Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

LA RÉCEPTION DE WAGNER DANS LA RUSSIE STALINIENNE

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par Pauline FAIRCLOUGH (University of Bristol)

Titre original : «  WAGNER RECEPTION IN STALINIST RUSSIA »
in The Legacy of Richard Wagner, edited by Luca Sala (Brepols, 2012)
traduction @ Le Musée Virtuel Richard Wagner et reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici

 

Croquis pour la production de La Walkyrie dans la mise en scène de Serguei Eisenstein au Théâtre du Bolshoi à Moscou (1940)

Un lecteur averti pourrait faire un certain nombre de suppositions pertinentes sur la manière dont Wagner et sa musique étaient considérés à l’époque stalinienne. On peut supposer que certaines de ses œuvres seraient plus aimées que d’autres: le révolutionnaire Rienzi et le joyeux Meistersinger pourraient être les plus populaires, et Parsifal, avec son cadre chrétien et sa mise en scène sacrée, pourrait être moins apprécié. Mais alors des questions pourraient se poser sur la fin des Maitres-chanteurs : les soviétiques pourraient-ils vraiment accepter les sobres déclarations de Sachs sur le «saint art allemand», surtout après 1933 ? En effet, quelle a été la réponse des soviétiques face à la culture allemande lors de la montée d’Hitler et de l’approche de la guerre ? Et qu’en est-il du cycle du Ring : comment des opéras aussi monumentaux et complexes pourraient-ils être appréciés par le prolétariat dans une société où l’opéra a été relancé depuis le début comme une forme d’art «démocratique» accessible aux masses ? Staline a-t-il jamais interdit la musique de Wagner, comme l’a fait Nicolas II pendant la Première Guerre mondiale ? Ou les soviétiques ont-ils essayé de se l’approprier : de l’arracher aux Allemands et de l’adopter comme un grand révolutionnaire, un combattant à leur propre cause, et de négliger commodément ses idées réactionnaires ultérieures ?

Toutes ces questions trouveront, nous l’espérons, une réponse dans cet article. Notre objectif est de combler une lacune dans la connaissance de l’Occident de l’histoire de la réception soviétique de Wagner, en se concentrant principalement sur les années 1930, mais en incluant le répertoire des concerts jusqu’en 1953, année de la mort de Staline. La superbe étude de Rosamund Bartlett sur la réception de Wagner en Russie a déjà étudié les productions de la période soviétique, en examinant principalement les détails de la mise en scène et de la conception, y compris la production de Sergey Eisenstein de Die Walküre au théâtre Bolchoï en 1940[1]. Elle a également étudié en détail l’Age d’Argent Russe [1890-1917], surtout symboliste, avec l’appropriation de l’œuvre de Wagner, trouvée dans les écrits des poètes Andrey Beliy et Aleksandr Blok, et par conséquent je ne reviendrai pas sur le même terrain dans cet article[2]. Bien que Bartlett aborde certains problèmes de la réception, elle se concentre principalement sur les détails de la mise en scène et de la conception, et moins sur les questions d’interprétation et de présentation publique, et cela est particulièrement pertinent dans les années 1930. Bien que ce ne soit pas la décennie la plus riche au niveau des représentations wagénriennes, de nombreux critiques soviétiques respectés ont écrit en détail sur Wagner pendant cette période, et parmi ceux-ci, le plus intéressant est sans aucun doute Ivan Sollertinsky, l’un des orateurs publics les plus populaires sur la musique ainsi que directeur artistique de la Philharmonie de Leningrad (en 1939), auteur d’une monographie sur Mahler, ancien associé du philosophe littéraire Mikhail Bakhtin et de l’ami le plus proche et le plus influent de Dmitri Chostakovitch[3]. Cet essai cherche donc à présenter une image précise de la façon dont les artistes et écrivains soviétiques en dehors de la sphère théâtrale percevaient Wagner et sa musique, et s’inspirera des écrits de Sollertinsky pour discuter des interprétations ultérieures du cycle de l’Anneau.

Le wagnérisme pendant la Révolution russe

Sergei Eisenstein dirigeant La Walkyrie au Théâtre du Bolshoi à Moscou

Afin d’apprécier le contexte des écrits liés à Wagner dans les années 1930, il est essentiel de comprendre pourquoi il était une figure si importante pour les premiers artistes et écrivains soviétiques, ainsi que de connaître le contexte des représentations russes. La vérité est que la Révolution elle-même n’était pas un obstacle à l’interprétation de la musique de Wagner, mais elle a même lancé la renaissance de Wagner en Russie, grâce à Lénine qui annula l’interdiction tsariste des représentations et acceptant de financer les principaux théâtres d’opéra, avec des billets subventionnés pour les travailleurs.  La décision du tsar avait contraint le théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg à abandonner toutes ses productions de Wagner en 1914, et l’hostilité officielle russe envers Wagner s’est même étendue dans certains milieux de culture allemande. Le grand peintre réaliste Ilya Repin lui-même a appelé au boycott de la culture allemande en 1914, tout comme l’Allemagne boycottait l’art russe et européen[4]. Lénine, dont l’admiration personnelle pour la musique de Wagner a été révélée par sa veuve en 1935, aima sans doute renverser cette interdiction mesquine[5]. Les premières attitudes soviétiques à l’égard du «nationalisme» étroit étaient très négatives, contrastant nettement avec la xénophobie des années staliniennes. Puisque l’administration de Lénine croyait en la révolution en tant que mouvement international, toute leur vision était paneuropéenne plutôt que russe. De plus, 1917 devait être l’année où le prolétariat russe pouvait être lancé sur sa propre voie vers les «Lumières»: le patrimoine culturel de l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles devait désormais leur appartenir. Jadis exclu de la culture en raison du rang social et du coût de la vie, l’ouvrier russe pouvait désormais hériter de ce qui était à eux de droit: le fruit artistique des Lumières européennes qui avait maintenant, lors de la Révolution d’octobre, atteint son but politique final.

Avant même la fin de la guerre civile en 1921, Parsifal, Lohengrin, Die Walküre et Die Meistersinger avaient été mis en scène à Petrograd/Leningrad et à Moscou (au Théâtre du Drame musical et ancien Mariinsky, Petrograd et à l’Opéra et Théâtre Bolchoï de Zimin à Moscou) . Soutenue dans un premier temps par des leaders pré-révolutionnaires du monde de la musique et du théâtre comme Fyodor Kommisarzhevsky (Lohengrin au théâtre Zimin en 1918) et les critiques Vyacheslav Karatïgin et Leonid Sabaneyev, la musique de Wagner a également été soutenue par de grands artistes de la sphère moderniste. Quelques années avant la Révolution de 1917, le constructiviste Vladimir Tatlin avait travaillé sur des décors pour Der fliegende Holländer ; malheureusement, en raison de l’interdiction de Wagner imposée par Nicolas pendant la guerre, la production n’a jamais été mise en scène.

