Richard Wagner et l’histoire de son temps

MVRW Bataille des NationsWAGNER
ET L’HISTOIRE DE SON TEMPS

par logo_cercle rw Françoise DERRE

Laissant de côté le patriotisme de Wagner, son nationalisme et encore plus ses convictions politiques, cet exposé n’a d’autre but que d’évoquer le cadre historique dans lequel s’est  déroulée sa vie, le XIXème siècle, en Allemagne essentiellement.

Wagner est né en 1813 à Leipzig en tant que sujet du roi de Saxe, il est mort en 1883 à Venise, sujet d’un autre roi, Louis II de Bavière, après sa naturalisation en 1865. Pendant ces  soixante-dix ans, 1’Allemagne avait profondément changé et nous évoquerons les étapes de cette  évolution dans la mesure où elles interfèrent avec la vie du compositeur et dans la mesure aussi  où Wagner a pris position de manière théorique ou effective, vis-à-vis des événements historiques de son temps.

Les premières années

En 1813, les pays allemands ne se confondent plus avec le Saint Empire romain germanique (das heilige römische Reich deutscher Nation) fondé en l’an 962 par Othon le Grand  et constitué au début du XIXème siècle d’environ trois cent soixante états indépendants, vastes ou minuscules. En effet, Napoléon, et d’abord Bonaparte, est passé par là : la Diète allemande a dû enregistrer les remaniements territoriaux prévus par le Premier Consul ; c’est le Recez de 1803 qui a  ramené à quatre-vingt deux le nombre des Etats de l’Empire.

Les entités supprimées, villes libres ou territoires  ecclésiastiques, servent à indemniser ou récompenser les souverains, clients de la politique française, ainsi la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg.

Dès 1804, le dernier empereur romain, le Habsbourg François II, renonce à cette dignité et devient François Ier, empereur d’Autriche. Enfin, en 1806, le Saint Empire en tant que tel disparaît.

Avec les Etats du sud et de l’ouest de  l’Allemagne, Napoléon crée la Confédération du Rhin (Rheinbund) dont il se déclare le protecteur. Certes, l’arbitraire procéda a l’établissement des frontières de ces nouveaux territoires, mais ils ont fait leurs preuves et ils se sont maintenus au cours du XIXème siècle et même souvent jusqu’à la guerre de 14-18.

Dans la terre natale de Wagner, au temps du Saint Empire, le duc de Saxe était un Grand Électeur et deux des souverains régnant au XVIIIème siècle, Auguste Ier et Auguste Il,  furent rois de Pologne. Après la paix de Tilsitt en 1807, l’empereur des Français fit du duc de Saxe un roi et le royaume entra dans la Confédération du Rhin.

C’est donc sous le règne de  Frédéric-Auguste ler que Wagner naît le 22 mai 1813.

La Grande Histoire, bruyante et sanglante, se manifeste peu après cette date. Après la désastreuse Campagne de Russie qui a épuisé  les deux adversaires, Napoléon n’est pas au bout de ses peines, et c’est de Prusse que part le  signal de la croisade anti-française. Le roi Frédéric-Guillaume III, un maître en matière d’hésitations et de revirements, se laisse convaincre par son épouse, la reine Luise, par ses hommes d’État, ses généraux, ses philosophes (Fichte), ses étudiants et conclut avec le tsar Alexandre un  traité d`alliance, le 28 février 1813. C’est alors la fameuse Campagne de 1813 qui se déroule essentiellement en Saxe en deux séries d’opérations séparées par un armistice et des négociations. La campagne de printemps fut marquée par les victoires françaises de Lutzen et de Bautzen sur les alliés russes et prussiens, et avec l’arbitrage de l’Autriche de Metternich, se conclut  par un armistice, le 4 juin. Peu après, Napoléon cherche vainement à négocier avec le Chancelier d’Autriche à Dresde, si bien qu’au mois d’août, l’Autriche s’allie avec les deux autres puissances pour former la coalition générale qui engage la campagne d’été. La bataille décisive est  livrée à Leipzig, du 16 au 18 octobre, celle qu’on a appelée “la Bataille des Nations” (die Völkerschlacht).

