Il fait encore jour quand, le vendredi 27 août (1869), nous entrons au théâtre.
Une foule de curieux est massée devant le péristyle et sur la place de la Résidence. On sait, pourtant, que les appartements du palais communiquent directement avec la loge royale et que l’on ne verra pas Louis II passer, quand il entrera au théâtre. C’est donc l’irrésistible attrait du mur, derrière lequel il se passe quelque chose, qui retient là ces badauds.
La salle est brillamment éclairée, vide cependant ; les quelques centaines de personnes que le roi a bien voulu inviter s’y éparpillent et sont presque invisibles. Les baignoires et plusieurs rangs de fauteuils d’orchestre sont seuls occupés ; la « galerie noble » et les loges, au milieu desquelles la loge royale, en face de la scène, prend une si grande place, sont interdites.
Je regarde la décoration somptueuse de cette loge, de ce cadre auquel le tableau manque encore et qui va entourer, tout à l’heure, l’apparition, si désirée, du jeune souverain. C’est la première fois que nous le verrons, celui qui nous inspire une si profonde sympathie, celui que nimbe cette gloire d’avoir pu corriger une erreur du destin et atténuer la honte que gardera l’humanité pour avoir méconnu le Génie.
Les draperies de velours bleu, aux plis abondants relevés par des câbles d’or, la couronne fermée et le blason « lozangé d’azur et d’argent » et soutenu par des « lions rampants », — ce qui signifie : debout, en style héraldique, — accrochent seuls la lumière, et toute la loge royale forme comme une grotte d’ombre.
Tout à coup le roi est là, jaillissant de l’obscurité comme un astre sort du brouillard. Son juvénile visage cause une surprise délicieuse : nous ne le prévoyions pas ainsi. Féminin et volontaire, candide et dominateur ; sous les cheveux, très noirs, qui gardent, dressés sur le front, comme une ondulation de flamme, le teint est d’une pâleur chaude, presque bistrée, et un singulier accent d’énergie contraste avec la douceur des traits si délicatement modelés. Mais on est tout de suite fasciné par le resplendissement extraordinaire de ces yeux, glauques comme la mer, rayonnant de longs cils noirs, de ces yeux profonds, extasiés… « Rien ne peut donner l’idée de la magie de ce regard ! » disait le Maître.
Le roi s’avance jusqu’au bord de la loge. Sa haute stature domine un instant la salle ; puis il s’assoit. Aussitôt on fait l’obscurité, la vision s’évanouit.
Mais Hans Richter ne donne aucun signal à l’orchestre. La rampe s’allume et, sans que le rideau s’écarte, un homme se glisse devant, par un angle de la scène.
L’intendant Perfall !… qu’est-ce qu’il veut ?…
La main sur le cœur, après maintes courbettes, il parle : il « réclame l’indulgence auprès du public d’élite devant lequel il a l’honneur… Malgré toute la bonne volonté, de longs efforts consciencieux… d’insurmontables difficultés de mise en scène… des effets irréalisables… Il a fallu se résigner à ne pas atteindre la perfection, à se contenter d’à peu près… Regrets, chagrin… mais à l’impossible nul n’est tenu… »
La présence du roi refoule toute manifestation ; pourtant on ne peut étouffer un murmure indigné, qui poursuit Perfall, quand, après de nouvelles courbettes, il replonge derrière la toile.
Richter frappe rageusement sur son pupitre, comme s’il tapait sur le dos du traître.
La note grave se met à vibrer sourdement, le prélude commence ; mais nous ne l’écoutons plus dans le religieux recueillement de l’autre jour, nous avons l’anxiété de voir le rideau s’ouvrir… et il s’ouvre.
