Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
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UNE VIE

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DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

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L’AVENTURE DE BAYREUTH

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ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

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WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

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 WAGNER APRÈS WAGNER

PARSIFAL WWV111 : ICI LE TEMPS DEVIENT ESPACE

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par Christophe IMPERIALI
de l’Université de Lausanne

 

Résumé

Le présent article examine deux scènes majeures de la littérature française : la scène des gouttes de sang sur la neige dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, et la scène sur la vocation de l’écrivain dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust. L’article propose un parallèle entre les deux scènes, fondé sur le fait qu’elles consistent toutes deux en un violent court-circuit temporel : une sensation dans le présent fait surgir un temps passé avec la force d’une révélation, et le choc qui en résulte pousse le personnage à se mettre en quête. 

Au moment où il entraîne Parsifal vers le temple du Graal, au premier acte  du Parsifal de Wagner, Gurnemanz laisse tomber ces paroles énigmatiques : Tu vois, mon fils : ici le temps devient espace (Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird  hier die Zeit).  

Mon propos ne sera pas ici de tenter de démêler le mystère de ces paroles  dans leur contexte ni encore moins d’observer la complexion spatio-temporelle de  l’ultime drame wagnérien. À vrai dire, Wagner ne sera présent dans cet article  qu’au titre de trait d’union entre deux auteurs de première importance et deux  textes majeurs de la littérature française: d’une part, le Conte du graal de Chrétien  de Troyes; de l’autre, La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, ou, plus  précisément, son dernier volume, Le Temps retrouvé.  

Plus précisément encore, mon propos consistera à rapprocher deux  moments de ces deux ouvrages, en vertu d’affinités que j’espère parvenir à rendre  sensibles: ces deux moments sont, d’un côté, l’impérissable scène des gouttes de  sang sur la neige ; de l’autre, la scène capitale où, dans la bibliothèque de la  princesse de Guermantes, Marcel décide de devenir écrivain. Et ce rapprochement  entre deux scènes et entre deux siècles éloignés, je l’appuierai sur un double point  commun, doublement lié à une question de temporalité: dans chacun des deux  extraits, en effet, nous sommes confrontés tout à la fois à ce que j’appellerai un  court-circuit temporel, et à une perturbation plus ou moins discrète du cycle  naturel des saisons.  

« Ici le temps devient espace »… Frappé par cette intrigante formule,  Claude Lévi-Strauss a voulu l’entendre comme « la définition la plus profonde  qu’on ait jamais donnée du mythe »1

Admettre cette phrase comme une  « définition » du mythe, c’est, de fait, considérer le mythe comme une synchronisation d’éléments disjoints : c’est-à-dire considérer que le propre du  mythe est de faire fi de la succession narrative des éléments pour les placer tous  sur un même plan et établir entre eux des relations qui ne sont pas tributaires de la  temporalité linéaire du récit. Et c’est bien là, en effet, le cœur de l’analyse  structurale des mythes à laquelle se livre l’anthropologue français : la notion de « paquets de relations » qu’il emploie pour définir le mythème implique  précisément un tel regroupement et une telle synchronisation d’éléments qui se trouvent dispersés dans la linéarité du récit, mais qu’une approche structurale se  doit de mettre en contact pour éclairer la logique fonctionnelle du mythe2. Pour  expliciter la démarche en question, Lévi-Strauss propose un exemple formel  simple: imaginons un récit réduit à une série de chiffres – 1, 2, 4, 7, 8, 2, 3, 4, etc.  Face à un tel« récit», une analyse structurale consistera à oublier l’enchaînement  narratif pour regrouper les 1 avec les 1, les 2 avec les 2, etc., ce qui aura pour  résultat de faire apparaître synchroniquement les récurrences, indépendamment,  donc, de la temporalité linéaire qui en régit la succession dans le récit.  