MVRW Bataille des Nations

Sans affirmer que ce bruit et cette fueur ait pu toucher le petit Richard,  nourrisson de six mois a peine, on peut du moins dire que de cette défaite napoléonienne va naître un autre monde qui est celui dans lequel Wagner vivra sa jeunesse.

gregordellin_martin_gross_lpbComme le dit son  biographe, Martin Gregor-Dellin, “la vie de Richard Wagner ne se déroula pas parallèlement à  l’Histoire ; dès l’origine toutes deux sont tellement solidaires qu’il nous faut étudier en détail  leur interaction.”

Parmi ces détails, celui-ci qui marque l’imagination des citoyens adultes : comprenant que l’affaire est perdue, Napoléon galope à travers la ville de Leipzig et prend la  fuite. Son allié, le roi de Saxe, est fait prisonnier, mais ses troupes étaient passées dans le camp  prussien au cours du combat. Après la bataille, tous les vainqueurs, le prince héritier de Suède  Bernadotte, le tsar, le roi de Prusse, l’empereur d’Autriche, se réunissent sur la place du marché ;  on peut imaginer ce spectacle : les généraux, les aides de camps, les uniformes, les plumets  multicolores… Leur entretien scelle l’acte de naissance du Congrès de Vienne.

Il est indéniable que de tels événements marquent indirectement un jeune enfant : l’angoisse de la famille, la proximité des opérations militaires, l’incertitude pour la vie quotidienne, les souvenirs d’horreur et de gloire qui seront évoqués plus tard. De plus, un fait concret se rattache à l’événement : l’accumulation de morts et de blessés dans la petite ville de Leipzig déclenche une épidémie de typhus. Le père de Richard, fonctionnaire de police, en est  atteint et en meurt le 23 novembre 1813. L’enfant est orphelin de père : la Grande Histoire l’a  déjà marqué ! On connaît bien la suite de la bataille de Leipzig: la campagne de France, la capitulation de Paris, la chute de l’empire. Napoléon abdique et part pour l’île d’Elbe.

Le Traité de Paris  du 30 mai 1814 prive la France de ses frontières naturelles. Puis ce sont les Cent Jours, Waterloo et le Congrès de Vienne qui a pour but essentiel de régler le sort des territoires abandonnés  par Napoléon. Parmi les négociations délicates, il faut mentionner celles concernant la Pologne  et la Saxe. Pour indemniser la Prusse qui perd la Grand Duché de Varsovie réclamé par la  Russie, le tsar serait disposé à donner au roi de Prusse la Saxe dont le souverain paierait ainsi sa  fidélité à Napoléon; mais l’Autriche et l’Angleterre n’approuvent pas ce plan. Talleyrand va  sauver une situation très envenimée : au nom du principe de légitimité, il réclame le maintien  du roi de Saxe (dont Louis XVIII avait épousé une cousine) sur son trône. Les travaux du  Congrès se poursuivent pendant les Cent Jours et se terminent par l’acte final du Congrès de Vienne (9 juin 1815), huit jours avant Waterloo ; la Prusse récupère tout de même des territoires dans le nord de la Saxe. L’Allemagne forme une Confédération germanique (der deutsche  Bund), une association de souverains présidée par l’empereur d’Autriche dans laquelle la Bavière, le Wurtemberg et la Saxe gardent la dignité royale conférée par Napoléon. Ce groupement de territoires et l’équilibre des forces maintiendront la paix en Europe pour un demi-siècle environ jusqu’aux guerres nationales qui mèneront à l’unité allemande. C’est dans cette Europe provisoirement apaisée, trompeusement apaisée, car les nationalismes n’avaient pas été pris en compte, que Wagner va vivre ses jeunes années.

