[…] Pour une personne profondément religieuse comme Wagner, Noël devait être une date très significative. Les célébrations de Noël ont toujours été une grande tradition, bien que peut-être dans les années suivant la mort de Wagner, Noël a acquis une notoriété plus importante dans le monde de la musique et du théâtre. Cependant, Noël, la naissance de Jésus, les Rois Mages ou les divers personnages populaires que la tradition a généré dans tous les pays ont été l’objet d’innombrables œuvres d’art de tous genres et dans la famille Wagner, on ne pouvait manquer une célébration particulière pour commémorer ce jour. De surcroît un autre événement exceptionnel était fêté pendant des années le 23 décembre chez Mathilde Wesendonck et le 25 chez Cosima. Ainsi il est facile d’imaginer que lié à cette coïncidence joyeuse les dates de Noël ne passaient pas inaperçues dans la vie de Richard Wagner. Mais avec Minna, ces journées étaient également des moments d’une importance capitale dans la vie du Maître du Bayreuth. Passons à l’année 1834 et à cette époque, Richard Wagner a pris en charge la direction de l’orchestre de Magdebourg. C’est là qu’il fait la connaissance de Minna Planer, première dame de la compagnie théâtrale, belle et aimable, dont le éperdument compositeur tombera amoureux. Lors de la nuit de la Saint- Sylvestre de cette année-là, Wagner offrit une fête chez lui à laquelle il invita plusieurs membres de la compagnie et… bien sûr Minna. Wagner raconte dans Ma Vie que la nuit fut très mouvementée comme il se doit. Le fait est qu’à partir de cette nuit les relations de Richard et de Minna se modifièrent, s’établissant un véritable sentiment d’affection qui finira devant l’autel deux années plus tard.
A part les festivités et les actes proprement religieux, Noël est le moment de l’année pour s’échanger des cadeaux avec les êtres qui nous sont chers. Et nous savons bien que pour les adultes, il est bien plus gratifiant d’offrir que de recevoir. En plusieurs occasions, ces cadeaux sont le fruit d’un travail personnel et nous connaissons tous la satisfaction que l’on ressent lorsqu’un ami, imaginons un peintre par exemple, nous offre une de ses œuvres lorsque nous-mêmes pouvons offrir autre chose, produit de nos habiletés et de nos efforts.
Ainsi replaçons tout cela dans le cercle de personnes comme celui dans lequel vivait Richard Wagner et nous pouvons imaginer la qualité des hommages que le compositeur devait faire et recevoir lors de ces moments si intimes. Bien plus tard nous aurons l’occasion d’évoquer quelques cas concrets, comme les cadeaux de Noël entre Richard Wagner et Mathilde Wesendonck ou Cosima Wagner. Mais pour donner dès maintenant un exemple précis mais non moins émouvant, nous nous référerons à une lettre datée du 13 décembre 1853, de Weimar, que Franz Liszt envoya à Richard Wagner. La lettre traite du travail avec les éditeurs Härtl et des représentations de Lohengrin et Tannhäuser respectivement à Leipzig et à Weimar. Mais en post-scriptum il lui annonce, comme cadeau de Noël, sa composition chorale An die Künstler (Aux artistes) sur un poème de Schiller que Liszt avait fait publier sous forme de partition. Wagner, dans ses lettres ultérieures, commenta ce cadeau :
« Ton appel aux artistes est un grand, bel et admirable trait de ta propre vie d’artiste. Je me suis profondément senti ému par la force de tes intentions. Tu les as exprimé avec passion à une époque où les circonstances font que les gens auraient bien essayé de te comprendre… Ainsi merci pour les « artistes » : je me suis presque dit que tu me l’avais offert à « moi » seul et que nul ne comprendra jamais ce que tu as donné au monde en composant cette œuvre ! »
Décembre 1857 fait partie d’une de ces périodes exceptionnelles au cours de laquelle Wagner se sent heureux. Depuis l’automne il travaille à la composition de Tristan et Isolde, œuvre dont les résultats le surprendront lui-même. Son esprit était libéré des problèmes économiques. Il vivait tranquille dans « l’Asile » que le couple Wesendonck a mis à sa disposition et il jouit de la compagnie de Mathilde, esprit sensible avec lequel il se sent totalement en osmose. C’est précisément à la période de Noël qu’il travaille à l’ébauche de l’Acte I de Tristan dont il envoie les esquisses à sa muse inspiratrice, accompagnées de courtes lettres chargées d’émotions. L’une d’elles, datée Zürich, décembre 1857 », dit ceci :
« J’ai réussi à la perfection la scène d’explosion entre Tristan et Isolde, je suis au comble du bonheur. »1 Richard Wagner, Lettres à Mathilde Wesendonck, collection Austral. Espasa-calpe, SA Buenos Aires, 1947.
