L’auteur des Fleurs du Mal est connu pour ses critiques d’art, de peintures et ses commentaires acerbes sur les Salons, expositions de peintures du XIXème siècle. Il défendait déjà la modernité dans l’art, en prenant parti pour des peintres comme Delacroix. Mais le seul musicien pour lequel il se prit de passion fut Richard Wagner.
Tout débute en 1849 où pour la première fois Baudelaire entend la musique de Richard Wagner et s’engoue de cette musique de l’avenir. Mais c’est fin janvier, début février 1860 que Baudelaire éprouve un vif intérêt aux concerts wagnériens (des extraits du Vaisseau fantôme, de Lohengrin et de Tristan et Isolde) qui sont donnés à la salle des Italiens. Le 17 février 1860, Baudelaire écrit une lettre à Wagner pour lui témoigner toute son admiration.
1 – La lettre du 17 février 1860
Baudelaire débute en rappelant bien que cette lettre d’admiration est sincère, provenant d’un Français – sachant que Wagner était à l’époque peu apprécié des Français. Baudelaire dit lui devoir « la plus grande jouissance musicale [qu’il n’a] jamais éprouvée. » Baudelaire s’insurge contre la bêtise de ses compatriotes et il souhaite rendre hommage au compositeur.
Il poursuit en avouant être parti au concert avec des préjugés mais que rapidement il a compris que cette musique était sienne, tant il se retrouvait dans ces harmonies, lui qui ne sait pas la musique et qui n’a jusque là apprécié que Weber et Beethoven (Wagner n’a pas dû rester insensible à ce rapprochement).
Baudelaire affirme que la musique de Wagner l’a frappé par sa grandeur, son rapport avec la Nature, les passions humaines et une atmosphère religieuse. Il tente de décrire ses émotions qui à travers la musique de Wagner l’ont porté vers un état paroxysmique, une acmé des sensations (il faut se souvenir que Baudelaire était un adepte des « paradis artificiels »).
Il termine sa courte lettre en demandant au compositeur d’organiser de nouveaux concerts pour découvrir d’autres extraits et que l’intelligence de quelques auditeurs vaut mieux que l’indigence des journalistes.
Témoignage de son admiration sincère et gratuite, Baudelaire ne transmet pas son adresse pour que Wagner ne croie pas qu’il s’agisse d’une lettre pour quémander un quelconque soutien.
Cette lettre est très émouvante car on ressent la spontanéité du poète qui a cherché à transmettre au compositeur son indéfectible admiration, comme le pardon d’un Français de n’avoir pas une patrie sensible à la musique de Wagner.
2 – L’article Richard Wagner et Tannhäuser à Paris
(parution le 1er avril 1861).
Ce projet d’article date d’avril 1860 mais Baudelaire le termine en hâte le 18 mars 1861 après l’échec du Tannhäuser à Paris, article qui devient de circonstance et qui parait dans la Revue européenne.
Ce long article débute par une introduction affirmant au lecteur que ce qui suit est sincère et d’où l’usage du « Je ». Puis Baudelaire rappelle que Wagner, méconnu et dénigré en France par le public et surtout les critiques musicaux (notamment Fétis), est un réformateur de l’art lyrique, reconnu par Liszt. Il ajoute que Théophile Gautier de retour d’Allemagne avait déjà rédigé un article sur les beautés de Tannhäuser mais sans provoquer d’engouement en France.
Baudelaire revient alors sur les concerts qui eurent lieu dans la salle des Italiens, sur les réactions affligeantes des journalistes et il cite des extraits des articles de Berlioz qui encourageaient le public à découvrir le compositeur allemand. Pour Baudelaire, Wagner est audacieux en ne présentant que des extraits symphoniques lorsque le public attend des airs virtuoses. Il constate cependant que certains passages furent très appréciés malgré tout.
Baudelaire se lance ensuite dans une comparaison à propos du prélude de Lohengrin du programme rédigé d’après les éléments de Richard Wagner lui-même, les écrits de Liszt sur la même œuvre et ses propres sensations d’auditeur. Il en vient à la conclusion que même si chacun y voit des images différentes, il reste la même sensation de mystique, la contemplation, la lumière intense, puis la description de l’espace. C’est par ailleurs un élément qu’admire Baudelaire, cette capacité de peindre l’espace par la musique. Et Baudelaire ne peut s’empêcher de citer son poème sur les Correspondances qui exprime la vision synthétique qui révèle l’unité de la Nature et de l’âme humaine, si proche de la vision wagnérienne de l’Art Total.
A la suite de ces concerts, Baudelaire recherche à écouter à nouveau des extraits et demande à des amis pianistes de lui jouer du Wagner. Il prend alors conscience que souvent il retrouve les mêmes cellules mélodiques au sein de différent extraits d’un même opéra. Il ignore alors que ce mystère est le système leitmotivique. Souhaitant mieux pénétrer l’esthétique wagnérienne, et n’ayant pas l’opportunité de lire l’Art et la Révolution, ni l’Œuvre d’Art de l’Avenir, il parvient à se procurer Opéra et Drame, traduit en anglais. Il lit également la Lettre sur la musique.
