par Marie-Bernadette FANTIN-EPSTEIN
« Du bist der Lenz,
nach dem ich verlangte
in frostigen Winters Frist ! »
(Sieglinde, Die Walküre, Acte I, scène 3)
Richard Wagner n’aurait-il composé qu’une seule œuvre, La Walkyrie, il pourrait déjà être considéré comme l’un des peintres les plus subtils de la nature féminine, nuançant sa palette à l’infini et montrant parfois une intuition quasi-psychanalytique avant la lettre. En effet, ce sont trois personnages de femmes – toutes intéressantes, si ce n’est attachantes – qui conduisent l’action de La Walkyrie : Sieglinde, émerveillée par la découverte de l’amour, puis bouleversante dans sa détresse, Brünnhilde, évoluant de déesse altière vers une humanité compatissante, et même Fricka, maladroite et malheureuse dans son désir de reconquête de Wotan qu’elle perd définitivement par son intransigeance. Face à elles, la brute (Hunding), le héros romantique persécuté (Siegmund) et, teinté de « décadentisme », le dieu blessé qui aspire à la rédemption : Wotan.
SIGNY et HJORDIS, les modèles scandinaves
La Saga des Völsungs, présente, avec l’Edda Poétique et l’Edda en prose, les sources islandaises reconnues de L’Anneau du Nibelung.
La Saga conte l’histoire des descendants d’Odin – les enfants de Völsungr, roi des Huns. Parmi eux, un personnage retient plus particulièrement notre attention car son nom est Siegmundr. Il appartient à une tribu ennemie de celle des Hundings, et il a une soeur, Signy, dont il aura un fils, Sinfjötli. Puis, plus tard, avec une de ses épouses la jeune Hjördis, un autre fils valeureux naîtra, Sigurd, dont les exploits s’apparentent étroitement à ceux du Siegfried wagnérien – (le fils de Siegmund et de Sieglinde, les malheureux jumeaux, enfants de Wotan).
La belle Signy, mariée contre son gré à un chef rival, le cruel Siggeirr (de la tribu des Hundings), est fascinée par m, l’un de ses nombreux frères. Tous sont persécutés par son époux qu’elle déteste. Signy désire un enfant de Siegmundr. Pour cela, elle use d’artifices : elle se déguise en vagabonde et demande à son frère, qui vit caché dans une hutte au cœur de la forêt pour éviter la haine de Siggeir – lequel a déjà fait assassiné son père et ses frères – … de l’héberger pour la nuit : « car je me suis égarée dans la forêt, et je ne sais pas où je vais », lui dit-elle. Il la trouve séduisante et la garde auprès de lui trois nuits durant. Après cela, Signy rejoint son palais et échange son apparence avec la magicienne qui l’a remplacée auprès de Siggeirr durant son absence. Neuf mois plus tard naît un garçon, Sinfjötli, qu’elle envoie à son frère pour qu’il l’éduque : son caractère héroïque prouve à Siegmundr qu’il s’agit bien de son fils. Le jeune homme aura une fin tragique, traitreusement empoisonné, victime d’une vengeance de femmes. Quant à Signy, elle aussi périt de façon dramatique dans l’incendie de son palais.
A aucun moment Signy ne montre le moindre sentiment de culpabilité. Cependant, il est à noter que la jeune femme croit devoir faire preuve de dissimulation pour séduire son frère, et elle meurt par le feu avec son époux légitime au cours d’un épisode guerrier : son refus de fuir à ce moment-là peut être considéré comme une sorte de désir (ou d’acceptation ?) d’auto-punition. Mais peut-on parler de « moralité » dans une œuvre où règne la cruauté et la violence, et où tous les personnages, sans exception, connaissent des destins tragiques ?
Dernière et très jeune épouse de Siegmundr, la fragile Hjördis présente a priori très peu de points communs avec Sieglinde, si ce n’est qu’elle est la mère de Sigurd, et qu’elle accouche après la mort au combat de Siegmundr – toujours opposé à la tribu des Hundings. Elle survit, et devient reine du Danemark par son second mariage avec le prince héritier de ce pays, qui accepte d’adopter et d’éduquer le jeune Sigurd.
Les textes nordiques nous présentent des femmes énergiques, souvent intelligentes et rusées. Si elles subissent la loi des hommes en apparence (Signy s’incline devant la volonté de Völsungr, beaucoup moins devant celle de Siggeir), elles savent fort bien évoluer dans ce milieu rude et impitoyable, et peuvent être les instigatrices et même parfois les actrices qui dirigent ou modifient ce qui semble établi ou inéluctable (Signy prend l’initiative de séduire son frère : elle l’aime , mais aussi elle veut assurer la continuité de la race des Völsungr, exterminés peu à peu par les Hundings). Certaines sont capables de sentiments très forts, et les actes de désobéissance envers Odin sont le plus souvent motivées par l’amour et la révolte contre des ordres arbitraires (les walkyries rebelles ne sont pas rares : Brynhild, Svàva, …)
La SIEGLINDE de Richard Wagner
« Unheilig
acht ich den Eid,
der Unliebende eint »
(Wotan, Die Walküre, Acte II, scène 1)
De l’enfance de Sieglinde avec sa mère – dont on ignore le nom – et son père Wälse (Wotan), on ne sait pas grand-chose.