Il se réfère à la scène 5, lorsque Tristan arrive dans les appartements d’Isolde et après un silence prolongé, dit les phrases suivantes : « Demandez, noble dame, ce que vous souhaitez. »2Tristan et Isolde, trad. André Miquel, folio théâtre, p.82.
Au premier de l’An, Richard envoya à Mathilde l’esquisse de l’Acte I complet accompagné de la poésie suivante :
« Hochbeglückt
Schmerzentrückt,
Frei und rein
Ewig Dein…
Was sie sich klagten
Und versagten,
Tristan und Isolde,
in keuscher Töne Golde,
ihr Weinen und ihr Küssen
leg’ich zu Deinen Füssen,
dass sie den Engel loben,
der mich so hoch erhoben! »
(« Heureux,
arraché à la douleur,
libre et pur,
toujours pour toi, les lamentations
et les remords,
de Tristan et Isolde,
dans le chaste langage d’or des sons,
leurs larmes, leurs baisers,
je dépose tout cela à tes pieds,
afin d’être célébré par l’ange
qui m’a élevé si haut ! »)
Comme nous l’avons dit précédemment, le 23 décembre était l’anniversaire de Mathilde qui en cette année 1857 fêtait ses 29 ans. Lors de ces jours de joie suprême, Mathilde va écrire toute une série de poésies que Richard va restituer sous forme de lied. Ainsi, pour cette occasion, à la veille de Noël et anniversaire de l’être vénéré, Wagner veut offrir un cadeau très spécial, de ceux que lui seul pouvait réaliser : il réunit douze musiciens et un violon soliste et, comme cadeau d’anniversaire, le matin, il lui offrit son lied Traüme sous forme d’un petit concert surprise dans l’escalier du vestibule de la villa Wesendonck.
Le Noël suivant, celui de 1858, sera pour le compositeur le pôle opposé au précédent. Où avant tout était lumière et joie, un voile obscur se déploya pour le recouvrir sans laisser un entrebâillement par où pourrait pénétrer un rayon de clarté. En se rapprochant de ces dates, Wagner se souvient sans doute avec nostalgie de ces moments merveilleux et le 22 décembre 1858 de son exil à Venise, il note dans le Journal qu’il écrivait à Mathilde :
« Depuis trois jours, j’ai dans l’âme ce passage (Note du traducteur : scène 2 du deuxième acte de Tristan et Isolde) : « Celui que tu as embrassé, celui à qui tu as souri » et « abandonné dans tes bras » etc. Je restais un long moment sans pouvoir continuer, me rappelant exactement l’exécution. Impossible d’aller plus loin. Le petit Kobold appela de la chambre: c’était l’apparition d’une muse bienfaitrice. Une seconde fois, je me souvins de ce passage. Je m’assis au piano et je notai rapidement comme si je l’avais su de mémoire depuis bien longtemps. Un juge sévère découvrirait dans cela quelques réminiscences de Traüme revenaient. Tu me pardonneras malgré tout, très chère. Non ! Je n’aurais jamais de remords de ton amour pour moi. Il est divin, R.W. »
Ce cadeau de Noël dut paraître si merveilleux à Mathilde : un de ses lieder, Traüme, faisait d’une façon partie de Tristan et Isolde. Mais ce cadeau ne fut pas le seul puisque le 23 décembre Mathilde reçut un premier exemplaire du poème imprimé en cadeau d’anniversaire de la part de Richard Wagner. Mathilde, de son côté, ne resta pas en reste et en guise de cadeau de Noël, elle lui envoya un beau conte écrit par elle sur une fillette qui souhaitait attraper un petit oiseau et courant après lui, elle oublia l’heure et les obligations. Sa mère s’inquiétait de son retard mais la fillette n’avait d’yeux que pour le petit animal. Enfin, la nuit tomba et épuisée, la fillette s’endormit sur la mousse. En rêve lui apparut un angelot. Elle tendit les mains vers lui et soupira, désirant s’élever avec lui dans le ciel mais elle se retint en pensant à la tristesse de sa mère en la perdant. Ainsi elle se réveilla et elle retourna en courant chez elle pour retrouver sa mère. C’est un bref résumé du conte. L’original est bien plus long et plus beau mais le raconter ici sous forme résumé permet de pouvoir l’expliquer, comme le fit Judith Cabaud dans son livre magnifique Mathilde Wesendonck ou le rêve d’Isolde, car à travers ce cadeau, Mathilde a expliqué à Richard le motif pour lequel elle ne pouvait pas marcher à ses côtés et abandonner sa famille.
