LOHENGRIN WWV75 : « LOHENGRIN A LA COUR DU THÉÂTRE DE WEIMAR : ASPECTS POLITIQUES D’UNE PREMIÈRE » (Chapitre 2/3)

L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

LOHENGRIN, WWV75

Lohengrin, WWV75

LES ARTICLES THEMATIQUES

« LOHENGRIN A LA COUR DU THÉÂTRE DE WEIMAR : ASPECTS POLITIQUES D’UNE PREMIÈRE » (Chapitre 2/3)

par David TRIPPETT (Université de Cambridge)

Texte initialement rédigé et publié pour la revue The Journal of the American Liszt Society
traduit de l’anglais par @ Le Musée Virtuel Richard Wagner
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

 

La propagande

Frédéric Guillaume de Prusse (1795-61)

Le 18 mars 1848, peu avant 14 heures, depuis le balcon du palais impérial de Berlin, le roi Frédéric Guillaume IV tenta de s’adresser d’une voix sourde à une foule en liesse de dix mille citoyens revêtus de leurs plus beaux atours. Bien que le monarque ait, pour l’essentiel, répondu aux demandes d’un public épris de libéralisme, son discours se perdit totalement dans le chahut de la population massée devant lui.

Un député à la voix d’airain reprit alors la communication de son souverain, proclamant haut et fort le texte concernant ses concessions sur la liberté de la presse – écrit non encore imprimé – ainsi que la proclamation d’une constitution allemande seule et unique aux couleurs d’un nouveau drapeau ; mais l’omniprésence sur place de la garde militaire troublait cette foule, la faisant hésiter à se disperser rapidement. Des sabres furent brandis, puis deux coups de feu retentirent dans la plus grande confusion et la cavalerie se mit à charger. Il n’en fallut pas davantage pour que le peuple berlinois ne se mette en ordre de révolte et qu’ainsi les premières barricades ne soient érigées. [1] 

Ludwig Rellstab déclara, à propos du déclenchement fortuit des hostilités dans la capitale prussienne :

 » C’était un malentendy, un malentendu terrible, grave, infortuné « . [2]

C’est ainsi que Frédéric Guillaume ne parvint pas à faire entendre ni comprendre son message ; les nombreux placards politiques que le quartier général transmettait aux imprimeurs ne paraissaient que rarement à temps pour apaiser les craintes et les soupçons qu’elles visaient justement à tenter de calmer. [3] Au milieu du tumulte, cet échec cuisant fut sans nul doute celui de la communication médiatique, ce qui fait subtilement écho à l’image de la révolution politique, présente dans la réponse de Wagner située dans l’esthétique de l’opéra l’année suivante [4] . Rellstab aurait pu parler de Lohengrin (1848) et de Tannhäuser (1845), dont la réception polémique en tant que drames musicaux dans les années [18]50 n’était rien de moins que la conséquence d’une chronologie confuse, ce que Wagner essaya de clarifier tant dans Opéra et Drame (1851) que dans Une Communication à mes amis (1851[5] . Malgré ses tentatives d’explications, les critiques allemands (à la fois favorables et hostiles aux réformes de l’opéra voulues par Wagner) continuèrent à juger ses œuvres les plus récentes comme les illustrations des principes évoqués dans ses essais de Zurich (184951), ajoutant aux « malentendus » que Wagner n’hésitait pas à traiter en privé de « profondeurs de la plus totale stupidité ». Le jeune Joachim Raff voyait la situation avec clarté dans sa monographie La Question Wagner (1854) :

“Par hasard, le public reçut les deux livres [L’Oeuvre d’Art de l’Avenir, Opéra et Drame] avant d’entendre Lohengrin et Tannhäuser […]. Ces opéras furent donc tout naturellement désignés comme « opéras de l’avenir » et leur musique en particulier comme… « musique de l’avenir » ! En réalité, ces opéras sont apparus bien avant les essais et n’ont que peu ou pas de points communs avec eux.” [6]

Mais l’antithèse de Raff à cette chronologie mal interprétée, fut que Wagner avait peut-être eu tort de vouloir tracer dans son itinéraire une ligne aussi nette après Lohengrin et sa fuite en exil le 19 mai 1849. « Les malentendus alimentent les désaccords et les désaccords se multiplient à mesure que les factions d’opinion se cristallisent en fonction de la personnalité des auteurs articulés qui leur ont donné la parole en premier. Dans ses essais verbeux et chargés de métaphores sur l’avenir de l’opéra, la voix de Wagner, comme celle de Frédéric Guillaume, se perdait dans la foule : il ne pouvait (ou ne voulait) pas être compris. »

Albert Wagner, frère de Richard.

