ORIGINE DU TEXTE
Ce texte a été publié le 12 juillet 1840 dans la Gazette musicale de Schlesinger. Richard Wagner est à Paris et il porte tous ses espoirs sur cette ville et sa vie musicale.
C’est donc l’occasion pour lui de resituer la musique allemande par rapport aux musiques française et italienne qui prévalent dans les programmes de la capitale française.
Les articles de cette période sont souvent reconnus pour leur intérêt technique ou informatif sur la vie musicale de l’époque, cependant Richard Wagner ne peut s’empêcher d’introduire des éléments de débat et une certaine flatterie envers les Français chez qui il espère devenir la nouvelle coqueluche.
RESUME DU TEXTE
Richard Wagner part d’une assertion selon laquelle les Allemands acceptent les importations culturelles sans imposer les siennes. Il différencie donc les Allemands qui s’enthousiasment pour les productions étrangères au point de faire preuve de partialité face à leurs propres œuvres, contrairement aux Français qui s’enorgueillissent de leur musique et ne cherchent pas particulièrement à découvrir celle des autres. Même si le public français averti apprécie la musique allemande (il cite bien évidemment Beethoven), Wagner doute qu’il comprenne réellement l’esthétique d’Outre-Rhin. Voici comment il définit les musiques selon les différentes nations :
« On a dit que la musique disposait l’Italien à l’amour, que le Français ne l’aimait que comme prétexte à réunion mondaine, mais que l’Allemand la pratiquait comme une science. Il serait peut-être plus juste de dire que l’Italien est un chanteur, le Français un virtuose, et l’Allemand un musicien. L’Allemand a le droit d’être exclusivement désigné comme musicien, car on peut dire de lui qu’il aime la musique pour elle-même, et non pas pour chercher à plaire, pour gagner de l’argent ou de la considération, mais parce que c’est un art divin qu’il adore et qui est tout pour lui du jour où il s’y consacre. »
Le musicien allemand est désintéressé, humble et la situation politique allemande fondée sur de petits duchés, royaumes et électorats indépendants les uns des autres, ne permet pas un développement de la célébrité. Les musiciens allemands font de la musique pour leur plaisir, sans professionnalisation et dans un cadre intime. Pas de virtuosité, que de la simplicité. Dès l’instant où les mêmes musiciens se voient projeter dans un salon, ils vont perdre leur élan naturel, vont essayer d’imiter les Français ou les Italiens, avec moins de talents. Ce qui perd les musiciens allemands, c’est la modestie.
Wagner poursuit en regrettant que les œuvres allemandes qui sont créées à Berlin restent inconnues à Vienne ou Munich et il faut qu’elles aient un retentissement à l’étranger pour que l’Allemagne entière la découvre. De même, il déplore le côté provincial des allemands (avec des chants souabes, prussiens, autrichiens) sans parvenir à faire émerger un chant national allemand. La musique allemande est indépendante et reste confinée dans sa province. Néanmoins on est toujours surpris de découvrir la multitude de petits orchestres et de musiciens amateurs qui interprètent avec qualité leur musique.
Wagner nous propose un portrait du musicien allemand : c’est en général un musicien qui sait jouer de deux ou trois instruments ; il est également compositeur et a étudié le contrepoint et l’harmonie. Il maitrise ainsi les symphonies de Beethoven puisqu’il les a étudiées de l’intérieur. Néanmoins cela peut nuire à l’ensemble orchestral, où chaque musicien se consacre uniquement à sa partie, sans chercher une interprétation d’ensemble.
La musique allemande est donc pour Wagner une émanation des classes populaires, permettant de soulager l’âme par la beauté artistiques, et non un apport de la haute société. Le musicien ne veut pas que sentir la musique, il veut la penser, entrer en elle, d’où son étude approfondie. Dès le plus jeune âge, l’Allemand va découvrir la musique, et elle va s’ériger en religion. De cette religiosité découlera un esprit rêveur. C’est une qualité intrinsèque de la musique allemande, de même qu’elle est essentiellement instrumentale par manque de belles voix comme en Italie.
