Si l’on se fie aux croyances tenaces – et souvent justifiées – selon lesquelles les artistes ne peuvent faire autrement que de se représenter dans leurs œuvres, le cas de Siegfried illustre à merveille le forgeron de génie que fut Richard Wagner. A l’instar de son héros lumineux, il saisira les morceaux brisés d’un monde disparu pour les souder en une forme absolument nouvelle.
De nos jours, on retient plus volontiers la poésie, le drame, la musique, le déferlement sonore des leitmotive, mais il n’empêche que c’est au cœur de cette énergique refonte mythologique que réside d’abord l’exploit de L’Anneau du Nibelung. De toutes les compositions de Wagner, il est en effet la seule qui s’inspire directement de l’univers spirituel et religieux des anciens Germains, allant jusqu’à mettre en scène les dieux eux-mêmes. Or beaucoup de questions se posent quant à la portée de cette « relecture ». Des anciens récits, quelle matière Wagner a-t-il conservée ? A-t-il omis certains aspects, et pour quelles raisons ? Qu’a-t-il apporté, a contrario, de résolument original ? Quels éléments de sa culture artistique et politique sont venus interférer avec la tradition ?
Nous allons centrer cet effort de comparaison sur le monde des dieux, c’est-à-dire ce qu’on appelle communément le « panthéon », en nous appuyant sur les mêmes sources que Wagner, à savoir:
– l’Edda Poétique, recueil de poèmes et de textes mythologique et héroïques qui ont été composés entre le IXe et le XIVe siècle de notre ère, mais qui sont certainement le produit d’une transmission orale très ancienne.
– l’Edda Nouvelle, dont l’auteur est l’islandais Snorri Sturluson, et qui se présente un peu comme un ouvrage didactique à l’attention des jeunes poètes (scaldes) de son temps et dont l’art nécessitait une connaissance approfondie des mythologies des peuples du Nord.
– enfin, et surtout, la Mythologie germanique (1835) de Jakob Grimm, qui constitue une compilation pour le moins savante et exhaustive du temps même de Wagner. Le compositeur dira de cet ouvrage : « j’étais tous l’empire d’un sortilège étrange ; ces lambeaux de tradition, c’était le passé qui remontait de la nuit des temps, et bientôt, j’eus la conscience d’être le siège d’une résurrection, et d’être en quelque sorte investi malgré moi d’ombres surgies d’une mémoire profonde et qui peu à peu me devinrent familières« .
Structure comparée des panthéons
Le panthéon est un peu la « famille » des dieux. Il nous fournit une vision distanciée, objective, des figures divines, de leur parenté généalogique et de leurs attributs spécifiques. Schématiquement, nous distinguerons le panthéon traditionnel et le panthéon « wagnérien ». Par panthéon traditionnel, il faut entendre à la fois celui des dieux des anciens scandinaves, tel qu’il est décrit dans les Eddas, et celui des Germains continentaux, dont Wagner reprendra quasi textuellement les noms. En réalité, comme ils ne diffèrent pas dans leur structure, on peut les représenter dans le même tableau, distinguant seulement les noms nordiques des noms germaniques (ces derniers indiqués en italique) : Pour que la comparaison ait un sens, ne figurent dans le premier tableau que les principaux dieux de la mythologie. Le panthéon scandinave, comme beaucoup de panthéons du paganisme, est gigantesque.
Wagner n’aurait pu le reprendre tel quel dans son œuvre, tant pour obéir aux contraintes opératiques que pour concentrer son propos sur quelques figures essentielles.
On relèvera, une première différence de taille : les récits anciens mettent l’accent sur l’existence de deux familles de dieux, les Ases et les Vanes. Dans notre tableau, la famille Vane est représentée par Freyr et Freyja ; Odin, Frigg, Thor, Balder et Tyr sont en revanche des dieux Ases. Le mythe raconte qu’à la suite d’une guerre interminable, Ases et Manes finissent par se réconcilier en échangeant des otages. Même si les historiens des religions ne s’accordent pas tous sur le sens qu’il faut prêter à cet événement, ils y reconnaissent généralement la coexistence (parfois difficile) de deux tendances caractéristiques du culte des anciens nordiques : le dieu « Ase » étant l’archétype du dieu-guerrier et de la royauté, le dieu « Vane » étant lui plus proche du peuple et représentatif des fonctions agraires et domestiques.
Chez Wagner, cette distinction n’apparaît pas – ou n’est pas explicitée : les dieux dominants ne forment qu’une seule et même famille. Et nous ne savons rien ni de l’origine des dieux, ni de leur montée en puissance. Walhall payé ou non, les dieux sont au faîte de la hiérarchie de la Tétralogiedès le Prologue.