Et ainsi pour Noël, Richard et Mathilde vont échanger des saluts et des hommages du style de ceux que nous avons commentés, qui sont si personnels et précieux, offrant un témoignage digne de foi sur le fait que chacun d’eux continuait à penser intensément à l’autre. Il n’y a pas de sens à se référer aux échanges épistolaires de ces années-là mais nous pensons qu’il vaut la peine de commenter la lettre que Mathilde lui écrivit à la date du 21 décembre 1863, car c’est la dernière qui couronne cette correspondance. A partir de cet instant leurs vies vont emprunter des chemins différents et cette communication intime entre eux disparaît bien qu’il n’y eut aucun doute que leurs sentiments soient restés les mêmes.
Alors, dans cette lettre du 21 décembre, Mathilde envoya à Richard comme cadeau de Noël… le petit Jésus en personne ! La lettre disait :
« L’amie (il s’agit d’Elisa Wille) va s’en aller ; Elle a passé la nuit ici : nous avons bavardė pendant de belles heures inoubliables. J’ai ici un enfant Jésus. Je me suis dit qu’il aimerait aller à Vienne orner la chère maison de l’ami. Je l’ai trouvé magnifique et il m’aurait beaucoup plus de l’accompagner. Mais l’enfant Jésus jouit de privilèges en ce monde et aussi je l’ai prié de trouver l’homme qu’il faut et de lui accorder son nom. Maintenant offrez Lui un accueil favorable ! Les enfants l’attendent avec anxiété. Nous illuminerons l’arbre dans la salle à manger…»
On ne reçoit pas des cadeaux de noël comme celui-ci chaque année ! C’étaient des temps difficiles pour le compositeur qui se retira dans le tranquille Tribschen, près de Lucerne, où en 1866 il trouva auprès de Cosima l’intime joie attendue depuis longtemps.
Cosima eut l’intention de commencer à écrire ses fameux Journaux au Noël 1868, coïncidant avec ses 31 ans mais finalement elle réalisa son projet le 1er janvier 1869. Grâce à eux, nous avons l’opportunité de constater que l’esprit de Noël régnait dans le foyer du Maître de Bayreuth. Quelques remarques nous en offrent une idée. Par exemple, pour le Noël de 1869, Cosima écrivit une prière en pensant à ses enfants, et elle et Richard ornent ensemble l’arbre de Noël. Le 24 décembre, nous lisons cette annotation :
« Nous arrangeons la maison. J’ai peint avec soin le nom de tous ceux qui vivent dans la maison et je les ai répartis dans la pièce. Il s’agit d’installer les cadeaux sans se servir des tables. Le professeur Nietzsche est arrivé ce matin et m’aide à installer le théâtre de marionnettes auquel nous accrochons l’Ordre d’Iftekhar. L’après-midi, j’ai encore quelques courses à faire et pendant ce temps, Richard fait répéter Ruprecht et le petit Jésus. Je rentre à la maison et l’on commence. Je suis avec le professeur Nietzsche et avec les enfants et je demande à Loulou de réciter le Combat avec le Dragon pour mettre à l’épreuve ses facultés intellectuelles ; elle récite jusqu’au vers « tu connais cette petite église, Seigneur » ; à ce moment, Hermine entre et dit qu’elle a entendu des cris et, tout d’un coup, Ruprecht est là et pousse en effet des cris ; les enfants ont grand peur, Richard le calme peu à peu, il jette ses noix, les enfants sont très heureux. Pendant qu’ils ramassent les noix, le petit Jésus, brillamment illuminé, fait son apparition; le petit Jésus fait un signe avec l’arbre et descend lentement l’escalier, il disparaît par la galerie; les enfants, éblouies par l’éclat de l’arbre et des jouets, ne le voient pas disparaître. Après la distribution des cadeaux, je prie devant l’arbre éteint avec les enfants. Le professeur Nietzsche m’offre sa conférence sur Homère dédicacée. (Le soir, Le meurtre des enfants de Bethléem)3 Cosima Wagner, Journal I (1869-1872). Editions Gallimard, 1977.