Jusqu’au milieu des années 1920, quelques wagnériens prérévolutionnaires notables travaillaient encore à Petrograd/Leningrad et à Moscou, dont le chef Emil Kuper à l’ancien théâtre Mariinsky de Petrograd / Leningrad (qui émigra en 1924), le célèbre ténor wagnérien Ivan Yershov (qui s’est retiré de la scène en 1929) et le critique vétéran Karatïgin (décédé en 1925). Bartlett a largement raison de dire que pendant cette première période, Wagner le révolutionnaire a été défendu, tandis que Wagner le «réactionnaire» a été «sommairement et commodément négligé»[6]. Il y avait en effet un culte de l’âge d’argent de Wagner qui avait ses racines dans le mysticisme russe de la fin de siècle, les rêves d’un « surhomme », l’immortalité, la mort d’un vieux monde et la naissance d’un renouveau, et le remplacement de la foi chrétienne par la croyance au  potentiel de grandeur de l’humanité. Bien que l’Age d’argent soit censé s’être terminé après la guerre civile en 1921 (l’année de la mort de Blok), plusieurs grands partisans du symbolisme et du futurisme ont continué d’être bien actifs jusqu’à la fin de cette décennie et même au-delà. Même ceux qui ne sont impliqués que de manière périphérique dans l’un ou l’autre mouvement, comme le directeur de théâtre Vsevolod Meyerhold, l’écrivain Maxim Gorky ou le politicien Anatoly Lunacharsky, ont été fortement influencés par certaines de ses idées: le projet de «construction de Dieu» [courant d’idée marxiste russe qui prônait l’édification et l’organisation d’une religion de l’humanité socialiste plutôt que l’abolition de la religion défendue par une interprétation strictement matérialiste du marxisme.] de Gorky (dont Lunacharsky est connu pour en avoir de la sympathie), par exemple, se voulait un substitut religieux au christianisme, fondé sur un amour sacré pour l’humanité et l’art. Il n’est pas difficile de voir comment la musique et les écrits de Wagner s’harmonisent avec l’Age d’argent / la culture soviétique du début: l’art non pas comme un divertissement mais comme un rituel sacré pour le bénéfice et l’édification de l’humanité, l’avancement de l’humanité vers un avenir émancipé et éclairé, la nécessité de détruire «l’ancienne» société et ses modes de fonctionnement pour en construire une nouvelle. Il n’est donc pas étonnant que «Wagner le réactionnaire» ait une importance secondaire pour des écrivains comme Blok, qui considéraient de manière pragmatique les conflits dans la composition créative et intellectuelle de Wagner comme un «poison utile» plutôt qu’un obstacle existentiel à surmonter[7]. Les changements dans la vision du monde de Wagner après les révolutions ratées de 1848-1849, et son retour de Feuerbach à Schopenhauer ne sont pas une cause de consternation pour Blok, mais plutôt comme un élément irritant et productif, comme un morceau de gravier dans une huître qui donnerait avec le temps une perle – la tétralogie de l’Anneau.

La Société pour l’Art Wagnérien

Le Théâtre du Bolshoi dans la Russie soviétique

Mais toutes les personnes impliquées dans la « renaissance de Wagner » des années 1920 ne considéraient pas Wagner comme une force prophétique ou mystique. De nombreux musiciens et passionnés voulaient simplement voir ses opéras dans une bonne mise en scène et à une fréquence raisonnable, et ont veillé à ce qu’ils puissent être appréciés par le plus grand nombre d’auditeurs possible. L’un des efforts remarquables de cette décennie a été la fondation de la Société pour l’Art Wagnérien en 1923 (entièrement ratifiée par le Commissariat aux Lumières, ou Narkompros en 1925)[8]. Lancé par un ingénieur, Konstantin Khmelnitsky, ses objectifs étaient de produire des opéras de Wagner dans des versions de musique de chambre, afin qu’ils puissent être présentés sous une forme aussi accessible (à la fois artistiquement et financièrement) que possible aux auditeurs de masse et aux étudiants. Leur projet répondait à un réel besoin de la vie musicale russe: les critiques se plaignaient déjà du manque de chanteurs wagnériens expérimentés, et le public qui n’était pas auparavant (c’est-à-dire avant 1917) familiarisé avec les opéras de Wagner était peu susceptible de les apprécier en les entendant une seule fois, avec peu ou pas de connaissances sur l’intrigue ou sur le compositeur. La Société était connue de Cosima Wagner, qui avait rencontré au moins un de ses membres (le professeur A. V. Sapozhnikov) à Bayreuth et lui avait envoyé un portrait de Wagner en cadeau. Khmelnitsky lui-même avait fréquenté Bayreuth jusqu’à la guerre, donc non seulement il avait le bénéfice d’une expérience personnelle d’avoir vu les opéras de Wagner mis en scène dans un environnement aussi idéal que le compositeur a pu le réaliser de son vivant, mais il était aussi clairement un organisateur.

La société de Khmelnitsky a commencé modestement, mais a quand même réussi à mettre en scène Das Rheingold, le 11 juin 1924 à la salle de musique de chambre sur la perspective Nevsky. Les parties orchestrales ont été exécutées dans une réduction à deux pianos et le petit groupe de chanteurs jouait plusieurs rôles. Comme il le fit pour chaque représentation montée par la Société, Khmelnitsky lui-même proposa la conférence d’introduction. Le succès critique et l’acceptation de la Société par le Narkompros leur permirent une plus grande production; la pianiste Marina Yudina (Conservatoire de Leningrad) et le célèbre ténor Ivan Yershov (aujourd’hui Artiste du peuple de l’URSS) ont accepté d’agir en tant que conseillers et d’apporter leur soutien général. Tous les spectacles étaient donnés en russe, comme c’était la norme même dans les grandes maisons d’opéras[9]. Dans leur projet ambitieux de réaliser tout le cycle du Ring de la saison 1925-1926, la Société n’a malheureusement jamais été plus loin que la reprise du Das Rheingold et Die Walküre : les deux ont été joués en mai 1925 dans la salle de la Capella de Leningrad. Les raisons de ne pas terminer la tétralogie semblent provenir d’un mélange de difficultés financières et de problèmes avec les chanteurs. Les concerts de «masse» dans la salle Capella ne rapportèrent que 200 roubles qui, répartis sur la quarantaine d’artistes, ont à peine couvert les frais. Les billets pour les concerts des «Amis de la Musique de Chambre» sur la perspective Nevsky débutèrent à seulement 25 kopecks (un peu plus de la moitié du prix du billet le moins cher au Capella) et ces concerts ont rapporté encore moins. Les chanteurs se sont plaints du fait que les répétitions prenaient trop de temps et ont progressivement commencé à trouver des excuses et à abandonner les autres productions. Jusqu’à la dissolution de la Société en 1930, elle donna des représentations des Actes I et III de Die Walküre et du Prologue de Das Rheingold, parfois avec une seule partie de piano. Les demandes faites aux deux pianistes et aux chanteurs ont dû être incroyables, et le fait que les critiques aient été, dans l’ensemble, positives, témoigne de l’engagement et de l’énergie de ces groupes[10]. Bien que Bartlett déclara la Société fermée en 1930 après des attaques agressives dans les médias musicaux prolétariens et par une décision des «fonctionnaires du Parti» non spécifiés[11], il semble probable qu’elle était déjà en déclin pour des raisons plus pratiques. Et il ne serait pas exact de supposer que tous les écrivains prolétariens étaient hostiles à Wagner. Pas plus tard qu’en 1929 – l’année qui marqua l’apogée de l’hégémonie prolétarienne dans les arts – l’écrivain B. Mazing publia un article désagréable dans la revue Le travailleur et le théâtre exigeant de savoir pourquoi Wagner était ignoré aux dépens de la musique occidentale « moderne » et même des compositeurs russes qu’il considérait comme moins importants :

Pourquoi Gounod, Napravnik et Rubinstein sont-ils tous dans le répertoire, mais pas Beethoven, Mozart, Gluck et Wagner? N’est-ce pas une bonne esquisse du rôle éducatif erroné joué par nos théâtres? Chaque année, ils promettent l’Anneau et ne tiennent jamais cette promesse! Ils ont eu dix ans pour établir le répertoire classique et l’ont effectivement banni de la scène… Un théâtre d’opéra avec ni un opéra de Wagner, Mozart ou Gluck ne peut pas prétendre essayer d’atteindre le nouvel auditeur.

Le nouvel auditeur exige de se familiariser avec le meilleur de la culture mondiale. En expérimentant, ce qui est utile et nécessaire, nous avons oublié l’essentiel: créer une académie de théâtre. Il faut comprendre qu’une œuvre comme Jonny [Jonny spielt auf d’Ernst Krenek] est plus éloignée de l’esprit de notre temps que Fidelio, centenaire, né dans le feu de la lutte[12].

Dans l’argument de Mazing, Wagner est tout autant un «classique» que Mozart et Beethoven, et doit être tenu aux ouvriers en tant que tels, et non évité en raison de sa complexité. En fait, la complexité de la musique de la maturité de Wagner, les difficultés pratiques pour trouver des chanteurs convenables ont pu gêner les théâtres d’opéra soviétiques. Et cela conduit à une autre question sur la réception soviétique de Wagner: pourquoi les critiques aspiraient-ils tant à l’Anneau, au lieu d’opéras plus légers, plus accessibles (voire plus révolutionnaires) comme Rienzi et Der fliegende Holländer?