Compte tenu d’une telle méthode d’appréhension du mythe, on comprend  pourquoi Lévi-Strauss a été si séduit par cette formule wagnérienne : « ici le temps  devient espace » …  

Or, il se trouve que cette vision du mythe n’est pas sans présenter  d’importants points communs, me semble-t-il, avec les deux extraits que je vais  maintenant aborder. On pourrait même supposer que ces deux extraits tirent de ce  rapprochement une part considérable de leur charge potentiellement « mythique ».  

Car cette idée d’un regroupement d’éléments disjoints dans un moment  synthétique, nous la rencontrons bel et bien, sous une forme différente, à la fin du  Temps retrouvé de Proust. Dans les pages auxquelles je fais allusion, le narrateur  découvre que le cœur de la démarche artistique consiste précisément dans la  capacité à réunir des éléments disjoints, grâce à une profonde affinité qui existe  entre eux. Cette affinité demeure presque toujours inaperçue, mais c’est elle qui  affleure sous ce que Proust appelle la« mémoire involontaire», et c’est d’elle que  l’œuvre d’art doit tirer sa substance.  

Je résume à grands traits le passage du Temps retrouvé dans lequel cette  idée essentielle prend forme et se développe. Le nanateur se rend chez la  princesse de Guermantes pour y assister à un concert; sur le chemin, il réfléchit à  ses ambitions littéraires et se désespère à l’idée qu’il ne parviendra probablement  jamais à écrire quelque chose de réellement touchant. C’est donc en roulant [de}  tristes pensées3 qu’il pénètre dans la cour de l’hôtel de Guermantes et là, pour  éviter une voiture qui passe, il se range sur le côté, et c’est là que quelque chose se  passe : au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui  était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit . Il goûte une félicité tout à fait semblable à celle qu’il avait ressentie en  trempant une madeleine dans une infusion, dans une scène bien antérieure et  fameuse entre toutes. Seulement, cette fois-ci, le narrateur compte bien ne pas  laisser filer cette impression et mettre toute son énergie à comprendre d’où elle  vient, et à répondre à la muette invitation qu’elle lui impose: saisis-moi au  passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te  propose. C’est dans ces dispositions qu’il entre dans l’hôtel; comme il est  un peu en retard, le maître d’hôtel l’introduit dans la bibliothèque, en attendant  que le morceau qu’on jouait fût achevé – vous comprendrez plus loin  pourquoi je cite cette formulation tout à fait anodine … Notre narrateur se félicite  d’ailleurs de ne pas être immédiatement mêlé aux autres invités, parce qu’il aspire  à se retrouver seul pour poursuivre son investigation plus librement. En  réfléchissant, il note que le point commun entre les divers moments où il a  ressenti cette joie profonde et diffuse est qu’il s’agit toujours d’impressions qu’il  éprouve à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné […] jusqu ‘à  faire empiéter le passé sur le présent ; et il poursuit :  

au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle  avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le  présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir  de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps.  

Et un peu plus loin encore: une minute affranchie de l’ordre du temps a  recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. C’est  cela que Proust appelle « mémoire involontaire », et c’est une chose bien  différente de tous les efforts que l’intelligence ou la mémoire consciente peuvent  fournir – une chose infiniment supérieure, dont Proust note dans ses carnets  qu’elle doit se présenter non comme un simple rapprochement mental,  intellectuel, mais comme une impression violente, proche de l’hallucination,  dit-il4.  