La période 1815-1848

Cette période de la Restauration en France est appelée en Allemagne le «Biedermeier»  ou aussi, à partir de 1830, le «Vormärz» par allusion aux révolutions de mars 1848. Le terme  Biedermeier vient d’une dénomination ironique du petit bourgeois paisible et borné, Monsieur Biedermeier, l’équivalent de notre Monsieur Prudhomme. Ce n’est que plus tard qu’on en fit un concept résumant le style et la conception de la vie, l’évolution intellectuelle de la  première moitié du XIXème siècle en Allemagne. Il caractérise un monde rétrograde, limité par de  fortes pesanteurs politiques, rétréci par toutes sortes de préjugés. Mais «bieder» n’est pas que négatif, loin de là : le terme implique une idée d’honnêteté, de probité, de loyauté. Il ne faut pas  oublier non plus que cette période est la continuation du mouvement romantique allemand né à la fin du XVIIIème siècle, donc bien plus tôt qu’en France.

MVRW Famille Biedermeier (1830)

Dans le domaine de la vie publique,  la politique est marquée par un conservatisme à toute épreuve : c’est le temps de la Sainte  Alliance, c’est le système Metternich avec une forte emprise des polices officielles et secrètes et une censure écrasante. La société se réfugie dans les joies du quotidien ou dans une intériorité  qui touche parfois a la bizarrerie : on apprécie les beautés de la nature, les longues randonnées  (« das Wandern »), les fêtes pimentées de déclarations émouvantes et du recours aux bons vins et  bières locales, on cultive la poésie, le théâtre satirique et féerique qui permet d’extérioriser ce  que la censure ne tolérerait pas, les petits bonheurs de la famille et de l”amitié. Cela fait penser  inévitablement à Schubert dont bien des aspects de l’oeuvre et de la vie s’inscrivent dans ce cadre qui inclut aussi la mélancolie, l’insatisfaction sous-jacente qui peuvent mener à la folie et au suicide. C’est dans cet univers, qu’on a pu qualifier de «profondeur infinie du vide›› que se  déroule la jeunesse de Richard Wagner. Certes, Dresde où sa famille s`est installée, est une  capitale de 57.000 habitants en 1820 qui offre une véritable vie culturelle mais où bruissent  aussi les rumeurs de mécontentement. Car le Biedermeier, c`est aussi le moment où naquirent  les associations d”étudiants, les fameuses «Burschenschaften» dont la plus célèbre, celle de léna dans le Grand Duché de Saxe-Weimar, fête bruyamment en 1817 à la Wartburg le tricentenaire  de la Réforme en brûlant les symboles de l`absolutisme. Deux ans plus tard, ce fut l’assassinat par un étudiant du dramaturge Kotzebue qui menait campagne contre la jeunesse libérale. Wagner était encore bien jeune mais la tendance  revendicatrice, que les princes allemands essayèrent de juguler par des conférences à Karlsbad et à Vienne, ne fit que couver sous la cendre: entre les deux grandes attitudes possibles que lui  offrait son époque, la résignation enjouée du Biedermeier et Fexaltation libérale du Vormärz,  Wagner choisit la seconde pour sa conception de la vie intellectuelle et politique sans que cela  l`empêche, dans la vie de tous les jours, d’apprécier les joies toutes simples de la première.  En 1830, par la révolution née à Paris et qui connut une réaction en chaîne dans toute  l’Europe, l’Histoire rejoint notre compositeur dans sa Saxe natale. C’est à cause du sort de la  Pologne, traditionnellement proche de la Saxe, que le jeune homme est confronté aux réalités  d’une révolution. Le royaume de Pologne, inféodé depuis 1815 à la Russie, se refuse à mobiliser ses troupes, ainsi que le tsar Nicolas Ier l’exige, pour mater la révolution en Belgique. La Diète polonaise proclame la déchéance du tsar et en janvier 1831, l’indépendance du pays  auquel se rattachait la Lituanie. Bien sûr, ce fut un feu de paille : la Russie écrasa l’insurrection  et la Pologne fut réunie à l’empire russe sous une dictature militaire. Les combattants polonais expulsés furent accueillis à Leipzig en janvier 1832 sous les acclamations de la population où se  trouvait l’étudiant Richard Wagner. En Allemagne, plusieurs souverains dont le roi de Saxe, apeurés par les événements de 1830 en France, s’empressent d’accorder des constitutions. Le  drapeau noir-rouge-or devient l`emblème des libéraux allemands à la fête de Hambach en Rhénanie, en 1832. En évoquant le début de la révolution de 1830 à Paris, Wagner a écrit dans Ma  Vie : “Le monde historique commença pour moi à partir de ce jour”.