Mais quel type de campagne de propagande fut mise en place pour contrer de tels « malentendus » ? Considérons la position de Wagner au milieu des années 1840. À la fin du mois de novembre 1845, le compositeur avait déjà achevé l’esquisse en prose, puis la versification du livret pour ce qui allait devenir son œuvre la plus jouée au cours du dix-neuvième siècle. À cette époque, il expliqua immodestement à son frère aîné Albert qu’il avait sauvé la légende de Lohengrin de son « récit inadéquat et pédestre … des décombres et de la décomposition auxquels le poète médiéval avait réduit le poème à la suite du traitement inférieur et prosaïque qu’il en avait fait  » [7]. Le travail sur la musique de ce projet occupa Wagner – selon sa séquence habituelle d’esquisse de composition, d’esquisse d’orchestre, de partition complète – tout au long de ses trois dernières années à Dresde. Mais seule la musique de la fin de l’acte I fut jouée à Dresde (le 22 septembre 1848) avant que la première prévue ne soit annulée. Lohengrin avait été annoncé en janvier 1849 comme une « brillante production » [8] à venir, mais la participation de Wagner au soulèvement de mai et sa fuite précipitée en Suisse mirent fin à ce projet.

Ainsi, la partition orchestrale, entièrement annotée, de Lohengrin demeura en sommeil pendant 344 jours avant que Wagner ne se résolut à prendre la fuite, hors d’Allemagne. Cinq mois plus tard, le compositeur exilé, sans le moindre sou, comptait jouer sur la sympathie (le dévouement ?) de Liszt, en brandissant la menace de mettre sa partition en gage quelque part, voire de la céder « peau et os… à vil prix ! » [9], tout en évoquant au pire la possibilité de devoir créer son œuvre en anglais à Londres, issue condamnant la possibilité d’une aide de Liszt. Mais comme une telle entreprise apparaissait somme toute assez peu probable, le compositeur implora finalement son bienfaiteur, et de facto, son héros :

“Faites jouer mon Lohengrin ! Vous êtes le seul à qui je puisse adresser cette prière ; c’est à vous seul que je dois confier la création de cet opéra ; c’est à vous que je la donne avec la plus parfaite et totale confiance. Jouez-le où vous voulez, ne serait-ce qu’à Weimar ; je suis certain que vous saurez réunir tous les moyens possibles et nécessaires, et que l’on ne saura rien vous refuser. Jouez Lohengrin, et que sa création relève de votre œuvre.” [10]

Malgré les doutes émis dans un premier temps par Liszt, à l’égard de ce projet, la fort coûteuse première finit par avoir lieu au Théâtre de la cour de Weimar le 28 août 1850 – à l’occasion du 101e anniversaire de la naissance de Goethe – dans le cadre du festival Goethe et Herder. Tel un écho aux aspirations de Liszt vers un nouvel âge d’or artistique dans ce Weimar post-classique, Lohengrin fut vanté « à la fois comme un digne opéra de festival et un paradigme du nouvel idéal artistique » – selon les affirmations de Rainer Kleinerz et Gerhard Winkler [11]. Cette production renforça la confiance et l’intérêt de Liszt dans son engagement à diriger des opéras contemporains ;  ce n’est qu’après Lohengrin qu’il commença à poursuivre sérieusement son programme en faveur d’un répertoire résolument moderne au théâtre de la cour. [12]