On est déçu, au premier coup d’œil. Rien de la pénombre glauque, des profondeurs humides et troubles que l’on s’attendait à voir : des rochers très secs, en carton découpé, posant, sans mystère, sur le plancher de la scène. Un affreux quinquet, accroché au plus haut découpage, veut figurer « l’or du Rhin » : il ne rappelle que la lanterne que l’on pose, la nuit, au sommet des démolitions… La voix cristalline déroule sa claire mélodie, et voici que, les bras ballants, les cheveux pendant devant le visage, un mannequin, qui veut être une ondine, est précipité d’en haut, la tête en bas, et, à mi chemin, reste suspendu, balancé au bout d’une ficelle. Au moment où résonnent les autres voix, de nouvelles personnes, de même tournure, tombent des hauteurs et oscillent dans des attitudes lamentables de noyées. Bientôt les mannequins sont tirés en arrière, et les vraies chanteuses, debout sur des portants, à demi cachées par des découpures de rochers, paraissent et agitent leurs bras, pour simuler la nage ; puis elles s’en vont, les filles du Rhin artificielles reviennent et gigotent désespérément autour du quinquet fumeux.
Quelle dérision !… On n’oserait pas montrer cela au guignol des Champs-Élysées.
Après le changement à vue, d’une maladresse invraisemblable, un tout petit Walhalla, pareil à un château de cartes, apparaît sur une montagne. Wotan a l’air d’un chemineau qui dort à la belle étoile. Dès qu’il chante, pourtant, la magnifique voix de Betz fait tout endurer ; on ne regarde plus le ridicule paysage, et comme, dans ce tableau, il n’y a pas de trucs difficiles, on peut écouter la suite des scènes, jusqu’à la descente au Nibelheim.
Là, par exemple, l’intendance prend sa revanche.
Un pschuit formidable et continu couvre, tout à coup, les voix et l’orchestre. Qu’est-ce que c’est ?… on s’effraie d’abord. Mais d’épais nuages de vapeurs blanches envahissent la scène ; tout s’explique : les fameuses machines !… Un feu de Bengale rouge, allumé trop tard, colore ces buées, qui sont censées s’échapper du royaume souterrain des Nibelungen forgerons.
Quand, plus tard, Alberich doit se coiffer du casque magique pour prendre la forme d’un dragon, il s’en va tout simplement dans la coulisse et le dragon entre par le même chemin, puis le dragon s’en retourne et le personnage revient.
La machine à vapeur n’est plus employée au dernier tableau : au moment où Donner assemble les nuages et déchaîne l’orage, le pschuit aurait pu aider cependant aux sifflements de la bourrasque. Cette fois, ce sont des blocs de granit qui descendent des frises et vont à droite et à gauche, sans savoir où s’arrêter ; on les remonte péniblement aux frises après l’orage et ils laissent voir, ajouté au décor de tout à l’heure, un large pont, en toile blanche, qui traverse la vallée et s’en va de l’autre côté, écraser le tout petit Walhalla.
Les Dieux se dirigent vers cette blancheur. C’est donc l’arc-en-ciel sur lequel ils doivent passer ?… Mais oui !… Une lumière prismatique, projetée par une lanterne, court éperdument sur la toile de fond, sur le nez de Wotan, partout où elle ne doit pas être, et n’atteint jamais le pont, massif et blanc, auquel elle est destinée.
Enfin le rideau se referme, l’orchestre se tait. Richter, rouge de colère, jette son bâton sur le pupitre ; lui, si doux d’ordinaire, a une expression farouche sur le visage.
— Je ne dirigerai pas ce Rheingold-là ! s’écrie-t-il ; à nous deux, monsieur l’intendant !
Et il nous dit :
— Attendez-moi au Café Maximilien ; nous nous concerterons pour prévenir le Maître.
XLIX
La première représentation de L’Or dit Rhin était affichée pour le surlendemain, dimanche 29 août (1869). Dans de pareilles conditions, il fallait empêcher qu’elle eût lieu. Si la mise en scène avait été seulement médiocre, on aurait pu, à la rigueur, se résigner et compter sur la splendeur de l’œuvre pour faire oublier les insuffisances de sa réalisation plastique ; mais ici il y avait trop de choses grotesques, qui faisaient rire, la malveillance et la mauvaise foi étaient trop évidentes : il fallait protester violemment et empêcher le sacrilège de s’accomplir.
