Autour de la première du Rheingold : la vie munichoise des wagnériens de l’été 1869

Autour de la première du Rheingold : la vie munichoise des wagnériens de l’été 1869

En mars 1895 commence, dans la Renaissance idéaliste, une revue dirigée par Albert Fleury, la parution des feuilles détachées des Mémoires d’un artiste (inédits), par M. Cyprien Godebski, une série de rencontres intitulées L’intimité des grands hommes. Dans le numéro de juillet 1895, Godebski décrit l’atmosphère munichoise pendant les répétitions du premier Rheingold à l’été 1869.
Le sculpteur Cyprien Godebski avait épousé en 1865 en Belgique la Belge Sophie Servais (1843–1872), fille du célèbre violoncelliste et compositeur Adrien-François Servais et sœur du compositeur et chef d’orchestre Franz Servais. On sait que Franz Servais était à Munich et y avait fait la connaissance des chroniqueurs français Catulle et Judith Mendès et Villiers de l’Isle-Adam, avec lesquels il s’était lié d’amitié. Cyprien Godebski était du voyage et avait pu observer la société des fervents wagnériens qui s’étaient vu inviter à la répétition générale. Dans la première partie de cet article, il s’intéresse particulièrement à un incident qu’avait provoqué Villiers de l’Isle-Adam :
L’INTIMITÉ DES GRANDS HOMMES
 
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM
C’était en 1869, le Théâtre-Royal de Munich, sous la direction du maître de chapelle Richter, devait jouer pour la première fois le « Rhein Gold »; les wagnériens en foule s’étaient donné, à cette occasion, rendez-vous dans la capitale de la Bavière : Liszt, Janssens, Franz Servais, des notabilités de toutes nationalités attendaient impatiemment cette solennité musicale. Entre tous, se faisait remarquer la colonie française : Saint-Saëns, Mlle Holmes, Judith Gautier (alors dans toute sa beauté), Villiers de l’Isle-Adam, Catulle Mendès ; Munich ruisselant de soleil, avec ses temples grecs en carton peint, avait pris l’aspect d’une petite Athènes moderne.
Les jours se passaient, et, pour une raison ou pour une autre, la répétition générale si attendue était constamment remise. Pour s’aider a patienter, on visitait les bibliothèques, les clyptothèques [sic], les pynacothèques [sic] et les autres « thèques » en tous genres ; on faisait des excursions dans les environs, et, le soir, on se réunissait pour dîner et finir ensemble la soirée au café de l’Opéra, espèce de Bouillon Duval servi par des femmes. Après le dîner, en vidant force chopes, on s’entretenait de musique.
Au nombre des notabilités étrangères se trouvant alors à Munich, se distinguait une grande dame — je pourrais dire la dernière des grandes dames — Mme de Mouchanoff, femme de l’intendant impérial des théâtres de Varsovie, encore très belle malgré ses cinquante ans sonnés, et qui, durant sa jeunesse, avait, sous le nom de princesse Kaleszi, mis la tête a l’envers à plus d’un à Paris; musicienne remarquable, grande amie de Chopin, de Liszt, de Wagner, etc., c’est en son honneur que Théophile Gautier écrivit la  » symphonie en blanc majeur  » .
Très curieuse de voir de près la fille du grand Théo, et voulant par la même occasion faire connaissance avec la colonie française, elle me chargea de transmettre à tous une invitation à l’hôtel des  » Quatre-Saisons  » .
Lui ayant parlé tout particulièrement de Villiers de l’Isle-Adam et de la façon remarquable dont il lisait ses œuvres, il fut convenu que ce dernier lirait à cette réunion un petit drame intitulé  » la Révolte  » , dont il avait le manuscrit avec lui. Au jour fixe, nous nous rendîmes à l’invitation; le grand salon de l’hôtel, mis à la disposition de Mme de Mouchanoff, était déjà rempli aux trois quarts par les notabilités de toutes sortes. Après les présentations d’usage, Saint-Saëns, je crois, se mit au piano, joua sa « Danse macabre », puis d’autres se succédèrent, puis enfin vint le tour de Villiers de 1’Isle Adam : décoré de sa plaque de chevalier de Malte, correctement vêtu de noir, il alla s’asseoir sur le tabouret du piano. Au milieu d’un grand silence, il commença la lecture de son œuvre; tout semblait marcher a souhait quand, tout à coup, les yeux hagards, il se souleva de son siège, déboutonna son pantalon, retira ses bottes et s’avachit les pieds pendants sur les touches du piano resté ouvert, qui gémirent lamentablement sous son poids, à la stupéfaction de l’auditoire qui semblait assister à une attaque de folie : les dames abritées derrière leurs éventails, les hommes ahuris, chacun se demandait ce que cela voulait dire lorsqu’une voix de femme se fit entendre : c’était cette bonne Mme Judith Gautier qui expliquait à Mme de Mouchanoff que c’était le résultat d’une maladie, et que quand ça le prenait, Villiers devait être libre de tout lien et s’asseoir les jambes pendantes. Au bout d’un moment, la crise étant passée, comme si de rien n’était, Villiers chaussa ses bottes, reboutonna son indispensable et se remit comme devant à lire son drame. C’était pour la première fois, je l’avoue, que j’assistais à pareil spectacle, et ma qualité d’introducteur ne me laissait pas sans une certaine inquiétude. Le lendemain Munich était plein de cette burlesque aventure, lorsqu’heureusement, quelques jours après, la répétition générale du « Rhein Gold » mit fin à tous ces bavardages, et il ne fut plus question que de Wagner et de son œuvre.
[…]
C’est ainsi que le Chevalier de Malte Villiers de l’Isle-Adam, […], fit son entrée dans le monde en Allemagne.
CYPRIEN GODEBSKI
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