L’ANNEAU DU NIBELUNG (LA TÉTRALOGIE) WWV86 : LES SOURCES LITTÉRAIRES DE L’ANNEAU DU NIBELUNG

L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

L'ANNEAU DU NIBELUNG (LA TETRALOGIE), WWV86

Der Ring Des Nibelungen, WWV86

LES ARTICLES THEMATIQUES

LES SOURCES LITTÉRAIRES DE L’ANNEAU DU NIBELUNG

par Marc ADENOT

 

La Tétralogie constitue un ensemble cohérent, doté d’une structure propre, d’un réseau de symboles et de clés d’interprétation… ce qui lui vaut souvent d’être considérée comme une mythologie à part entière. C’est même bien souvent par le prisme de cette mythologie que le public moderne appréhende la mythologie nordique. Au point de trouver ici ou là des détails extraits de L’Anneau du Nibelung présentés comme provenant d’authentiques mythes germaniques ! Hormis pour les spécialistes avertis du monde scandinave, ce qu’un honnête homme sait aujourd’hui de la mythologie des anciens Germains est profondément conditionné par les images puissantes que Wagner a imposées dans l’inconscient collectif. Pourtant, nul ne pourra prétendre avoir compris la religion et la culture de la vieille Scandinavie en se basant sur la Tétralogie. Cette œuvre majeure est une complète réinvention des mythes originels à partir de fragments littéraires hétéroclites, eux-mêmes reconstitués au XIIIème siècle par des auteurs chrétiens se basant sur des traditions orales depuis longtemps altérées. Et même si les auteurs anciens se montrent respectueux de cette mythologie, et prétendent faire œuvre de conservation du patrimoine, ils l’ont fait dans l’esprit de leur temps et de leur propre culture. On ne saurait leur en vouloir ! Aussi, c’est sous cette forme que Wagner en a pris connaissance et c’est sous cette forme qu’elle nous intéresse en tant que wagnériens. La plupart des scènes de la Tétralogie trouvent une origine dans ces textes médiévaux: Wagner en a assemblé des fragments et des éléments composites pour établir entre eux des relations nouvelles et faire émerger une œuvre continue, homogène et globalement cohérente… Ce qui n’est pas le cas des textes-sources, loin s’en faut ! De même, il a conféré à l’ensemble de son œuvre un sens et une interprétation philosophique et sociale moderne qui n’a plus qu’un rapport très éloigné à la religion des anciens Germains.

L’objet de cet exposé est de présenter les principaux textes fondateurs du XIIIème siècle qui ont inspiré la Tétralogie, tout en s’appliquant à mettre en évidence les thèmes retenus par Wagner et ceux qui ont été écartés.

Dans son autobiographie Ma vie, Wagner dit s’être intéressé à la légende des Nibelungen à une époque où il projetait d’écrire un drame historique sur Fréderic Barberousse et les fondements de la royauté en Allemagne. Mais l’histoire des Nibelungen, qui n’est pas sans rapport avec ce sujet, détourna Wagner du drame historique pour le rapprocher du monde légendaire. Il esquisse ainsi sous une forme narrative le poème de La Mort de Siegfried en 1848. A cette époque, il est déjà familier de son sujet puisque le catalogue de sa bibliothèque de Dresde pour la période 1842-1849 mentionne la Chanson des Nibelungen, les Deutsche Mittlalters, Deutsche Märchen, Deutsche Sagen, le Sagen Bibliothek des skandinavischen Altertums ainsi que les œuvres de Grimm. En 1843, Wagner avait lu la Mythologie allemande par Jakob Grimm (publiée en 1835), puis en 1847, l’Introduction à la Chanson des Nibelungen de Franz-Joseph Mone (publiée en 1818) et Recherche sur les traditions héroïques des Germains du même auteur (publiée en 1836). Il avait lu également, à la même époque, les travaux des philologues allemands Karl Lachmann et Karl Göttling sur la Chanson des Nibelungen, soit deux essais datant respectivement de 1814 et 1817.

Wagner a fait aussi allusion aux chants de l’Edda dans une version accessible au grand public publiée par le philologue Karl Simrock.

Les textes-sources sur lesquels se fonde l’argument de la Tétralogie sont les suivants :
– plusieurs textes en vieux norrois, en particulier les Eddas (comportant d’une part les Eddas poétiques, recueil anonymes de poèmes mythologiques compilé dans le Codex Regius et d’autre part l’Edda de Snorri Sturluson), la Saga des Wälsungs (Välsunga saga) et dans une moindre mesure la Saga de Dietrich(Thidrekssaga)
– un texte en moyen haut-allemand, la Chanson des Nibelungen (Nibelungenlied)

L’étude comparée de ces textes montre qu’ils se complètent, s’enchaînent et se recoupent sur plusieurs points, mais présentent aussi entre eux de nombreuses et significatives divergences. Wagner a emprunté à tous ces textes, mais il a dû faire des choix, élaguer, extraire, adapter, établir des liens entre des épisodes qui n’en avaient pas forcément, fusionner des personnages, harmoniser les noms et au besoin ajouter quelques éléments de son crû pour aboutir à la Tétralogie telle que nous la connaissons. Il s’agit donc d’un immense travail de et de réinvention. Essayons donc d’y retrouver la trace et l’influence des textes originaux…

I – De l’Edda à L’Or du Rhin

L’univers mythologique de la Tétralogie, son atmosphère de mystère et de magie, ses dieux, ses nains, ses géants, découlent directement des Eddas : d’une part l’Edda poétique, recueil de textes anonymes, et d’autre part l’Edda en prose de Snorri Sturluson, auteur islandais du XIIIème siècle, qui fait une synthèse remarquable, quoique tardive, des éléments de la mythologie scandinave. Ces Eddas constituent la principale -sinon unique- source de documentation écrite relatant ces mythes. C’est à partir de ces textes, redécouverts au XIXème siècle, que les romantiques allemands se sont forgé leurs représentations du vieux monde nordique. Pour le lecteur contemporain, l’Edda peut sembler fastidieuse : comme la plupart des textes médiévaux, elle accumule les énumérations, les listes de personnages à noms multiples, des aventures emberlificotées et à première vue incohérentes… De plus, la traduction en français fait perdre, aux dires des spécialistes, tout le bénéfice des jeux de mots, des allitérations et de la rythmique qui caractérisent la poésie scaldique.