Wagner poursuit en affirmant que la musique instrumentale est plus noble que l’opéra, et donc que la symphonie, sans être soumise à l’influence étrangère, demeure dans son art et son domaine. Voici la raison pour laquelle l’Allemand s’est essentiellement consacré à la musique pure et instrumentale, laissant sa rêverie et sa nature profonde l’inspirer sans contrainte. Nul besoin de décors fastueux, de grande salle de concert, quand il s’agit d’un simple duo pour violon et piano, ou même dans un plus grand format d’une symphonie de Beethoven.
« La musique instrumentale est donc la propriété exclusive de l’Allemand ; c’est sa vie. C’est sa création ! Une des raisons principales du développement de ce genre se trouve, peut-être aussi dans cette timidité prudente et craintive, l’un des traits caractéristiques de l’Allemand ; c’est cette timidité qui défend à l’Allemand de produire à l’extérieur son art, pour lequel il professe un culte intime. »
Ensuite Wagner souhaite démontrer que toute la musique allemande est fondée sur une même base.
Premièrement, il fait l’éloge du choral, à la fois populaire mais aussi aux harmonies riches. Du choral découlent les motets et toute la musique religieuse de Jean-Sébastien Bach. Wagner glorifie Bach par la qualité et la perfection de ses œuvres jusqu’aux grandes Passions. Si l’opéra est laissé aux Italiens, et la pompe ecclésiastique à l’Eglise catholique, les protestants vont conserver une grande austérité dans leur musique. De cela émergera le lied, version profane du choral.
Le luxe et le caractère sensuel de l’opéra sur le modèle italien ne saura toucher le peuple et se cantonnera uniquement sur les cours princières. Néanmoins les Allemands s’adaptèrent facilement au style italien et élevèrent l’opéra à un niveau remarquable. Bien évidemment Wagner pense à Mozart et il nous confie sa vision du génial compositeur : un jeune Allemand qui apprend la musique en famille, à qui on inculque les règles de base de l’harmonie et du contrepoint. Devenu grand, Mozart ne recherche pas systématiquement la gloire, repoussant parfois des situations avantageuses et vivant dans un grand dénuement. Il assimila l’art italien tout en y intégrant les éléments de la musique allemande. Enfin il compose son premier opéra allemand (La Flûte enchantée) qui reste le point de départ de l’opéra allemand. Parallèlement, se développait en Allemagne un genre qui ressemblait à l’opéra-comique français, inspiré de la vie populaire, souvent d’un caractère vif et comique. Ce genre s’installa profondément à Vienne en Autriche. La Flûte enchantée est issue de ce ferment populaire, fantastique mais Mozart a sur l’élever au niveau de chef-d’œuvre. Malheureusement, en créent son premier opéra allemand, Mozart avait atteint un degré de perfection presque inimitable, les autres compositeurs ne parvinrent pas à le surpasser même à l’égaler, en dépit des qualités de leurs œuvres.
Fort heureusement, vint Weber :
« Ce fut Weber qui rappela dans la musique théâtrale la chaleur de la vie. Dans son œuvre la plus populaire, — Le Freischutz — Weber touche au cœur même du peuple allemand. Une légende allemande, une fable effrayante, mirent là le poète et le compositeur en contact direct avec la vie populaire allemande. Le vif et simple lied allemand, base de l’œuvre, ressemble à une grande et émouvante ballade, parée des plus nobles ornements d’un romantisme charmant ; il exprime de la manière la plus saisissante le caractère plein de fantaisie de la nation allemande. »
Malheureusement, Weber ne parvint pas à réitérer avec ses autres opéras comme Euryanthe ou Oberon. De même Spohr n’atteindra pas la qualité du Freischütz. Wagner estime que seul Marschner a réussi à composer des œuvres du nouveau de Weber, mais n’est pas parvenu à maintenir l’opéra allemand face à la progression de l’opéra français dans le goût du public allemand.