Au contraire de leurs prédécesseurs mythologiques, les dieux wagnériens ne forment aussi qu’une génération, unie selon des liens de consanguinité (Wotan et Erda sont les seuls à posséder une progéniture). Les divinités « secondaires » se situent ici dans la filiation claire des dieux, alors qu’à l’origine, les Walkyries par exemple, ne sont pas les filles d’Odin mais bien des divinités indépendantes élues pour le servir. De même les Nornes gagnent Erda comme mère. Loge en revanche garde cette marginalité typique de Loki. On remarquera : l’absence de Tiwaz/Tyr et surtout de Paltar/Balder, et l’apparition, à mon sens, d’un petit groupe divin composé du Rhin (Vater Rhein) et des Filles du Rhin (Rheintöchter). Wotan semble préserver, par ses unions multiples et sa descendance, les prérogatives de Wodan/Odin.
Malgré ces différences, on perçoit aussi beaucoup de similitudes de « nature »… Les dieux sont à l’image des hommes, mais leurs avantages sont plus durables et leurs inconvénients plus transitoires. Immortels et non « amortels », ils vivent dans la conscience de leur fin possible, et sans doute inéluctable. Tout ce qu’ils entreprennent est plus aisé qu’aux hommes. La mythologie présente les dieux comme des êtres joyeux qui rient au cœur du danger : voilà quelque chose que Wagner a exploité fidèlement, les opposant en cela aux Géants qui eux, sont plus difficiles à dérider. Chacun possède nettement une fonction, ou en tout cas des attributs manifestes. Les dieux voyagent à travers le monde pour épier les races humaines, naines et géantes, « seuls ou à deux ou trois » précise Grimm : Wagner l’illustre par Wotan (cf. scène du Nibelheim) et Loge. Cet éclat de la famille divine, sa domination physique du monde, ne connaît pas, au moins sur le plan de l’apparence, de bouleversement majeur dans le moule de la Tétralogie. Mais passons maintenant en revue les dieux du Nord un par un, et voyons en quoi ils anticipent – ou n’anticipent pas – sur les créations wagnériennes.
Les « introuvables » du panthéon wagnérien : Tyr, Balder
Ces deux divinités constituent un cas un peu à part. Bien que possédant une importance considérable dans les récits anciens – importance qui n’a certainement pas échappé à Wagner – Tyr et Balder sont absents de la Tétralogie.
Tyr
Commençons par le Tyr eddique, dont le cas est plus facile à analyser que celui de Balder. Grimm situe Ziwas/Tyr au troisième rang des divinités germano-nordiques, par ordre d’importance. Les historiens ont de bonnes raisons de penser que Tyr était très haut placé dans le culte des Nordiques. Peut-être même était-il à l’origine le dieu absolu car son nom (Tyr/Ziwas/Zeus/Dieu) signifie proprement « dieu ». L’Edda le décrit comme le fils d’Odin, puissant mais inférieur en pouvoir à son père. Dieu du ciel et de la guerre, dieu solaire, protecteur juridique des assemblées, il est vaillant et martial.
Un fait particulièrement héroïque, en outre, lui est attribué. Dans le mythe en effet, les dieux souhaitent se prémunir de l’engeance monstrueuse de Loki en enchaînant Fenrir, le loup qui doit précipiter le crépuscule des dieux. Ce loup est si fort qu’il est capable de briser l’entrave la plus solide, mais les dieux se sont procuré des liens magiques indestructibles. Par la ruse et la flatterie, ils demandent à Fenrir de les revêtir afin que celui-ci leur démontre sa force (un épisode qui rappelle la scène du Nibelheim chez Wagner). Le loup y consent, à condition que l’un des dieux mette son bras en gage dans sa gueule ouverte : Tyr se propose. Mais Fenrir ne parvient pas à briser les liens et de rage, il avale le bras de Tyr. Ce mythe nous instruit ainsi sur un attribut supplémentaire du dieu : le sacrifice.
Cependant les fonctions décrites cumulent en grande partie celles d’Odin, de Thor et de Frigg. C’est peut-être ce qui explique que Tyr soit devenu, suite à l’évolution du panthéon, un deus atiorus (dieu effacé). Pour en venir à ce qui nous intéresse, sans doute que son côté « généraliste » ne plaisait guère à Wagner et aurait contrevenu à l’efficacité dramatique. Par ailleurs, l’art pour lequel Tyr brille le plus est la guerre – or cette dernière est déjà impartie à Odin (Wotan) et Thor (Donner). Tyr/Ziwas ne pouvait trouver raisonnablement sa place dans le panthéon wagnérien.
Mais si l’on considère à présent l’ensemble de la Tétralogie, on s’aperçoit que sa thématique a entièrement survécu. En effet, n’est-il pas présent dans la lance de Wotan elle-même, gardienne des traités et de la force guerrière juste, gardienne des serments ? Ainsi, ne peut-on voir dans la lance du dieu un acte de métempsycose dramaturgique ? Exemple significatif, la scène du pacte entre Siegfried et Gunther dans le Crépuscule des Dieux, qui débute au son du leitmotiv des « Traités », introduit en filigrane toutes les valeurs du dieu disparu : vaillance, virilité, fraternité.
