PARSIFAL WWV111 : DEUX ASPECTS DU « RIRE » DANS LE LIVRET DE PARSIFAL

L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

PARSIFAL, WWV111

Parsifal, WWV111

LES ARTICLES THEMATIQUES

DEUX ASPECTS DU RIRE DANS LE LIVRET DE PARSIFAL

L’EXHORTATION DE PARSIFAL À KUNDRY :
« du weinest – sieht ! es lacht die Aue. » Parsifal (III)

par Jérôme POIGNON

 

La dernière phrase de la scène dite de l’ « Enchantement du Vendredi Saint » utilise une image surprenante : une allusion au rire. Après que Gurnemanz ait célébré la nature rachetée « qui peut aujourd’hui retrouver son jour d’innocence », Kundry lève des yeux humides sur Parsifal qui lui annonce : « Tes larmes sont aussi une rosée de bénédiction ; tu pleures… vois le pré qui rit ! »

(Sur la forme, il s’agit de phrases incompréhensibles sans support visuel ou consultation du livret, puisque, à part deux mots « Dienen… dienen » au début de l’acte, Kundry reste muette jusqu’au rideau final. Ses pleurs ne sont annoncés que dans les indications de scène.)

Le rire de la Nature (paysage, herbe, prés) est une vision poétique très ancienne (par exemple : Iliade, XIX 362) associée à une luminosité resplendissante, et probablement structurelle à la mentalité occidentale : ne parle-t-on pas couramment d’un « paysage riant ».

La phrase de Parsifal est donc une allusion aux poètes qui ont porté cette image.

On peut penser qu’elle fait écho au chant XXX du Paradis.

En effet,  ce chant serait celui du Vendredi Saint puisqu’il fait suite au chant XXIX qui est « daté » du 14/04/1300, Jeudi Saint.

La vision relatée est celle d’un « fleuve fulgurant de splendeur, entre deux rives peintes d’un merveilleux printemps » (61 à 63).

Béatrice commente : « Le fleuve et les topazes qui passent et repassent, et le rire des herbes sont une annonce ombreuse de leur vrai ». (76)

J.P.

 

N.B. : Parsifal n’est pas la première œuvre lyrique reprendre ce thème puisqu’on trouve à l’Acte II de L’Orfeo :
«Regarde, de grâce, Orphée, regarde le bois et la prairie
Qui rient alentour »

RIRE DU REDEMPTEUR :
KUNDRY ET LE PARADOXE DE PARSIFAL

par Matthew SMITH
extrait traduit de Laughing at the Redeemer: Kundry and the Paradox of Parsifal
pour lire l’article dans son intégralité, cliquez ici.

Que serait Kundry sans son rire ? Ce n’est pas tout à fait le seul rire que nous entendons dans Parsifal (Gurnemanz se moque des malentendus de Parsifal ; Parsifal marche sur Klingsor avec un rire aux joues roses ; les Filles-Fleurs rient en séduisant), mais celui de Kundry domine le drame comme aucun autre. Cela fait partie intégrante de son personnage, et ce depuis le début. Cosima rapporte que Wagner lui a dit ce qui suit le 16 février 1877 : « ‘J’ai pris note : Kundry ne peut que rire et crier, elle ne connaît pas le vrai rire’. » Et sept mois plus tard, le 27 septembre, comme encore enregistré par Cosima : « ‘J’ai aussi des accents pour mademoiselle Condrie, j’ai déjà son rire, par exemple.' » Curieux, ici, que Cosima, en transcrivant les paroles de Wagner, doive (mal) épelez le nom de la sorcière cette fois avec les deux premières lettres de son propre nom : est-ce seulement une plaisanterie française, ou est-ce le signe d’un désir plus important ? Si le rire faux et hurlant de Kundy a été l’un de ses premiers « accents » à émerger, alors il semble avoir surgi avec son antithèse, le sourire soupirant de la servilité. Le commentaire de Wagner sur le rire de « Condrie » est immédiatement suivi, dans le récit de Cosima, d’un autre échange. « Vous et moi continuerons à vivre dans la mémoire humaine », s’exclame-t-il. Ainsi le rire de Cosima remplace celui de Condrie, et le ricanement blasphématoire d’une femme fait place au trille adorateur d’une autre.

Le rire de Kundry la marque comme une hystérique et une femme fatale, et il est au centre de son personnage pour une autre raison également : il est central parce que la théâtralité wagnérienne l’évoque. Dans un opéra caractérisé par l’absence de telles connexions, le rire de Kundry lie étroitement la musique au geste. Dans l’acte 1, sa calomnie contre la mère de Parsifal – « die Törin! [Sie lacht] » – est prise dans la phrase musicale qui capture son premier rire de l’opéra.

