Les courants de peinture moderne inspirés par l’univers wagnérien

LES COURANTS DE PEINTURE MODERNE INSPIRÉS PAR L’UNIVERS WAGNÉRIEN

De l’impressionnisme … au cubisme : Kandinsky, van Gogh, Picasso et Dali

par Nicolas CRAPANNE

Si les peintres académiques et contemporains de Richard Wagner ont donné naissance à certaines oeuvres inspirées des opéras du compositeur, il s’agissait pour l’essentiel de transpositions fidèles de scènes réalistes d’après les productions de l’époque. A l’heure où l’Europe vécut “le choc de la révolution artistique” de la première édition du Festival de Bayreuth en 1876, quelques figures notoires du monde de l’Art, aussi curieux qu’intrigués, firent le voyage à Bayreuth afin d’être les témoins de cette modernité exposée librement sur scène. Ainsi le peintre Henri Fantin-Latour rapporta de Bayreuth quantité d’images qu’il transposa avec fidélité dans d’admirables toiles toutes empreintes de naturalisme romantique.

 

Mais bien au-delà de ces scènes exaltantes (et exaltées) représentant des Chevaliers au cygne étincelants dans leurs armures dorées, des naïades évoluant dans les profondeurs du Rhin, ou bien encore un feu magique protégeant une fière Walkyrie plongée dans son sommeil et attendant le réveil par son héros, la musique de Wagner, si puissante de pouvoir évocateur, inspira des créations bien plus fortes que cette imagerie académique et “naïve” auprès des peintres modernes, à la sensibilité à fleur de peau, et à la créativité débordante….

Baudelaire n’a-t-il pas décrit en 1861 à propos de la musique de Tannhäuser la force inouïe d’inspiration que la musique de Wagner provoque instantanément à qui y est confronté ?

C’est donc débarrassés de l’imagerie populaire traditionnelle que les génies de l’impressionnisme, du fauvisme, de l’expressionnisme ou bien encore du cubisme “s’accommodèrent à leur manière” du choc wagnérien qu’ils vécurent chacun à leur tour et qu’ils s’approprièrent d’une façon toute libre et personnelle.

 

Parmi ces peintres symboles de modernité, attachons nous seulement à quatre noms – et pas des moindres  : Kandinsky, van Gogh, Picasso et Dali.

Commençons par Wassily Kandinsky : L’artiste révéla en effet un jour qu’une représentation de Lohengrin à Moscou “(l)’avait marqué à vie et bousculé jusqu’au plus profond de son être”. Dans son livre intitulé Les compositions de Kandinsky, Magdalena Dabrowski raconte que c’est effectivement une représentation de Lohengrin qui avait décidé le peintre Kandinsky à dédier sa vie à l’art et “l’avait convaincu de l’extraordinaire pouvoir émotionnel de la musique.” Cette représentation aurait même inspiré à l’artiste résidant alors à Moscou des visions qu’il associa à certaines couleurs et émotions, et qu’il reproduisit dans certaines de ses toiles.

 

Un détour par Vincent van Gogh, le lumineux peintre des couleurs de la Provence, à la sensibilité exacerbée, et qui subit également à son tour le “choc wagnérien”. Dans une lettre à son frère Théo, il rapporte : “Je suis en train de lire un livre sur Wagner. Quel artiste ! Un artiste semblable en peinture serait quelque chose. ça viendra. J’ai fait une vaine tentative pour apprendre la musique, suffisante tout de même pour comprendre la relation entre la couleur et la musique de Wagner.”