La période révolutionnaire 1848-49

Ce n’était qu’un prélude : le mouvement révolutionnaire devait s’épanouir en 1848 par  une explosion formidable, après un progrès continu des idées libérales et un long travail souterrain à travers toute l’Europe pour miner l’ordre établi. Deux aspects, qui ne vont pas forcément  de pair, caractérisent ces mouvements politiques : un besoin national unitaire et une aspiration  démocratique; ils se compliquent en Allemagne par la question : l’unité peut-être, mais sous  quel guide, la Prusse ou l’Autriche ? L’influence autrichienne s’appuie sur l’aura du Saint-Empire et se marque davantage dans le domaine diplomatique et géopolitique. La Prusse passe pour plus moderne, plus entreprenante, et le prouve en organisant de 1815 à 1839 une union douanière, le fameux «Zollverein» qui excluait l’Autriche, l’union économique préparant l’unité  politique. En février 1848, l’agitation partant du Grand Duché de Bade se propage dans toute  l’Allemagne. La révolution éclate à Vienne le 15 mars et à Berlin le 18. Frédéric-Guillaume IV semble vouloir prendre la direction du mouvement national et promet une constitution. Toute l’Allemagne, Autriche comprise, élit un Parlement allemand qui se réunit à Francfort-sur-le-Main dans la fameuse église Saint-Paul. Mais les agitations persistantes et les manifestations  tapageuses tournant à l’émeute lassaient les plus libéraux et effrayaient les braves gens. Dans les deux grandes puissances, l’armée étant restée fidèle au souverain, la révolution est écrasée à Vienne en octobre et l’absolutisme est rétabli, alors que Berlin est mis en état de siège. Cependant en 1850, le roi de Prusse octroie une constitution qui restera en vigueur jusqu’en 1918. Au Parlement de Francfort qui essaye d’élaborer la Constitution Fédérale de l’Allemagne, deux camps se sont opposés : les partisans de la Grande Allemagne incluant l’Autriche et  ceux de la Petite Allemagne qui l’excluent. Ces demiers l’emportent en janvier 1849. Ils prévoient un Etat Fédéral dirigé par le souverain prussien, et en mars 1849 les députés vont jusqu’à  proposer à Frédéric-Guillaume IV le titre d’Empereur, titre héréditaire. Par crainte de la réaction autrichienne et par haine des principes démocratiques a l’origine de ce geste, Frédéric-Guillaurne refuse. Cela suscite des soulèvements ponctuels qui sont écrasés par l’armée prussienne. Le Parlement de Francfort se réfugie a Stuttgart où les députés sont dispersés, arrêtés.  Une tentative d’union restreinte, sous l`égide de la Prusse, échoue, l’Autriche menaçant d’une  guerre pour freiner l’ambition prussienne. C’est ce qu’on a appelé “La Reculade d’Olmütz” en  novembre 1850. Provisoirement, l’Autriche sort victorieuse de tous ces troubles sanglants et  du duel pour l’hégémonie; l’ancienne confédération est reconstituée sous sa présidence. Après cette digression où nous avons fait un tableau résumé de cette époque troublée,  nous pouvons retrouver notre héros Wagner séjournant à Paris, de 1839 à 1842, des années de misère au sens le plus concret du terme mais aussi d’effervescence créatrice et de découvertes intellectuelles, en particulier grâce à la fréquentation de Heine et à la lecture de l’ouvrage de Pierre-Joseph Proudhon De la propriété paru en 1840. L’extrémisme des idées sociales révolutionnaires et anarchistes de cet ouvrage s’enracine facilement en lui dans l’expérience quotidienne de la pauvreté. Rentré a Dresde où il est nommé Maître de Chapelle, la vie lui semble  d’un “ennui terne et glacé”. La Saxe des années 1840-50 était pauvre, il s’y produisait des disettes et à Dresde même, en dehors d’une mince couche sociale aristocratique et grand-bourgeoise, c’est le mode de vie mesquin et parfois misérable de la petite bourgeoisie et du peuple qui  prédomine. C’est à cette époque que Wagner fait la connaissance d’August Röckel, nommé  directeur de la musique au théâtre, son adjoint en quelque sorte. Röckel était musicien mais  plus encore socialiste et le démocrate le plus déterminé. C’est à cet ami, d’une fidélité inébranlable, que Wagner doit ses opinions politiques, car ce n’est qu’après 1849 que Richard lut des  textes anarchistes, ou du moins révolutionnaires, de Mazzini et de Max Stirner. Röckel juge  parfaitement la situation de la Saxe encore paisible : le roi Frédéric-Auguste ll est imbu du concept de monarchie de droit divin mais il est aimé du peuple; il respecte en apparence la  constitution de 1831 sans pour autant se laisser arracher la moindre concession ou réforme au  plan politique, encouragé qu’il est par l’attitude de moins en moins libérale de Frédéric-Guillaume  IV en Prusse. Wagner vit l’histoire qui se fait autour de lui dans le malaise et la colère quand, en  février 1848, Röckel lui annonce au cours d’une répétition de Martha de Flotow que la  République vient d’être proclamée en France. Les citoyens de Leipzig prennent l’initiative des revendications auprès du roi qui se laisse convaincre de renvoyer son ministère et d’en constituer un autre plus libéral. On supprime la censure et le droit électoral est réformé. La Saxe connaît donc une demi-révolution paisible, le roi bien-aimé recueille les vivats de la foule, et  Wagner vit alors l’Histoire dans l’allégresse et l’excitation. À Vienne, où il se rend en juillet 1848, le peuple est en liesse, ivre de vin et de sentiments victorieux. A Dresde, son ami Röckel,  de théoricien, évolue vers la stature d’homme politique et publie un hebdomadaire La Gazette  du Peuple (Volksblätter).