Wagner, exilé à Zurich au moment de la création de cette première historique, demanda à la Grande-Duchesse de lui accorder un « sauf-conduit sous un nom d’emprunt » pour tromper ainsi « la police de l’Allemagne unie » et lui permettre de voyager incognito afin d’ assister à la première [13]. Conscient des retombées politiques potentielles, Liszt le lui interdit sans équivoque : « Votre retour en Allemagne et votre visite à Weimar pour la représentation de Lohengrin sont absolument impossibles. » Bien que finalement absent de la représentation, Wagner reçut des rapports confidentiels défavorables – de la part de Franz Dingelstedt et Karl Ritter – sur la longueur de l’œuvre et son exécution sur une petite scène et avec un chœur qui n’avait pas été planifié. Il se plaignit à Liszt de l’orchestre envahissant – où Liszt, plutôt qu’aucun des chanteurs sur scène, « était le véritable héros de la représentation » [14]. Le chant lent et inarticulé (en particulier du ténor Carl Beck, créateur du rôle-titre), selon Wagner, était la principale raison pour laquelle la représentation avait duré environ soixante-quinze minutes de plus que ce qu’il avait prévu. Mais Liszt, qui considérait l’œuvre comme « sublime d’un bout à l’autre« , avait qualifié la première de « satisfaisante, comparativement parlant« . [15]

Peut-être en raison de son rôle central dans la création de l’opéra, de la valeur historico-artistique qu’il y voyait et de l’importance qu’il lui attribuait dans l’évolution du statut culturel renaissant de Weimar, Liszt se sentit obligé d’affirmer que les premières représentations n’étaient que la première étape d’une campagne à poursuivre, qui devrait impliquer un plaidoyer critique tout autant qu’une représentation. Le grand public devrait maintenant être instruit et persuadé par un texte de la valeur et de l’intégrité de cet art nouveau.

Pourtant, si les représentations de Tannhäuser dirigées par Liszt en 1849 avaient suscité de bonnes critiques, celles de Lohengrin en 1850, furent nettement moins élogieuses. Le critique le plus influent de la première de Lohengrin était Franz Dingelstedt, intendant au Théâtre de la Cour de Munich et ostensiblement un ami du cercle de Weimar (celui-là même qui rendit compte de la première à Wagner quelques jours plus tard). Sa critique, parue dans le Augsburger Allgemeine Zeitung à grand tirage, voit Lohengrin en ces termes :

“Ici déjà, les frontières de l’art se sont à ce point superposées, les moyens sont tellement indifférenciés et arbitrairement mélangés, qu’il est difficile de dire où la poésie s’arrête et où la musique prend le relais. A la place des chanteurs, les instruments déclament et subsistent à l’insu de tous ; les flûtes roucoulent sur l’amour, les violons se disputent, les contrebasses et les timbales grondent les unes contre les autres… Cela dure sans interruption jusqu’à la tombée du rideau : pas de récitatif, pas d’andante, pas de cabalette, pas non plus de duo, plutôt seulement un échange vocal entre deux personnes, pas non plus de morceau d’ensemble à l’ancienne, jamais de point de repos, du mouvement partout.[16]

En ne montrant aucune sympathie pour la musique de Wagner, ce qui n’aidait pas à redresser son profil politique compromis, cette critique paralysa pour l’essentiel le dernier espoir du compositeur vers une rapide rédemption politique en Saxe. Il se sentit comme assommé   par la critique de cet  » ami « . Écrivant à Liszt, il méprisa «  l’incapacité absolue de Dingelstedt à concevoir la moindre notion de ce qui devait être conçu« , ajoutant : « Avec une impertinente confiance en soi, il transfère à mes intentions et à l’œuvre elle-même la confusion totale engendrée en lui par l’écoute de mon opéra […]. Dingelstedt m’a fait beaucoup de tort. » [17] Wagner implora Liszt de répondre dans le même journal, estimant que c’était le seul moyen de sauver sa réputation, étant donné le grand tirage de ce journal.

Il n’en fut rien. Peu avant la parution de l’article de Dingelstedt, Liszt avait déjà rédigé sa description et son appréciation substantielles de Lohengrin. Sa publication, sept mois plus tard dans l’Illustrirte Zeitung sous le titre « Lohengrin de Richard Wagner » a servi de réponse didactique à la critique de l’AAZ de Dingelstedt et au type d’écoute déconcertant qu’elle représentait [18].