 

Le jeune Pablo Picasso, durant ses années de jeunesse et d’apprentissage, particulièrement friand de toute manifestation artistique de la modernité, était lui-même un fervent admirateur de Wagner ; l’artiste appartenait même à un groupe littéraire de Barcelone qui se faisait appeler ‘Valhalla’. L’une de ses oeuvres fut directement inspirée par Parsifal, l’ultime chef-d’oeuvre du compositeur. Un dessin de 1934 met en effet en scène le passage le plus dramatique du drame mystique de Wagner : le moment où la lance qui tua le Christ, projetée par le diabolique magicien Klingsor, reste suspendue au-dessus de la tête de Parsifal. (voir également NB en bas de page sur le Parsifal de Picasso).

 

Enfin, le génial et fantasque Salvador Dali, après avoir donné libre cours à son inspiration surréaliste (et délirante) avec la Mort d’Isolde dans le Chien andalou qu’il réalisa avec Luis Bunuel en 1929, revisita la “Bacchanale” du premier acte de “Tannhäuser” en 1939 pour un projet de ballet dont il écrivit le livret et dessina les esquisses de décors au cours de son séjour d’exil à New-York. Fasciné par la puissance évocatrice de la musique de Wagner, l’artiste réalisa (en quelques heures seulement, d’après les témoins de cet épisode) une toile grandiose inspirée par le thème de l’enlèvement de Léda par Zeus, transformé en cygne.

MVRW Tristan fou Dali

Toujours dans cette lignée d’inspiration wagnérienne, les deux génies – Léonide Massine et ses ballets russes pour la chorégraphie et Salvador Dali pour la direction artistique – conçurent ensemble un nouveau projet de ballet, ce Tristan fou (sur la musique de Wagner naturellement), créé au Metropolitan Opera de New-York le 15 décembre 1944. Pour l’occasion, le peintre catalan réalisa un impressionnant rideau de scène ainsi que les décors du spectacle (notre illustration). Le ballet remporta un tel succès qu’après-guerre, il fut donné sur les principales scènes des capitales d’Europe, dont celle de Covent garden à Londres ou bien encore de l’Opéra de Monte-Carlo. Avec un succès égal à celui remporté à New-York…

 

Quatre peintres symboles de modernité, quatre génies aux styles aussi forts que différents, qui, chacun à leur manière, exprimèrent leur “choc wagnérien” à travers leurs créations artistiques. Mais il ne furent bien entendu pas les seuls. Récemment, une exposition fascinante intitulée “Richard Wagner – Visions d’artiste, d’Auguste Renoir à Anselm Kiefer” présentée au Musée Rath de Genève en 2005-2006, puis à la Cité de la Musique à Paris en 2008, a permis au public de découvrir notamment des toiles de Cézanne, de Ludwig Richter, de Max Ernst … toutes inspirées par l’oeuvre wagnérienne. Preuve en est, une fois de plus, que le seul nom de “Wagner” rime avec celui de “modernité” !

 

NC

NB : on sait que les lettres formant le nom de Picasso avaient une signification quasi-magique pour l’artiste. En effet, les quatre premières de celui-ci, PICA, signifient “lance” en espagnol ; il s’agirait là d’une des raisons pour lesquelles Picasso se serait identifié au héros Parsifal dans l’opéra de Wagner. Picasso aurait en outre mis l’accent sur un lien supplémentaire dans les scènes finales de l’opéra, lien marquant une confiance certaine – toute modestie mise à part – en sa valeur personnelle. Dans le second acte du drame de Wagner, Parsifal éprouve les souffrances de la blessure du Christ, dans un complexe processus d’identification mystique. De plus, la lance qui avait blessé le Christ au côté est l’élément clé du livret de “Parsifal”. Dans celui-ci en effet, le magicien Klingsor dérobe l’arme sacrée, et s’en sert pour blesser Amfortas, le Roi des Gardiens du Saint Graal. Or en 1934, Picasso s’était déjà depuis longtemps identifié au Christ et à l’image de la Crucifixion dans son oeuvre ; la blessure était l’un des symboles essentiels utilisés par l’artiste pour représenter la souffrance et le désir de surmonter celle-ci.

Voir également :
Le Parsifal de Pablo Picasso (1934)