  1. A propos de Snorri Sturluson

Snorri Sturluson est né en 1179, en Islande, au sein de l’une des premières grandes familles de colons installées dans cette ile inhospitalière aux confins du monde. Il a reçu une éducation soignée à Oddi, principal centre intellectuel de l’île, où il se familiarise avec les poèmes mythologiques germaniques, les sagas et l’art poétique. A vingt ans, il se marie à la fille d’un riche propriétaire. Bon gestionnaire, il hérite également de plusieurs charges politiques et juridiques. Il présidera à plusieurs reprises le parlement islandais, menant une vie d’aristocrate nanti et affectant un certain goût pour le luxe. C’est à cette époque qu’il se révèle aussi par ses talents de poète scaldique. A l’âge de trente-neuf ans, il part s’installer à la cour de Norvège à l’invitation du roi Hakon. Là, il rédige des ouvrages historiques et hagiographiques : l’Heimskringla, récit des hauts faits des rois de Norvège ; l’Yglinga saga, histoire des ancêtres suédois dont se revendiquent les souverains norvégiens ; l’Hattatal, poème en l’honneur de ses hôtes et la saga d’Egil Skallagrimsson. Il conçoit également son projet d’Edda. Il rédige d’abord un « Art poétique » (Skaldskaparmal) relatant les grands mythes de la Scandinavie païenne, comportant entre autre le cycle héroïque de Sigurd. Dans une seconde partie, appelée « La mystification de Gylfi » (Gylfaginning), il expose à l’usage des scaldes les mythes de l’Antiquité païenne, sous forme d’un jeu de questions et réponses entre un roi légendaire de Suède et les dieux du Walhalla. Après quelques années passées en Norvège, Snorri s’est trouvé en porte-à-faux entre intérêts islandais et norvégiens dans un contexte de guerre civile. Le roi Hakon l’ayant considéré comme traître a réclamé sa mise à mort. Le 23 septembre 1241, Snorri Sturluson périt sous les coups des hommes de main du parti royal norvégien

  1. Principaux éléments de la Tétralogie inspirés directement de l’Edda de Snorri

Eléments tirés du Gylfaginning

« La Mystification de Gylfi » raconte l’histoire de Gylfi, un roi légendaire de Suède, qui se rend au séjour des dieux Ases sous les traits d’un vieillard nommé Gangleri. Là, il rencontre trois souverains sur leurs trônes, avec lesquels il commence un jeu de questions et de réponses à propos de l’origine du monde et des dieux, qui font l’objet de cinquante-deux chapitres.
– Chapitres 4 à 9 : ces pages évoquent l’origine des mondes, du Niflheim (« monde obscur », équivalent de Nibelheim) et la formation des races de créatures peuplant l’univers : géants primordiaux, dont sont issus les dieux, les nains et les hommes. Le chapitre 9 raconte comment Odin et ses deux frères, Vili et Vé, insufflent la vie aux deux premiers êtres humains fabriqués à partir d’un tronc d’arbre et de quelle manière les Ases établissent Asgard, domaine des dieux d’où Odin depuis son trône surveille les mondes.
– Chapitre 12 : ce chapitre reprend un poème anonyme de l’Edda poétique, intitulé Völuspa, décrivant la fin du monde ou Ragnarök (Destin des dieux). L’œuvre de Wagner conserve une trace de cette terreur de la fin du monde dans son final apocalyptique du Crépuscule des dieux, même s’il ne conserve pas les images poétiques originales et terrifiantes de l’Edda.
– Chapitre 13 : l’arc-en-ciel Bifrost y est décrit comme un pont de lumière reliant terre et ciel, image forte reprise par Wagner pour conclure magistralement l’Or du Rhin.
– Chapitres 15-16 : ces chapitres évoquent la halle où vivent les Nornes, le sanctuaire des dieux sous le frêne primordial, la source de sagesse et la façon dont Odin a mis en gage son œil pour s’abreuver à la source de sagesse ; l’arc-en-ciel y est également mentionné.

Edda en prose :
« Près de la source, sous le frêne, se trouve une halle splendide d’où sortent trois vierges appelées Urd, Verrdandi et Skuld. Ce sont elles qui façonnent la vie des hommes et nous les appelons les Nornes »
« Ce frêne est le plus grand et le meilleur de tous les arbres ; ses branches s’étendent au-dessus du monde entier et dominent le ciel (…) Sous la racine (.. .) se trouve la source de Mimir qui recèle la sagesse et l’intelligence »
« [Odin] vint à la source et demanda à en boire une gorgée, mais il ne l’obtint pas avant d’avoir mis en gage l’un de ses yeux. »

Siegfried, Acte III – scène 1 :
Erda : « Tandis que je dors, les Nornes veillent.
Elles tissent la trame des destins
Et filent docilement ce que je sais »

Le Crépuscule des dieux – Prologue :
Première Norne : « Sous le frêne du monde, je filais jadis(…)
A son ombre fraîche / Une source bruissait ;
Ses eaux coulaient / Murmurant des runes de sagesse. »
« Un dieu plein de hardiesse
Vint pour boire à la source »
Il y laissa un œil en rançon éternelle. »

– Chapitre 20 : les douze Ases, race d’origine divine, y sont évoqués, en particulier Odin, le plus éminent et le plus ancien, le  » Père de tous », ainsi que les déesses Ases, non moins sacrées que les dieux et dont le pouvoir n’est pas moindre. Dans le chapitre 35, Frigg, l’épouse d’Odin, est décrite comme la plus éminente des déesses. Leur descendance forme la race des Ases (chapitre 9). Toutefois, Odin eut son premier fils (Thor) avec la Terre, qui est à la fois sa fille et sa femme, rappelant au passage les relations incestueuses des premières générations divines de la mythologie grecque avec la déesse-Mère Gaïa (Terre). Les chapitres 20 à 36 décrivent les Ases les uns après les autres : nous retiendrons particulièrement les chapitres relatifs à Thor (chapitre 21), à Freyia et à son frère jumeau Freyr (chapitre 24), à Idunn, gardienne des pommes de jeunesse (chapitre 26). Le chapitre 27 décrit neuf vierges qui enfantèrent leur propre frère Heimdall, gardien des lieux divins évoquant une figure d’ange biblique. Ces neuf vierges rappellent par leur nombre les valkyries wagnériennes ; cependant ce sont des créatures bien distinctes. Au chapitre 33, Loki, le calomniateur, initiateur des tromperies, dieu du feu, est présenté comme un être de splendide apparence, qui rappelle la figure diabolique de l’ange déchu. Le chapitre 35 décrit quatorze déesses, parmi lesquelles Frigg et Freyia. Enfin, le chapitre 36 présente les valkyries : treize d’entre elles sont explicitement nommées, mais il en existe un nombre incalculable.

– Chapitres 40-41 : ces deux chapitres décrivent la forteresse du Valhalla et le genre de vie que ses habitants y mènent.

– Chapitre 42 : le récit relaté ici est d’un intérêt particulier ; il raconte comment un géant conclut un marché avec les dieux : se faisant passer pour simple ouvrier, il prétend construire en trois mois une forteresse (le Valhalla) et demande en récompense la possession de la déesse Freyia, ainsi que du soleil et de la lune.