Lohengrin et Tannhäuser de Richard Wagner par Franz Liszt

Liszt avait déjà mis en garde Wagner quelques jours après la première. Non seulement les musiciens avaient eu besoin d’être encadrés pendant les quarante et une répétitions – les « instruments de la révolution dramatique » – mais le public devait aussi devenir « capable de s’associer par la sympathie et la compréhension intelligente à des conceptions d’un ordre plus élevé que celui des amusements paresseux dont il nourrit chaque jour son imagination et sa sensibilité dans nos théâtres ». Avec un zèle biblique, il établit un véritable champ de bataille : en d’autres termes, « l’ennemi » auquel il fallait résister était constitué par les « habitudes à la fois paresseuses et tyranniques des auditeurs » [19]. La « violence » qui saura les convaincre devra être fournie par la presse. Il n’est pas surprenant que l’un des mantras de Liszt lors des répétitions quotidiennes ait été : « Périsse toute boue critique ! » Dans la mesure où l’essai de Liszt qui s’ensuivit cherchait à retourner l’opinion publique à l’aide d’un vrai plaidoyer, correspond aux définitions modernes de la propagande médiatique, à savoir, celle qui « marginalise la dissidence et permet aux intérêts privés de faire passer leurs messages au public », comme l’ont dit Noam Chomsky et Edward Herman [20]. De même, l’objectif de Liszt en rédigeant ses essais sur Tannhäuser et Lohengrin, suggère qu’il était pleinement conscient de l’importance de ces œuvres pour le succès de Wagner en ce milieu de siècle. En d’autres termes, il n’était précisément pas redevable de ce que Pierre Bourdieu appellera plus tard « l’idéologie charismatique de la création », qui nie la nécessité d’un plaidoyer critique en détournant « le regard vers le producteur apparent … , et en nous empêchant de nous demander qui a créé ce créateur, et le pouvoir magique de transsubstantiation dont le ‘créateur’ est doté » [21].

L’idée fondamentale exprimée par Liszt, était que cet art nouveau exigeait une nouvelle attitude de réception, fondée sur une écoute analytique. A cette fin, la toute première critique de Lohengrin dans le Weimarische Zeitung (rédigée sous la direction de Liszt) n’était pas un compte-rendu de la représentation, mais du contexte historico-mythique ainsi que des événements dramaturgiques et des personnages de l’opéra « typiquement allemand » de Wagner [22]. Au cours de la seconde moitié de septembre 1850, Liszt produisit un essai analytique plus approfondi en français, destiné à renforcer la réputation de Wagner à Paris en vue de futures représentations dans la capitale française. Comme cette publication française ne se concrétisait pas, Liszt envoya son texte à Wagner en lui demandant de « traduire, réviser, corriger, augmenter et authentifier  » son texte pour qu’il soit publié en Allemagne [23]. Peu adepte de la collaboration et tout occupé à rédiger Opéra et Drame, Wagner tergiversa ; finalement, les jeunes acolytes de Wagner, Karl Ritter et Hans von Bülow, traduisirent le français de Liszt, et Wagner se contenta d’éditer le texte allemand qui en résulta, et auquel il ajouta des exemples musicaux, expliquant que « la version ne contient rien d’autre qu’une traduction absolument fidèle de l’original …. Cependant, aux endroits où l’on indique le sujet et l’aspect matériel des situations et des scènes, le traducteur [reflétant probablement l’apport de Wagner] s’est permis un peu plus de liberté  » [24]. Comme on l’a vu plus haut, le résultat de cette collaboration fut publié en avril 1851 dans le Leipzig Illustrirte Zeitung. Wagner avait insisté pour que Liszt reste le seul auteur désigné, et lui avait offert le choix de l’appeler ou non « traduction »  [25].

