Si Wagner défraya la chronique culturelle et musicale de son temps, s’il fut même un activiste révolutionnaire frappé d’exil et poursuivi par les forces de police même en dehors de son pays, et s’il fut enfin le Maître de Bayreuth célébré comme l’un des artistes majeurs de son époque, l’illustre compositeur n’en demeurait pas moins avant tout un homme fait de chair et de sang, animé de passions, avec un caractère parfois violent, parfois facétieux, et même parfois tendre…
LES OPINIONS RELIGIEUSES DE RICHARD WAGNER
RICHARD WAGNER, L'HOMME
« Ein Mensch wie alle » (« Un homme comme les autres« ) (Parsifal, Acte III)
Les parents de Richard Wagner; Le physique de Richard Wagner; Wagner et les femmes; Wagner et l’homosexualité; Wagner, ses amis, ses ennemis; Friedrich Nietzsche et Richard Wagner, de l’amitié à la rupture; les opinions religieuses de Richard Wagner ; Wagner et la franc-maçonnerie; Wagner et la question de l’antisémitisme; ….
LES ARTICLES SUIVANTS SONT SUSCEPTIBLES
DE VOUS INTÉRESSER
ANNÉE 1883
Au cours des premiers jours de 1883, Richard Wagner apprend l’invention du phonographe, cette nouvelle l’indigne tant qu’elle l’attriste. 6 février 1883 (Soir de Mardi Gras) Le Carnaval bat son plein et les Wagner sont Place Saint-Marc où ils voient passer le cortège du prince Carnaval.(Lire la suite)
ÉLÉGIE WWV93
Cette œuvre fragmentaire (feuille d’album) en la bémol majeur semble avoir été écrite par Wagner en 1869. Cette page fut longtemps considérée comme une œuvre tardive (cf. les dernières notes qu’il traça à Venise avant sa mort en 1883). Wagner la joua dit-on la veille de sa mort.(Lire la suite)
TRISTAN ET ISOLDE
Septième opéra de Richard Wagner, Tristan et Isolde (WWV 90) est le quatrième de la période dite de maturité du compositeur et le premier créé sous le patronage du roi Louis II de Bavière. Il s’agit également du seul ouvrage résultant d’une commande dans la carrière du compositeur : le 9 mars 1857,(Lire la suite)
par Jacques BARIOZ
Richard Wagner ne donne pas l’impression d’avoir été un homme marqué par la religion. A-t-il eu la foi ? Etait-il athée ? La réponse ne peut être que contrastée si l`on envisage les documents biographiques, les réflexions contenues dans les œuvres en prose, et les œuvres dramatico-musicales elles-mêmes. S’il y a eu un Liebesmahl der Apostel, un projet de Jésus de Nazareth, s’il y a eu un projet sur Les Noces de Luther, s’il y a eu enfin Parsifal, dont le caractère religieux est incontestable mais tellement spécifique à l’idiosyncrasie de l’auteur, il n’y a pas eu de composition de musique religieuse au sens traditionnel: Messe, Passion, Magnificat…(tout au plus un arrangement du Stabat Mater de Palestrina, datant de l’époque où, en tant que maître de la Chapelle Royale à Dresde, Wagner était chargé de l’exécution des concerts spirituels dans la Hofkirche).
Cela étant, les références à Dieu sont nombreuses dans ses opéras et drames musicaux, ainsi que les prières. Enfin, Wagner a aussi beaucoup écrit sur le thème de la religion.
La religion dans la vie de Richard Wagner
Wagner a été extérieurement, socialement, chrétien de la Réforme, luthérien. Il fut baptisé le 16 Août 1813 en l’église de Saint-Thomas de Leipzig, lieu qu’habita, peut-on dire, longtemps Jean-Sébastien Bach, et qu’il continue d’habiter dans sa sépulture. Sa mère faisait à ses enfants, si l’on en croit l’autobiographie de Richard, de fréquents et longs discours sur le divin. Il reçut le 8 Avril 1827, à quatorze ans, la confirmation, étape capitale chez les protestants. La cérémonie se déroula à la Kreuzkirche de Dresde, église où il passera 22 ans plus tard la nuit du 5 au 6 Mai 1849, faisant le guet dans le clocher pour surveiller les mouvements de troupes aux abords de la ville lors des événements révolutionnaires auxquels Wagner participa activement.