Si Rienzi était sans doute l’opéra le plus directement révolutionnaire de tous les opéras de Wagner, il était loin d’être le plus populaire, même dans les années 1920. Les archives de Bartlett montrent qu’il a été produit rarement: trois fois seulement entre 1920 et 1923, et jamais par la suite. Même dans la Russie soviétique, semble-t-il, Rienzi n’était pas particulièrement apprécié, comme le montre la critique de Karatïgin de 1923. Notant que la production a attiré très peu d’attention de la part de la presse, il commente:

Pourquoi cela? Avons-nous perdu le goût du maestro de Bayreuth ? Bien sûr que non ; ma propre attitude froide vient du fait que Rienzi est la seule œuvre de l’illustre compositeur allemand que j’ai vu. Quand nous aurons la tétralogie de l’Anneau, Tristan, Meistersinger et Parsifal, alors ce seront des événements majeurs. Le Hollandais Volant dans son intégralité est franchement ennuyeux, malgré des éclairs de brillance. Les œuvres de Wagner sont comme notre propre rivière Volga, qui commence par un filet d’eau pathétique avant de devenir une puissante et large rivière. Ici, nous voyons un marais flétri, à moitié rempli de mauvaises herbes, et un désert. Rienzi est comme ça. Il n’est pas vraiment nécessaire dans son opus. Et inclure cette œuvre dans les théâtres contemporains ne peut être qu’à court terme. Nous n’avons pas besoin de telles bagatelles.

Nous avons tenté de mettre en scène cet opéra il y a longtemps, en 1879. A cette époque, Rienzi était presque une nouveauté. Mais écouter Rienzi aujourd’hui est difficile. Manque de contenu, de richesse harmonique, des faiblesses techniques, des mélodies banales – tout cela crée une ambiance lugubre[13].

Ce qu’il leur fallait, de toute évidence, n’était pas le «filet pathétique» de Rienzi mais les puissants fleuves de Parsifal, Tristan und Isolde et le cycle du Ring. Et si Karatïgin peut être considéré comme un critique de l’ancienne génération, qui a passé l’essentiel de sa carrière à écrire sur la musique avant la Révolution d’octobre, le fait que Rienzi n’ait pas été relancé après cette date est significatif. Il est presque toujours cité dans les écrits soviétiques sur Wagner, et c’est en fait un ingrédient crucial de sa biographie révolutionnaire. Pourtant, sur le plan musical, il n’avait pas l’autorité des œuvres mûres de Wagner que les musiciens soviétiques appréciaient le plus, le cycle du Ring étant considéré comme le summum de sa production.

La date de péremption du désir de Karatïgin de voir Parsifal mis en scène s’approcha plus rapidement qu’il n’aurait pu l’imaginer. En fait, il y a une tragique ironie dans le fait que cet opéra a été le tout premier à être mis en scène en Union soviétique (1918) mais qu’il a été par la suite complètement négligé[14]. Emil Kuper le mit en répétition en 1918-1919, mais il ne fut jamais mis en scène[15]. Il n’apparaît plus dans les programmes d’opéra durant toute la période soviétique. Les raisons en sont évidentes: son contenu religieux et «mystique» le place bien au-delà des limites normales d’un cadre esthétique soviétique. Si de tels cadres n’ont jamais été définitivement fixés et ont en fait considérablement changé d’une décennie à l’autre, il existe quelques «normes» qui peuvent être identifiées de manière fiable sur toute la période. De manière générale, il fallait empêcher que l’œuvre se concentre sur la religion, et surtout une messe sur scène – tout ce qui suggère un «mystère» (par opposition à un réalisme sain et clair) et tout ce qui procède d’un message globalement négatif. Ce dont l’homme soviétique a besoin, ce n’est pas d’une rédemption spirituelle, de la chasteté ou de la promesse d’une vie éternelle, mais plutôt de vivre dans une société socialiste si glorieuse qu’il n’y aurait pas besoin d’aspirer au bonheur ou à la justice dans l’au-delà. Cela dit, Lohengrin était de loin l’opéra de Wagner le plus fréquemment joué à Moscou et à Leningrad jusqu’en 1940, battant son plus proche rival Die Walküre par sept productions de plus (en comptant les productions reprises dans les nouvelles saisons, mais non pas que les représentations réitérées par saison). Puisque Lohengrin provient de la même source littéraire que Parsifal, toutes les raisons qui viennent d’être données pour lesquelles Parsifal n’a pas été joué semblent redondantes. Cependant, je pense que son mélange de christianisme et de paganisme le rapproche des traditions opératiques russes du XIXe siècle, en particulier des opéras de contes de fées de Rimsky-Korsakov et de l’apparat étatique et orthodoxe de Boris Godounov de Moussorgski, ou du ritualisme de Khovanshchina( qui, dans la version de Rimsky-Korsakov interprétée à l’époque stalinienne, se termine avec des vieux croyants – devant un public soviétique – s’immolant inutilement alors que la marche pré-obrazhensky de Pierre le Grand est entendue annonçant l’avenir radieux de la Russie). Dans certains contextes, le christianisme sur scène était acceptable, et Lohengrin était avant tout considéré comme une histoire d’amour tragique plutôt qu’un voyage vers la rédemption, avec le Graal faisant référence à une partie de l’arrière-plan de l’intrigue plutôt qu’à sa force motrice.

Le wagnérisme dans les années 30

Sergei Eisenstein dirigeant La Walkyrie au Théâtre du Bolshoi

Les écrivains soviétiques sur Wagner dans les années 1930 n’ont pas abandonné globalement les opinions exprimées dans les années 1920, mais il y avait une certaine sclérosion à la fois dans la représentation des opéras de Wagner et dans la réception critique. Après les années antérieures d’expérimentation culturelle et d’ouverture relative, les années 1930 ont été une décennie de conservatisme croissant dans la société et la culture soviétiques, dans laquelle le nationalisme a joué un rôle croissant et qui est finalement devenu ouvertement xénophobe.

