Le destin de Kirsten Flagstad fut aussi fulgurant qu’inattendu et il s’en fallut de peu pour que cette étoile exceptionnelle ne se perdit dans la nuit norvégienne au lieu d’irradier dans le monde entier. Surnommée « la Voix du Siècle », la soprano s’illustra tout particulièrement dans le répertoire wagnérien qu’elle maîtrisait brillamment tant sur scène qu’en concert et bien sûr sur disque.
Née à Hamar à la toute fin du XIXème siècle, Kirsten Malfrid Flagstad est fille de musiciens (son père était chef d’orchestre, sa mère pianiste et répétitrice de choeurs). D’abord destinée au piano, elle poursuivit son éducation musicale à Oslo, prit ses premières leçons de chant avec sa mère et fit ses débuts en 1913 sur la scène du Théâtre National dans le Tiefland d’Eugen Albert. Elle avait tout juste dix-huit ans.
Pendant les 18 ans qui suivirent, elle ne se produisit guère qu’en Scandinavie aussi bien dans des opéras et des opérettes que dans des comédies musicales et même des revues ! C’est ainsi que l’artiste qui à 12 ans connaissait par cœur les rôles d’Aïda et d’Elsa incarna Germaine dans Les Cloches de Corneville de Robert Planquette, Rosalinde dans La Chauve-souris de Johann Strauss, Oreste dans La Belle Hélène de Jacques Offenbach, Fatime dans Abu Hassan de Carl Maria von Weber… Son habileté à apprendre tant de rôles de soprano du répertoire, dans des styles si variés, surprit tous ses auditeurs.
Mais c’est en 1932, alors qu’elle affronta pour la toute première fois le rôle écrasant d’Isolde (toujours à Oslo) que Flagstad trouva sa véritable « voix » (peut-être, sans doute même, sa « voie »). Auditionnée dans la foulée par Winifred Wagner qui dirigeait alors le Festival de Bayreuth, la soprano convainquit immédiatement. Pour des rôles mineurs tout d’abord en 1933 (Ortlinde et la Troisième Norne) puis, dès 1934, les grands rôles : elle fut LA Sieglinde qui irradia la Colline Verte de sa beauté et de son chant, dans l’une des toutes premières « Walkyrie » de feu et de sang, ou bien encore une émouvante Gutrune dans Le Crépuscule des Dieux. Sa « rivale » sur scène, Brünnhilde, n’était autre alors que Frida Leider.
Du jour au lendemain, la chanteuse se vit ouvrir les scènes internationales.
“Grâce” à Frida Leider qui avait annulé ses représentations au Met, la norvégienne signa en l’espace de quelques jours son engagement dans la prestigieuse institution new-yorkaise. Elle y fit ses débuts dans le rôle de Sieglinde le 2 février 1935, suscitant un enthousiasme extraordinaire. En une seule représentation, Kirsten Flagstad devint l’égérie du public américain.
Quelques jours seulement après, elle fut Isolde, puis, le même mois, Brünnhilde, avant d’incarner, cette même saison, Elsa, Elisabeth et enfin Kundry. Avec toutes ces prises de rôles successives, les unes et les autres les plus périlleuses possibles, Kirsten Flagstad devenait en l’espace de quelques mois l’archétype de la soprano wagnérienne. Suscitant du public un engouement sans précédent, et chantant parfois trois ou quatre soirs de la même semaine des rôles aussi lourds, une légende voudrait qu’elle ait sauvé le Met de la faillite à la veille de la seconde Guerre mondiale.
Tout ceci sur fond de tempérament de feu : en effet, Flagstad eut à pâtir d’une réputation d’artiste particulièrement difficile ; si elle formait un couple mythique sur scène avec Lauritz Melchior, un autre géant, tout particulièrement dans Tannhäuser, il arrivait aux deux artistes de ne tellement plus pouvoir se supporter qu’ils n’échangeaient pas un seul mot en dehors de la scène !
Le public américain qui l’avait tant adulée fut après guerre terriblement injuste : il l’accusa de collaboration – si ce n’est active, du moins passive – avec le nazisme, car elle choisit en ces temps troublés de rejoindre son second époux en Norvège, pays alors occupé, qui fut arrêté pour collaboration après la guerre.
Mais sa carrière ne souffrit pas longtemps de ces rancœurs. De 1948 à 1951, Kirsten Flagstad brilla à Covent Garden puis retourna à San Francisco en 1948 et finalement retrouva la scène du Met quand Sir Rudolph Bing en devint le manager. Toujours aussi remarquable Isolde et Brünnhilde, elle termina sa carrière scénique à Londres en 1953 avec la magnifique Dido de Purcell.
Par la suite, Flagstad continua enregistrements et concerts, multipliant ainsi les témoignages qui nous permettent de prendre conscience du caractère unique de cette voix “hors normes”… qui ne se refusait rien.
Un seul enregistrement de cette période de fin de carrière illustre à lui seul toute l’étendue des capacités vocales de l’artiste tout comme l’intelligence du texte indissociable, surtout chez Wagner, de la musique : ce fut son dernier Tristan et Isolde, sous la baguette de Wilhelm Furtwängler, enregistré en studio en 1952. Âgée alors de 57 ans, la cantatrice osa relever le challenge : aujourd’hui, cet enregistrement de Tristan (distribué sous label EMI) fait figure de référence absolue. Pour seule concession concernant cet enregistrement, Flagstad demanda (très humblement) à son amie et collègue Elisabeth Schwarzkopf, de la “doubler” pour les deux contre-ut du milieu du deuxième acte de l’opéra ; seule l’oreille d’un amateur saurait reconnaître cette très légère “supercherie”, tant le mixage (bien qu’enregistré en mono) a été bien réalisé.
Après ces dernières prestations pour le disque (et la postérité), l’artiste mit un terme à sa carrière d’interprète et acheva cette incroyable destinée dans son pays d’origine, en tant que Directrice du Norwegian National Opera de 1958 à 1960. Elle mourut à 67 ans en 1962, malheureusement atteinte d’un cancer, après s’être vu attribuer en février 1960 une étoile sur Hollywood Boulevard.