Eléments tirés du Skaldskaparmal

– Chapitre I : Idunn, déesse gardienne des pommes d’or, a été enlevée par un géant métamorphosé en aigle. Les Ases sont profondément affectés par sa disparition, car les pommes d’or leur garantissaient la jeunesse éternelle : privés de leurs pommes, ils vieillissent de façon accélérée et dépérissent. Après concertation, les dieux obligent Loki à ramener Idunn parmi eux. Le dieu astucieux se transforme en faucon et se rend au pays du géant où la gardienne des pommes est captive : il transforme la déesse en noix qu’il ramène entre ses serres. Le géant, lancé à leur poursuite, est capturé par ruse et brûlé par les Ases. Wagner a mis à profit cet épisode dans L’Or du Rhin, mais il l’a mis en relation avec l’histoire du géant constructeur du Valhalla, lequel réclamait Freyia pour récompense de ses efforts (Mystification de Gylfi, chapitre 41). Afin de conserver une cohérence, Wagner a fusionné les personnages de Freyia et Idunn sous le nom de Freia, créant une forme de continuité entre deux récits initialement distincts. Quant aux géants, Wagner les appelle Fafner et Fasolt – nous examinerons plus loin l’origine de ces noms.

– Chapitre III : Il raconte une aventure du dieu Thor, en fureur contre un géant. Si l’aventure elle-même n’a pas été retenue par Wagner, l’image traditionnelle du dieu au marteau déclenchant le tonnerre a été judicieusement conservée pour annoncer l’arc-en-ciel émergeant des nuages.

– Chapitre V (La chevelure de Sif) : Cette aventure retrace l’origine de six objets précieux fabriqués par les nains, parmi lesquels l’anneau Draupnir. Loki ayant coupé la chevelure d’Or de la déesse Sif se voit contraint par les Ases de descendre au royaume des nains pour obtenir une nouvelle chevelure à la déesse. Cet épisode contient donc le thème de la descente au monde obscur : il est habituel que les dieux descendent chez les nains chaque fois qu’ils sont en difficulté, afin d’obtenir divers objets aux propriétés magiques (chapitre 34 du Gylfaginning, chapitre 6 du Skaldskaparmal). Ce motif récurrent dans l’Edda a été utilisé par Wagner (thème de la descente au Nibelheim). Cette fois-ci, Loki a obtenu des nains six objets magiques destinés aux dieux, dont un anneau miraculeux, capable d’engendrer de lui-même huit anneaux similaires de même poids toutes les neuf nuits. Cet anneau, forgé par deux nains, les frères Brokk (« le boiteux ») et Eitri (« le venimeux »), a été attribué à Odin. Néanmoins, il n’a rien à voir avec l’anneau maudit, dit « anneau d’Andvari », dont l’histoire fait l’objet du chapitre suivant.

– Chapitre VI (Le tribut de la loutre ou L’or d’Andvari) : ce chapitre est d’une importance toute particulière dans le cadre de cet exposé, puisqu’il décrit les principaux thèmes conducteurs de L’Or du Rhin et expose l’origine de la malédiction de l’anneau. Ce chapitre de l’Edda fait l’objet d’un développement plus poussé dans la Saga des Wälsungs.

En voici le récit simplifié : près d’une cascade, Loki tua une loutre. Il prit le cadavre de la loutre et repartit, en compagnie d’Odin et d’un autre dieu, jusqu’à la ferme de Hreidmar, paysan puissant, versé dans la magie. En apercevant le corps de la loutre, Hreidmar reconnut que c’était son fils Otr (« Loutre ») qui avait pris cette apparence et il demanda aux dieux de le dédommager de la mort de son fils. Avec ses deux autres fils, Fafnir et Regin, il ligota les dieux et en fit ses prisonniers. Pour racheter leur liberté, les dieux proposèrent au paysan de verser de l’or en réparation du meurtre de son fils. Alors Hreidmar déchira la peau de la loutre et réclama de l’or en quantité suffisante pour recouvrir intégralement la peau de la bête.

Afin d’honorer ce contrat, Loki dut descendre une fois encore au royaume souterrain, chez un nain du nom d’Andvari. Andvari avait pris l’apparence d’un brochet nageant sous les eaux d’une cascade. Loki attrapa le poisson et exigea pour le libérer tout l’or qui se trouvait dans le rocher. Andvari, ayant retrouvé sa forme première, mena Loki à l’intérieur du rocher, dans une caverne où se trouvait un trésor. Tout en emportant l’or, Loki s’aperçut que le nain dissimulait un petit anneau et il lui demanda de le lui remettre aussi. Le nain voulut garder l’anneau qui lui aurait permis de reconstituer toute sa fortune. Loki lui arracha le bijou et le nain furieux jeta une malédiction sur l’anneau. Lorsque Loki fut de retour chez Hreidmar, l’or d’Andvari ne put suffire à recouvrir la peau de la loutre : l’une des moustaches de l’animal restait visible. C’est pourquoi les dieux durent aussi abandonner l’anneau afin de dissimuler la moustache. Ainsi, ils furent libérés.

Un nain de la Völuspá, selon Lorenz Frølich (1895)

Cette petite fable pose la question de la justice et du prix de la vie humaine, thème fondateur de la justice germanique: jusqu’à quel point l’or peut-il compenser la perte d’un membre du clan et indemniser le prix du sang ? Ce que Wagner adapte à sa façon dans L’Or du Rhin pour questionner le rapport de l’amour à l’argent. Ce n’est pas la peau de loutre qui est recouverte, mais la beauté de Freia, c’est-à-dire le corps de la femme, objet marchand du désir amoureux : quelle quantité d’or peut se substituer au désir amoureux jusqu’à y faire renoncer ? En quittant la ferme de Hreidmar, Loki révéla à Odin la malédiction de l’anneau, qui ne manqua de se réaliser: Fafnir et Regin, exigeant leur part d’or, assassinèrent leur père puis se disputèrent entre eux. Fafnir se coiffa d’un heaume magique, un « heaume d’effroi » appartenant à Hreidmar et se retira seul avec l’or dans une région lointaine, où il se métamorphosa en dragon. Quant à Regin, il prit la fuite dans une contrée lointaine, où il devint maître-forgeron et prit en charge l’éducation d’um jeune prince, nommé Sigurd, de la lignée des Völsung.

Nous retrouvons dans cette histoire de l’Or d’Andvari les principaux motifs littéraires de L’Or du Rhin :
– Un trésor doit être livré par les dieux en rachat d’une faute (chez Wagner, il s’agit de la rançon pour avoir promis de livrer Freia en salaire de la construction du Walhalla ; dans l’Edda, il s’agit du dédommagement du meurtre du fils de Hreidmar).
– Les dieux descendent au monde souterrain pour trouver l’or de la rançon.
– L’or est sous la garde de créatures aquatiques (chez Wagner, les Filles du Rhin ; dans l’Edda, le nain Andvari, à la fois le poisson et gardien de l’or).
– Le nain est capturé par Loki et contraint de livrer l’or et un anneau qu’il maudit.
– L’or seul ne suffisant pas à payer la dette, il faut lui ajouter l’anneau maudit.

