L’AVENTURE DE BAYREUTH : Chapitre VI (1945-1966)

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

CHAPITRE VI (1945-1966)

Les années d'après-guerre

L’image du IIIème Reich est, au sortir de la guerre, fortement associée à Bayreuth, voire à l’œuvre de Wagner même dont le nazisme a dévoyé la portée initiale.

Et la direction du Festival en la personne de Winifred a trop montré ses sympathies personnelles pour que, sous l’occupation des forces alliées à partir de 1945, le culte de Wagner et de ses œuvres puissent garder droit de cité au Festspielhaus. Richard Wagner, Winifred, Bayreuth et son Festival, Hitler, le IIIème Reich : tout cela a comme une odeur de souffre dans la petite province de Franconie qui ne soupçonnait pas quelques décennies auparavant qu’elle deviendrait tant un lieu pour l’art qu’un lieu où la politique la plus subversive de l’Histoire ait siégé.

Durant les années d’occupation américaine,  on tente donc de bannir le dieu Wagner de son temple et les ouvrages du compositeur sont tacitement interdits. Une direction artistique provisoire sous l’égide de la “nouvelle occupation”, en l’occurrence américaine, transforme alors le temple dédié au culte wagnérien en une scène de revues de music-hall, où les comédies musicales américaines se succèdent aux œuvres d’opéra italien ou français. Il faudra attendre 1951 pour que Winifred, destituée de ses droits par un tribunal militaire en 1949, confie la direction du festival à ses deux fils, Wolfgang et Wieland, le metteur en scène novateur et visionnaire.

 

I- Le ``Nouveau Bayreuth``

Bayreuth 1951 B: affiche pour le « Nouveau Bayreuth »

Il fallut attendre l’année 1951 pour que s’ouvre ce que l’on a appelé le « nouveau Bayreuth » (ou « renouveau du Festival de Bayreuth »). Par cette expression il faut comprendre que c’est un Bayreuth ouvertement « dénazifié » qui d’une part a un nouveau droit de cité sans aucune honte ni justification et d’autre part un festival ouvertement novateur et révolutionnaire en matière de représentations d’opéra.

Finis les casques ailés, les armures et les heaumes que Cosima maintenait par tradition aveugle à son époux défunt, l’heure est désormais aux mises en scène épurées et minimalistes de Wieland Wagner. Dès la première édition de ce renouveau, le génie du directeur artistique s’exprime via des mises en scène inspirées des préceptes d’Adolphe Appia tout en misant (la tradition sur ce point se maintient) sur les meilleurs chanteurs ainsi que les chefs d’orchestre les plus talentueux.

Et, en signe d’avertissement, aux abords directs du Festspielhaus, une affiche annonçait clairement « la couleur » : « Hier gilt’s der Kunst ! » (C’est l’Art qui règne ici). Aucune équivoque n’était donc permise quant aux intentions de la nouvelle équipe menée par les deux petits-fils du compositeur, Wieland en tête. Désormais, à Bayreuth, on ne parlait plus de politique ni d’idéologie : seul l’Art régnait en maître mot.

Pour l’ouverture officielle du Festival qui a lieu le 29 juillet 1951, Wilhelm Furtwängler (qui a déjà eu l’occasion de s’expliquer publiquement sur son opposition au régime nazi – argument supplémentaire de Wieland pour convaincre le public et la presse)  dirige la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven, œuvre chère à Richard Wagner et la seule non wagnérienne à être donnée dans la tradition de l’histoire du Festival de Bayreuth (elle est d’ailleurs reprise par la suite à quelques occasions, notamment en 1953 et 1963).

Ce choix de Wieland est en effet en soi un véritable hommage à la tradition wagnérienne la plus pure et la plus fidèle, cet ouvrage ayant été donné au Théâtre des Margraves le 22 mai 1872 alors que le compositeur, grand-père de Wieland, célébrait également avec faste la pose de la première pierre du chantier du Palais des Festivals.