Jusque vers 1938, des chefs d’orchestre étrangers du calibre d’Otto Klemperer visitèrent l’Union soviétique et dirigèrent des programmes de musique russe et occidentale à Moscou et à Leningrad. Mais toutes ces visites ont cessé pendant les années de la répression stalinienne, qui a vu Meyerhold arrêté en 1939. (Il a été abattu en prison en 1940, mais son sort n’a été rendu public qu’après 1953.) En outre, les activités des philharmonies, des théâtres d’opéras et toutes les autres grandes organisations culturelles ont été examinés par la nouvelle commission des affaires artistiques et ont été, dans certains cas (mais pas tous), purgés des éléments «indésirables» ou de ce qui était jugé n’avoir pas atteint les objectifs. Des arrestations ont suivi dans certains cas, et le sort tragique de certains musiciens et administrateurs est apparu au cours de la dernière décennie[16]. Dans ce climat de terreur d’État considérablement accrue, il fallait faire preuve de grand soin tant dans la sélection que dans la présentation pour le public de la musique occidentale. Entre 1935-1941, seuls trois opéras de Wagner ont été mis en scène : Lohengrin (Théâtre du Bolchoï, Moscou), Die Walküre (Bolchoï) et Lohengrin à nouveau (Théâtre Kirov, l’ancien Mariinsky, Leningrad). Celles-ci étaient, comme indiqué précédemment, les opéras favoris des soviétiques, bien établis et pouvaient donc être considérés comme non controversés. Mais au cours de la même période, il est intéressant de noter qu’il n’y a pas eu de baisse comparable de la musique de Wagner dans les salles de concert. Chaque année entre 1930 et 1940, la Philharmonie de Leningrad a joué ce que les critiques anglais appellent encore des « morceaux saignants de Wagner », et pour exactement les mêmes raisons que les orchestres britanniques les ont joués : puisque les productions d’opéra à grande échelle étaient rares, les ouvertures, les prologues et même des actes entiers en version concert était le meilleur moyen de conserver Wagner au répertoire[17]. Ce n’était pas non plus un phénomène nouveau: Wagner avait été un élément de base de la première programmation orchestrale soviétique, dirigée par Sergey Koussevitskiy et Emil Kuper (entre autres) avant leur émigration. Des concerts de Wagner ont été donnés dans les tout premiers événements musicaux après 1917, la marche funèbre de Siegfried dans le Götterdämmerung prenant immédiatement le rôle d’une œuvre de deuil pour les héros révolutionnaires. Elle fut interprétée en 1920 sur le Champ de Mars lors d’un service commémorant ceux qui étaient tombés pendant la révolution, incitant un critique à écrire : « Comment pourrait-on ne pas être ému, avant la commémoration de ces combattants pour les idéaux de l’Internationale, par cette œuvre étonnante de l’âme même de Wagner ? »[18]. La Philharmonie de Leningrad a conservé plusieurs morceaux incontournables de Wagner dans son répertoire pendant ces années d’avant-guerre : la marche funèbre de Siegfried dans le Götterdämmerung, les ouvertures des Meistersinger, du Fliegende Holländer, de Rienzi, de Tannhäuser, le prélude et l’entr’acte de l’acte III de Lohengrin, les airs de Wolfram dans Tannhäuser, des extraits de Parsifal (saison 1936-1937), l’acte II de Parsifal (saison 1935-1936), des extraits de Die Walküre (duo de Sieglinde et Siegmund). Et curieusement, bien que la vie des concerts soviétiques soit devenue nettement plus insulaire à la suite de la répression d’après-guerre contre les artistes connus sous le nom de Zhdanovshchina[19], les concerts de Wagner étaient, malgré tout, plus substantielles que jamais – peut-être du fait qu’il n’y avait aucune chance de les mettre en scène. Entre 1946-1953, la Philharmonie a régulièrement interprété les extraits de Wagner suivants: le prélude et l’entr’acte de l’acte III de Lohengrin, la chevauchée des walkyries, les murmures de la forêt de Siegfried, le voyage sur le Rhin du  Götterdämmerung,  les adieux de Wotan, la marche funèbre de Siegfried, les ouvertures de Tannhäuser, du Fliegende Holländer, des airs de Rienzi, du Faust, la bacchanale et l’air de Wolfram dans Tannhäuser, le prélude de Tristan et le Liebestod. Immédiatement après la signature du pacte nazi-soviétique en 1939, il y eut une recrudescence de l’interprétation de la musique allemande en général; un concert de la Philharmonie de Moscou en octobre 1940 mettait en vedette Schreker, Wagner (L’ai du concours de Walther dans les Meistersinger, le prélude et l’entr’acte de l’acte III de Lohengrin, ainsi que le récit de Lohengrin, le prélude de Tristan et la Liebestod, les adieux de Wotan) et  Tod und Verklärung de Strauss; quelques jours plus tard, il y eut un concert consacré à des extraits du Ring. Le 13 mai, quasiment à la veille de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie (22 juin 1941), Nikolay Golovanov a dirigé un autre concert spécial Wagner à Moscou : Ouvertures du Fliegende Holländer et de Tannhäuser, le prélude et l’entr’acte de l’acte III de Lohengrin, ainsi que le récit de Lohengrin et le duo de Lohengrin et Elsa, la marche des pélerins et l’air de Wolfram dans Tannhäuser. Bien que mes propres disques ne montrent pas un seul concert de Wagner par les Philharmonies de Leningrad ou de Moscou pendant les années de guerre, la Philharmonie de Moscou a interprété des extraits de Tristan et Lohengrin dès octobre 1945 (Introduction des actes III des deux opéras). Tout comme d’autres compositeurs allemands comme Beethoven, Gluck, Bach et Haendel furent effectivement «adoptés» par les Soviétiques, Wagner était tout simplement trop important et populaire pour être ignoré.

Comment intégrer Wagner à l’idéologie soviétique ?

Cependant, aucun compositeur occidental n’est resté dans les programmes de concerts soviétiques sans aucune justification idéologique. L’activité révolutionnaire de Wagner en était une; mais il fallait compter également sur son antisémitisme, son alliance avec le roi Louis, son soutien à Bismark et le chauvinisme national allemand, sans parler du spectacle peu attrayant de Bayreuth après la Première Guerre mondiale. Les lecteurs soviétiques étaient bien conscients de ces facettes moins attrayantes de l’identité musicale et politique de Wagner. En 1918, Aleksandr Blok avait déjà méprisé les «pitoyables tribus – les touristes rassasiés de l’Europe» qui fréquentaient Bayreuth, notant au passage que Kaiser Wilhelm II avait même une sirène de voiture qui jouait le motif de Wotan[20]. Son statut et son succès commercial, sous-entend Blok, ont déprécié la vision de Wagner; mais sans doute Nietzsche, qui avait glorifié Wagner de son vivant, n’aurait pas exonéré Wagner lui-même du blâme. Bien avant que le national-socialisme ne commence à entacher Bayreuth, les critiques soviétiques exprimaient une forte aversion pour le nationalisme de Wagner et tout ce qu’il représentait en Allemagne. Boris Asafiev, l’un des jeunes critiques de premier plan des années 1920, a écrit en 1923 sur «l’égoïsme nationaliste allemand insignifiant et auto-satisfaisant» dans certaines parties de Lohengrin. Le cinquantième anniversaire de l’ouverture de Bayreuth en 1926 a été couvert dans le journal musical soviétique Muzïka i revoliutsia ; l’écrivain (L. Keylin) trouvait évidemment déplaisant le spectacle nationaliste qu’il y découvrit :

Les rêves courageux du grand maître sont maintenant pervertis dans la création autour de Bayreuth d’un poison nationaliste-chauvin, prêchant la renaissance de l’impérialisme allemand. Actuellement, le festival de Bayreuth célèbre son 50e anniversaire, organisé par la jeunesse national-fasciste de Bayreuth sous la bannière de la «renaissance intérieure de l’Allemagne». Les larges masses allemandes ne jouent aucun rôle dans ce jubilé quant à son caractère tendancieux-chauvin[21].

Mais bien que Wagner ait sûrement été puni pour sa popularité auprès d’Hitler après 1933 en apparaissant beaucoup moins fréquemment sur la scène soviétique (l’invitation d’Eisenstein à mettre en scène Die Walküre est arrivée peu de temps après le pacte nazi-soviétique, ce qui en fait la première production d’opéra de Wagner en quatre saisons), il n’est pas vilipendé dans la presse musicale. En réalité, au cours des années 1930, les écrivains tentent clairement de se réconcilier avec l’identité idéologique conflictuelle de Wagner, et plusieurs se sont battus pour sauver sa musique de son image ternie par les nazis. L’année la plus productive a été 1933, marquant le 50e anniversaire de la mort du compositeur. Lunacharsky, bien qu’à ce moment-là plus impliqué dans les affaires culturelles, a écrit un long article sur Wagner publié en mai 1933 qui cherche à affronter ses problèmes idéologiques dans une perspective soviétique. Cherchant dans un premier temps à contredire les écrivains qui considéraient la tétralogie de l’Anneau comme pessimiste[22], Lunacharsky déclare:

Wagner a perçu sa tétralogie comme optimiste. Son message de base est celui de la fatalité du mythe, dans lequel tout destin est lié, même celui des dieux eux-mêmes, mais dans lequel l’homme libre né de l’amour libre (Siegmund et Sieglinde, ayant transcendé les barrières de l’amour permis) se développe constamment, surmontant les circonstances grâce au libre arbitre. Cet homme indépendant, qui n’entend que sa propre nature, est capable de briser le pas de fer du destin et peut trouver dans la vie une nouvelle jeunesse, la liberté et la joie[23].

