittent Bayreuth et Wahnfried pour un long périple en Italie. Pour se reposer. Wagner, comme tout artiste peut l’être au lendemain d’un “accouchement artistique” aussi long et périlleux que le fut cette aventure, déprime. Il est d’une humeur massacrante. Mais il pense – et travaille déjà – à son prochain chef d’œuvre, Parsifal, qui sera – le compositeur ne le sait pas – son chant du cygne. Loin de ces réjouissances méridionales, le Festspielhaus, lui, reste fermé. Il le restera pendant six ans.

Mais au fur et à mesure que le projet de Parsifal prend forme, Wagner songe bien sûr à Bayreuth comme futur et unique écrin pour le diamant qu’il taille avec minutie. Non cette fois sans se soucier avec précision du destin de son œuvre. Même si le théâtre est endetté, il est à présent bel et bien construit et le compositeur, sans baigner dans une extrême opulence, jouit enfin à présent, après tant d’années d’incertitudes, d’un certain confort matériel.
Nul besoin de vendre les droits sur son œuvre. Elle appartient en exclusivité au théâtre de Bayreuth. Garder Parsifal pour Bayreuth, c’est déjà assurer une certaine pérennité au Festival. Peut-être même le compositeur songe-t-il à l’avenir de son épouse de vingt-cinq ans sa cadette, voire à celui de ses enfants… Cette volonté de maintenir Parsifal dans les murs de Bayreuth est agréée par Louis II : le 24 octobre 1880, le roi accède au vœu de Wagner que cette dernière œuvre “soit donné à Bayreuth exclusivement” (lettre du roi Louis II de Bavière à Richard Wagner).
Mais quand l’œuvre qui jamais ne devait “ être jouée dans un autre théâtre que Bayreuth ” est achevée, il sollicite une fois de plus le roi Louis II. Qui une fois de plus répond présent. Et en 1880, Wagner annonce au comité des patrons le nouveau festival pour 1882.

Il prend à cette occasion la grande décision de rendre les représentations de Bayreuth publiques. Parsifal est joué du 26 juillet au 29 août 1882 avec un succès qui apporte -enfin- un excédent. En effet, les recettes des quatorze dernières représentations, jointes à la somme de 180 000 marks réunie par le comité, apportent un excédent de près de 145 000 marks, capital qui sert dès lors de fonds de garantie aux Représentations de Fête ; il est le point de départ du «Festspielfonds.»

Lorsque Richard Wagner, le compositeur et « Maître d’œuvre » s’éteint en 1883, il laisse derrière lui un Palais des Festivals d’avant-garde, deux éditions (1876 et 1882) qui auront à jamais marqué un tournant dans l’Histoire de la Musique et du Théâtre, ainsi qu’un héritage à la fois lourd et complexe à gérer.

NC/SB

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