Relisons le texte qu’il consacre à sa confirmation dans Ma Vie : «L’enfant qui peu d’années auparavant fixait des regards de douloureuse extase sur l’autel de l’église, qui, dans ses élans mystiques, souhaitait se voir crucifié à la place du Rédempteur, ce même enfant avait perdu le respect dû au pasteur chargé de le préparer à la confirmation. Il faisait sans regret chorus avec ceux qui raillaient l’ecclésiastique et ne se gênait même pas de dépenser; pour des friandises, une partie du denier de la confession en compagnie de vauriens associés dans ce but. Au moment de la communion, je me rendis pourtant compte de l’état de mon âme, et je fus presque terrifié. Pendant que le cortège des communiants, où je me trouvais, se dirigeait vers l’autel, l’orgue et les cantiques résonnèrent. A la réception du pain et du vin, mon émotion devint si forte que le souvenir m’en reste impérissable. C’est pour cette raison que, depuis lors, je n’ai plus jamais participé à la sainte Cène. J’ai toujours craint de ne plus éprouver les sentiments de la première heure. Cette renonciation m’a été rendue possible par le fait que les protestants ne reconnaissent pas l’obligation de la communion répétée».
On peut noter dans ce passage un mélange de sincérité et d’hypocrisie qui ne présagent pas vraiment d’une vie vouée à la religion. Son mariage avec Minna le 24 Novembre 1836 fut célébré dans la petite église de Tragheim à côté de Königsberg. Il n’y manifesta pas de grande ferveur religieuse, comme on peut le lire dans Ma Vie : «J’entendis comme dans un rêve l’allocution du pasteur. Celui-ci faisait partie de l’ancienne bande de piétistes qui avaient infesté Königsberg. Quelques jours plus tard, on me raconta le bruit qui courait dans la ville : on disait que j’avais déposé une plainte contre le pasteur; à cause de certaines paroles offensantes de son discours. Je ne compris pas ce qu’on voulait dire et je supposais que ce bruit provenait d’un passage qui m’avait surpris, en effet. Pour nous préparer aux temps d’épreuves auxquels nous n’échapperions sûrement pas, l’ecclésiastique nous avait conseillé de nous adresser à un ami que nous ne connaissions pas encore l’un et l’autre. Quelque peu intrigué de savoir qui était ce puissant et mystérieux protecteur s’annonçant à nous de cette façon originale, je levai avec curiosité les yeux vers le pasteur : il nous déclara alors en accentuant ses paroles d’un ton de réprimande que cet ami inconnu s’appelait Jésus…. Ma distraction était si grande pendant cette cérémonie, dont je ne comprenais pas la portée, qu’au moment où le pasteur nous tendit la Bible pour recevoir nos anneaux, Minna dut me pousser du coude pour me faire suivre son exemple. »
Citons un autre petit passage de Ma Vie qui n’a d’intérêt que parce qu’il traite de son voyage en diligence entre Bordeaux et Lyon en mai 1850, à la fin de l’épisode « Jessie Laussot » : « La conversation d’un prêtre et d’un officier sur la nécessité de se débarrasser bientôt de la république me distrayait : le prêtre était au fond bien plus humain et libéral que le militaire qui répétait un unique refrain : «Il faut en finir». Cette fois, je visitais Lyon et, dans une promenade que je fis par la ville, je m’efforçai d’évoquer les scènes du siège et de la prise de Lyon pendant la Convention, telles que Lamartine les a dépeintes si vivement dans son Histoire des Girondins ».
Ajoutons ici que dans sa bibliothèque dite «de Dresde» (c’est-à-dire des années 1842-l849) dûment cataloguée et étudiée, on trouve un Nouveau Testament. Son deuxième mariage, celui qui l’unit à Cosima, fut également célébré à l’église: celle, protestante, de Lucerne, le 25 Août 1870, suivi de peu du baptême de Siegfried. Dans le Journal de Cosima, on ne trouve pas de mention sur l’aspect religieux de cette journée. Enfin la dépouille de Richard Wagner reçut la bénédiction d’un pasteur, le 18 Février 1883 à Bayreuth : son oraison fut, paraît-il, froide et impersonnelle.