Richard Wagner termine son étude en relatant l’ascension de la musique rossinienne et du grand opéra à la française. En effet, les compositeurs allemands se retrouvèrent en rivalité avec Rossini et « son chant joyeux », « plein de verve », que reprirent les Français en y ajoutant une mâle assurance, un aspect plus sérieux et une vision nationale, qui rendirent leurs opéras encore plus remarquables. Wagner salue les sentiments chevaleresques dans Jean de Paris de Boieldieu, la vivacité et la grâce des opéras-comiques de l’époque. Enfin La Muette de Portici d’Auber atteint le zénith de la production française. Wagner félicite la nation française d’avoir développé la forme opératique à ce niveau :
« Cette impétueuse énergie, cette mer d’impressions et de passions, peintes avec les plus chaudes couleurs, traversée par les mélodies les plus originales, ce mélange de grâce et de force, de charme et d’héroïsme, n’est-ce pas la plus complète personnification de la nation française ? Et cette étonnante œuvre d’art pouvait-elle être produite par tout autre que par un Français ? On ne peut dire autre chose si ce n’est que, par cette œuvre, la nouvelle école française arrive à son apogée, et qu’elle acquiert par là « l’hégémonie » du monde civilisé. Comment s’étonner alors que l’Allemand si impartial et si hospitalier n’ait pas tardé à reconnaître avec un enthousiasme sans bornes l’excellence des productions de son voisin. »
Mais il faut surtout lire les deux derniers paragraphes de ce texte de Wagner qui glorifient l’amitié franco-allemande.
« Quant à la musique dramatique, nous pouvons admettre qu’actuellement il n’y en a qu’une seule pour l’Allemand comme pour le Français. Que leurs œuvres respectives se produisent, d’abord, dans l’un ou l’autre des deux pays, il importe peu. Le fait que les deux nations se tendent la main et se prêtent mutuellement leurs forces, prépare l’une des plus grandes époques de l’art. Puisse cette belle alliance n’être jamais rompue ! Car il est impossible d’imaginer une union fraternelle entre deux peuples dont les résultats artistiques puissent devenir plus grands, plus complets pour l’art que l’alliance des Allemands et des Français. Le génie de chacune de ces deux nations se complète l’un par l’autre. »
ANALYSE
Wagner a une vision réductrice du monde musical, estimant que seul les Allemands peuvent comprendre la véritable nature de la musique, et que les Italiens sont cantonnés au rôle de virtuose. Egalement la vision naïve du compositeur allemand qui vit humblement, sans chercher la gloire, est simpliste et très romantique
Dans le même esprit, on ne peut pas laisser Wagner affirmer qu’il est plus facile d’être compositeur en France à une époque où le mécénat de la noblesse n’existe plus (contrairement à l’Italie et l’Allemagne), et dont le marché de la composition est soumis aux directeurs de théâtre et des éditeurs.
Si son étude des compositeurs allemands (avec Mozart, Weber, et les suivants) restent intéressants, il faut noter qu’en 1860, dans la préface des quatre poèmes d’opéras, Wagner était moins enthousiaste sur les qualités musicales de Mozart :
« Mozart, qui se rapprochait de la conception mélodique italienne, était retombé plus d’une fois, on peut même dire habituellement, dans l’usage des phrases banales ; elles nous montrent fréquemment ses périodes harmoniques sous un aspect pareil à celui de la musique de table. »
Les propos élogieux de la fin rappellent que ce texte a été rédigé avant la chute du Tannhäuser à Paris. Il faut donc lire cet article comme une volonté de la part de Wagner de se faire connaître auprès de ses contemporains, de montrer qu’il n’est pas un simple compositeur mais un artiste qui réfléchit sur son art, qui s’inscrit dans une histoire. C’est les prémices de ce qui deviendra plus tard Opéra et Drame. Enfin la critique qu’il propose des autres compositeurs, même si elle peut paraitre parfois excessive, n’est pas toujours exempt de vérité.
CPL.