Il s’agit d’une œuvre écrite par Ludwig Geyer, beau-père de Richard Wagner. A cette note suit une série de prières et de poèmes sur Noël sous forme de brouillons. « La prière du petit Jésus » dit ceci :
« Cher petit Jésus, tu nous es venu, tu nous as apporté la joie, nous te rendons grâce en pensant à toutes les personnes malheureuses et nous te prions du fond du cœur que cette nuit tu les visites et que tu les bénisses. Aux pauvres qui ont faim, qui ont froid, qui rencontrent l’obscurité, offre ta nourriture et ton royaume céleste; aux pauvres qui sont seuls, sans amis et qui pleurent, dis leur qu’ils sont bienheureux, salues les enfants qui n’ont pas de mères pour leur allumer un arbre de Noël et dis leur que tu es leur meilleur ami. De même que tu nous offres toutes ces petites lumières, offre à tous ta grande lumière pour qu’ils se sentent aussi heureux que nous. »
L’année suivante, en 1870, Noël se prépare à nouveau. Ce sera un Noël plus spécial que d’habitude. Richard et Cosima avaient pu enfin se marier en 1869 à Lucerne, surmontant ainsi une grande quantité de difficultés. Cosima note le 23 décembre dans son Journal qu’elle décore l’arbre et que les enfants travaillent en secret, le tout dans une grande impatience. Le 24, elle écrit :
« Richard ramène le professeur Nietzsche de la ville et nous allumons les lumières à sept heures. C’est le premier noël où je ne fais aucun cadeau à Richard et où il ne m’offre rien… et c’est bien ainsi. »
Quelle évocation ! Le jour suivant, elle fête ses 33 ans et Richard lui a préparé une surprise unique. En cachette, il a pensé à un cadeau de Noël très spécial en remerciement de l’avoir fait père pour la première fois et lui avoir offert donc une véritable famille : il a composé une pièce de musique de chambre à caractère intime pour être interprétée par douze musiciens (deux premiers violons, deux seconds violons, deux alti, un violoncelle, une contrebasse ; une flûte, un hautbois, deux clarinettes en la, une trompette, deux ors et un bassons) intitulé L’idylle de Siegfried, en l’honneur de cet enfant qui vient de le faire rajeunir et qu’il a baptisé du nom du vaillant et orgueilleux héros qui ignore la peur, et il l’offre à l’heureuse mère sous forme d’une émotion extrême. Nous pensons que rien n’est meilleur que de traduire le récit de ce bel événement sous la plume d’un des meilleurs biographes du compositeur de Bayreuth, Carl Fr. Glasenapp :
« Pour les habitants de Tribschen, la fête de noël était toujours une fête double. Ce fut le même jour de Noël, le 25 décembre, lorsque 33 ans auparavant, à Bellagio, auprès du lac de Côme enchanteur, on offrit le cadeau de la vie à l’épouse du Maître. Madame Wille conte dans ses mémoires comment le génie de Wagner essayait toujours de trouver des cadeaux délicats pour elle. Mais le plus sensible et le plus tendre de ces cadeaux fut le monument musical à la joie de Tribschen, qu’il fit crée le 25 décembre 1870. Wagner composa, sans qu’elle le sache, une pièce pour petit orchestre : le Siegfried-Idyll. C’est sous ce titre que ce fut connu par le monde entier mais toute la famille ce fut toujours « l’idylle de Tribschen ». La pièce contient les thèmes de la dernière scène du troisième acte de Siegfried avec la sublime extase d’un grand amour, avec ses luttes héroïques et sa joie réconfortante, exprimé dans des notes qui s’entrelacent dans l’enchantement parfumé de la nature, représentées dans des thèmes qui structurent une forme musicale d’une tendresse incroyable et d’une douce délicatesse.
« Avec sa merveilleuse expression, le compositeur nous transporte dans la péninsule de Triebschen, baigné par la houle vert émeraude du lac des Quatre Cantons, à la villa entourée de lierre, parmi les frondaisons. Les rayons du soleil scintillent sur les vagues du lac souriant et le calme serein de la nature opulente s’harmonise avec le rire joyeux des enfants, heureux dans leurs jeux, les enfants dont le père majestueux leur chante une berceuse raffinée. »4 Glasenapp fait référence ici à l’article de R. Pohl des Wochenblätter, 1877, p. 245.