Wagner fut d’abord enthousiasmé par le texte de Liszt ( » Vous me faites rougir ! … Je peux à peine lire ce que vous allez dire au monde à mon sujet » [26]). Mais plus tard, il  va s’indigner de sa lecture ouvertement chrétienne de l’opéra. Ainsi, dans son autobiographie artistique Une communication à mes amis (1851), Wagner réaffirma son droit de propriété sur Lohengrin dans le cadre d’un héritage de plus en plus revendiqué, et ses commentaires sur l’opéra furent décrits comme rien de moins qu’une « polémique contre l’essai de Liszt » [27]. Alors que Liszt décrivait Lohengrin en termes de « foi en l’amour » et de « vallée des larmes », Wagner protesta (après Feuerbach), affirmant que l’opéra n’était pas « un simple résultat de la méditation chrétienne », mais une allégorie de l’artiste dans la société enracinée dans la « vie moderne », où Elsa symbolisait la féminité révolutionnaire, rédemptrice et inconsciente, et elle était le complément et la conscience de Lohengrin, la psyché idéalisée de la « conscience inconsciente ». « Celui pour qui il n’y a rien de plus compréhensible que la catégorie « romantique chrétien », affirmait Wagner, ne comprend qu’une surface accidentelle, et non l’essence sous-jacente.  » Lawrence Kramer, dans un article récent, a établi un lien entre cette impulsion et la réaction de Liszt contre l’antisémitisme de Wagner, suggérant que le programme de Liszt pour le Prélude pourrait avoir été inspiré dans une certaine mesure par l’essai de Wagner Le judaïsme dans la musique (Neue Zeitschrift für Musik, 3 et 6 septembre 1850) [28].

Quoi qu’il en soit, le texte de Liszt ouvrit la voie à un nouveau type d’essai sur l’opéra. Il a été conçu comme didactique – comme une introduction complète à Lohengrin, cherchant à établir un pont entre l’œuvre et le public, de la même manière que Wagner avait tenté de le faire dans son programme de 1846 pour la Neuvième Symphonie de Beethoven [29]. Structuré selon sa connaissance intime de la partition, l’essai de Liszt comporte un récit continu et holistique ; il interprète l’essence de la synthèse artistique de Wagner, y situe la place de la musique, évalue les idéaux dramatiques associés des timbres (Klangfarbe) qui guident l’instrumentation de Wagner (ce qui s’avérera important pour le célèbre essai de Baudelaire de 1861), et l’utilisation narrative des motifs musicaux. Comme Christian Thorau l’a observé avec attention en 2003, l’identité dramatique que Liszt attribue aux leitmotivs de Wagner change subtilement entre la version de cet essai publiée en 1851 et celle que l’on trouve dans les écrits complets publiés en 1881 et édités par Lina Ramann. Selon Thorau, cette dernière doit être considérée dans le contexte d’une convention de dénomination des motifs post-1876. En effet, en 1851, Liszt se détachait manifestement de cette pratique de nomination (« La récurrence des cinq motifs … à savoir celui de l’introduction, celui que l’on entend lors des appels au jugement de Dieu, celui qui apparaît avec Lohengrin… »), à la différence des génitifs des Gesammelte Schriften (« L’application des cinq motifs principaux – le motif du Saint Graal de l’ouverture instrumentale de l’opéra, le motif du jugement sacré que l’on entend lors de l’annonce de la première ; le motif de Lohengrin accompagnant sa première apparition… ») [30].

Contrairement à la séparation habituelle du livret et de la partition musicale dans la critique d’opéra à l’époque, la description linéaire de Liszt fusionne le résumé de l’intrigue, l’analyse des personnages, l’analyse musicale (couleur, instrumentation, structure motivique, harmonie), l’action dramaturgique et la mise en scène, le tout étayé par de nombreuses citations du livret. Un tel compte rendu aurait été instructif pour des lecteurs qui n’avaient ni vu ni entendu de représentation, ce qui n’est pas le cas de l’approche de Johann Christian Lobe dans ses Lettres à un jeune compositeur à propos de Wagner, qui mettent l’accent sur l’écoute sans préjugés [31]. En effet, Liszt anticipa les attentes de ses auditeurs, les avertissant de ne pas exciper d’une cabalette (comme Dingelstedt l’avait fait de façon assez spectaculaire), et dans cet esprit, sa référence comparative aux Huguenots de Meyerbeer, largement connus, était probablement destinée à aider ses lecteurs à se rapprocher de Lohengrin, bien qu’à cette époque la référence ait dû sembler un blasphème à Wagner, qui avait notoirement qualifié Meyerbeer d' »infiniment répugnant » dans la démagogie de son essai Le judaïsme dans la musique [32].