Même si les enjeux auxquels se trouve confronté le narrateur proustien  sont évidemment bien différents de ceux qui préoccupent Lévi-Strauss, on notera  pourtant qu’il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, d’accéder à une vérité  cachée, et cela par une même méthode: le court-circuit temporel, c’est-à-dire  l’élimination du temps qui sépare deux éléments dont le rapprochement produit  une étincelle. Proust écrit encore, quelques pages plus loin : il faudra aller  chercher à des années d’intervalle et dans des lieux différents, une heure favorisée où une autre partie de la même chose nous fut révélée pour la faire  glisser à côté de l’autre … J’ajoute encore, pour donner une épaisseur supplémentaire à ce court circuit temporel, que Proust compare ce travail à celui de la métaphore. Selon lui,  en effet, la métaphore consiste également à rapprocher deux tenues apparemment éloignés, mais reliés, en réalité, par une profonde affinité que le poète se doit de  mettre au jour pour produire l’étincelle poétique. Proust, dans ces mêmes pages du  Temps retrouvé, explique que le poète doit tenter de dégager 1′ essence commune  de deux sensations en les réunissant 1’une et l’autre pour les soustraire aux  contingences du temps, dans une métaphore. À nouveau, il est question de  soustraire quelque chose aux « contingences du temps »; la métaphore est donc  une sorte d’équivalent, sur le terrain poétique, de ce court-circuit révélateur qui  caractérise la mémoire involontaire.  

Dans la perspective « arthurienne » qui nous intéresse ici, il me faut encore  préciser une chose importante sur ce passage: cette révélation de la mémoire  involontaire et de la fonction qu’elle est appelée à jouer dans l’œuvre d’art à créer,  Proust l’appelle, dans ses cahiers, une « illumination à la Parsifal » :  

Capital : De même que je présenterai corrune une illumination à la Parsifal la  découverte du Temps retrouvé dans les sensations cuiller, thé etc [c’est-à-dire,  donc, les sensations liées à la « mémoire involontaire »], de même ce sera une 2e illumination dominant la composition de ce chapitre, subordonnée pourtant à la  première [ .. . ] qui me fera soudain apercevoir que ttes (sic) les épisodes de ma vie  ont été une leçon d’idéalisme [… ]5.  

Pour saisir la raison qui explique que Parsifal soit ici convoqué, il convient  de se plonger, pour quelques instants, dans les archives de la Recherche: avant de  prendre la forme qu’il a dans Le Temps retrouvé définitif, l’épisode de la  bibliothèque avait connu une autre version complètement rédigée, qui a été éditée  sous le titre Matinée chez la Princesse de Guermantes. Dans Le Temps retrouvé,  rien n’indique quel est le « morceau » de musique qui se joue dans le salon, au  moment où le narrateur médite dans la bibliothèque; mais dans la Matinée chez la  Princesse de Guermantes, le morceau était très précisément identifié: il s’agissait  du deuxième acte de Parsifal, dont la princesse organisait la première audition  parisienne. Or, l’expression « illumination à la Parsifal » renvoie très évidemment  à la révélation vécue par Parsifal dans ce deuxième acte, à travers le baiser de  Kundry. Or, c’est précisément par un de ces comt-circuits temporels que nous  évoquions, que Parsifal est soudain capable de relier l’étreinte de Kundry et la  blessure d’Amfortas, c’est-à-dire d’aller chercher très loin l’autre moitié de sa  sensation présente pour créer cette conjonction hors du temps qu’évoque Proust.  Et c’est avec la clarté aveuglante d’une évidence immédiate que cette conjonction  lui révèle tout un pan du monde auquel il n’avait rien compris. Après cette  illumination, Parsifal a intégré instinctivement, par la puissance d’une pure  compassion, ce qu’aucun raisonnement intellectuel ne permet de saisir, et il est  prêt à entreprendre le chemin qui lui pennettra de revenir à Montsalvat, de guérir  Amfortas et de rédimer le monde du graal.  

C’est donc cela qui se joue dans le salon, au moment même où le  narrateur, dans la bibliothèque, reçoit son« illumination à la Parsifal » … Même si  la mention de la pièce jouée dans le salon a disparu du Temps retrouvé, une étude  génétique montre bien qu’il n’y a guère de doute à avoir quant à l’influence  directe qu’exerce sur ce passage le Parsifal de Wagner.  