Quand nous sommes tous réunis dans notre quartier général, au Café Maximilien, le conciliabule n’est pas long. Richter a eu avec Perfall une entrevue orageuse.
— Remettez la représentation, disait Richter.
— La représentation aura lieu dimanche, répondait Perfall ;
— Nous verrons !
— Nous verrons !…
— En effet, il verra, nous dit Richter ; ma résolution est prise, mais je n’ai pas voulu la signifier avant d’avoir l’avis de Wagner. Vite, à l’œuvre !
Il écrit une dépêche en allemand, nous rédigeons la suivante en français :
Maître, l’orchestre, sous la direction de Hans Richter, a été admirable. Les chanteurs méritent les plus grands éloges. Les décorations et les machines sont absurdes, ridicules, impossibles.
Et, pendant que l’on court au bureau du télégraphe, j’écris une longue lettre à Wagner pour lui faire un récit détaillé du spectacle auquel nous venons d’assister et dont nous sommes encore tout frémissants d’indignation.
Betz, lui aussi, écrit au Maître, qui aura les dépêches ce soir et les lettres demain matin.
Nous attendons les réponses, avec quelle impatience !
La première dépêche qui arrive le lendemain est pour Richter :
Est-ce qu’on me fera vraiment l’affront de donner mon œuvre demain ?
Au théâtre, l’Or du Rhin est toujours affiché. Richter montre la dépêche de Wagner à Perfall, qui, sans en tenir compte, persiste à jouer l’œuvre à la date fixée.
Je reçois une lettre de Tribschen, dans laquelle Wagner me fait dire « qu’il me remercie du tableau si vivant que je lui ai donné de cette débâcle ; qu’il a télégraphié au roi pour lui demander de suspendre les représentations ; qu’il a télégraphié à Betz pour le prier de refuser de chanter dans ces conditions. »
Le dimanche matin, Richter va, une dernière fois, voir l’intendant et lui dit :
— La représentation de l’Or du Rhin n’aura pas lieu ce soir, car je ne dirigerai pas l’œuvre contre la volonté de son auteur.
– Vous ne la dirigerez ni ce soir, ni jamais, s’écrie Perfall, car vous n’êtes plus maître de chapelle au Théâtre Royal.
Et, blême de rage, il signe la destitution de Hans Richter.
Mais on ne jouera pas l’Or du Rhin ce soir. Mieux vaut un homme à la mer que le navire perdu.
Une bande est collée sur l’affiche, remettant la représentation au jeudi suivant. L’intendance cherche un chef d’orchestre ; c’est une course folle à travers Munich, où beaucoup de Kapellmeister sont venus pour entendre l’Or du Rhin. Tous ceux qu’on sollicite se dérobent, quittent la ville précipitamment : aucun d’eux ne se soucie d’encourir le désaveu du compositeur, en conduisant son œuvre malgré lui.
Le lundi, une nouvelle lettre me fait savoir que Wagner a écrit longuement au roi pour lui expliquer dans tous ses détails l’affaire de L’Or du Rhinet le prier de remettre la représentation annoncée pour jeudi à dimanche prochain : si le roi le veut, Wagner viendra lui-même à Munich réinstaller Richter au pupitre et réorganiser, autant que possible, la mise en scène.
— Le Maître avait posé les mêmes conditions hier à l’intendance du théâtre et il a reçu un télégramme, sorti de la bosse du conseiller, lui disant que les conditions étaient accordées et qu’on le priait seulement de permettre que la représentation eût lieu jeudi. Wagner a télégraphié :
» J’attends une réponse du roi à une lettre partie aujourd’hui. »
Mais, le soir même de ce lundi 30 août, Richter reçoit une dépêche de Wagner, qui lui annonce son arrivée pour le lendemain. Il n’a pas eu la patience d’attendre la réponse du roi. Il vient dans le plus strict incognito, on ne saura pas où il habitera, et, si nous voulons seulement l’apercevoir, il faut garder le plus profond secret.
in Le troisième rang du collier (1909)