Parmi les différences les plus notables entre l’Or du Rhin et le récit d’origine, signalons celles-ci :
– Les deux frères Fafnir et Regin deviennent, dans la Tétralogie, les géants Fafner et Fasolt. Wagner n’a pas fourni d’explications particulières sur les raisons du changement du nom de Regin en Fasolt : le nom de Fasolt (orthographié Fasold) ne provient pas de l’Edda, mais de la Saga de Dietrich et de poèmes associés à ce cycle (« Eckenlied », « Dietrich et Fasold »). Fasold est aussi mentionné dans une tragédie plus tardive de Hans Sachs intitulée « Siegfried à la peau cornée ». Dans tous ces textes, Fasold est un géant aux longs cheveux lancé à la poursuite d’une jeune fille dans une forêt profonde. Il est également dit qu’un de ses frères possède une armure et une épée invincible trempée dans le sang du dragon.
– La première manifestation de la malédiction diffère entre la version wagnérienne et le récit d’origine : chez Wagner, Fafner tue son fière Fasolt ; dans l’Edda, les deux frères tuent leur père et le frère cadet s’enfuit dans un pays étranger, où il se fait forgeron et devient le père adoptif de Sigurd. Ainsi, Regin, d’abord décrit par Wagner sous les traits du géant Fasolt dans 1′Or du Rhin, emprunte ensuite les traits du nain Mime dans Siegfried.
– Le heaume magique dans la Tétralogie est un objet magique forgé par Mime sur les ordres d’Alberich. Dans le récit de l’Edda, il appartenait au père de Fafnir et de Regin, son origine n’étant pas spécifiée : dénommé « heaume d’effroi », sa fonction est de provoquer la terreur. Dans la Chanson des Nibelungen, il ne s’agit pas d’un heaume mais d’une cape d’invisibilité (Tarnkappe).

3- Personnages de l’Or du Rhin non-cités dans l’Edda

Les filles du Rhin
S’il existe bien des esprits féminins de l’eau dans les mythes germaniques et celtiques, ces créatures mythologiques n’appartiennent pas à la mythologie scandinave. Elles ne sont pas mentionnées dans l’Edda, pas plus que l’histoire du vol de l’or du Rhin ou du harcèlement des ondines par un nain hideux. Ces créatures des eaux vivant dans les profondeurs du Rhin semblent plutôt avoir été inspirées à Wagner par la légende de la Lorelei. Il faut cependant noter que, dans la deuxième partie du Nibelungenlied, le héros Hagen en marche vers le royaume des Huns a une conversation avec des ondines au bord du Danube qui l’avertissent d’un danger. C’est du reste la seule allusion aux esprits féminins de l’eau dans le Nibelungenlied.

 

Mime et Alberich
Ces deux nains ne sont pas davantage des personnages de l’Edda. En effet, les nains qui forgent l’anneau Draupnir se nomment Brokk et Eitri ; quant au nain qui maudit l’anneau volé, il s’appelle Andvari. D’où viennent donc les personnages de Mime et Alberich ?
– Alberich est un personnage de la Chanson des Nibelungen : il y est décrit comme un nain vigoureux, vassal des Nibelungen, quoique ceux-ci ne soient pas décrits eux-mêmes comme un peuple de nains. Il est possible que l’étymologie de leur nom évoquant les brumes (Nebel) ait favorisé un rapprochement avec les nains mythologiques vivant dans un monde souterrain et brumeux. Le nom d’Alberich peut d’ailleurs s’entendre comme « roi des Albes (ou Elfes) ».
– Mime est, comme Fasold, un personnage de la Saga de Dietrich. Wagner en fait de surcroît le frère d’Alberich, bien que ces deux personnages n’aient strictement rien à voir l’un avec l’aune à l’origine. Ce rapprochement est d’autant plus curieux que le nom de Regin (délibérément écarté par Wagner) évoque, comme celui d’Alberich, la royauté. Ce n’est sans doute pas anodin de la part de Wagner, qui a dit s’être intéressé aux origines de la royauté en Allemagne. Le sens du nom n’a donc pas été perdu mais seulement transféré de Regin (devenu Fasolt/Mime dans la Tétralogie) vers Alberich. Par ailleurs, dans un chant de l’Edda poétique, Mimung désigne aussi une épée magique forgée par le forgeron Völund (Wieland) à destination de son fils. Or Völund est un avatar du dieu forgeron et un roi des elfes (« alberich ») ; tenu en captivité par le roi Nidud de Suède, il aurait été obligé de forger des pièces précieuses pour le roi et sa famille. Or c’est justement la position inconfortable du nain Mime, contraint par Alberich à forger des pièces magiques telles que l’anneau ou le tarnhelm.

 

Erda
Erda est l’équivalente de la déesse nordique de la terre (Jordr). Ses interventions ne trouvent pas d’équivalent dans l’Edda, mais peuvent s’inspirer des prophéties de la voyante dans le poème de la Völuspa (Edda poétique), citée dans le Gylfaginning.

 

II – Du premier cycle de la Völsunga Saga (Cycle de Sigmund) à La Walkyrie

La saga des Wälsungs est un texte anonyme, composé en vieux norrois peut-être au XIème siècle, ce qui en ferait la version écrite la plus ancienne de cette histoire. Nous avons vu plus haut comment les principaux éléments de cette saga ont été repris de façon condensée dans l’Edda (récit de l’Or d’Andvari) ainsi que dans la Saga de Dietrich. La saga des Wälsungs raconte les origines du clan, les exploits de Sigmund (cycle de Sigmund) et de son fils Sigurd (cycle de Sigurd). Elle s’achève, comme la Chanson des Nibelungen, par la vengeance de Gudrunn, épouse de Sigurd, remariée au roi des Huns Attila et provoquant la chute des Burgondes (cycle d’Atli).