Mais si, dès lors, l’hypothèse d’une influence intertextuelle de Parsifal  semble à peu près indiscutable, rien ne nous indique en revanche que Proust ait  songé à un parallèle entre cette « illumination » et la scène qui, fonctionnellement,  me paraît occuper dans la quête du Perceval de Chrétien une place analogue à  celle que le baiser de Kundry occupe dans la quête du Parsifal de Wagner. Aussi  ne peut-on guère qu’employer l’expression proustienne de « réminiscence anticipée » pour définir le lien qu’il est possible de suggérer entre notre épisode de  la bibliothèque et la scène des gouttes de sang sur la neige, dans Le Conte du Graal. Si je parle d’affinités fonctionnelles entre ces scènes, c’est parce que, dans  l’économie de ces trois récits, les scènes auxquelles je fais allusion occupent  toutes trois une position analogue: dans les trois cas, nous avons donc une  superposition d’un élément présent et d’un élément lointain qui éclate à la surface  de la mémoire; dans les trois cas, cette superposition se produit dans le cadre d’un  moment qui tient de la révélation, voire de l’extase ou de la quasi hallucination;  dans les trois cas, en outre, cette révélation marque, pour le personnage p1incipal,  un saut qualitatif capital, l’accession rapide à un stade de maturité qui se trouve  immédiatement suivi du vrai début de la quête. La chose est évidente pour  Parsifal : jusque-là, il n’était que le «pur fol», le «reine Tor»; à partir du baiser  de Kundry, il comprend quelle est sa mission et il se met en marche. Chez Proust  également, la conséquence directe de l’illumination, à quelques pages de la fin de  La Recherche, est la décision du livre à écrire et la mise en route de cette quête  poétique. Et dans le Conte du graal, c’est immédiatement après cet épisode du  sang sur la neige que Perceval accède enfin à la cour d’Arthur, mais, surtout, qu’il  s’en écarte aussitôt pour partir en quête du graal – quête qui ne débute,  précisément, qu’à ce moment là.  

Même s’il est évident que toute la réflexion métapoétique de Proust est a  priori étrangère à Chrétien, on peut pourtant relever la parenté entre le décryptage  des signes du monde dont parle Proust et la capacité nouvellement conquise par  Perceval, dans cet épisode, de relier une semblance à une senefiance lointaine. J’ai  cité une phrase de Proust où il définissait comme une énigme les signes que le  monde nous tend; il parle à plusieurs reprises de déchiffrer des hiéroglyphes dans  le but de comprendre la vérité subjective qui réside dans ces pans de réalité qui nous font signe. Or, c’est bien, me semble-t-il, ce qui se passe pour Perceval, face  à ces trois gouttes fortuitement disposées sur la neige et qui, pour lui, marquent  une sorte de révolution intérieure. Car, tout comme le narrateur proustien lors de  son « illumination à la Parsifal », ce que Perceval apprend ici, c’est la capacité à  donner sens à un signe que le monde semble lui adresser. Trois gouttes de sang  sur la neige n’ont pas plus de sens, en soi (et j’utilise le terme dans le sens que lui  donne la phénoménologie), que la saveur d’une madeleine ou l’inégalité de deux  pavés, mais celui pour qui ces choses deviennent des signes, celui pour qui elles  prennent des allures d’énigmes à déchiffrer, celui-là y trouve sa plus profonde  vérité, la seule qui vaille d’être vécue et la seule aussi (pour Proust) qui vaille  d’être transcrite et de faire l’objet d’un livre. Le Perceval de Chrétien, qui, jusque  là, était un déchiffreur borné, inapte à appréhender 1′ épaisseur et la complexité des  signes, le voilà tout à coup capable de s’abstraire complètement du monde qui  l’entoure, parce qu’il vient de découvrir, précisément, cette épaisseur, dans le  cadre d’un de ces court-circuits qui superposent deux moments disjoints dans la  clarté étourdissante d’une révélation. Perceval n’est-il pas, alors, dans un état  proche de celui que décrit Proust lorsqu’il évoque (dans cette phrase déjà citée)  ces moments de haute lucidité où une impression de joie devant un signe du  monde nous porte à aller chercher à des années d’intervalle et dans des lieux  différents, une heure favorisée où une autre partie de la même chose nous fut  révélée pour la faire glisser à côté de l’autre ?  