Les distributions rassemblant les meilleurs chanteurs du moment (Hans Hotter, Ludwig WeberWolfgang Windgassen, George LondonRamon Vinay, Gustav NeidlingerMartha Mödl, Regina ResnikAstrid Varnay, Birgit Nilsson) font en sorte d’attirer le public qui se déplace malgré les audaces des mises en scène du petit-fils du compositeur.

En ce nouvel âge d’or du chant wagnérien, Bayreuth se refait rapidement une réputation d’excellence et redevient un lieu prisé par toute la critique et le Gotha international, et synonyme de renouveau dans l’art lyrique du XXème siècle. Les places pour le festival commencent à s’échanger à prix d’or.

 

II – L’art de Wieland Wagner révélé au public du « Nouveau Bayreuth »

Minimalistes, symboliques, jouant sur les rapports de profondeur sur scène et d’éclairages subtils, les mises en scène de Wieland Wagner qui mettent en valeur la portée universelle et atemporelle des œuvres ne tardent pas à rentrer dans la légende. Toutes les productions de Wieland Wagner, restent en perpétuelle évolution.

26c762b3091d48d1b7876dd30929065e-300x241De 1951 à 1966, c’est un cheminement, telle une épreuve initiatique de l’abstraction vers le dénuement le plus total. Faute de temps vraisemblablement et malgré son désir de vouloir “taper un bon coup sur la tête des vieux messieurs de Munich” pour reprendre l’une de ses expressions, Wieland ne donne pas tout de son art en 1951 ; il propose au fil des années à un public de plus en plus adepte de ce cheminement vers l’épurement total un véritable parcours initiatique. Ainsi, si en 1951 Siegfried doit combattre épée à la main un dragon Fafner de carton, le génial metteur en scène ne montre plus à la fin de son Ring qu’une projection qui est, elle-même, progressivement supprimée.

Les mises en scène du Festival de 1951 se situent donc entre l’art figuratif et l’art abstrait :  beaucoup de tableaux de ces deux productions sont réalisées non d’après une esquisse donnée mais sur de simples croquis ou schémas fonctionnels et les décors sont suggérés sur un plateau dénudé à l’extrême et simplement habillé à coups de projecteurs.

Prenons un exemple particulièrement significatif de ce cheminement de l’œuvre de Richard dans les représentations de Wieland : Parsifal tel qu’il est présenté en 1951 puis sans cesse retravaillé jusqu’à la mort du metteur en scène en 1966.

Le premier tableau où l’on voyait jadis (et conformément au livret) une épaisse forêt avec en contrebas le lac où l’on baignait Amfortas, le Roi blessé, ne présente plus désormais que des ombres d’arbres, projetées sur le cyclorama par des rais de lumière tombant de projecteurs placés dans les cintres et donnant ainsi l’impression de rayons de soleil à travers une (imaginaire) forêt de sapins.

wieland-swan-300x181Au centre de la scène, une plate-forme circulaire constitue le centre de l’action, qui, après un bref précipité et un court baisser de rideau, devient le soubassement de l’autel de la Confrérie du Graal. Si le temple, en 1951, est globalement similaire, dans sa construction, à celui de 1882, il devient lui aussi avec les années de plus en plus abstrait : quelques colonnes, puis quelques rais de lumières suggérant ces mêmes colonnes, suffisent à délimiter l’enceinte de la Salle du Graal.

Le rôle de la lumière, conformément aux théories d’Appia devient donc réellement prépondérant. Le cabinet de Klingsor, jadis bric-à-brac plus conforme à celui du Docteur Jekill qu’à un laboratoire de sorcier, est désormais suggéré par une sorte de toile d’araignée verdâtre (symbolisant les méandres psychologiques et la perdition du Chevalier déchu) de laquelle émergent successivement le mage puis son âme damnée, Kundry.