Comme dans l’œuvre de Wagner, la saga des Wälsungs opère la jonction entre temps mythologiques et temps légendaires, voire historiques puisqu’elle fait référence à des personnages attestés au Vème siècle, tels le roi burgonde Gunther (Gondicaire ou Gonthier), le roi des Huns Attila et le roi ostrogothique Theodoric le Grand (alias Dietrich de Bern). Les événements relatés sont également attestés : la défaite de Gunther correspond à la chute du premier royaume burgonde de Worms en 437, conséquence d’une bataille des Burgondes contre les troupes d’Attila, eux-mêmes mercenaires pour le compte du général romain Aetius. Le premier cycle de la saga (cycle de Sigmund) décrit l’origine du clan Wälsung depuis son fondateur, le dieu Odin, jusqu’à Sigmund et il couvre tout l’argument de La Walkyrie de Wagner, même si quelques différences entre l’opéra et le texte original sont à relever. Völsung, descendant d’Odin, est père de deux jumeaux: un garçon Sigmund et une fille Signy. La jeune fille est mariée contre son gré au roi Siggeir de Gotland. Mais lors des noces, Odin apparaît et plante une épée dans un arbre. Il annonce que celui qui sera capable de retirer l’épée de l’arbre possédera la meilleure épée qui soit. Cet épisode fait l’objet du récit de Sieglinde à Siegmund (scène 3 de l’acte l de La Walkyrie). Cependant, dans la saga, Siegmund parvient à retirer l’épée le jour même et s’attire la jalousie du clan de son beau-frère. La bataille qui s’ensuit aboutit à la mort de Völsung et à la capture de ses neuf fils. Seul Sigmund parvient à s’échapper, libéré et mis à l’abri par sa sœur jumelle. A l’âge mûr, Sigmund se marie avec Borghild, laquelle lui donne deux fils (Helgi, Hàmund). A la même époque, sa sœur jumelle Signy utilise la magie pour changer d’apparence, séduire son frère et engendrer à son insu un fils de son sang (Sinfjötli). Sigmund est donc victime d’une ruse de sa sœur, pour ne pas dire d’une forme de viol. Wagner a substitué à ce stratagème l’idée d’un amour éperdu unissant le frère et la sœur d’un même sang d’origine divine. Les années ayant encore passé, Sigmund épouse Hjördis, laquelle lui donnera un fils (Sigurd), héros qui fait l’objet du cycle suivant, s’illustrant en tuant le dragon Fafnir et en réveillant la valkyrie Brünnhilde de son sommeil magique. Il apparaît que le Siegfried wagnérien est un personnage composite, issu de la fusion de deux personnages bien distincts de la saga : d’une part le héros Sigurd et d’autre part Sinfjötli né de l’acte d’amour incestueux des jumeaux Wälsungs. Le nom Siegfried vient de la Chanson des Nibelungen, version allemande de la saga norroise. Pour la même raison, la Sieglinde wagnérienne est un personnage hybride qui emprunte à la fois à Signy (sœur jumelle de Sigmund) et à Hjördis (épouse de Sigmund, mère de Sigurd). Le nom de Sieglinde est aussi celui de la mère de Siegfried dans la Chanson des Nibelungen. La saga des Wälsungs se poursuit avec l’histoire d’une guerre opposant Sigmund au roi Hunding et à ses fils. Une fois de plus, le Hunding wagnérien est un personnage composite né de la fusion de deux personnages différents de la saga: d’une part Siggeir, roi de Gotland, époux de Signy et meurtrier de Wälsung ; d’autre part, Hunding, lui-même, un autre roi ennemi de Sigmund. Au moment de la guerre contre Hunding et ses alliés, Sigmund n’a rien du fougueux Heldentenor de La Walkyrie. Bien au contraire, c’est un héros chenu, un brave guerrier à la fin de sa vie, convoité par Odin pour rejoindre le Walhalla. C’est pour cette raison que le dieu brandit sa lance contre Sigmund au cours d’un combat singulier qui l’oppose à Lyngvi, un fils de Hunding. Le vieux Sigmund résiste et porte l’épée contre le dieu : sa lame se brise en morceaux contre la lance du Destin. Le vieux héros est blessé. Il va mourir et prie son épouse Hjördis de prendre soin de leur enfant Sigurd. Si la version de Wagner s’éloigne du texte ancien, elle conserve l’idée principale de l’intervention de Odin/Wotan contre Siegmund. Un autre chapitre de la Völsunga saga est consacré au personnage de Sinfjötli, fils de Sigmund et de sa sœur Signy, dont la conception incestueuse a inspiré Wagner pour expliquer l’origine de son Siegfried, mais dont les aventures n’ont strictement rien à voir avec le héros wagnérien.

III- Du deuxième cycle de la Völsunga Saga (Cycle de Sigurd) à Siegfried

Sigmund ayant été tué, le jeune Sigurd se retrouve orphelin. Sa mère a pris la fuite et, pour une raison inexpliquée, Sigurd a été adopté par le forgeron Regin. L’histoire remonte alors dans le passé de ce personnage louche, frère de Fafnir, racontée plus haut. La Saga de Dietrich relate une version légèrement différente de l’adoption de Sigurd par Regin : le vieux Sigmund aurait abandonné son épouse enceinte après l’avoir accusée d’infidélité ; le nouveau-né Sigurd, abandonné en pleine forêt, aurait été nourri au lait d’une biche attentive avant d’être finalement recueilli par le forgeron Regin.

Quoiqu’il en soit, le forgeron développe en son fils adoptif toutes les qualités d’un combattant habile, qui ne connaît pas la peur, car son projet secret est de pousser le jeune intrépide dans l’antre du dragon pour y tuer le dragon Fafnir et récupérer l’or convoité depuis tant d’années. Pour forger une épée à la hauteur de l’exploit, Sigurd se rend auprès de sa mère pour récupérer les morceaux brisés de l’épée de Sigmund à partir desquels Regin mène à bien la forge d’une nouvelle épée.

Le Sigurd de la Saga diffère donc du Siegfried wagnérien, lequel n’a plus ni père ni mère et reforge lui-même l’épée à partir de ses fragments brisés précieusement conservés par son père adoptif Mime. Néanmoins, l’opéra de Wagner suit le développement de la Saga dont voici les principales péripéties :
– Une épée exceptionnelle est reforgée à partir des fragments de l’épée de Sigmund ;
– A la demande du forgeron, le jeune héros se rend dans l’antre du dragon et le tue ;
– Le dragon agonisant révèle au héros la malédiction qui pèse sur l’or ;
– Sigurd comprend le langage des oiseaux après avoir goûté au sang du dragon. Les oiseaux lui révèlent la perfidie de Regin ainsi que l’existence d’une jeune femme endormie au sommet d’une montagne enflammée.
– Le héros se baigne entièrement dans le sang du dragon et sa peau acquiert une résistance exceptionnelle qui le rend invulnérable. Dans la Saga de Dietrich et dans la Chanson des Nibelungen, le héros présente (à l’instar du héros grec Achille) un point de vulnérabilité, à l’endroit où une feuille de tilleul s’est malencontreusement déposée au cours de cette initiatique et sanglante immersion.
– Sigurd se débarrasse de Regin, emporte l’or de la caverne et part à la conquête de la vierge endormie : traversant la muraille de feu, il découvre la Valkyrie endormie.
– La valkyrie Brynhildr est fille naturelle du roi Budli et fille adoptive du roi Heimir. Après avoir soutenu le guerrier Agnarr en s’opposant au décret du dieu Odin, ce dernier décida de punir la rebelle en la piquant de l’épine du sommeil, la plongeant dans un sommeil magique sans fin, protégée d’une muraille de flammes, jusqu’au jour où un héros viendra la réveiller pour mettre fin au sortilège.
– Sigurd ayant éveillé Brynildr, ces deux personnages se lient par des serments.