Baudelaire découvre que la vie de Wagner a été jalonné de misères et d’échecs et ce côté artiste maudit séduit le poète. De plus, lorsqu’il apprend que Wagner a été nourri de l’esthétique de Weber et Beethoven, qui sont les musiciens préférés de Baudelaire, tout semble les rapprocher. Baudelaire est très sensible également à l’engouement de Wagner pour la tragédie grecque, pour l’idéal dramatique (et il cite de larges extraits des ouvrages de Wagner) et après la lecture des livrets, Baudelaire salue l’excellence de la construction dramatique du poème. Il loue encore le fait d’utiliser la légende et le mythe comme matière première de ses drames.
Baudelaire poursuit sa défense en réfutant l’idée que Wagner n’est qu’un théoricien sur le drame lyrique a posteriori de la composition de ses opéras.
La suite de l’article est une présentation de l’action de Tannhäuser et deLohengrin, mettant l’accent sur la matière littéraire qui s’allie merveilleusement bien à la musique et au « système mnémonique » (ce sont les leitmotive) qui « blasonne » chaque personnage avec un thème précis. Il recopie les explications de Liszt sur Lohengrin, plus à mêmes de préciser l’usage du leitmotiv.
Baudelaire présente ensuite l’action du Vaisseau fantôme, et à la fin de ce passage évoque Tristan et le poème sur les Nibelungen.
Il conclue son article en décrivant Wagner comme un homme de passion et il va jusqu’à le qualifier de génie en raison de l’intensité de sa musique et pour Baudelaire, un artiste ne peut pas exister dans la modération. Pour la réforme de l’opéra, le poète ne préfère pas prophétiser et rappelle que le drame romantique d’Hugo a divisé le public alors qu’ensuite ce fut considéré comme un répertoire classique. Baudelaire laisse l’avenir décider de ce que sera le drame wagnérien pour la postérité mais il sait que la modernité essuie souvent des quolibets mais est reconnue plus tard.
A cet article, Baudelaire ajoute le 8 avril une nouvelle conclusion intitulée « encore quelques mots » qui suivent les représentations du Tannhäuser. Il s’indigne des « cabaleurs » qui pensent avoir « enterrés la musique de l’avenir ». Il sait que toutes nouveautés témoignent d’un refus dédaigneux du public mais il s’insurge contre le système de location qui crée une « aristocratie » des théâtres.
Baudelaire explique alors pourquoi cet opéra a provoqué un tel scandale. La première raison est que Tannhäuser est « un ouvrage sérieux, demandant une attention soutenue » ; pour un public habituait à assister à un opéra sous forme de divertissement, c’est une révolution. La deuxième raison vient du fait que Napoléon III a autorisé la programmation de l’œuvre sous l’influence de la femme d’un ambassadeur étranger (Pauline von Metternich). Troisième raison, c’est l’indigence de la mise en scène, des chanteurs médiocres et surtout le ballet du premier acte où semblait « manœuvrer sur la scène […] des régiments prussiens en jupe courte, avec les gestes mécaniques d’une école militaire ». Bien évidemment Baudelaire s’en prend aux membres du Jockey Club qui entretiennent les danseuses de l’opéra et ont empêché le spectacle de bien se dérouler parce qu’ils n’avaient pas pu profiter des atouts de leurs protégées pendant le ballet. Même le dimanche (jour hors abonnement du Jockey-Club), Baudelaire n’a pas pu entendre calmement l’opéra car les fauteurs de trouble ont poursuivi le tumulte. Baudelaire regrette que Berlioz n’en ait rien dit dans ses chroniques musicales sur la lâcheté et la panique « gauloise ».
Baudelaire s’inquiète de se que va penser l’Europe et notamment l’Allemagne de la déplorable réception de l’œuvre de Wagner à Paris. La honte sur la France serait la faute de quelques agités. Mais le poète promet que les intellectuels poursuivraient la lutte pour instituer l’art wagnérien comme une œuvre de génie. L’essentiel est d’avoir réussi à faire interpréter Tannhäuser à Paris et Baudelaire salue la curiosité ou du moins la volonté de l’Empereur d’avoir permis ces représentations.
Rares sont les poètes (à part Baudelaire, seuls Gérard de Nerval et Théophile Gautier ont écrit sur Wagner) à avoir aussi bien ressenti la musique et à avoir étudié avec sérieux les écrits théoriques de Richard Wagner, à avoir défendu jusqu’au bout l’œuvre d’art de l’avenir, pour cela, Charles Baudelaire reste un exemple en France de curiosité intellectuelle. Wagner et Baudelaire partageaient certains points de vue sur l’art et il est dommage qu’ils ne se soient jamais rencontrés.
A l’été 1866, Baudelaire est admis à la clinique hydrothérapique du docteur Émile Duval. Mme Paul Meurice et Mme Edouard Manet viennent visiter le malade et jouent pour lui des fragments de Tannhäuser sur le piano de la clinique. Baudelaire décède en août 1867, après une longue agonie.