Il semble que Wälse se soit soucié, avant tout, de l’éducation guerrière de son fils, Siegmund selon des traditions ancestrales bien établies.
La femme, elle, attend le retour du guerrier, les filles demeurent auprès d’elle. En cas de conflits entre hordes rivales, les femmes sont violées, enlevées ou tuées. C’est le sort de la mère. Sieglinde enfant est vendue, esclave ; pubère elle subit un mariage forcé avec un ennemi, Hunding. On se situe dans une société archaïque aux mœurs primitives.
Mais Sieglinde, comme son frère jumeau Siegmund, est dotée d’une sensibilité et d’une intuition qui les différencient de leur entourage.
Wagner, ne l’oublions pas, associe au « mariage sans amour » une idée de dégénérescence et d’horreur qu’il développera jusque dans ses dernières œuvres théoriques – c’est ainsi que Sieglinde vit son union avec Hunding.
L’arrivée de Siegmund dans sa vie, c’est l’illumination, la découverte que l’amour est la seule chose qui puisse donner un sens à une existence jusque-là terne et désolée ; mais cet amour doit être don total, absolu, définitif.
Il est à noter que toutes les œuvres de Wagner accordent une importance fondamentale aux éléments ; une symbolique complexe et quasi métaphysique lie les êtres et la nature qui les entoure. Ainsi, l’orage qui conduit Siegmund à rechercher l’abri du foyer, ce feu dont la clarté s’ajoute à celle des éclairs, l’arbre qui soutient la hutte – étrange « double » d’Yggdrasill, le frêne qui soutient le monde – , le ruisseau où les héros ont découvert leur image, l’écho qui leur renvoyait le son – ou la musique – de leurs voix , le printemps surtout qui bouleverse les plantes et les êtres, tout cela sert à créer une communion et une harmonie parfaites entre eux et le monde qui les entoure, harmonie qui éblouit et attendrit le vieux Wotan, nostalgique lui-même d’une aussi parfaite union !
Dans le texte et dans la mélodie, Wagner insiste sur le charme, la beauté, la grâce de Sieglinde (ses beaux cheveux « ondoyants« ), sur sa sensualité aussi, et sur ce regard « brillant » (celui de Wotan…), intelligent, chaleureux, semblable à celui de Siegmund. Hunding est frappé par leur ressemblance – leur beauté aussi sans nul doute – et ce même regard qui prouve leur appartenance à un autre monde. Tout en eux est harmonie, la nature est leur amie, le printemps, leur complice.
Sieglinde se montre bien la sœur des héroïnes des mythes islandais. C’est elle qui dirige l’action, c’est elle qui conduit le héros désemparé, elle le dynamise. Lorsque l’on connait l’importance accordée à la nomination des héros dans la mythologie scandinave, à celle qui nomme, à l’arme qu’elle donne à ce moment, on comprend mieux l’importance de la fin du Ier acte du geste de l’héroïne. Dans l’Edda, c’est le moment où le destin est irrévocablement tracé : le nom fixe la destinée héroïque et souvent tragique du personnage. Sieglinde trace le destin de Siegmund et il en a pleinement conscience, comme l’indique le thème musical du « renoncement » qui apparaît à l’orchestre lorsqu’il arrache Notung du tronc de cet autre frêne mythique. Siegmund renonce à être différent du héros attendu par Sieglinde et qu’elle vient de désigner. Il accepte un destin qui ne peut qu’être tragique. Et Sieglinde, espère-t-elle vraiment le bonheur ? Peut- être le croit-elle possible un moment …
Le premier acte s’achève sur l’exultation du couple, les deux « moitiés » enfin réunies, et le cri d’extase de la jeune femme, – lorsque Siegmund arrache Notung de l’arbre, symbolise sa seconde « naissance », naissance à l’amour, à la vraie vie.
Trop courte ivresse : car l’acte II de La Walkyrie nous montre une Sieglinde écrasée par le destin et qui sombre à nouveau dans le monde de l’angoisse et de la terreur. Cependant, elle demeure toujours un être tourné vers « l’autre », exclusivement, et prête à l’ultime sacrifice par amour. Les amants fugitifs vont être rejoints par Hunding et ses chiens, Sieglinde, elle, ne songe qu’à sauver le frère bien-aimé. Elle s’accuse de leur malheur, mais la « tâche » à laquelle elle fait allusion avec horreur ne peut pas être leur amour lumineux. Saisie par une sorte de nostalgie de pureté, (NDA : curieusement la même qui déchirera plus tard souvent les personnages de Jean Anouilh, son « Eurydice », en particulier) elle pense que son union maudite avec Hunding l’a irrémédiablement salie et rendue indigne du pur Siegmund (tel le radieux Orphée !). Elle doit donc se sacrifier et le quitter, mourir même pour le sauver : étrangement proche en cela de Tannhäuser, Amfortas, Kundry, écrasés par « la faute » et aspirant à l’inaccessible perfection. La « faute » ou la « tâche », c’est le mariage sans amour (NDA : les paroles de Wotan (La Walkyrie, Acte II, scène 1, et les nombreux écrits de Wagner sur ce sujet où il développe l’idée selon laquelle la seule cause véritable de dégénérescence réside dans les unions sans amour ; voir, entre autres, le dernier chapitre de l’ouvrage de Martin Gregor Dellin : « Fin vénitienne », etc).