 

A noter que dans le poème de l’Edda poétique qui relate cet épisode (Sigrdrifumàl), la vierge endormie se nomme Sigrdrifa et pourrait être une valkyrie distincte de Brynhildr. Ce poème est par ailleurs intéressant par l’insertion d’une prière formulée par la valkyrie à son réveil et que nous pouvons mettre en parallèle avec le texte du poème de Wagner :

Salut, jour !    Salut à toi, Soleil
Salut, fils du jour !    Salut à toi, lumière !
Salut, nuit et sœur de la nuit !     Salut à toi, jour éclatant!
D’un œil bienveillant     Mon sommeil a été long,
Regardez-nous ici     Me voici réveillée…
Et donnez la victoire à nous qui sommes assis !     Quel est le héros qui m’a réveillée ?
Salut, Ases !     Salut à vous, dieux !
Salut, Asynes !     Salut à toi, univers !    
Salut à toi, ô généreuse terre !    Salut à toi, terre resplendissante ! Donnez éloquence et sagesse     Mon sommeil est à présent terminé
A nous deux, pleins de gloire,     Et mon réveil me rend la vue :
Et guérisseuses mains, tant que nous vivrons !     C’est Siegfried qui m’a réveillée !

 

Par la suite, pour une raison inconnue (le raccord opéré par l’auteur étant très grossier), Sigurd se rend chez le roi Gjuki, où sa personnalité fait très forte impression auprès de la vieille reine Grimhild qui souhaite le marier à sa fille Gudrunn. La reine fait boire à Sigurd un philtre magique qui lui fait oublier aussitôt sa fiancée Brynhildr. L’histoire converge alors avec le commencement de la Chanson des Nibelungen. La continuation de la Saga et de la Chanson vont dès lors suivre un chemin presque identique.

 

Quelques éléments de l’opéra Siegfried ne proviennent pas de la saga et peuvent être considérés comme des ajouts de Wagner. Au premier acte : la scène de l’ours, la visite du Voyageur. Le jeu des questions entre Mime et le Voyageur a pu être inspiré par le jeu similaire de Gangleri et des trois dieux au début de la « Mystification de Gylfi ». Au deuxième acte : le dialogue entre le Voyageur et Alberich, la scène poétique des murmures de la forêt. Au troisième acte : le dialogue de Wotan et Erda, la confrontation entre Wotan et Siegfried au pied de la montagne enflammée où repose la valkyrie.

 

IV- Suite du Cycle de Sigurd et première partie de la Chanson des Nibelungen : aux sources du Crépuscule des dieux

 

A ce stade de l’histoire, la Saga des Wälsungs rejoint l’épopée allemande des Nibelungen : le Sigurd norrois et le Siegfried allemand vont suivre des destins strictement parallèles. Ils ne font plus qu’un seul et même personnage, qui sera le Siegfried wagnérien du Crépuscule des dieux. Seuls certains noms de personnages changent, pour des raisons linguistiques, entre la version norroise et la version allemande: Sigurd devient Siegfried, Gunnar devient Gunther, Hogni devient Hagen et Gudrunn devient Kriemhild… D’un point de vue linguistique, les prénoms Sigurd et Siegfried, quoique phonétiquement proches par la première syllabe, ne sont pas strictement équivalents : Sigurd signifie en vieux norrois « gardien de la victoire » tandis que Siegfried correspond à « paix victorieuse ».

  1. L’épopée des Nibelungen.

Le Nibelungenlied est une épopée germanique médiévale en moyen haut-allemand rédigée par un auteur anonyme vers 1200. Le texte comporte trente-neuf chapitres. Trente-quatre manuscrits complets ou partiels sont répertoriés à l’heure actuelle, ce qui atteste d’un texte à forte diffusion à son époque, donc d’un récit populaire et très apprécié. Le manuscrit original est perdu. Le texte existe en trois versions, dont les filiations sont difficiles à établir : celle du manuscrit A dit de Hohenems-Munich (fin du XIIIème siècle), celle du manuscrit B dit de Saint-Gall (vers 1250-1300), le manuscrit de référence probablement le plus proche de l’original perdu, celle du manuscrit C dit de Hohenms-Lassberg (antérieur à 1250).

Dans la Chanson, le fantastique légendaire qui prévaut dans la Saga des Wälsungs est réduit à la portion congrue. Le récit est bien le même, mais le style et l’esprit se veulent plus proches du roman de chevalerie et plus ancrée dans l’histoire. L’action est située dans le temps et dans l’espace, à Worms, au temps du premier royaume burgonde, c’est-à-dire au milieu du Vème siècle. Brünnhilde n’est pas une valkyrie, mais une princesse d’Islande dotée d’un tempérament de feu et de quelques accessoires magiques. Du reste, l’Islande du Vème siècle étant quasi inhabitée, ce nom désigne plus probablement une  » île glacée » de la mer du Nord ou de la Baltique, berceau originel des Burgondes. Lorsque la Chanson commence, Brünnhilde et Siegfried ne se sont jamais rencontrés autrefois sur un rocher en flammes et n’ont jamais été fiancés : ils se rencontrent pour la première fois lorsque Siegfried part en mission commandée afin de conquérir l’indomptable princesse d’Islande pour le compte du roi Gunther. Par ailleurs, le personnage de Brünnhilde a pu être inspirée par la figure d’une princesse wisigothe Brunehilde (ou Brunehaut) (537-613) dont le mariage avec le mérovingien Sigebert fait l’une des premières reines de France (royaumes d’Austrasie et de Burgondie). L’un des épisodes les plus illustres de l’histoire de la reine Brunehilde est sa violente querelle avec sa rivale Frédégonde : ce fait historique a été maintes fois considéré comme ayant inspiré le récit de la querelle des reines Brünnhilde et Kriemhild dans la Chanson des Nibelungen, bien qu’il soit postérieur de plus d’un siècle aux événements relatés.

  1. Qui étaient les Nibelungen ?

Les Nibelungen dont il est question dans cette épopée ne sont pas des nains ni des créatures mythologiques, mais les fils d’un roi puissant, nommé Nibelung, à la tête d’un fabuleux trésor caché dans la montagne. Ces Nibelungen possèdent un pays et des villes fortes mais ces biens leur ont été confisqués par Siegfried de Xanthen, fils de Sigmund et Sieglinde. Un influent vassal des Nibelungen, dénommé Alberich, est cependant présenté comme un « nain vigoureux », convoitant le trésor de ses anciens maîtres et qui poursuivra Siegfried de sa haine. Mais le terme de  » nain » ne se réfère pas nécessairement aux nains mythologiques de l’Edda. Dans la suite de la Chanson, les Nibelungen semblent désigner le peuple dont Siegfried est le souverain, puis enfin les Burgondes eux-mêmes, du fait de l’alliance de Siegfried avec la princesse burgonde Kriemhild. Les Nibelungen sont absents de la Völsunga saga, mais la Saga de Dietrich mentionne le peuple des Niflungar, équivalent norrois des Nibelungen. Il faut noter également qu’une dynastie Nibelungen est attestée historiquement à partir du VIIIème siècle : son fondateur était Nibelung, comte du Véxin, un neveu de Charles Martel.