C’est dans ce journal que paraît le premier article anonyme que l’on  peut sans aucun doute attribuer à Wagner, “L’Allemagne et ses princes” où il porte un jugement sévère sur les souverains allemands.  Bientôt l’Histoire prend un aspect tragique. À Vienne, l’insurrection a été matée par  les troupes de Windischgrätz qui veut écraser “la domination des morveux”  (Rotzbubenherrschaft). Après la terreur rouge, vient la terreur blanche. Les meneurs sont traduits devant un conseil de guerre et fusillés. Parmi eux, le populaire Robert Blum, député saxon à la Paulskirche, qui se trouvait alors à Vienne ; un cortège funèbre se forme à Dresde en son  honneur. En Saxe, les espoirs de libéralisation s’essoufllent. En janvier 1849, les députés élus  par les Saxons, qui comptent une majorité de libéraux et de radicaux, peuvent se réunir ; parmi  eux se trouve Röckel qui jouit ainsi de l’immunité parlementaire; mais en février le ministère  démissionne sans avoir mené a bien les réformes promises. Wagner écrit alors un poème enflammé Die Not (le Besoin). C`est à ce moment qu’il fait la connaissance de Michael Bakounine, réfugié en Saxe sous le nom de Docteur Schwarz et hébergé par Röckel. Après le refus de Frédéric-Guillaume du titre d’Empereur, Wagner publie dans le journal de Röckel son hymne  révolutionnaire le plus furieux ; mais c’est dans les jours de mai 1849 qu’il participe vraiment à  l’Histoire vivante, quand les libéraux saxons supplient le roi d’adopter la Constitution impériale que les députés de l’Eglise Saint-Paul viennent de promulguer. Frédéric-Auguste s’y refusant obstinément, suivent des jours de grave désordre avec menace d’intervention des troupes  prussiennes, barricades, échanges de coups de feu entre les jeunes révolutionnaires et les régiments saxons loyalistes, fuite ou enlèvement de la famille royale. Wagner est au milieu de tout cela, à l’Hôtel de Ville ou en distribuant des tracts aux soldats pour les inciter à ne pas tirer sur leurs concitoyens ou encore en demandant à son ami l’architecte Semper d’améliorer et de superviser la construction des barricades. Après la constitution d’un éphémère gouvernement  provisoire, les troupes prussiennes rétablissent l’ordre au prix de sanglants combats de rue. C’est grâce à un hasard que Wagner, qui s’est tellement exposé en ces jours de révolution, peut éviter  d’être arrêté à Chemnitz où il s’est réfugié dans de la famille. S’il l’avait été, sans doute aurait-il été condamné à mort ou à des années de forteresse comme son ami Röckel. Lui-même n’était pas conscient d’avoir commis quelque chose de répréhensible car il croyait en la légalité de la  mission constitutionnelle. Il se laisse convaincre par son beau-frère Wolfram de chercher refuge à Weimar auprès de Liszt. Quelques jours plus tard, muni d’un faux passeport, il peut se réfugier en Suisse. Dans une lettre à Minna, son épouse restée à Dresde, il écrit : “La révolution de Dresde et son résultat global m’ont fait comprendre que je ne suis en aucun cas un véritable révolutionnaire.” Pourtant, cette plongée dans l’Histoire en train de se faire, quelles qu’en aient été les motivations affichées ou secrètes, va marquer sa vie par de longues années d’exil.