La pièce devait résonner pour la première fois au matin du jour anniversaire, en surprise pour sa femme et ses enfants. Pour cela, le Maître avait choisi à Zurich quelques bons musiciens. Le petit orchestre, avec l’aide de plusieurs collaborateurs de Lucerne, répéta là-bas, dirigé par Hans Richter. Richter, lors de la première audition – dirigée par le Maître – occupa le poste de trompettiste. Le tendre hommage fut parfait. A la première heure du matin, les musiciens se glissèrent silencieusement dans la maison, se placèrent sur les marches et les paliers de l’escalier qui menait à l’appartement supérieur et, sous la direction de Wagner, ils interprétèrent la délicate mélodie qui envahit les pièces de l’heureuse maison dans un sentiment chaleureux d’amour et d’allégresse paternelle. L’emplacement des musiciens dans l’escalier fit que durant des années les enfants – dans leur langage imagé et ingénu – qualifièrent cette « idylle » enchanteresse de « musique de l’Escalier ».
L’impact causé sur Cosima fut tel qu’elle fut incapable de décrire ses sentiments dans son Journal. Elle se limita à décrire l’événement tel quel. Quel dommage ! L’esprit a besoin de temps pour assimiler les choses.
Les années passèrent et les Noëls se succédèrent les uns après les autres. Les sapins continuèrent à être décorés, les oranges dorées, suivis des noix et de l’échange des cadeaux qui se réalisait avec beaucoup d’affection. Le 25 décembre 1871 Cosima note : « Je suis pensive comme toujours le jour de mon anniversaire. Très belle lettre du professeur Nietzsche qui m’envoie une œuvre de sa composition. Il s’agit de « Nachklang einer Sylverternacht » (Échos d’une nuit de la Saint Sylvestre). Je l’ai déjà dit ; il ne s’agit pas d’offrir des présents de valeur d’un point de vue matériel mais d’offrir ce qui provient du cœur.
Et, de façon totalement wagnérienne, ces jours-là, l’amour était partagé non seulement avec les personnes mais également avec tous les êtres vivants qui nous entourent. Ainsi dans son annotation du 23 décembre 1872, alors installés à Bayreuth, nous lisons :
« Hier au soir, Richard a eu un chagrin qui m’attriste beaucoup, au sujet de Rus ; Richard ne veut pas que le chien reste seul dans la cour, et j’avais donné l’ordre de l’y laisser, car il est très grand et pas très propre ; cela blesse Richard et je me promets à nouveau en silence de ne rien faire qui le contrarie, d’essayer plutôt de deviner ce qu’il souhaite, car il a tant de soucis. »
Ce n’est pas un mauvais cadeau de Noël cependant… Les enfants lui offrirent le 25 des couronnes et lui chantèrent des chansons.
Le 25 décembre 1873, le cadeau que reçoit Cosima est l’Acte I orchestré du Crépuscule des dieux. mais cette année-là une autre surprise délicate l’attendait. Richard a composé « pour l’anniversaire de Kosel », comme l’appelait tendrement, une pièce courte qui sera cataloguée plus tard comme Kinder-Katechismus, WWV106. Il s’agit d’une petite œuvre pour quatre voix d’enfants en hommage à Cosima dont le texte fut récité par le petit Siegfried au pied de son lit et tous les enfants chantaient ensemble pour le bonheur de l’heureuse mère émue. Comme nous pouvions le supposer ; chez les Wagner, toutes les festivités se célébraient en musique. Il n’y avait pas de problèmes d’interprètes, ni de voix. Tout le monde savait jouer d’un instrument et chanter. C’était réellement délicieux !