  1. Sigurd et Siegfried sont-ils vraiment le même personnage ?

Toute l’histoire rapportée dans la saga norroise et l’épopée des Nibelungen tend à confirmer que Siegfried et Sigurd représentent le même personnage. Cependant, quelques éléments discordants peuvent nous laisser penser le contraire. Si on ignore laquelle des deux versions (norroise ou allemande) a copié l’autre, il est fort probable qu’il existait des versions primitives distinctes qui ont été à un certain moment fusionnées en un récit unifié. Examinons en premier lieu l’enfance du héros : contrairement au Sigurd norrois, petit sauvageon élevé par un père adoptif dont l’histoire se noie dans les brumes mythologiques, le Siegfried de la Chanson des Nibelungen est un jeune aristocrate bien élevé, qui a grandi auprès de ses deux parents, Sigmund et Sieglinde, dans la ville forte de Xanthen sur le Rhin. A peine adoubé, ce jouvenceau remporte de grand succès auprès de la gent féminine. Mais son seul désir est de se rendre à Worms pour épouser la princesse burgonde Kriemhild réputée pour sa beauté.

 » En ce temps-là grandit en Néerlande, l’enfant d’un noble roi (son père s’appelait Siegmund, sa mère s’appelait Sieglinde) dans une ville forte sise sur le Rhin appelée Xanthen. A la fleur de son âge, on put dire qu’il croissait en gloire et en beauté. Maintes dames s’éprirent de lui. Il fut élevé avec tout le soin que requérait sa condition. En âge de porter les armes, il fut fait chevalier » (Chanson des Nibelungen, Chapitre 2). A la lecture de ce résumé de la jeunesse de Siegfried, on peut douter qu’il s’agisse de celle du Sigurd norrois. Pour son Siegfried, Wagner a choisi de conserver les origines obscures du Sigurd et du Sinfjötli norrois, dont les filiations douteuses répondaient sans doute davantage à ses préoccupations personnelles.

De la même façon, la Chanson des Nibelungen reste étrangement vague quant aux exploits passés de Siegfried, eu égard aux récits des exploits glorieux rapportés par la saga. Hagen dit au chapitre 3 de La Chanson : « Je sais que Siegfried tua de sa main les hardis Nibelungs, fils d’un roi puissant, Schilbung et Nibelung. Sa grande force lui a valu d’accomplir maints exploits peu communs. Un jour que le héros chevauchait seul, il se trouva devant une montagne auprès du trésor des Nibelungs qui en avait été tiré tout entier. Les vassaux des Nibelungs voulaient le partager. Siegfried découvrit d’étranges choses chez les Nibelungs. Il fut bien accueilli de Schilbung et Nibelung. D’un commun accord, les nobles jeunes princes le prièrent comme étant homme d’honneur à partager le trésor. Il vit assez de pierreries pour que cent chariots ne puissent les transporter et davantage encore de l’or du pays Nibelung. Alors ils lui donnèrent en gage d’amitié l’épée de Nibelung. (. . .) Quant aux deux puissants rois, il les tua tous deux. Il fut mis en péril par Alberich qui pensait venger ses maîtres. Mais le nain robuste ne put soutenir la lutte. Par force, il prit à Alberich la Tarnkappe. Ainsi le maître du trésor fut Siegfried le terrible. Alberich dut s’engager par serment à le servir comme son valet. (…) Je sais encore autre chose sur Siegfried, j’en fus informé : le héros tua de sa main un dragon. Il se baigna dans son sang ; sa peau devint dure comme de la come, il n’est d’arme qui puisse l’entamer. Sa force corporelle est telle qu’il vaut mieux l’avoir comme ami ».

 

Les exploits de jeunesse de Siegfried sont ainsi expédiés en à peine dix lignes. Certes, la Chanson reconnaît Siegfried comme le vainqueur du dragon, ce qui ne laisse aucun doute sur la volonté de l’auteur de l’identifier à Sigurd. Mais cela est dit très brièvement, comme pour se débarrasser d’une question gênante. L’auteur de la Chanson ne reviendra pas sur l’histoire de dragon, pas plus qu’il ne s’attarde sur les exploits de jeunesse de Siegfried. Ceci révèle un malaise suspect de l’auteur vis-à-vis du passé de son héros et le rattachement de l’histoire de Siegfried à celle de Sigurd semble être un artifice grossier. Inversement, la victoire de Siegfried sur les Nibelungen n’est même pas mentionnée dans la Saga des Wälsungs, ce qui laisse encore à penser qu’il y a eu à l’origine deux histoires distinctes. D’autres discordances dérangeantes subsistent :

– Lorsque Siegfried arrive à la cour burgonde pour courtiser Kriemhild, Gunther est déjà roi, tandis que dans la saga, Sigurd intervient à l’époque où règne le roi Gjuki (Gibich), père de Gunnar (Gunther). De plus, Grimhild (Kriemhild) est l’épouse de Gjuki et non sa fille comme dans la Chanson des Nibelungen.

– Lorsque Siegfried se rend chez les Burgondes, de son propre chef, pour épouser la princesse Kriemhild, il n’a d’engagements avec aucune autre femme. Au contraire, Sigurd a vécu, avant son arrivée chez les Burgondes, une expérience amoureuse et initiatique intense avec la Valkyrie, bien que le philtre de Grimhild en ait effacé tout souvenir. Du fait de cet oubli providentiel, Sigurd et Siegfried se retrouvent en quelque sorte à égalité. Nous l’avons dit plus haut : les raisons pour lesquelles Sigurd a laissé Brynhildr sont obscures et le raccord avec l’histoire de Sigurd à la cour des Burgondes est artificiel -argument s’il en est pour voir dans ce cycle la fusion de deux histoires distinctes. L’épisode de la valkyrie était-il bien réel ? N’était-ce pas un rêve, un fantasme ? Qui pourrait le dire, mais qu’importe : à ce moment de l’histoire, Brynhildr n’existe plus dans l’esprit du héros. Sigurd et Siegfried sont, à ce moment précis, vierges de tout passé amoureux et, en quelque sorte, « reprogrammés » pour ne plus faire qu’un seul personnage jusqu’à la fin du récit. Ils deviennent dès cet instant strictement interchangeables et les épisodes se succèdent de façon quasi-similaire dans la Saga et dans la Chanson. Par commodité, nous n’utiliserons désormais plus que le nom de Siegfried, plus familier aux wagnériens.

  1. Siegfried et les Burgondes

Siegfried se rend en Islande où il parvient à dominer Brünnhilde après avoir pris l’apparence du roi Gunther, à la demande de celui-ci, grâce à la cape d’invisibilité (Tarnkappe).