Plus d’ermitage de Gurnemanz au troisième acte non plus, mais un plateau quasiment vide reflétant la désespérance d’une confrérie privée de son Roi ; la traditionnelle fontaine dans laquelle Kundry, Marie-Madeleine pénitente, lavait les pieds de Parsifal avant de les sécher de ses cheveux est matérialisée par un bassin de pierre de forme rectangulaire avec un simple banc ; la nudité la plus extrême pour signifier le plus total dénuement.

Quant à la colombe que l’on voyait descendre des cintres au dernier tableau et se poser sur la tête de Parsifal, elle est désormais symbolisée par un seul faisceau de lumière.

La révolution de Wieland Wagner dans son esthétique globale de la mise en scène concerne aussi nécessairement les costumes et l’approche psychologique des personnages.

Déjà les chœurs : Richard Wagner initialement ne voulait pas que les chœurs jouent car, à l’époque, les choristes étaient peu familiers de l’art de la mise en scène (certaines productions d’avant-guerre, notamment les Maîtres Chanteurs, en étaient caricaturales, en particulier dans le dernier acte de la Festwiesee). Hétéroclites, mal organisés au sein de l’espace scénique sur lequel ils devaient jouer, le risque du « bariolé » était inévitable.

Avec Wieland, les choristes sont habillés d’une manière uniforme, renforçant le caractère austère des Chevaliers de la Confrérie du Graal et rendant plus uniforme les deux groupes de filles-fleurs qui évoluent sous sa direction dans un mouvement lascif évoquant l’appel d’une vague maritime, beaucoup plus évocatrices qu’une armée d’aubergistes de tavernes bavaroises perruquées et fardées à l’extrême (Wagner avait regretté d’ailleurs, en recevant les costumes de la création, en 1882, les couleurs beaucoup trop chamarrées et vulgaires des tentatrices du Jardin de Klingsor).

De même pour les costumes des solistes, sobres et harmonisés selon l’approche linéaire et globale voulue par Wieland. Et fi des postures convenues et de la gestuelle attendue de ces derniers ; à toute pose ou tout mouvement caricatural, Wieland voit en la gestuelle des interprètes le reflet psychologique de leur âme. Une approche quasi-psychanalytique.

cc9d26e93d6e5c85c0a2e269935e3f3d-300x223La production des Maîtres Chanteurs de 1956 en est la preuve : plus de ruelles caractéristiques d’un Nuremberg de Moyen-Âge de carte postale en carton-pâte, plus de défilés colorés des corporations sur les rives de la Pegnitz, mais de simples projections sur des éléments de décors minimalistes (un arbre, un toit, un clocher d’église) qui invitent le spectateur à se projeter dans le décor qu’il souhaite imaginer évitant ainsi toute compromission avec une quelconque idéologie fanatique.

Il en est de même pour Tristan (mythique, celui de 1952, puis celui, encore plus abstrait de 1962) ou bien pour Lohengrin (1958) et Tannhäuser (1954, et surtout, de 1961) – qualifiés parfois d’”oratorios” tant la sobriété était de mise -, un ensemble de productions cohérentes dans la justification de leur dépouillement et avec lesquels Wieland Wagner avait réussi son pari : donner enfin un autre dimension à une Allemagne renaissante qui pouvait désormais et à nouveau affirmer avec fierté sa culture et son nouveau visage.

Si Wolfgang Wagner, le frère de Wieland et son collaborateur dans cette vaste entreprise d’un “nouveau Wagner” dans un “Nouveau Bayreuth”, fut plus modéré dans son approche, avec notamment une esthétique plus colorée (qui sera de mise jusqu’à la fin des années 90 sur la scène du Festival), la voix désormais ouverte de la dématérialisation par les deux frères ne saurait tolérer aucun retour en arrière.

Et toujours, avec, en arrière pensée, soit tacite, soit délibérée, cette obsession que l’art de Richard Wagner ne saurait délibérément plus souffrir aucune confusion politique et/ou idéologique.

NC/SB

Lien vers la bibliographie de référence

 

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