A la scène comme à la ville, les époux von Carolsfeld ont reflété l’idéal d’un couple parfait. Et quel couple, quel amour ! Comment s’étonner que Richard Wagner les choisît pour incarner pour la première fois sur la scène du Théâtre de la Cour de Munich le 10 juin 1865 le couple mythique formé par Tristan et Isolde.
Heureusement pour eux, les époux von Carolsfeld vécurent leur amour de manière moins tourmentée que les héros du drame wagnérien, encore qu’il fût bref : Ludwig mourut à 29 ans…
Né à Munich en 1836, Ludwig Schnorr entra à la Kreuzschule de Dresde, alors siège du Dresdner Kreuzchor (choeur fameux). Son père, Julius Schnorr von Carolsfeld, peintre célèbre, tenta d’orienter son fils vers les arts figuratifs. Mais l’environnement musical dans lequel le jeune homme baignait au quotidien détermina sa carrière et sa vie. Élève studieux et modèle, le jeune homme prit des cours de chant au Conservatoire de Leipzig. Après de petits rôles à Karlsruhe en 1855, ses véritables débuts eurent lieu sur cette même scène en 1858, puis au Semperoper de Dresde ainsi qu’au Théâtre de la Cour de Munich où les rôles de ténor les plus exigeants lui furent attribués : Max du Freischütz, Pollione de Norma, puis très vite Wagner, dont il admire la musique : Tannhäuser, Lohengrin. Il faut dire que le gaillard à la forte corpulence alliait la puissance de son physique à celle de sa voix.
En 1860, le ténor épouse Malvina Garrigues, une soprano d’origine danoise, de dix ans son aînée. Mais la dévotion – ou une extrême réserve – faisait parti du caractère de Malvina qui n’hésita pas à sacrifier sa propre carrière afin d’encourager celle de son époux dont elle était passionnément amoureuse.
Lorsqu’en 1861 le tout jeune roi Louis II de Bavière assista à sa première représentation de Lohengrin à Munich, c’est Ludwig Schnorr von Carolsfeld qui y interprétait le rôle-titre. Un éblouissement total pour le souverain.
L’année suivante, en 1862, le couple d’artistes rencontra Wagner lui-même à Briebrich, près de Wiesbaden. Intrigué par les possibilités extraordinaires de ce couple hors du commun, le compositeur leur demanda de « jeter un coup d’œil » à sa toute nouvelle partition de Tristan et Isolde qu’il projetait de créer à l’Opéra de Vienne dans les mois qui suivent. Mais cette tentative, comme on le sait, échoua après plus de soixante-dix répétitions, notamment parce que le ténor pressenti pour le rôle de Tristan était submergé par les difficultés et les lourdeurs de celui-ci.
Lorsque Wagner fut convoqué par Louis II de Bavière pour rallier sa cour en 1864, le projet de monter Tristan fut à nouveau une priorité pour le compositeur : c’est lui-même qui alla jusqu’à proposer le couple de chanteurs qui l’avait tant impressionné. Après plusieurs mois de répétitions – et une première « repoussée car Malvina [était] aphone le soir de la première » (prévue le 15 mai)-, le rideau s’ouvrit le 10 juin 1865 sur l’opéra le plus «indécent», le plus «obscène» de son époque. L’accueil de l’œuvre fut très mitigé et les critiques fusèrent dans tous les sens. On loua en revanche l’interprétation des époux von Carosfeld qui surent donner vie à ces personnages de légende et apportèrent « chair et sang » à la passion du couple mythique.
Ludwig Schnorr, hélas, ne survécut pas longtemps à la première de Tristan. Après les trois représentations de cette « œuvre maudite » à Munich, une apparition dans le rôle d’Erik du Vaisseau fantôme (sa toute dernière apparition publique), ainsi qu’un concert privé donné devant le roi Louis II de Bavière, le ténor en pleine répétition pour le Don Giovanni de Mozart au Semperoper de Dresde décéda d’une crise d’apoplexie. Une rumeur infondée de malédiction courut dès lors, et le bruit se propagea que l’artiste était décédé des suites des incroyables efforts consentis pour parvenir à créer le rôle « inchantable » de Tristan. Lorsque le compositeur apprit la nouvelle par télégramme de la mort de l’un de ses artistes préférés, il fut profondément abattu.
Pour des générations entières par la suite, Ludwig Schnorr von Carolsfeld, plus encore que Josef Tichatschek ou bien encore Albert Niemann, demeura, plus qu’un exemple ou une référence, l’archétype absolu du Heldentenor wagnérien, insurmontable, insurpassable… inégalable.