Voilà bien que nous retrouvons ici le court-circuit temporel que j’ai déjà  évoqué à quelques reprises, et dont il est important de préciser qu’il se distingue  du simple souvenir au moins par deux aspects: d’une part, parce que, au lieu de se  borner à rapprocher un élément présent d’un élément passé auquel cet élément  présent fait penser, ce court-circuit produit une véritable découverte de rapports  insoupçonnés, et d’autre part, parce que la plus-value heuristique en question  provoque sur le découvreur un transport affectif qui pern1et d’employer, pour en  rendre compte, les termes d’illumination ou de révélation. Les scènes possédant  ces caractéristiques ne sont pas si fréquentes dans la littérature, et il est d’autant  plus intéressant, à ce titre, de souligner les relations entre les textes de Chrétien et  de Proust, entre lesquels aucun lien direct ne saurait être postulé, mais qui sont  manifestement reliés par ce trait d’union effacé qu’est le Parsifal de Wagner. Des  gouttes de sang sur la neige à la madeleine, en passant par le baiser révélateur,  nous avons donc là une déclinaison triple et très diverse de ce court-circuit  temporel qui provoque la mise en quête …  

Mais il est temps d’en venir, brièvement, à l’ autre aspect que je souhaitais  aborder, et qui, de façon plus discrète et cetiainement fortuite, rapproche aussi la  scène du Conte du graal et celle du Temps retrouvé: le brouillage de la  temporalité naturelle. On se souvient que, chez Chrétien, la neige sur laquelle  Perceval contemple les trois gouttes de sang a ceci de surprenant qu’elle est tout à  fait hors de saison, puisqu’elle tombe peu après la Pentecôte. La chose est assez visible chez Chrétien pour que Wolfram von Eschenbach, dans son Parzival, note  que dans cette histoire tout va un peu pêle-mêle, car le temps de mai se mêle avec  le temps des neiges6Il se trouve donc que non seulement l’extase contemplative  de Perceval est une sorte de suspension du temps, une minute affranchie de  l’ordre du temps, comme disait Proust, mais que cette suspension temporelle  prend place dans une temporalité naturelle brouillée où le temps de mai se mêle avec le temps des neiges 7…  

Chez Proust, ce brouillage de la temporalité naturelle se retrouve  également, même s’il est plus discret, presque implicite. J’ai dit que, dans une  version antérieure du texte, c’est le deuxième acte de Parsifal qui était joué dans  le salon de la princesse de Guermantes au moment où le narrateur, dans la  bibliothèque, vivait son « illumination à la Parsifal ». Or, à un moment donné, le  narrateur interrompt le cours de ses pensées, entendant la musique qui s’échappe  de la pièce voisine. C’est le seul moment où il s’interrompt et où il évoque la  musique. Et cette musique qui frappe alors son oreille, c’est le passage de l’opéra  connu sous le nom d’« Enchantement du Vendredi saint». Le narrateur s’extasie  devant la perfection avec laquelle Wagner a su peindre, dans cette pièce, l’éveil  du printemps. Or, ce passage de l’« Enchantement» n’est pas au deuxième acte,  mais au troisième acte de Parsifal. Les quelques critiques qui ont relevé la chose  ont généralement supposé une erreur, mais il me paraît très difficile d’admettre  que Proust ait pu se tromper sur ce point, d’abord parce qu’il connaissait très bien  les œuvres de Wagner, et Parsifal en particulier; et ensuite parce que la logique  temporelle de Parsifal est suffisamment forte pour qu’un auditeur de la finesse de  Proust ne puisse faire 1′ énorme confusion de placer 1’« Enchantement du  Vendredi saint » au deuxième acte. Car le deuxième acte, après la « révélation » de Parsifal, s’achève sur le dessèchement du jardin enchanté, c’est-à-dire,  symboliquement, sur une image d’automne; un long hiver symbolique occupe  l’entracte, marqué par les années d’errance de Parsifal. Et le dernier acte s’ouvre  sur Kundry qui sort d’une longue hibernation, avant que la nature entière ne se  réveille en ce jour du Vendredi saint, où Parsifal retrouve enfin le chemin qui le  mènera au temple du graal – c’est-à-dire au moment où Parsifal se met en marche  pour tirer l’ultime conséquence de l’illumination reçue au deuxième acte, lors du  baiser de Kundry.  