Les essais sur Lohengrin et Tannhäuser furent célébrés par August Wilhelm Ambros et Hans von Bülow, entre autres, pour avoir ouvert la voie à une nouvelle forme de critique musicale plus concrète, mais ils tombèrent dans l’oubli vers la fin du dix-neuvième siècle. Ambros l’affirme chaleureusement :

“En outre, on peut dire que Liszt a ouvert la voie à Wagner avec ses essais sur Tannhäuser et Lohengrin. Brillant dans sa description, plein d’un enthousiasme chaleureusement partagé, illustré d’exemples musicaux bien choisis, le petit opuscule réalise ce que Wagner n’a pas pu faire avec ses nombreux livres. Le monde a dressé les oreilles, c’est comme si le rideau venait d’être levé sur les vraies béatitudes de ces œuvres ; le succès est maintenant rapide et universel, malgré les voix passionnément dissidentes.” [33]

Bülow va jusqu’à affirmer que l’approche critique de Liszt n’est pas nécessairement spécifique à son époque : « Gluck, Mozart et Beethoven auraient également eu besoin de leurs interprétations lisztiennes” [34]. Quant à Liszt lui-même, son imprégnation des opéras de Wagner, en particulier de Lohengrin, semble avoir été si complète qu’elle a sonné le glas de son propre projet d’opéra, Sardanapale [35]. Bien qu’il ait commencé à travailler sur cet opéra italien en 1846, ses duos, ses airs, ses chœurs et son ouverture virent le jour lentement, et après les représentations de Tannhäuser en 1849 et de Lohengrin en 1850, elles ont dû lui sembler de plus en plus en décalage avec sa propre perception opératique. En octobre 1849, Wagner encouragea Liszt à « nous montrer le lion entier » : en d’autres termes, à écrire ou finir bientôt un opéra » [36]. Mais en 1851, Liszt abandonna finalement les 111 pages de sa partition pour piano à la Donizetti. Il est probable que le processus d’intériorisation et d’appropriation de Lohengrin – étude, répétition, représentation et propagande de l’opéra – suivi de la rédaction d’un vaste essai analytique dans l’ombre de L’œuvre d’art de l’avenir, n’ont pas été sans conséquence personnelle : il a conduit, en effet, à une sublimation des propres aspirations de Liszt dans le domaine de l’opéra, la direction fertile de l’une des œuvres ayant assuré la nature farouche de l’autre.

par David TRIPPETT (Université de Cambridge)

Texte initialement rédigé et publié pour la revue The Journal of the American Liszt Society
traduit de l’anglais par @ Le Musée Virtuel Richard Wagner
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

A suivre :
CHAPITRE 3/3 : « La Première de Lohengrin »

 

Notes :