Lunacharsky admet que le chemin de Wagner après 1849 a radicalement changé, mais attribue cela à son incapacité à reconnaître que la délivrance viendrait, après tout, non pas de la bourgeoisie mais plutôt du prolétariat. Marx et Engels, affirme-t-il, l’ont bien vu alors que Wagner languissait de désillusion et même, déclare à tort Lunacharsky, «se tournait vers le catholicisme de droite»[24]. Mais même ainsi, soutient-il, Wagner n’était pas un «joyeux renégat» qui a servi l’impérialisme avec une conscience claire; finalement l’Anneau se termine de manière pessimiste car «l’homme libre»[25]Siegfried n’a pas réussi à surmonter son destin. Et, conclut Lunacharsky, Wagner lui-même, comme son héros Schopenhauer, a ressenti l’amertume de sa génération, dont les espoirs révolutionnaires ont été brisés et qui ont été laissés à l’angoisse qui ronge la «volonté» qui tient l’humanité dans ses griffes avares.

L’explication par Lunacharsky du changement de parcours de Wagner est finalement insatisfaisante et manque même de finesse logique. Pourquoi, par exemple, aurait-on laissé Wagner après 1849 souffrir des tourments de la « volonté » de Schopenhauer – une force qui, peu importe à quel point le compositeur y croyait, était néanmoins une construction philosophique artificielle, et certainement pas une conséquence sociale de l’échec de la révolution. D’autres écrivains avaient des positions légèrement différentes: le livret de programme d’Ieremiah Ioffe pour le cycle de l’Anneau du Théâtre de l’Ermitage de 1933 fait des déclarations extravagantes sur l’influence de Mikhail Bakounine sur Wagner, affirmant de façon improbable qu’il était à la base l’inspiration du personnage de Siegfried. Mais dans l’ensemble, Ioffe en conclut que,

Dans une profonde confusion, Wagner s’est tourné vers une nouvelle méthode inconnue de renouvellement de l’humanité. Ce chemin serait plein de contradictions et de frustrations. Échapper aux conditions détestées causées par la révolution, grâce auxquelles le «vieux monde» doit finir en ruines, et de ses cendres doit naître un «nouveau monde». Wagner a parlé avec enthousiasme de la «grande déesse révolutionnaire» qui sortirait flamboyante de la tempête, une épée de vérité et une torche dans la main gauche. Mais l’erreur politique de Wagner a été de ne voir l’humanité que comme cette idée théorique abstraite et illusoire…

La négativité du passé révolutionnaire lui-même a semblé à Wagner le résultat incontestable de cet esprit illimité d’exploitation qui, dans la société capitaliste, peut déformer la psyché dégénérée[26].

Selon Ioffe, Wagner n’a pas tant rejeté ses anciens principes que souffert de la désillusion dans l’espoir que tout puisse vraiment changer. Écrit également en 1933, le critique Ivan Sollertinsky aborde de front les relations de Wagner avec l’Allemagne impériale, son image négative dans certaines parties de la culture progressiste des XIXe et XXe siècles et son appropriation par les nazis. Puisque les écrits de Sollertinsky sur Wagner n’ont jamais été traduits du russe et sont donc presque entièrement inconnus en Occident, il vaut la peine de le citer longuement. Après avoir expliqué ironiquement que l’image de Wagner devenait celle du Messie et de la Mecque de Bayreuth, il a observé que le contrepoids à ce culte du héros avait provoqué une réaction parmi d’autres artistes des XIXe et XXe siècles, jusqu’à Stravinsky se soulevant contre le culte de Wagner:

Ils ont répété et modifié les arguments de Nietzsche, tout en déclarant avec frénésie que Wagner n’était rien de plus qu’un chef d’orchestre talentueux, rien d’autre qu’une vitrine et que le prétendu «Messie» de Bayreuth cachait un grand magicien du théâtre. […]

La réaction contre Wagner a commencé juste avant la guerre impérialiste et est parvenu au point culminant avec le traité de paix de Versailles et l’éclatement de l’Allemagne. […] Dans les journaux allemands entre 1918 et 22, il est devenu à la mode d’exprimer la haine de Wagner, d’appeler à la libération de «l’hypnose» de Bayreuth, [avec des slogans comme] «Retour à Mozart», «Retour à Verdi», «Retour à Haendel », faisant valoir que Verdi et Puccini étaient de meilleurs compositeurs pour la scène que Wagner[27].

Mais maintenant, dit Sollertinsky, le culte de Wagner est ressuscité en Allemagne. Pour son jubilé, des livres et des brochures ont été imprimés, les fascistes louent son style «teutonique» et il a été proclamé le «premier homme allemand après Bismark». Mais qui, poursuit-il, était vraiment Wagner? Était-il le «révolutionnaire sur les barricades ou un esthète pessimiste à la cour du roi de Bavière?»[28]. Est-ce la «clé de la vision du monde de Wagner dans le soulèvement de Rienzi ou dans le Parsifal liturgique?»[29]Après une traversée rapide de la biographie de Wagner et une brève explication du passage de Feuerbach à Schopenhauer, Sollertinsky admet que Tristan n’était pas le seul «fruit schopenhauerien»; la «figure pessimiste» de Wotan en est une continuation, tout comme l’idée de rédemption de Parsifal. Enfin, Wagner abandonna complètement l’idéalisme philosophique et le matérialisme de Feuerbach :

Wagner s’approcha du roi bavarois Ludwig à moitié fou. «Maintenant je ne veux m’occuper que d’art, et plus de politique», écrivait Wagner à Liszt en 1856. Tout de même, au moment de la guerre franco-prussienne, Wagner était du côté impérialiste allemand et écrivait la Marche impériale pour Wilhelm I[30].

Le cas de la Tétralogie

Sollertinsky ne manque pas à son devoir en signalant le mépris de Karl Marx pour le culte de Wagner et le spectacle de Bayreuth lors de sa visite dans la région en 1876. Écrivant à Engels, Marx a décrit de manière caustique l’ouverture du Festspielhaus comme «la fête idiote du banal musicien Wagner»[31]. Enfin, Sollertinsky relie explicitement Wagner et le cycle du Ring à l’impérialisme allemand et britannique et même au fascisme contemporain, brouillant les frontières entre les propres intentions de Wagner et sa réception dans l’Allemagne de Bismark et soulignant subtilement un lien entre l’impérialisme de Bismark et l’obsession nazie pour la race dans le personnage de Siegfried :

Quand, après Tristan, Wagner est revenu au cycle du Ring, Siegfried était loin d’être le «socialiste-expiatoire» qu’il était auparavant. Il était maintenant un surhomme, quelque chose comme la «bête blanche» de Nietzsche, un conquérant de la vie, avec une nature poétique et forte, une projection du colonisateur aryen, le prototype impérialiste du type conquistador de Cecil Rhodes. Et ainsi Siegfried est devenu le symbole de la nouvelle Allemagne unie. […] La question de la révolution a été remplacée par celle de la «régénération» et de la renaissance de l’humanité[32].

Il va beaucoup plus loin que tout autre écrivain soviétique contemporain. Sollertinsky confronte les faits de la vie et de la philosophie de Wagner avec une franchise qui aurait pu provenir d’un censeur hostile au répertoire plutôt que d’un écrivain qui souhaite voir plus de Wagner sur la scène soviétique. Mais le but de sa brutale honnêteté devient clair dans sa conclusion:

Wagner n’a pas conservé sa place dans l’histoire du soulèvement bourgeois. Mais il n’a pas exprimé les idées impérialistes dans sa musique. L’impérialisme n’était que l’un des fils dialectiques de l’époque dans le développement idéologique complexe de Wagner. Les aspects de l’utopisme petit-bourgeois sont préservés dans son œuvre jusqu’à la fin. Ils sont là dans la construction même de Bayreuth… conçue comme une oasis d’art sérieux au milieu de la vulgarité. L’ironie est qu’il est devenu le repaire de la mode, des touristes américains et… un centre de l’establishment national allemand, aux accents chauvins.