Wagner eut donc les grandes étapes de sa vie marquées par les rites chrétiens; comme diraient aujourd’hui les sociologues de la religion, il fut à cet égard un chrétien « saisonnier ». Pour compléter cette partie biographique, citons quelques autres déclarations ou extraits de lettres sur le sujet, qui peuvent être considérés comme reflétant son attitude spontanée vis-à-vis de la religion. Tout d’abord une réponse du 13 Avril 1853 à une lettre de Liszt dans laquelle celui-ci écrivait : « Je veux prier Dieu pour qu’il éclaire ton cœur des puissants rayons de sa foi et de son amour. Tu auras beau railler ce sentiment; tes sarcasmes les plus amers ne m’empêcheront pas de continuer à y voir et à y chercher l’unique salut. C’est par le Christ, c’est par la résignation à la volonté divine que l’homme qui souffre trouve le salut et la rédemption !» Wagner répondait : «Comment as-tu donc pu t’imaginer qu’un de ces épanchements que ton grand cœur t’inspire puisse jamais devenir pour moi l’objet de mes «railleries» (…) Vois, mon ami, moi aussi j’ai une foi puissante qui m’a valu, comme de raison, les railleries amères de nos politiques et de nos juristes; je crois à l’avenir de l’humanité, et cette croyance, je la tire simplement d’un besoin de mon âme. »
A une autre lettre du même Liszt dans laquelle celui-ci lui annonçait son travail sur sa Dante-Symphonie, Wagner répond ceci (7 Juin 1855) : «Mais quand Béatrice, assise sur le char de l’Eglise, se lève et qu’au lieu de cette doctrine simple et pure, elle débite tout le fatras scolastique des subtilités ecclésiastiques, le poète a beau m’affirmer qu’elle brille d’un éclat toujours plus vif et plus pur, elle me refroidit de plus en plus; elle finit même par me laisser indifférent …» Et plus loin: «Comme cette doctrine (le bouddhisme) est élevée! Comme elle est bien la seule qui soit capable de nous satisfaire, si on la compare au dogme chrétien judaïque, d’après lequel un homme – car naturellement l’animal destiné à souffrir n’existe que pour servir l’homme!- n’a, dans le cours d’une rapide existence, qu’à se montrer bien docile envers l’Eglise pour être récompensé de sa docilité par une éternité de délices, tandis que celui qui, dans cette vie éphémère, n’aura pas obéi à l’Eglise en sera puni par des supplices également éternels. »
Le Journal de Cosima rapporte des appréciations peu amènes de Richard sur la religion-institution et notamment sur le Pape au moment du Premier Concile du Vatican. Mais Cosima rapporte aussi ceci, à la date du 26 Septembre 1877 : «Nous avons longuement parlé du Christ. L’évangile du jour précédant sa mort nous semble ce qu’il y a de plus sublime dans tout ce qu’a produit l’humanité. Incomparable, divin…»
Dans un article publié dans la Revue Wagnérienne de Juin 1887, Villiers de l’lsle-Adam rapporte une conversation qu’il eut avec Wagner en 1869 à Tribschen. Il lui demandait sa position par rapport au christianisme. «Mais, me répondit-il en souriant, si je ne ressentais en mon âme la lumière et l’amour vivant de cette foi chrétienne dont vous parlez, mes œuvres, qui toutes en témoignent, où j’incorpore mon esprit ainsi que le temps de ma vie, seraient celles d’un menteur, d’un singe ». Et plus loin : «Pour moi, puisque vous m’interrogez, sachez qu’avant tout je suis chrétien, et que les accents qui vous impressionnent en mon œuvre ne sont inspirés et créés, en principe, que de cela seul».
Enfin Hans von Wolzogen, un disciple inconditionnel du Maître nous rapporte ce propos : «On devrait s’estimer heureux d’avoir été, dès l’enfance, imbu des traditions religieuses; rien qui vienne du dehors ne saurait les remplacer. C’est seulement peu à peu que se dévoile toujours davantage leur sens profond par le bonheur qu’elles nous apportent. Savoir qu’un Sauveur est venu demeure pour l’homme le bien le plus précieux ». En première analyse, on a donc avec notre personnage un non-pratiquant mais qui s’interroge beaucoup sur la religion.