Chez Proust, tout se passe comme si ces deux moments, fortement connotés dans leur relation symbolique au cycle des saisons, se trouvaient rabattus l’un sur l’autre, et je formule l’hypothèse que c’est là que pourrait bien résider le  sens. de cette « confusion » entre les, deuxième et troisième actes de 1′ opéra.  Parsifal, au moment de la révélation, n’est encore qu’un jeune sot : il apprend d’un  coup tout ce dont il a besoin pour devenir le rédempteur attendu, mais il lui faut  encore sortir victorieux d’une traversée du long hiver symbolique qui lui  permettra de gagner ce statut de rédempteur. Le narrateur proustien, au contraire,  a déjà traversé la vie, il y a déjà puisé une infinité d’impressions, de sensations, de  douleurs aussi; il est très loin, au moment de son « illumination à la Parsifal »  d’être un jeune sot. Au contraire, il ne lui manque que le déclic décisif de la  révélation pour pouvoir enfin prendre la plume. Du coup, dans la logique symbolique de la Recherche, la révélation n’a pas à être suivie d’un long hiver : c’est au printemps que se déroule l’épisode de la matinée chez les Guermantes, et, dans la succession symbolique des états mentaux du narrateur, nous passons presque instantanément d’une impression de stérilité (c’est-à-dire des doutes du narrateur quant à sa capacité à écrire) à une vigoureuse promesse de fécondité. Voilà pourquoi, peut-être, c’est l’Enchantement du Vendredi saint qui vient  caresser 1’oreille du narrateur et lui mettre le ptintemps au cœur, sautant à pieds  joints par-dessus le rigoureux hiver…

Cette dimension de brouillage de la temporalité naturelle a sans doute  quelque chose de casuel, mais il n’en reste pas moins intéressant de relever que  nos deux court-circuits temporels se doublent d’une telle perturbation, comme si,  dans de tels moments « affranchis de l’ordre du temps », il était logique que les  cieux et la terre se missent d’accord pour tendre derrière le personnage pensif une toile de fond conforme à la nature de son « illumination ». De tels moments se  présenteraient donc comme doublement «hors du temps »: l’horloge se fige et la  nature s’emballe dans ces instantanés fulgurants où le récit, peut-être, se fait  mythe, là, précisément, où « le temps devient espace » … 


CI

Notes :
Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 301.
Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 234 sq. 1
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la  Pléiade », 1989, p. 445. 
Voir la note 1 dans ibid. p. 1258. 1
5  Marcel Proust, Matinée chez la Princesse de Guermantes, Paris, Gallimard, « NRF », 1982,  p.318-9. 
Wolfram von Eschenbach, Parzival, trad. D. Buschinger et a/ii, Amiens, Presses du Centre  d’Études Médiévales de l’Université de Picardie, 2000, p. 105.
Diverses hypothèses ont été formulées à propos de cette neige hors de saison ; on a parlé de temps symbolique, de temps onirique, de temps mythique. Ces questions dépassent évidemment le cadre  du présent article, et je me borne donc à relever la perturbation de la temporalité naturelle, liée au  cycle des saisons, dans cette scène où se produit, justement, le court-circuit temporel des gouttes de sang sur la neige. 



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