Vers l’unité allemande

Jamais plus Wagner ne sera mêlé de façon aussi intense aux événements. Pourtant un homme tel que lui devait ressentir la mutation remarquable de l’Allemagne dans les années 1860-80. L’aimable Biedermeier s’est effacé dans les secousses sanglantes et petit à petit se sont  installées les célèbres “Gründerjahre”, les années des fondateurs. C’est au milieu de leur plein  épanouissement que Wagner achèvera sa vie. Cette période peut se résumer assez simplement  grâce au titre d’un chapitre d’un livre de l’historien Golo Mann, La Prusse conquiert l’Allemagne. L’agent principal de cette conquête fut un personnage qui à la fois fascinait et rebutait  Wagner, le chancelier Otto von Bismarck. Appelé parle roi Guillaume Ier à la présidence du  Conseil de Prusse, Bismarck sut convaincre son souverain que la ligne directrice de la politique  prussienne devait être la lutte contre l’Autriche pour la domination de l’Allemagne. Quelques  guerres victorieuses servirent ce point de vue : la guerre des duchés de Schleswig-Holstein (1864-65) où Prussiens et Autrichiens luttèrent côte à côte et se partagèrent le butin, puis la guerre  contre l’Autriche, battue à Sadowa (Königgrätz) le 3 juillet 1866.