La religion dans les écrits de Richard Wagner
Dans ses ouvrages en prose des années 1850, L’Art et la Révolution, Art et climat, L’Œuvre d’art de l’Avenir, Wagner n’est pas tendre pour la religion en général, et pour le christianisme en particulier. Il lui adresse trois reproches principaux :
– Le christianisme est anti-naturel. Il contrecarre les données de la nature et les exigences de la sensibilité, voire de la sensualité. On sent là l’influence de Ludwig Feuerbach, à qui Wagner dédia son Œuvre d’art de l’avenir et qui écrivait : « La religion est le divorce de l’homme avec lui-même : il place Dieu en face de lui comme un être qui lui serait opposé. Ce contraste, cette division entre l’homme et Dieu est une division entre l’homme et sa propre nature» Pour Wagner, le christianisme, idéal inaccessible qui prône l’humilité, le renoncement, l’amour fraternel, ne réussit sur le plan pratique qu’à instaurer le règne de l’hypocrisie.
– Deuxième grief : les corps ecclésiastiques, hautains, peu compréhensifs et leur mainmise sur des biens et ressorts trop terrestres. Il écrira dans Art et Climat: «Notre civilisation et notre culture n’ont pas été nourries par le sol riche et généreux de la nature, mais par le ciel de la prêtraille qui, après la dissolution du drame grec, s’est emparée de la rhétorique pour les chaires et de la musique pour les chœurs ».
– Troisième reproche : le christianisme apporte trop de restrictions à l’art. L’art ne peut naître que là où la nature de l’homme est en mesure de se manifester pleinement, là où la sensibilité trouve sa libre expression.
Quelques années plus tard, Wagner va reconnaître une incontestable valeur à la morale chrétienne. Dans L’Etat et la Religion, il constate que le fond de la religion est « le fait de reconnaître l’univers comme un état éphémère et illusoire fondé sur un mirage, ainsi que la rédemption souhaitée pour en sortir; préparée par le renoncement et atteinte par la foi ».
Par rapport à ce qu’il affirmait avant, il revient sur ce qu’il appelait « nature »: le dépassement des égoïsmes, la négation de la volonté viennent remplacer l’obéissance à la nature. On reconnaît là sa proximité avec Schopenhauer, qui, sans être religieux, reconnaît la supériorité de la morale chrétienne. Il est d’accord avec lui pour dire que l’amour du prochain (caritas, agapê) n’avait pas été reconnu comme une vertu, même chez Platon et Aristote. L’amour des hommes a certes toujours existé, mais c’est le christianisme qui en a fait un vrai dogme. Dans Art et Religion, Wagner écrit que le christianisme se tourne avant tout vers les simples, ceux qui n’ont pas besoin qu’on leur explique le monde sur le plan métaphysique, car précisément le sens de la douleur est accessible à la sensibilité de tous.
Mais, comme Schopenhauer, Wagner considère que le vrai berceau de la religion, c’est la pensée orientale, indienne, le brahmanisme et le bouddhisme qui en est issu. Cela dit, il exagère bien sûr quand il affirme dans la lettre à Liszt que l’on citait tout à l’heure que « le christianisme, sous sa forme primitive et pure, est un rameau détaché du bouddhisme qui s’est développé en Europe à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand ». Mais cette assertion lui permet ainsi de séparer radicalement l’Ancien et le Nouveau Testament. Car, si on peut discuter de l’antisémitisme de Wagner, son anti-judaïsme est, lui, évident : que de fois il rejette le Dieu créateur et vengeur de la Bible ; et il est certain aussi qu’il se sent fort loin des prescriptions juridico-théologiques de la Torah. On peut vraiment regretter qu’il n’ait pas mieux ressenti la manifestation de l’amour divin dans son Alliance avec son peuple. Wagner pourrait donc, en ce qui concerne le christianisme, faire siens les mots de Schiller à Goethe : «Je trouve virtuellement dans la religion chrétienne la base de tout ce qu’il y a de plus élevé et de plus noble, et ses différentes manifestations dans la vie ne me semblent aussi répugnantes et fades que parce qu’elles sont des représentations manquées de cet idéal».
Le vrai christianisme de Wagner est ascétique. Cette religion de l’ascèse et de la pitié, il la voyait comme une condition de la régénération de l’homme, là précisément où Nietzsche ne verra qu’hypocrisie et faiblesse, remplaçant le Rédempteur par Dionysos et Zarathoustra. Un autre aspect important pour Wagner dans la religion chrétienne, ce sont les symboles, car ils permettent la révélation de vérités inaccessibles à la philosophie. Il s’agit de faire sentir la vanité du monde grâce à des images et des allégories à travers lesquels le peuple se trouve amené sur le chemin de la foi. Ceci correspond d’ailleurs bien à la tournure d’esprit du musicien, à son goût pour le merveilleux et l’irrationnel, qui l’éloignent finalement dans une certaine mesure de la méthode intellectualiste suivie par le Bouddha. Après tout, il a abandonné les Vainqueurs pour Parsifal.