Il nous semble que le problème de Wagner pour les musicologues soviétiques n’est pas de diminuer Wagner ou de le voir comme un précurseur du fascisme militant. Il faut comprendre Wagner avec toutes ses oppositions béantes […] La logique du développement du capitalisme allemand a été écartée par les premiers rêves de Wagner, le contraignant à servir ce capitalisme et cet impérialisme qui ne lui étaient pas moins repoussants. Wagner est une figure profondément tragique. Mais sa musique survit à sa philosophie. Ses œuvres resteront longtemps dans la mémoire comme une lutte idéologique grandiose et une capitulation, et Wagner lui-même se révéla être l’un des plus grands innovateurs musicaux à l’aube du nouvel âge impérial[33].

Là où Ioffe a cherché à adoucir l’image de Wagner en expliquant sa « réaction » comme des espoirs écrasés plutôt que comme un changement de vues politiques, Sollertinsky, bien que faisant allusion à la même affirmation en disant que l’impérialisme n’était «pas moins repoussant» pour Wagner, cherche essentiellement à créer de la distance entre Wagner et le wagnérisme. Les Soviétiques peuvent observer les spectacles déplaisants de Bayreuth, mais se priver d’une si grande musique serait une réponse vouée à l’échec. En fin de compte, l’argument clé de Sollertinsky est assez courant: la musique est plus importante que les idées qui la sous-tendent. C’est peut-être une vue étrange de la part d’un critique dont les écrits musicaux étaient richement imprégnés du contexte historique et philosophique: il n’a jamais été un écrivain qui minimisait l’importance du milieu ou de la vision du monde d’un compositeur. Pourtant, avec Wagner, Sollertinsky se retrouve à répéter l’affirmation plutôt creuse selon laquelle – pour le paraphraser carrément – seule la musique comptait. Il n’a pas exprimé cette opinion très longtemps, comme on le verra.

Dans tous ces arguments sur la transformation de Wagner de révolutionnaire en réactionnaire, le cycle du Ring est le plus important de tous. C’est sans doute l’œuvre qui a été le plus discutée et que les connaisseurs de Wagner aspiraient à voir établie dans le répertoire soviétique. Et c’est précisément parce qu’elle contenait des conflits idéologiques et qu’elle représentait la voie régressive de Wagner. Pour les wagnériens soviétiques, non seulement la tétralogie atteignait une telle hauteur de génie artistique qu’elle devait simplement faire partie de la vie musicale soviétique, mais c’était aussi une bonne illustration du parcours personnel de Wagner au cours de sa maturité – un exemple instructif de la mort de l’utopie bourgeoise. Là où Marx avait été pragmatique, concentré sur le prolétariat et les détails économiques du capitalisme industriel, Wagner avait été un rêveur bourgeois – un utopiste peu pratique. D’un point de vue soviétique, cela était socialement et politiquement inutile, mais cela ne voulait pas dire qu’il ne pouvait pas être admiré comme un objectif valable étant donné son contexte historique (il n’en serait pas du tout digne pour les années 1930, mais on pouvait tenir compte du XIXe siècle). En le voyant comme un personnage tragique, les écrivains des années 30 ont fait face à sa «réaction» mais ont souligné les principes humanitaires qui sous-tendent la désillusion de Wagner. Quant à la «signification» du cycle de l’Anneau, les écrivains soviétiques ont pris Wagner au mot[34]. En tant qu’allégorie anticapitaliste, l’Anneau était totalement convaincant, même s’il ne parvient pas à inaugurer un nouveau monde courageux à la fin. L’année suivante (1934) Dmitriy Gachev poursuivit ainsi cette argumentation:

[Le personnage de] Siegfried était la réalisation la plus totale des écrits de Feuerbach: un être de la Nature, libre de toute classe sociale, ne connaissant ni peur ni chagrin, sans ego et n’ayant jamais envie de richesse: un vrai tsar d’amour et de «communisme» [… ] [Mais cela a changé avec la suite de l’Anneau.] Son thème prédominant est celui de la mort et de la réconciliation. Dans «Götterdämmerung», ce ne sont pas les dieux qui périssent, mais toute l’idée de la révolution, sa «vérité éclatante» […]. Wagner après 1848, la tête baissée, fait la génuflexion devant les dieux célestes et terrestres : Louis II de Bavière, Guillaume Ier de Prusse, Bismark […][35].

En tant qu’homme qui rejetait carrément la révolution, Wagner ne pouvait qu’être fortement censuré; mais en tant qu’homme à plaindre, noble victime des forces historiques, il gagna une certaine protection.

Dans les conférences publiques sur le cycle de l’Anneau en 1937-1938, Sollertinsky soutient que toute la tétralogie est motivée par les principes feuerbachiens, résumant ainsi: dans l’anthropologie feuerbachienne, il y a deux principes: l’un oblige l’homme à se replier sur lui-même, dans son propre « je» – c’est le principe de l’ego. Elle s’exprime dans la volonté de puissance et la volonté de posséder de l’argent en fait partie. Feuerbach opposait ce principe du moi à celui de l’altruisme. La plus haute expression de ce principe est l’amour, car par amour un homme est prêt à sacrifier son propre bonheur pour celui d’autrui – l’amour lui permet de surmonter son égoïsme et de trouver une véritable immortalité dans la mémoire de l’humanité. Sollertinsky poursuit:

Cette voie dans la pensée de Feuerbach se reflète dans la conception de Wagner. Dans la tétralogie, l’or ne possède qu’une essence, pour le dieu ou pour l’homme: il rejette et maudit l’amour, condamne l’homme à une existence sans amour; une telle personne serait un égoïste complet. De l’autre côté, seul un héros exempt du pouvoir de l’or peut trouver l’amour dans le sacrifice et est capable d’aider le monde. Cette personne est une expression complète du nouveau principe de l’amour. De cette manière, Wagner a incarné la philosophie de Feuerbach dans le Ring[36].

Mais Sollertinsky met en balance ce principe «d’amour» avec l’influence de Schopenhauer sur Wagner :

La musique, pour Schopenhauer, […] est tellement émouvante, qu’il est impossible d’en rendre compte logiquement, et ainsi elle exprime l’essence profonde du monde. C’est pourquoi la musique se rapproche le plus des sens, des humeurs instinctives, élémentaires, incompréhensibles: la musique ne fait pas appel à notre raison… elle ne peut pas être exprimée en mots[37].

Ces moments de profond pessimisme et de reconnaissance du rôle de la musique, Wagner les a obtenus de Schopenhauer. Et logiquement, ils suivent la Tétralogie de l’Anneau. … Wotan possède ce que Hegel a appelé la «conscience divisée». Wagner, qui aime faire des parallèles entre le mythe et la vie contemporaine – nous rappelons son traitement de l’image d’Alberich ou de Siegfried – dit que Wotan était essentiellement la conscience divisée de l’intelligentsia contemporaine. Sachant qu’il est condamné, Wotan, avec sa montre à la main (métaphoriquement parlant) veille sur la fin prochaine, non seulement la sienne, mais de l’ensemble du Walhalla ; il comprend que chaque seconde et chaque mouvement de ses mains le rapproche de la mort, et c’est sa tragédie.

Il poursuit en affirmant que l’autre influence majeure de Schopenhauer réside dans la suprématie de la musique sur l’action dramatique dans le Götterdämmerung :

Dans le Ring, nous ressentons l’esprit des révolutions de 1848. Conçu comme un vaste concept héroïque, même dans les derniers instants, Wagner le philosophe tombe devant Wagner le musicien… dans les flammes, un nouveau monde est né, un monde nouveau et meilleur, où l’or n’a aucun pouvoir. Wagner a réussi à suivre cette idée à travers l’ensemble de l’Anneau, et pour nous, malgré ses hésitations, la tétralogie est l’une des plus brillantes synthèses de la pensée musicale et philosophique de Wagner et peut-être la meilleure que la révolution de 1848 ait jamais donnée à la musique. Par essence, l’Anneau est anticapitaliste, son contenu idéologique expose fortement le système bourgeois de sa propre société. Mais en même temps, quelle profondeur énorme il y a […] dans cette œuvre magnifique, dans laquelle se concentre l’œuvre personnelle la plus caractéristique de Wagner[38]!