Cette défaite fut lourde de conséquences car les préliminaires de Nikolsburg, suivis du  traité de Prague en août 1866, décidèrent la dissolution de la Confédération Germanique née  en 1815 et la constitution d’une Confédération de l’Allemagne du Nord. La Prusse était toute  puissante pour agir dans la région située au nord du Main, grâce à une politique d’annexion qui omit de consulter les populations incorporées. La Saxe faisait partie de ce nouveau corps dont  les membres gardaient leur souverain et leur gouvernement particulier. En face de cette vaste  confédération, subsistaient, outre l’Autriche, les États de l’Allemagne du Sud, Hesse-Darmstadt, Bavière, Wurtemberg et Bade. Remarquons en passant que Wagner trouve là une occasion  de se mêler à l’Histoire vivante : la Bavière qui avait combattu assez mollement aux côtés de  l’Autriche était donc dans le camp des vaincus. Louis Il songea alors à abdiquer mais Wagner,  avec beaucoup de diplomatie, sut l’en dissuader. Une demière guerre devait permettre d’aboutir à l’unité, celle de 1870 contre la France. Après la victoire, les Etats du sud, malgré quelques résistances en Wurtemberg et surtout en  Bavière, entrèrent dans la Confédération du Nord qui, ainsi élargie, se transforma en Empire allemand. Ainsi l’unité allemande se réalisa à l`initiative des princes et non pas des représentants  du peuple qui l’avaient souhaitée en 1849. À la différence de l’unité italienne, elle était oeuvre  monarchique et non pas démocratique et, toujours différemment de l’Italie, l’Allemagne restait une Fédération où le gouvernement fédéral se superposait aux gouvernements des Etats  particuliers. Ces événements ne pouvaient laisser Wagner indifférent. La guerre contre l’Autriche  coïncide plus ou moins avec son installation à Tribschen, après le triomphe de Tristan en juin 1865, puis son départ brutal de Munich ordonné par Louis Il sous la pression de son gouvernement ; c’était un nouvel exil en Suisse. Là, en juin 1866, sous l’influence d’un théoricien fédéraliste convaincu, l’ancien diplomate Constantin Frantz, Wagner échafauda un programme  politique aux termes duquel la Bavière devait sauver I’Allemagne en donnant une nouvelle  orientation à la Confédération Germanique ; une vision quelque peu tardive puisque la Bavière  se trouva battue à Sadowa en tant qu’alliée de l’Autriche. Cette utopie témoigne toutefois de l’évolution de la pensée de Wagner : d’un anarchisme révolutionnaire, il s’est approché d’une  conception fédéraliste de l’unité allemande. Mais cette fois, l”histoire de son pays se fait loin de  lui, il ne s’y implique que de façon intellectuelle. Le dernier épisode, la guerre de 1870, le touche différemment, de manière affective,  car il survient juste au moment où il peut régulariser son union avec Cosima, enfin divorcée  depuis le 10 juillet 1870. Comme beaucoup d’Allemands, les Wagner furent indignés de ce qu’ils appelaient “l’effronterie française” et s’abandonnèrent à une véritable frénésie chauviniste. La fameuse Dépêche d’Ems qui déclenche la guerre, date du 13 juillet. Pour la petite histoire, c’est Emile Ollivier, veuf de la soeur aînée de Cosima, Blandine, qui notifie la déclaration de  guerre à Berlin en tant que chef du gouvernement impérial français. Nous prenons garde de ne pas oublier les “contributions” apportées par Richard Wagner dans le cadre de ce conflit : son Ode à l’année allemande, la Kaisermarch, et sa lourde farce Une Capitulation.

MVRW Une Capitulation

Et après…

Ainsi la vie de Wagner va s’achever dans le cadre d’une Allemagne puissante et unifiée,  mais non dénuée de problèmes internes : par exemple, le fameux Kulturkampf mené par  Bismarck contre l’Eglise catholique, ou les efforts du Chancelier pour faire prévaloir un socialisme d’État grâce à de nombreuses lois d’assistance ouvrières, ou encore l’acceptation de l’initiative privée pour conquérir un empire colonial (ces derniers points surtout sensibles après 1883). Au cours de ces “Années des Fondateurs”, malgré la secousse du krach boursier de 1873 qui ébranla beaucoup de fortunes solides et d’autres plus hasardeuses, l’esprit d`entreprise persévère, crée de nouveaux besoins et de nouveaux moyens pour les satisfaire ; c’est l’époque de l’essor de l’industrie lourde avec son corollaire : la migration des gens de la campagne vers les villes ; en 1882, seulement 40% de la population vit de l’agriculture. C’est l’époque du développement du commerce intérieur et extérieur avec une formidable emprise des banques. C’est ce que Golo Mann a appelé “Le temps des bourgeois”, terme qu’on aurait tort d’interpréter de  façon négative seulement. Ces bourgeois créent de nouveaux besoins culturels ; ils font partie (pas assez nombreux) du Patronatsverein qui préside aux destinées du Festival de Bayreuth. Cette Allemagne bismarckienne est aussi une pépinière de savants; en dehors des scientifiques et  chercheurs au service des industries nouvelles, elle pullule d’historiens, philologues, économistes, ethnologues (à l’image d’un Schliemann qui proclame en 1873 : “J’ai ouvert de nouveaux  horizons à l’archéologie”). Ces années de 1870-80 voient en outre se développer dans les pays allemands le goût  de ce qu’on a appelé l’historicisme : on restaure à tout va, on reconstruit des châteaux du  Moyen-Âge, on se meuble en néogothique, la littérature et la peinture préconisent des sujets  empruntés au passé de la Germanie. Un exemple très éclairant est le fameux Ring, le boulevard  qui enserre la ville ancienne de Vienne, avec son église votive et son Hôtel de Ville néogothiques, son Parlement néoclassique, son Opéra et ses musées néorenaissance. Vienne fournit encore le  prototype de ces créateurs épris de pompe et de pseudo-histoire : Hans Makart, qui organise en 1879 un retentissant défilé historique en l’honneur des trente ans de règne de François-Joseph. On en vient à évoquer les vêtements de soie et de velours qu’affectionne Richard Wagner, la  décoration intérieure de ses appartements, peluche et meubles capitonnés. Bref ces “Gründerjahre”  constituent une époque opulente qui se rengorge en essayant d’oublier un prolétariat misérable, aussi éloignée du frugal et modeste Biedermeier que Wagner, se rendant à Naples avec son train de maison en wagon-salon, est éloigné du Wagner tirant le diable par la queue, directeur musical à Magdebourg ou à Riga. On peut dire qu’il a épousé l’évolution historique de son temps,  dans son mode de vie et dans sa pensée. Il a en outre pu fréquenter certaines des grandes figures  qui ont fait l’Histoire du XIème siècle : non seulement Louis Il de Bavière mais aussi la Reine  Victoria qu’il rencontra à deux reprises ; Guillaume Ier, Don Pedro II, l’empereur du Brésil, le  roi du Wurtemberg, le Grand Duc de Saxe-Weimar, ces derniers tous présents au premier Festival de 1876. Mais à côté des têtes couronnées, il faudrait aussi citer ceux qui ont fait l’Hiistoire  culturelle du siècle et qui ont croisé sa route, de Berlioz à Liszt, de Heine à Bakounine, Nietzsche…