Donnons comme dernière citation de ses écrits en prose cette phrase de Art et Religion : « Nous continuerons à éprouver l’immense tragédie de cette existence terrestre, et quotidiennement nous aurons à lever les yeux sur le Sauveur crucifié, notre ultime refuge ».
La religion dans les œuvres dramatico-musicales
Il me semble nécessaire de compléter cette exploration synthétique de la place de la religion chez Richard Wagner par une brève recension de sa place dans ses œuvres de scène. Ce ne sera qu’un survol pour ne pas empiéter sur d’autres communications. De Rienzi à Lohengrin, la religion chrétienne tient sa place, mais une place relativement conventionnelle dans des actions, historiques ou légendaires, se déroulant dans notre civilisation occidentale. La prière de Rienzi, les nombreuses invocations à Dieu, mais aussi à Satan, dans le Hollandais Volant, dans Tannhäuser le combat de la chair et de l’idéal, les prières de Tannhäuser et d’Elisabeth, la ferveur religieuse du chœur des pèlerins mais aussi l’image péjorative du Pape hautain et insensible; dans Lohengrin, la prière d’Elsa, le recours au jugement de Dieu. Dans le projet de Jésus de Nazareth, Wagner lui fait dire : « Je vous délivre du péché en vous annonçant la loi éternelle de l’esprit : cette loi, c’est l’amour. Quand vous agirez par amour, vous ne pécherez point.» Mais il renonça à en faire un drame musical : « Le Christ interprété par un ténor; quelle horreur », aurait-il dit !
Ensuite, plus de référence au christianisme dans Tristan et dans le Ring. Dans les Maîtres Chanteurs, on a la choral initial, très fervent, mais en contrepoint un Walther et une Eva bien peu recueillis tous les deux dans l’église… Et puis Parsifal… Quelqu’un a dit de cette œuvre qu’elle peut paraître bigote dans une salle de théâtre, et qu’elle friserait le blasphème dans une église. Wagner a considéré sa dernière œuvre comme vraiment chrétienne.
Mais, personnellement je pense comme beaucoup d’autres, que l’on est obligé d’y voir un syncrétisme très spécifique à Wagner, et ceci malgré les symboles christiques de la Cène, de la Lance, du Baptême. Le philosophe Ernst Bloch, lui-même athée, qui a beaucoup fréquenté le festival de Bayreuth, a écrit : «Le musicien remplace le prêtre, la scène devient l’autel où la religion de l’art, à moins que ce ne soit l’art de la religion, célèbre un culte christo-bouddhique et rosicrucien, où Venus-Erda-Brünnhilde reçoivent le baptême, tandis que Siegfried se fait moine». Quant à un autre philosophe tout aussi wagnérien, Hans Mayer, il considère Parsifal comme le produit d’une théologie personnelle de Wagner… Un tissu de mystères empruntés à l’antiquité de la Perse et de l’Inde ainsi qu’au christianisme… Le maître aurait eu en vue la fondation d’une église de Bayreuth et d’une théologie wagnérienne. Quant au célèbre théologien Hans Küng, lui encore wagnérien, il considère que rien n’indique chez Jésus le mépris du corps et de la sexualité ; aucune de ses paroles ne fait d’allusion en ce sens. La diabolisation de l’Eros et la désincarnation de l’Agapê qui sont lisibles dans Parsifal ne sont pas, pour lui, le fondement du christianisme. Hans Küng dit aussi, assez finement, que si Wagner se rapproche de la doctrine bouddhiste, c’est qu’elle lui semble présenter la rédemption comme un exploit ou une activité héroïque de l’homme, alors que la rédemption chrétienne serait plus une affaire de Dieu à laquelle l’homme, lui, semble devoir se soumettre passivement.