Déjà on retrouve la chute brutale (ici de mi bémol à fa) qui viendra caractériser le rire de Kundry tout au long de l’œuvre. Dans ce premier exemple de son rire, cependant, la septième descendante ne représente en fait pas le rire lui-même mais sa moquerie parlée (« die Törin!« ). Son rire, en revanche, est représenté dans la ligne vocale par cinq battements de repos, et est vraisemblablement censé être pantomimé ou improvisé (bien que souvent, dans la performance, la direction scénique soit simplement ignorée). Le passage de la parole (« die Törin!« ) au rire (Sie lacht), quant à lui, est marqué par un passage de la partition vocale à la partition orchestrale. Ainsi, dans cette première instance de son rire, ce n’est pas Kundry qui rit, mais l’orchestre qui rit pour elle. Comme on pouvait s’y attendre à la lumière de l’essai de Beethoven, la musique nous livre les gestes corporels de Kundry dans leur forme la plus intime.

Ce n’est qu’à l’acte 2, lorsqu’elle se souvient de son acte blasphématoire originel, que son rire commence à revenir de sa sublimation orchestrale. Maintenant, il entre dans la ligne vocale avec une force énorme, et le fait d’une manière qui unifie les lignes vocales et orchestrales. « Ich sah Ihn -Ihn -und -lachte… » (« Je l’ai vu -Lui -et -ri…« ), chante-t-elle, faisant hurler le dernier mot.

L’énorme chute d’une octave et d’une septième (« lach-te ») de Kundry rappelle la chute d’une septième dans l’exemple de l’acte 1, mais la ligne est maintenant, pour la première fois dans l’opéra, sans ambiguïté celle d’un rire vocalisé. Alors que, dans le cas précédent, son rire s’exprimait à travers l’orchestre seul, ici son rire est enraciné dans son corps à travers sa voix. De plus, dans ce qui peut être la descente vocale la plus abrupte de tout Wagner, il délimite presque l’étendue du chanteur en l’espace de deux temps. Enfin, Wagner réunit la voix de Kundry avec la ligne orchestrale, unifiant voix et orchestre sur le si aigu, avant de faire plonger la voix seule dans les profondeurs. Le rire de Kundry nous renvoie maintenant, avec force, à la corporéité qui la définit, et met cette corporéité en union avec l’orchestre. C’est la Kundry outrageusement gestuelle qui éclate, emportant l’orchestre avec elle, à la fin de l’acte 2. Les exemples pourraient être multipliés, mais considérons le retour de son rire quelques minutes plus tard dans la scène :

La chute soudaine qui caractérise le rire de Kundry est maintenant devenue une ligne descendante, en partie arpégée (« Ich verlachte, lachte, lachte, ha-ha ! , de F à A-dièse, et de G- dièse à C-dièse, et dans leur ascension parallèle de G à B (« ha-ha!« ). Ici l’orchestre n’incarne plus le drame « réel » dont les corps mis en scène ne sont que des ombres ; au lieu de cela, nous trouvons la voix et l’orchestre, le texte et la musique, le drame et la volonté ramenés à quelque chose de proche d’une expression unique sans subordination. C’est ce passage final du rire de Kundry qui réintroduit le plus fortement le corps vocal dans Parsifal, qui éloigne le plus Wagner de l’esthétique schopenhauerienne de l’essai de Beethoven, et qui renvoie le plus fortement Wagner aux théories des arts-sœurs de sa période zurichoise. Ces passages incarnent la menace esthétique (et plus qu’esthétique) de Kundry pour la conception nouvellement schopenhauerienne de Wagner du Gesamtkunstwerk. Ce n’est pas un hasard si ces gestes vocaux les plus menaçants précèdent immédiatement le rejet par Parsifal de Kundry en faveur du Graal, et l’éclatement de son pouvoir sur les chevaliers du Graal et l’opéra dans son ensemble.

Alors que l’axe principal de Parsifal est la traduction des corps en symboles, une exigence exprimée en partie par la prédominance des motifs thématiques sur les motifs gestuels tout au long de l’œuvre, le motif résolument corporel du rire de Kundry constitue une menace croissante pour les deux premiers actes.  En fin de compte, le rire de Kundry menace non seulement le projet esthétique plus vaste de Wagner, mais il est aussi produit par lui. Elle est produite par elle précisément parce que l’obsession du corps et l’extinction du corps de ce projet tendent vers le ridicule. Ironiquement, personne n’a mieux compris que Schopenhauer la comédie qui naît d’une disjonction entre la conscience et le corps. C’est Schopenhauer, en fin de compte, qui fournit certains des aperçus les plus pointus de la nécessité menaçante du rire de Kundry.

MS.

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