Il s’agit d’une lecture encore plus «soviétisée» de Wagner que dans l’essai de Sollertinsky de 1933. Là, Sollertinsky a conclu que la musique de Wagner devait être considérée comme importante au-dessus et au-delà de la propre idéologie du compositeur, ou de son utilisation moderne en Allemagne. Ici, il soutient en fait que le principe humaniste de «l’amour» de Feuerbach domine la signification sociale de l’Anneau malgré tous les changements de direction de Wagner après avoir rédigé les livrets complets; que le pessimisme de Schopenhauer se situe principalement dans le sort de Wotan et celui du vieux monde; et, la chose la plus surprenante (étant donné les vues des critiques soviétiques jusqu’à présent), que la fin de la tétralogie est optimiste – qu’elle conclut par la meilleure réponse artistique au mouvement révolutionnaire du XIXème siècle. Sollertinsky ne dit rien sur les sujets que la plupart des chercheurs contemporains de Wagner seraient fortement en désaccord – il n’est ni fantaisiste ni naïf – mais il y a un décalage perceptible d’accent par rapport aux écrits soviétiques antérieurs. Le cycle de l’Anneau ne peut peut-être plus survivre à son image soviétique de représentant d’un échec tragique mais noble. Il faut maintenant le rendre optimiste – célébrer la fin de l’ancien monde d’exploitation et de cupidité afin qu’un nouveau monde puisse «renaître de ses cendres».

L’un des derniers à avoir écrit publiquement pour défendre Wagner était D. Baksan, qui a publié un long article dans l’un des quotidiens soviétiques les plus importants, Izvestiya, en 1937. Ici, Baksan a essayé d’arracher la musique de Wagner et son image personnelle des mains de Bayreuth alors infesté de nazis et de leurs partisans :

Ces dernières années, ils [les nazis] ont falsifié l’époque héroïque de «l’Anneau du Niebelung». Héros et dieux que Wagner a empruntés aux mythes folkloriques allemands et qu’il a utilisés pour présenter ses idées humanistes, les fascistes allemands tentent de les transformer en leur propre image sacrée. Siegfried, le héros-bogatyr [bogatyr : héros des contes patriotiques de l’ancienne Russie] qui doit, selon la conception de Wagner, libérer l’humanité de l’esclavage et de l’exploitation, il est devenu une bête blonde et aryenne.

Ce sont les vaines tentatives des fascistes pour falsifier et s’approprier l’héritage de Wagner. Malgré leur mauvaise lecture, et malgré le côté réactionnaire de Wagner, […] sa dramaturgie musicale, comme ses rêves d’un art populaire [narodniy], d’un théâtre musical populaire, se révèle être la plus haute réalisation de la culture artistique de humanité. Par conséquent, le seul successeur de l’héritage de Wagner est la culture socialiste[39].

Cela nous ramène à mon propos au début de cet essai: «l’héritage» de Wagner était l’héritage du prolétariat soviétique. Invoquant la vénération soviétique de ces années pour la culture populaire, Baksan souligne que l’art de Wagner est issu de la tradition folklorique et le lie davantage à la Russie par son utilisation émotionnelle du terme «bogatyr»; Siegfried, le «bogatyr» combattant le capitalisme, se transforme habilement en héros proto-soviétique (russe) – l’antithèse de la «bête» aryenne des nazis.

Conclusion

Comme le montre Bartlett, l’incertitude entourant «l’adoption» de Wagner dans la vie musicale soviétique dans les années 1930 a été soudainement balayée après le pacte germano-soviétique: une volte-face qui suggère fortement que des raisons politiques étaient derrière son ancienne négligence. Cependant, il est important de noter qu’il n’y a jamais eu – pour autant que j’ai pu le constater – aucune «interdiction» de Wagner. Au contraire, il est plus probable que les théâtres d’opéra, les niveaux persistants de la bureaucratie et du contrôle officiel à la fin des années 1930 qui ont soulevé des enjeux pour savoir si une mise en scène était approuvée ou non à des sommets nouveaux et terrifiants, ont fait preuve d’une extrême prudence dans leur sélection du répertoire. Staline était connu pour fréquenter fréquemment le Bolchoï, et l’attaque du nouvel opéra de Chostakovitch, Lady Macbeth de Mtsensk, après la visite du dictateur en janvier 1936, avait retenti dans le monde musical[40]. Les théâtres d’opéra subiraient toujours une ingérence officielle excessive, à une échelle tout à fait différente de celle endurée par les Philharmonies, simplement parce que l’opéra était un genre plus proche du public – et donc politique[41]. La grandeur d’un projet comme le cycle de l’Anneau aurait pu être plus attrayante à l’époque de Staline, sans le fait que l’obsession d’Hitler pour Wagner était si bien connue. Staline ne pouvait guère vouloir rivaliser avec un dictateur vilipendé dans son choix du compositeur préféré, surtout quand il était lui-même fortement présenté non pas comme un dictateur, mais comme un leader bienveillant de la société la plus démocratique du monde. Pourtant, la forte présence de la musique de Wagner dans les programmes des Philharmonies de Moscou et de Leningrad montre bien qu’il n’était pas formellement considéré comme une proposition dangereuse. À la fin des années 1930, il aurait été beaucoup plus dangereux d’avoir programmé Berg, Krenek ou Hindemith: le modernisme occidental dégénéré « moderne » était devenu le nouvel ennemi, et les « classiques » occidentaux des XVIIe-XIXe siècles étaient (bien que sélectifs ) présentés comme des modèles de clarté expressive et de grande popularité[42]. Wagner était, ne serait-ce que dans la salle de concert, un «classique» sûr: dans le théâtre d’opéra, le compositeur, en tant que personnage historique, était beaucoup plus exposé, risquant de provoquer des réactions négatives dans la presse. Il serait exagéré de suggérer que les représentations de Wagner furent clandestines sur une scène de concert aussi publique; mais on pourrait peut-être dire que sa musique a été «mise en retrait pour sa propre sécurité» pendant les années les plus imprévisibles et les plus dangereuses du régime de Staline.