Il est donc assez difficile de conclure, comme toujours (et sans doute heureusement, on n’en finit jamais avec Wagner). Ce qui est sûr, c’est que Wagner n’a pas été un athée matérialiste. Il a proclamé hautement, à toutes les périodes de sa vie, sa foi dans l’idéal, ses aspirations vers un but dépassant la vie présente, son mépris pour la réalité actuelle, pour la recherche utilitaire du bonheur matériel. Dans l’appendice à Art et Religion, intitulé « A quoi sert cette connaissance? », il écrit ceci : « L’indignation de Luther s’adressait au honteux trafic des indulgences dans l’Eglise romaine qui, on le sait, faisait payer jusqu’aux péchés qu’on avait l’intention de commettre. Mais son zèle vint trop tard : le monde sut bientôt se débarrasser complètement du péché, et c’est de la chimie et de la physique qu’on attend aujourd’hui d’être délivré du mal ».
Il avait finalement une forte antipathie pour les irréligieux. Ce qui est sûr également, c’est que sa religion n’a rien de confessionnel ! ce ne fut pas un chrétien fidèle, pratiquant. Il reprochait aux catholiques leur étroitesse dogmatique, et aux protestants leur foi aveugle dans la Bible. Il n’avait pas de toute façon une personnalité propre à adhérer à une institution quelle qu’elle soit. Sur le plan humain, il n’avait pas, bien sûr, une qualité chrétienne : l’humilité. A mon sens, il en avait d’autres : la compassion, son appel à la rédemption, grand leitmotiv de ses principaux personnages, son élévation vers l’idéal. Il n’y a pas d’appartenance nette à une religion, pas un corps de doctrine : mais son attirance pour le Christ est très forte : pour lui, il est vraiment le Sauveur, représentant unique de la volonté dirigée vers le bien, au sein d’un monde où règne en maître le vouloir-vivre égoïste. Mais il y a aussi l’attirance pour le bouddhisme, et tardivement, Wagner croit à une assez trouble nécessité de la régénération de l’homme, s’annonçant dans des tendances telles que le Végétarisme, la protection des animaux, les sociétés de tempérance, le socialisme et le désir de paix.
Son fidèle disciple quelque peu « intégriste » Hans von Wolzogen, voulant concilier wagnérisme et christianisme, ira d’ailleurs se fourvoyer dans un bizarre mouvement de christianisme germanique s’opposant en ce début de XXe siècle à un non moins bizarre néopaganisme qui fleurissait alors en Allemagne… En fait, la dimension religieuse de Wagner est celle d’un pur artiste, qui place sur le même plan l’art et la religion. Il écrivait dans son essai du même nom que «l’un et l’autre ont une seule et même âme, puisque par l’Art et par la Religion, sous des formes différentes s’exprime la même tendance essentielle, la même insatiable aspiration de la nature humaine vers l’Idéal».
Souvenons-nous aussi des dernières paroles qu’il fait dire au principal personnage de sa nouvelle « Un musicien étranger à Paris »: « Je crois au Saint-Esprit et à la vérité d’un art un et indivisible; je crois que cet art procède de Dieu, et vit dans les cœurs de tous les hommes éclairés d’en haut». Attitude très proche de deux autres artistes romantiques. Eugène Delacroix disait : « Le Beau est ce que nous admirons par l’action d’une présence qui est en nous et qui est Dieu». Et William Blake : «L’homme qui n’a voyagé ni par la pensée, ni par l’esprit, jusqu’au ciel, n’est pas un artiste». Mais Wagner considérait quand même que «l’artiste est supérieur au prêtre comme médiateur entre la vérité divine et l’homme, comme créateur de symboles religieux». Pour réconcilier dans l’éternité Wagner et le Christianisme, je citerai ce verset de Saint-Paul : «La lettre tue, c’est l’esprit qui donne la vie» (2 Cor. III, 6)
JB
Ouvrages consultés :
– Richard Wagner : Ma vie Edit. Plon-Nourrit 1927
– Richard Wagner : Œuvres en prose, Correspondance
– Cosima Wagner : Journal Edit. Gallimard 1977-1979
– Marcel Hébert : Le sentiment religieux dans l’œuvre de R. Wagner Edit. Fischbacher 1895
– Hans Küng : La soif de la Rédemption. In programme du Bayreuther Festspiele Parsifal 1982
– Henri Lichtenberger : Richard Wagner, poète et penseur Edit. Félix Alcan 1902
– Edouard Sans : Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne. Edit. Klincksieck 1969
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