1 – Écrivant en 1851, Adolf Wolff offre peut-être le compte rendu contemporain le plus détaillé des événements de 1848 et cite longuement de nombreux témoins. Je paraphrase son résumé. Voir Wolff, Darstellung der Berliner Bewegung im Jahre 1848 (Berlin : Hempel, 1851), 124-26.
2 – « […] C’était un malentendu, un malentendu terrible, atroce, malheureux ! » Cité dans Wolff, Darstellung, 137.
3 – Wolff, Darstellung, 143
4 – Pour une étude du rôle des médias dans la diffusion des images au cours du XIXe siècle, voir l’étude de Nicholas Vazsonyi sur l’approche calculée de Wagner en matière de relations publiques, Richard Wagner : Self Promotion and the Making of a Brand (Cambridge : Cambridge Univ. Press, 2010).
5 – Dans Opéra et Drame, Wagner s’excuse lui-même : « Je dois faire mention de moi-même ici, mais seulement pour dissiper le soupçon qui s’est développé chez le lecteur, que j’avais, avec cette représentation du drame complet, également tenté d’expliquer mes propres œuvres artistiques dans le sens entrepris, que j’avais accompli dans mes opéras les demandes que j’avais faites, et donc que ce drame prévu avait déjà été accompli ». Voir Opéra et Drame, trans. Ashton Ellis (Lincoln et Londres : Univ. of Nebraska Press, 1993), 211. (Et dans Eine Mitteilung, il déplore que « les vues sur la nature de l’Art, que j’ai proclamées d’un point de vue qu’il m’a fallu des années d’évolution pas à pas pour atteindre, [les critiques] les prennent pour norme de leur verdict, et les renvoient à ces mêmes compositions à partir desquelles j’ai commencé sur le chemin naturel de l’évolution qui m’a conduit à ce point de vue ». Voir « A Communication to My Friends » dans Poetic Works 1, 284.
6 – Joachim Raff, Die Wagnerfrage (Braunschweig : Friedrich Bieweg und Sohn, 1854), 5-6. 32 Raff, Wagnerfrage, 8.
7 – Lettre de Wagner à Albert Wagner, 4 août 1845, Marienbad, Sämtliche Briefe 2:446. Il n’est pas clair à quel poète Wagner se réfère car, en fait, il s’est appuyé sur de nombreux comptes et poètes dans sa recherche sur la légende de Lohengrin, y compris : Jacob et Wilhelm Grimm, Deutsche Sagen (Berlin, 1816-18) ; Konrad von Würzburg, Der Schwanenritter from J. W. Wolf, Niederländische Sagen (Leipzig, 1843) ; Joseph von Görres, Lohengrin, ein altdeutsches Gedicht, nach Ferdinand Gloeckle (Heidelberg, 1813) ; Karl G. von Windlich, Kurzgefaßte Geschichte der Ungarn von den ältesten bis auf die itzigen Zeiten (Preßberg, 1778) ; Karl Lachmann, Niebelungenlied. Zwanzig alte Lieder von den Nibelungs (Berin, 1840). Pour une liste détaillée des sources, voir John Deathridge, Martin Geck, Egon Voss, Wagner Werk-Verzeichnis (WWV). Verzeichnis der musikalischen Werke Richard Wagners und ihrer Quellen (Mayence, New York : Schott, 1986), no. 75.
8 – « Prochainement, l’opéra « Lohengrin » du maître de chapelle Wagner doit être mis en scène ici avec un brillant décor ». Dans Kleine Musikzeitung 10 (1849), 19. Cité dans Helmut Kirchmeyer, Situationationsgeschichte der Musikkritik und des musikalischen Pressewesens in Deutschland : IV. Theil. L’image contemporaine de Wagner. Dritter Band : Dokumente 1846-1850 (Regensburg : Gustav Bosse, 1968), 531.
9 – Wagner à Liszt, 14 October 1849, Zurich, Sämtliche Briefe 3:138.
10 – Wagner à Liszt, 21 April 1850, Paris, Sämtliche Briefe 3:291.
11 – « Le 25 août, jour de l’anniversaire de Herder, sa statue est inaugurée … trois jours plus tard, jour de l’anniversaire de Goethe, la Goethe-Stiftung voit le jour et le même soir, Lohengrin de Wagner est créé à la fois comme opéra de festival et comme paradigme du nouvel idéal artistique ». Liszt, Sämtliche Schriften, éd. Gerhard Winkler et Rainer Kleinertz (Wiesbaden : Breitkopf, 1989), 4 : VII (ci-après « Sämtliche Schriften »).
12 – Pour un aperçu concis en anglais des activités de programmation de Liszt à Weimar dans les années 1850, voir Allan Keiler, « Liszt and the Weimar Hoftheater« , Studia Musicologica 28 (1986), 431-50.