La valkyrie doit se soumettre à Gunther, pour lequel elle n’éprouve que le plus profond mépris. Elle se doute que seule une ruse a permis à ce mari lâche et médiocre de la dominer. Brünnhilde est ramenée au royaume où elle épouse Gunther. Le même jour, Siegfried, en qui elle devine la fibre du véritable héros, épouse sa rivale Kriemhild. La haine entre les deux femmes finit par éclater au grand jour, chacune prétendant son mari supérieur à celui de l’autre. Gunther, dans l’incapacité de dominer son ardente épouse, est dans l’obligation de faire appel une fois de plus à Siegfried, pour mener à bien son devoir conjugal. Sous l’apparence de Gunther, Siegfried arrache de force à Brünnhilde sa ceinture et son anneau puis s’éclipse pour laisser Gunther profiter de son épouse enfin désarmée. Mais la supercherie finit par être révélée lorsque Brünnhilde voit son anneau au doigt de Siegfried : il est le véritable héros, le seul à avoir pu la maîtriser. Autrement dit, c’est à lui seul que Brünnhilde aurait dû se soumettre. Le perfide Hagen va aider Brünnhilde à se venger de Siegfried : celui-ci est assassiné au cours d’une partie de chasse, après que Kriemhild a eu la bêtise de révéler le point de vulnérabilité de son époux. Lors des funérailles, Brünnhilde se jette dans le bûcher pour périr dans les flammes auprès de son véritable vainqueur, le héros qu’elle aime mais dont elle a provoqué la mort. Nous pouvons relever quelques différences entre la Saga et la Chanson:

– Siegfried est transpercé par la lance de Hagen au cours d’une partie de chasse (version retenue par Wagner) tandis que Sigurd meurt dans sa chambre, auprès de son épouse, d’un coup d’épée porté par son beau-frère Guthorm.

– En terme de postérité, Siegfried et Kriemhild ont un fils (Gunther, du nom de son oncle), alors que Sigurd et Gudrun ont deux enfants (Sigmund et Svanhilde). Ici encore, les discorda ces généalogiques conduisent à s’interroger sur la stricte identité de Sigurd et Siegfried. Quant au Siegfried wagnérien, il est sans descendance du tout, Wagner ne s’étant pas résigné à faire de son fougueux et juvénile héros un paisible père de famille.

 

  1. Autres sources médiévales mentionnant Gunther, Hagen et le roi Gibich

Toutes les versions connues de la Chanson des Nibelungen et de la Saga des Wälsungs proviennent de manuscrits rédigés au XIIIème siècle. Les exégètes affirment l’existence de versions primitives de ces textes, bien qu’aucune trace écrite n’ait été trouvée à ce jour. Par contre, trois cents ans avant la rédaction de ces manuscrits, les personnages de Hagen, de Gunther et du roi franc Gibich étaient déjà bien connus des lecteurs. En effet, ils apparaissent déjà dans le Waltharius, poème en latin du Xème siècle, relatant les aventures de Gauthier d’Aquitaine et de Hagen de Tronje, retenus en otages chez les Huns et qui s’échappent de leur captivité en emportant un trésor convoité par Gunther.

 

V- Deuxième partie de la Chanson des Niebelungen : Que se passe-t-il après le Crépuscule des dieux ?

Contrairement à l’opéra de Wagner, ni la Saga ni la Chanson ne s’achèvent par la chute cataclysmique du vieux monde germanique. Le récit poursuit son cours en compagnie des héros survivants du drame: la seconde partie de la Chanson des Nibelungen (chapitres 20 à 39) raconte comment Kriemhild (Gutrune chez Wagner) se venge des meurtriers de son mari, ce qui constitue aussi le sujet du troisième et dernier cycle de la Saga des Wälsungs (« cycle d’Atli »). Nous n’insisterons pas outre mesure sur la suite de l’histoire, dans la mesure où Wagner n’en a pas fait usage, mais nous avons trouvé intéressant de savoir ce qu’étaient devenus les personnages de Gutrune, Gunther et Hagen d’après la source originale : Kriemhild (Gutrune chez Wagner) s’est remariée avec le roi des Huns, Etzel (Atli ou Attila). Après avoir ruminé sa vengeance pendant de longues années, elle suggère à son mari d’inviter Gunther et ses hommes pour une réconciliation. Les Burgondes reçoivent l’invitation avec prudence et scepticisme. Hagen a parfaitement compris les intentions malsaines de Kriemhild, mais ils ne peuvent se soustraire à l’invitation. Ils se rendent donc avec leur armée à la cour d’Etzel sur les bords du Danube. Kriemhild y a organisé un parfait traquenard pour précipiter la chute de ses frères et l’histoire s’achève dans l’incendie gigantesque de la halle où reposaient les Burgondes. Ici seulement intervient l’idée d’un anéantissement par le feu, encore ne s’agit-il pas de l’univers tout entier, ni du monde germanique, mais seulement de l’effondrement de la première dynastie burgonde. D’un point de vue historique, ce royaume s’est reconstitué quelques années plus tard, déplaçant sa capitale de Worms vers la Savoie (Sapaudia), d’abord à Genève, puis à Lyon et à Vienne pour ensuite former un royaume de Bourgogne aux contours changeants au cours des siècles.

Voici terminée cette longue histoire, qui nous a menés des brumes mythologiques d’Asgard jusqu’aux rives du Rhône. En tant que Lyonnais, les Burgondes s’inscrivent de plein droit dans l’hérédité et l’histoire régionale. Et, en tant que Français, Brunehilde fut, par son mariage avec Sigebert au VIème siècle, l’une de nos premières reines. Nous avons donc parlé d’un patrimoine littéraire qui appartient tout autant à la France qu’à l’Allemagne, et qui doit nous faire garder en mémoire les racines germaniques communes à nos deux peuples depuis le Vème siècle. Et, même s’il est habituel de considérer la Chanson des Nibelungen comme l’épopée nationale allemande par excellence, il faudrait aussi encourager à connaître et à apprécier, en France, ce remarquable pan de la culture européenne commun à nos deux pays.

Références bibliographiques des textes en langue française :
-L’Edda de Snorri Sturluson. Gallimard (l’Aube des peuples). Traduction : François-Xavier Dillman (1991).
– L’Edda poétique. Fayard. Traduction et commentaires : Régis Boyer (1992).
– La saga de Sigurdr. Editions du Cerf. Traduction : Régis Boyer (1987).
– La saga des Wälsungs. Edition d’ar1 Lucien Mazenod, 1958 (réédition). Traduction 1 Félix Wagner (192 9).
– Légende de Sigurd et Gudrun, adaptation de la légende par J .R.R. Tolkien, Christian Bourgois éditeur (2010).
– La Chanson des Nibelungen. Gallimard( l’Aube des peuples ). Traduction Z Danielle Buschinger (2001).
– La Chanson des Nibelungen. Fayard. Traduction : Jean Amsler (1992).
– La Chanson des Nibelungen. Aubier. Traduction : Emest Tonnclat (1944).
– La Chanson des Nibelungen. Pardès. Adaptation par De Laveleye (2000).
– La Malédiction des Nibelungen. Folio junior. Gallimard-Jeunesse. Adaptation pour les scolaires par I. Pandazopoulos (2008).

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