La vraie « mort » de Sieglinde s’exprime dans son cri terrible, au moment de la mort de Siegmund – comme celle d’Isolde dans le petit cri, au IIIème acte, à l’instant précis où Tristan rend le dernier soupir.
On doit rappeler ici la bouleversante interprétation de Léonie Rysanek, années 1967-68 à Bayreuth, dans les mises en scènes inégalées de Wieland Wagner, où les deux fameux « cris », celui de la fin de l’acte I – la « naissance », et celui de la fin de l’acte II – la « mort », notés dans la partition mais presque toujours négligés, étaient clairement et fortement émis, et d’un effet dramatique saisissant. L’anneau du Nibelung, Festival de Bayreuth/direction musicale de Karl Böhm 1967 (enregistrement CD – DECCA). Le reste du temps que la malheureuse Sieglinde devra passer sur terre, elle sera comme une ombre porteuse d’un espoir immense, et elle partira rejoindre, sa mission achevée, celui qui ne l’a en fait jamais quittée, indissociable de son être car elle le connaissait déjà avant même de l’avoir rencontré, et la mort ne possède pas le pouvoir de les séparer vraiment.
Si l’histoire de Sieglinde semble s’arrêter en cette fin de l’acte II, n’omettons pas de nous attarder sur le IIIème acte qui permet l’unique rencontre des deux filles de Wotan, les deux demi-soeurs. Brünnhilde est l’aînée et c’est une déesse, Sieglinde ignore leur lien de parenté, aussi s’adresse-t-elle à la walkyrie sur le ton de la déférence et de la prière, tout en conservant une grande dignité dans sa douleur.
Il est important de remarquer que le thème de « la rédemption par l’amour » apparaît pour la première fois dans L’Anneau sous les paroles de Sieglinde – on ne l’entendra jamais accompagnant des paroles prononcées par Brünnhilde, mais seulement après son anéantissement (Le Crépuscule des Dieux , Acte III, scène 3 ). Wagner pensait-il que la walkyrie ne méritait pas d’utiliser ce thème libérateur parce qu’en fait, elle avait trahi l’idée de l’amour en aidant à la mort de Siegfried, donc qu’elle n’avait pas eu assez de « foi » en l’amour à un moment de son existence, et qu’elle s’était donc laissée dominer par l’orgueil et la colère ? Sieglinde, qui aurait donné sa vie par amour, va se sacrifier en acceptant de prolonger une vie qu’elle voudrait quitter, pour donner vie à cet être crée par son union merveilleuse et trop brève, et c’est là qu’éclate à l’orchestre, noyant ou portant avec une ardeur bouleversante sa voix sur le thème de la rédemption. Sieglinde est la seule héroïne wagnérienne qui enfante, elle est la mère du rédempteur attendu, et c’est par elle que la musique le désigne comme tel : ce sera Siegfried ! (Erda est « mère » aussi, mais comme Cybèle, mère de l’humanité, plus un symbole qu’un personnage doté de psychologie ; elle ne peut en aucune façon être comparée à la touchante Sieglinde qui « enfantera » dans de terribles douleurs, et son rôle étant achevé, mourra …)
Epilogue : « Mon enfant, ma sœur … »
L’image symbolique de deux jumeaux égarés et qui finissent par se retrouver n’est-elle pas la plus idéalement choisie pour représenter la perfection de l’amour ? Quel autre couple wagnérien montre ce sentiment, pur de tout égoïsme et de tout orgueil ? S’il les humanise, cet amour fait de tendresse et de compassion autant que d’attrait physique les différencie tellement de ce qui les entoure qu’il les situe en dehors et au-delà des conventions de par la force mythique du poème wagnérien. Si Wagner place des propos « moralisateurs » dans la bouche de Fricka (épouse de son frère, Odin, dans la Mythologie scandinave !!), c’est pour dénoncer l’hypocrisie de la société du XIXe siècle – et surtout Minna et ses scènes de jalousie !
Sieglinde demeure l’héroïne de Wagner qui incarne avec le plus de sincérité et d’authenticité la femme amoureuse. Rien d’artificiel ou de « philosophique » dans son discours, qui reste toujours simple et émerveillé. Destinés l’un à l’autre dès leur naissance – sens réel de leur gémellité – Siegmund et Sieglinde sont indissociables et représentent à chacun sa propre « moitié » : jamais ce terme, parfois désuet, n’a pris à un tel point tout son sens, évoquant des images baudelairiennes :
» Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble
Aimer à loisir, aimer et mourir
Au pays qui te ressemble… »
(Charles Baudelaire, l’Invitation au Voyage)
MBFE