13 – RW à Liszt, 2 juillet 1850, Thoune, dans Correspondance, 47.
14 – Liszt à Wagner, juillet 1850, dans Correspondance, 50.
15 – Wagner à Liszt, 8 septembre 1850, Zürich, dans Correspondance, 60.
16 – Liszt à Wagner, 2 septembre 1850, Weimar, dans Correspondance, 58.
17 – Dingelstedt, « Weimarischer Festkalender, » AAZ 247 (4 octobre 1850) : 3947b-3949a ; reprint Kirchmeyer, Situationsgeschichte der Musikkritik, IV. Theil, 695.
18 – Wagner à Liszt, 2 October 1850, Zurich, Sämtliche Briefe 3:433.
19 – L’article allemand est paru avec tous les exemples musicaux dans l’Illustrirte Zeitung 16:406 (12 avril 1851) : 231-35, 238-41.
20 – Liszt à Wagner, 16 septembre 1850, Weimar, dans Correspondance, 69.
21 – Correspondance, 69.
22 – Rapporté dans Liszt à Wagner, 16 septembre 1850, dans Correspondance, 68.
23 – Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent : the Political Economy of the Mass Media (New York : Pantheon Books, 2002), 2. L’étude de Nicholas Vazsonyi sur la propagande de Wagner va encore plus loin, affirmant qu’il « a été l’architecte de l’industrie qui porte aujourd’hui son nom …. Wagner n’a pas seulement participé à son propre merchandising, il en a été le pionnier … créant un personnage public reconnaissable ». Vazsonyi, Richard Wagner : Self-Promotion and the Making of a Brand, 1.
24 – Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire, trad. Susan Emanuel (Stanford : Stanford Univ. Press, 1996), 167.
25 – Ce n’est que dans le dernier paragraphe que l’auteur parle de la représentation elle-même, voir F. M., « Lohengrin am 28. August 1850 auf Weimar’s Bühne« , Weimarische Zeitung 70 (30 août 1850), 687-89.
26 – Liszt à Wagner, 25 septembre 1850, Weimar, dans Correspondance, 70. En ce qui concerne la fonction de l’essai en tant qu’élément de propagande en faveur de Wagner, il écrit : « Je prévois les difficultés que j’aurai à rencontrer en publiant dans la presse parisienne un article aussi étendu et aussi sincère à la louange d’un opéra allemand par un compositeur allemand, dont le succès n’intéresse personne, bien au contraire… cet article a été écrit uniquement dans l’intention de servir, autant qu’il est en moi, la grande et belle cause de l’art auprès du public français, tel qu’il est en 1850 ». Liszt à Wagner, 18 octobre 1850, Weimar, dans Correspondance, 75-76.
27 – Wagner à Liszt, 24 December 1850, Zurich, Sämtliche Briefe 3:485.
28 – Liszt a répondu en insistant pour que l’article soit signe  » du francais de F. Liszt « . Liszt à Wagner, 9 avril 1851, Weimar, dans Correspondance, 88.
29 – Wagner à Liszt, 8 October 1850, Zurich, Sämtliche Briefe 3:438.
30 – Pour une discussion de cet échange tacite, voir Liszt, Sämtliche Schriften 4:269-72, ici 270.
31 – Wagner, « A Communication to my Friends » dans Poetic Works 1:343.
32 – Lawrence Kramer, « Contesting Wagner : The « Lohengrin » Prelude and Anti-anti-Semitism« , 19th Century Music 25 (2001-02), 190-211.
33 – Wagner, « Bericht über die Aufführung der neunten Symphonie von Beethoven im Jahre 1846 im Dresden nebst Programm dazu », in Gesammelte Schriften und Dichtungen (Leipzig, 1887-1911), 2:50-64. Eng. trans. by Thomas Grey in Part IV of Wagner and His World, ed. Thomas Grey (Princeton : Princeton Univ. Press, 2009).
34 – La version de 1851 de Liszt et le texte de ses 1881 Gesammelte Schriften sont cités dans Christian Thorau, Semantisierte Sinnlichkeit : Studien zu Rezeption und Zeichenstruktur der Leitmotivtechnik Richard Wagners, (Stuttgart : Franz Steiner, 2003), 45.
35 – Voir ses « Briefe über Wagner an einen jungen Komponisten« , tirées des Fliegende Blätter für Musik 1-2 (1854-55) ; trad. eng. David Trippett, « Letters to a Young Composer about Wagner« , Wagner and his World, 269-310.
36 – Wagner à Liszt, 18 avril 1851, Zürich, dans Sämtliche Briefe 3:545.

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