Nous conclurons en citant Golo Mann : “Parler des splendeurs de la musique de Wagner, en particulier de la dernière, la plus haute, celle qui est née à l`époque de Bayreuth, «Parsifal››,  n’est pas l’affaire d’un historien généraliste. Ce n’est qu’en tant que phénomène social, en tant  que composant de l’ère bismarckienne que Bayreuth nous concerne. L’écrivain Wagner, qui  fustigeait l`influence des juifs dans la musique, qui respectait Paul de Lagarde et, dans la «Gazette de Bayreuth» laissait de véritables antisémites prendre la parole ; le philosophe qui se laissa  convaincre par la théorie raciale de Gobineau et promit une régénération de l’humanité ; le  musicien qui voulut MVRW MANN Golo 2créer une authentique communauté populaire et s’ériger à la fonction de  son législateur esthétique ; le métaphysicien dont la pensée était dominée par le concept de  salut, salut du peuple par le héros, de l’homme par la femme, de la vie par la mort et qui fut en même temps un maître de la mise en scène, de l’art théâtral le plus raffiné ; ce Wagner appartient à l’Histoire allemande d’après 1870 et bien loin, très loin au-delà.”

Pour faire écho à ce jugement de 1958 – un écho anticipé ! – voici ce qu’écrivit, en  1935, insistons bien sur cette date, Thomas Mann, le père de l’historien Golo Mann: “L’impact mondial énorme de cet art est, personnellement et originellement, d’une  nature spirituelle et très pure : d’abord, bien sûr, à cause de son niveau qui ne considère rien de  plus méprisable que l’effet, “l’effet obtenu sans nécessité” ; ensuite parce que tout ce qu’il y a en  lui d’impérialiste, de démagogique, d’époustouflant pour les masses doit d’abord être compris  à une échelle qui dépasse l’aspect pratique, celle d’un idéal, et absolument mis en référence avec des conditions révolutionnaires. Cette innocence artistique vaut tout particulièrement là où  une volonté d’enthousiasme richement orchestrée se manifeste en un appel national, célébration et exaltation de la germanité, comme cela apparaît au premier coup d’oeil, par exemple  dans Lohengrin, lorsque le roi Henri chante le glaive allemand ou dans Les Maîtres Chanteurs à travers les honnêtes paroles de Hans Sachs. Il est absolument illicite de sous-entendre  dans les postures et les discours nationalistes de Wagner le sens d’aujourd’hui, le sens qu’ils ont  aujourd’hui. Cela revient à les fausser, à en mésuser, à souiller leur pureté romantique.”

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