Le 24 décembre 1877, Cosima note dans son Journal :
« Toute ma journée est absorbée par l’Enfant Jésus ; enfin, vers 6 heures, j’entre dans la salle et je suis accueillie par un « Bienvenu, Christ aimé ! ». Revenant à la maison et regardant celle-ci qui résume toutes ces joies, Richard avait soudain pensé que le Christ n’est pas seulement le Sauveur, mais aussi celui qui apporte la joie. Sous la direction de Loulou, les enfants ont très vite appris la mélodie qu’ils chantent fort bien. »
La musique accompagnait toujours toutes les célébrations de Noël. Pour le Noël de 1880, nous lisons dans le journal à la date du 23 décembre :
« Nous ne sortons pas, je prends quelques dispositions pour demain, un tableau vivant avec les enfants, la Sainte Famille. »
Et le jour suivant, pour la nuit de noël, en se référant à Wagner :
« Le tableau vivant, magnifiquement représenté par les enfants qui ne bougent pas, lui plaît et l’émeut tellement qu’il voudrait que Joukowski le peigne. Le Noël prévu pour Marke lui fait également plaisir et nous passons gaiement la soirée jusqu’à la fin de laquelle l’arbre est allumé. Il est heureux de tout cela, ainsi que du portrait de Fidi que lui offre Joukowski, mais surtout des enfants qui étaient si beaux dans le tableau vivant (trois anges musiciens: Boni (Blandine), Loldi (Isolde), Eva; Fidi (Siegfried), le rabot à la main, en Enfant Jésus; Loulou (Daniela), la Madone en prière, de côté, Pepino (Joukowski) en Saint Joseph). Rubinstein accompagne le tableau en jouant le premier choral des Maîtres-Chanteurs. »5 Cosima Wagner, Journal III 1878-1880. Edition Gallimard, 1977. Hans von Wolzogen nous dit de Marke : « A la place de Russ entra rapidement une famille de Saint- Bernard de plusieurs générations, dont les enfants aimaient donner des noms des œuvres de leur père. Ainsi il y eut le grand Marke noir, avec sa grosse tête d’ours, dont le destin fut de suivre jusqu’à la mort son maître. » (Richard Wagner und die Tierwelt, Berlin 1910). Ainsi cela éclaire les surnoms affectueux dont chacun des enfants étaient appelés. (Note du traducteur)
Pour ce Noël et cet anniversaire, le compositeur offrit à Cosima la copie que cinquante ans auparavant, c’est-à-dire lorsqu’il avait 17 ans, il avait fait de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Parmi les plus beaux cadeaux, une table confectionnée par Fidi lui-même et de belles esquisses de Joukowski, très intéressantes.
Pour les derniers Noëls de sa vie, Wagner et sa famille les passèrent à Venise, le compositeur voulut offrir à Cosima, comme surprise de Noël, au réveillon, l’interprétation sous forme de concert au Théâtre de la Fenice d’une symphonie qu’il avait composé dans sa jeunesse la Symphonie en Do Majeur dont le manuscrit avait longtemps disparu et qui fut arraché à l’oubli pour cette occasion. Ce fut la dernière fois que le Maître de Bayreuth saisit une baguette et il dirigea un orchestre composé de professeurs et d’élèves du Lycée San Marcello et devant une salle presque vide puisque les uniques invités privilégiés à ce concert d’adieux furent Liszt, Cosima, les enfants, le Comte Contin (Président du lycée), Joukowski, Hausbourg (précepteur de Siegfried Wagner) et Humperdinck qui accourut de Paris ex-profeso pour l’événement. Le jeune orchestre était enthousiaste par la façon dont Wagner les avait fait travailler la pièce. Le concert se termina sur quelques phrases de Wagner en français aux membres de l’orchestre en leur expliquant l’histoire de cette Symphonie. L’excitation transmise au rare public culmina en poussant Liszt à s’asseoir au piano et à interpréter quelques-unes de ses géniales productions. Un festin mit fin au dernier réveillon de Richard Wagner.6Dr Eva Humperdinck / Mr. M. Evamaris, Engelbert Humperdinck in seinen persönlichen. Beziehungen zu Richard Wagner (Görres Verlag, Koblenz. 1996).
Lorsqu’aux prochains Noëls, nous préparerons les présents pour nos amis, lorsque nous envisagerons les célébrations pour ces dates intimes, lorsque nous penserons à la profonde religiosité de ces jours, nous ne devons pas oublier que par delà le temps et l’espace, Richard Wagner et toute la grande famille wagnérienne, célébrèrent ces jours avec joie et recueillement. Les temps changent, des dates historiques importantes à un moment donné, sont complètement oubliées quelques années plus tard. Avec très peu de témoignages, il est possible d’identifier l’ambiance qui régnait à Bayreuth et l’une d’elles est sans doute Noël. Richard, Cosima, les enfants, les amis… tout le grand cercle d’êtres chéris par Wagner parmi ceux que nous ne pouvons oublier comme les chiens et les autres animaux célébraient ensemble ces fêtes si particulières. Chez les Wagner, aux Noëls d’il y a plus de cent ans, on respirait une atmosphère si profonde et joyeuse comme chez nous il y a plus d’un siècle. Et maintenant continuons à vivre, chez nous et parmi nous, le même sentiment chrétien de la vie.
MI. et JM.