PF

Notes :
1Bartlett, Rosamund. Wagner and Russia, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1995 (études de Cambridge en littérature russe).
2Une thèse complète et utile de l’influence de Wagner sur le symbolisme russe et la culture de l’âge d’argent se trouve également dans Glatzer Rosenthal, Bernice. «  Wagner and Wagnerian Ideas in Russia  », in: Wagnerism in European Culture and Politics, édité par David C. Large et William Weber, en collaboration avec Anne Dzamba Sessa, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1984, pp. 198-245 .
3Pour le meilleur récit de la biographie de Sollertinsky, voir Mikheyeva, Liudmila. I. I. Sollertinsky: Zhizn; Je naslediya [I. I. Sollertinsky: Life and Legacy], Leningrad, Sovetskiy Kompozitor, 1988. Le livre de Sollertinsky sur Mahler (Leningrad, Muzgiz, 1932) a été traduit en allemand sous le nom de Gustav Mahler: Der Schrei ins Leere, Berlin, Verlag Ernst Kuhn, 1996 (Studia slavica musicologica, 8).
4Voir Dreyden, Simon. «Na volye revoliutsii», dans: Sovetskaya muzïka, iv (1966), p. 11-20.
5[5]Voiribidem, où Dreyden présente les découvertes les plus importantes pour soutenir l’intérêt de Lénine pour la musique de Wagner: il a assisté à plusieurs productions à Zurich; il entendit Henry Wood diriger la musique du «Vendredi saint» de Parsifalau Queen’s Hall de Londres en 1903 et conserva trois livres de Wagner dans la bibliothèque du Kremlin. La veuve de Lénine, Nadezhda Kroupskaïa, n’avait révélé l’amour de Lénine pour Wagner qu’en 1935, et cette pépite dans la biographie de Lénine n’a joué aucun rôle pour assurer la présence de Wagner dans les théâtres d’opéra soviétiques, qui était en tout cas très réduite après 1935. Depuis la mort de Lénine en 1924, ses goûts musicaux personnels n’avaient probablement aucune incidence sur la culture musicale soviétique, à part d’être cités là où cela convenait dans les discussions et les notes de programme avant les concerts.
6Bartlett, Rosamund. Op. cit.(voir note 1), p. 259.
7Blok, Aleksandr. «Iskusstvo i revoliutsia» [«Art et révolution»], in: Izvestiya, no. 223, 24 août 1919, p. 1-2. L’essai est réimprimé dans ses œuvres rassemblées; voir Blok, Aleksandr. Sobranie sochinenii[Œuvres collectées], vol. vi, Moscou, Sovremennik, 1979, pp. 228-232, où la date d’écriture est de 1918. Sa remarque sur le «poison utile» se trouve à la page 231.
8Voir Khvostin, SK ‘Iz muzïkal’noy zhizni Leningrada (Obshchestvo vagnerovskogo iskusstva, 1920-e godï)’[‘From Leningrad’s musical life (the Society for Wagner’s Art in the 1920s)’], in: Iz proshlogo sovetskoymuzïkal’noy kul ‘turï[Du passé de la culture musicale soviétique], vol. iii, édité par Tamara Livanova, Moscou, Sovetskiy Kompozitor, 1982, pp. 231-237.
9Ivan Yershov avait décliné l’invitation de Cosima Wagner à chanter à Bayreuth précisément parce qu’il ne souhaitait pas réapprendre les rôles en allemand.
10Une société Bruckner-Mahler existait au même moment à Leningrad et, en général, ces kruzhki, ou «cercles» indépendants, étaient une partie vitale de la première culture soviétique.
11Bartlett, Rosamund. Op. cit.(voir note 1), p. 263.
12Mazing, B. «Pochemu Verdi, I ne Vagner?» [«Why Verdi and not Wagner?»], In: Rabochiy i teatr[Le travailleur et le théâtre], 29 juillet 1929, p. 5.
13Zhizn ’iskusstva[La vie de l’art], no. 46, 20 novembre 1923, p. 12-13.
14Encore une fois, je me fie à la chronologie des représentations soviétiques de Bartlett pour mes données. Voir Bartlett, Rosamund. Op. cit.(voir note 1), pp. 311-313.
15Voir Kuznetsov, Konstantin. ‘Dirizhyor Vagnera’[‘Wagner Conductor’], dans: Emil Kuper, stat’i, vospominaniya, materialï [Emil Kuper, Articles, Reminiscences, Materials], édité par Gavriil J. Judin et Anatolij M. Kuznecov, Moscou, Sovetskiy Kompozitor , 1988, pages 49-75.
16Voir principalement Barsova, Inna. «Dokumentï arkhivnogo sledstvennogo dela N. S. Zhilayeva» [«Documents d’archives sur l’affaire finale de N. S. Zhilayev»], in: Nikolay Sergeyevich Zhilayev. Trudï, dni i gibel»[N. S. Zhilayev. Travaux, vie et destin], édité par Inna Barsova, Moscou, Muzïka, 2008, pp. 522-535, qui documente sur le sort du musicien et critique Zhilayev après son arrestation en 1937. Voir aussi Mikkonen, Simo. «Confusion au lieu de la musique» en 1936: cataclysme de l’administration musicale», in: Shostakovich Studies 2, édité par Pauline Fairclough, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 (Cambridge compositeur studies), pp. 231-248, qui décrit comment le président de l’Union des compositeurs de Moscou, Nikolay Chelyapov, un non-musicien, a été purgé et fusillé la même année.
17Pour un seul exemple de ce terme dans un usage critique, voir la critique d’Anthony Payne sur le Royal Philharmonic Orchestra / Valeriy Gergiev au Royal Festival Hall, Londres, dans The Independent, 30 janvier 1995: <http://www.independent.co. fr / arts-divertissement / une-fete-de-saignement-morceaux-1570478.html>.
18Cité dans Dreyden, Simon. Op. cit.(voir note 4), p. 19.
19Ainsi appelé d’après le ministre de la Culture, Andrey Zhdanov, qui a mené une campagne où on a vu les cinq compositeurs soviétiques les plus respectés publiquement disgraciés, limogés de leurs postes au conservatoire et leurs œuvres mises à l’index.
20Blok, Aleksandr. «Iskusstvo i revoliutsia», op. cit.(voir note 7), p. 230. Bien entendu, ce que pourrait être ce «motif» associé à Wotan est loin d’être clair.
21Keylin, L. «Bayreuth na 50-let» [«Bayreuth at 50»], dans: Muzïka i revoliutsia, xi (1926), p. 37.
22Voir Rappaport, Viktor. ‘Pesnya o smene’ [‘Song of Change’], dans: Niurenbergskier mastera peniya[Die Meistersinger von Nürnburg], Leningrad, Academia, 1926, pp. 11-13, un recueil d’essais publiés pour une représentation des Meistersinger à l’État Théâtre d’opéra et de ballet (Leningrad) en 1926.
23Lunacharsky, Anatoly. «R. Wagner », dans: Sovetskaya muzïka, iii (1933), p. 3.
24Ibidem.
25Ibidem.
26Ioffe, Ieremiah. «Kol’tso Nibelunga» Rikharda Vagnera[«L’anneau du Nibelung» de Richard Wagner], Leningrad, 1933, pp. 42-43.
27Sollertinsky, Ivan. «O puti Rikharda Vagnera»[«À propos du parcours de Richard Wagner»], dans: Rabochiy i teatr, iv-v (1933), p. 2.
28Ibidem.
29Ibidem.
30Ibidem. p.3
31Ibidem. p.4
32Ibidem.
33Ibidem.
34Ceci est, bien sûr, plutôt problématique puisque Wagner n’a jamais donné une interprétation particulièrement anticapitaliste de l’Anneau. Cependant, les écrivains soviétiques se seraient inspirés des remarques dans ses écrits et dans ses lettres pour justifier une telle lecture; une particulièrement utile fut sa lettre à Liszt d’octobre 1854, dans laquelle Wagner écrit que le monde était «fondamentalement mauvais… il appartient à Alberich: personne d’autre!»; cité dans Magee, Bryan. Wagner and Philosophy, Londres, Allen Lane-The Penguin Press, 2000, p. 40.
35Gachev, Dmitriy. «Vagner i Feuerbakh» [«Wagner et Feuerbach»], in: Sovetskaya muzïka,vii (1934), pp. 61-62.
36Sollertinsky, Ivan. «O« Kol’tse Nibelunga »Vagnera» [«Sur« l’anneau du Nibelung »de Wagner»]. Cet essai a été compilé par Mikhail Druskin à partir de deux conférences publiques de 1937 et 1938 et publié dans la collection de Druskin I. Sollertinskiy. Istoricheskie etiudï [I. Sollertinsky. Historical Studies], Leningrad, Muzgiz, 1963, pp. 205-223: 209.
37Ibidem,p. 221.
38Ibidem
39Baksan, D. «Nasledstvo Vagnera» [Wagner’s Legacy], in: Izvestiya, 18 septembre 1937, p. 3.
40Pour plus de détails sur l’attaque de la Pravdacontre l’opéra de Chostakovitch, voir Fay, Laurel. Chostakovitch: Une vie, Oxford-New York, Oxford University Press, 2000, pp. 87-92.
41Pour une excellente étude des théâtres à l’époque stalinienne, voir Enz, Robert. Sowjetische Repertoirepolitik in der Stalinzeit am Beispiel Moskauer und Leningrader Opern- und Balletttheater wie Philharmonien, Ph.D. Diss., Heidelberg, Ruprecht-Karls-Universität, 2006.
42Dans ce contexte, la programmation (vraisemblablement d’extraits de) Der Geburtstag der infantinde Schreker en version concert entièrement en allemand à la Philharmonie de Moscou le 11 octobre 1940 met encore plus en évidence à quel point la politique officielle pro-allemande pourrait affecter considérablement la programmation des concerts. Schreker était l’un des compositeurs allemands modernes dont la musique fut rejetée à la fin des années 1930.

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