Balder
Qu’en est-il de l’absence de Balder/Paltar ? Ce dieu jette un éclatant idéal de paix et d’harmonie au milieu des sombres traditions du Nord. Beaucoup d’historiens interprètent sa marginalité comme le signe d’une influence chrétienne sur le monde païen. Ainsi que les récits le rapportent, Balder est blanc, bon, lumineux, c’est le plus saint, le plus pur, le plus juste des dieux – il ne connaît aucun vice. Sa sainteté est telle qu’il émet de la lumière. Balder fonctionne davantage comme un principe, un idéal de pureté, que comme un dieu conscient et agissant. Il reste inactif, ses qualités se rapportent à un état et non à une fonction. Selon Fernand Comte : « Sa vocation est d’être là simplement dans sa sainteté, comme un trésor, un idéal, le noyau de la civilisation, le contraire des autres qui ne pensent qu’à se quereller, combattre, gagner, profiter, jouir« .
Résumons maintenant le mythe qui le met en scène. Un jour, Balder fait des rêves prophétiques dans lesquels il y va de sa vie. Les dieux, effrayés à cette nouvelle, car ils savent qu’elle annonce la fin prochaine de leur règne, décident de prémunir leur congénère contre tous les périls existants : Frigg, la déesse du serment, fait jurer aux créatures et aux choses de ne jamais nuire à Balder. Quand tout cela est ratifié, les dieux rassurés s’amusent à éprouver l’invincibilité de leur compagnon : ils le placent sur le thing, le lieu d’assemblée des dieux, et le frappent de traits de maintes sortes, sans bien sûr qu’ils parviennent à le blesser. Loki le fourbe considère d’un œil mauvais l’invincibilité de Balder et il résout secrètement de trouver le moyen de lui nuire. C’est ainsi qu’en rusant, il apprend de la bouche de Frigg elle-même la seule chose qui peut encore menacer le dieu : « Il pousse un surgeon à l’ouest de Valhöll qui s’appelle gui ; celui-là m’a semblé trop jeune pour que j’en exige un serment« .
Loki, toujours par la ruse, convainc ainsi le dieu aveugle Hödr de tirer sur Balder avec la branche du gui. Ce dernier tombe foudroyé à terre. Consternés par cette fin tragique, les dieux expédient l’un des leurs au Royaume des morts, avec pour mission de ramener coûte que coûte Balder parmi eux. Mais malgré les efforts produits, ils sont victimes d’un nouveau subterfuge de Loki. Toutefois, le mythe laisse entendre que Balder reviendra à la fin des temps pour régner sur le monde : des éléments messianiques semblent se mêler à la légende. Plusieurs aspects, sans doute, ont arrêté Wagner dans l’introduction du personnage de Balder. Le côté « non germanique » et « bonne parole » incarnés par ce dieu constitueraient un argument valable, si on ne connaissait par ailleurs le goût du compositeur pour la question chrétienne. Mais on peut penser aussi que Wagner, par opposition à ses autres drames, voulait germaniser au plus la Tétralogie. L’épisode du meurtre de Balder dans l’Edda recelait une dimension trop singulière et trop liée au devenir du seul monde des dieux, pour s’intégrer à la dramaturgie qui – il faut le rappeler- en épousant la malédiction de l’anneau, progresse des dieux aux hommes. Le récit de la mort de Balder, extérieur, prophétique, aurait mal cadré avec l’intention du compositeur d’humaniser le mythe. Or c’est justement cette relation existant entre le destin des immortels et celui des mortels qui intéresse le dramaturge – et le rachat des uns par les autres. De plus, introduire Balder, cela aurait été placer un élément de légitimité au milieu des dieux, et donc effacer en partie la faute originelle qui tous les enchaîne.
Enfin, ce personnage sublime du panthéon nordique, comme on peut le constater dans le mythe, ne se définit que par rapport à Loki, l’esprit du mal, ce que Loge n’est pas dans la Tétralogie. Balder perd ainsi toute raison d’être.
Cependant, on peut soupçonner des influences diverses de cet état de lumière, d’inactivité, de « joyau » offert à l’amusement des dieux dans le personnage de Freia et dans l’or du Rhin lui-même, qui représente cette tendance pure du monde et présage ainsi que Balder apportera la régénération universelle.
Les dieux principaux: Thor, Freyr, Freyja, Frigg
Ces quatre dieux puissants du récit eddique possèdent un rôle indéniablement mineur dans la Tétralogie où leur personnalité a subi très souvent des modifications notables.
Thor (DONNER chez Wagner)
Thor est l’un des dieux les plus importants du Nord. Snorri le décrit comme le plus fort de tous les Ases. Champion infatigable des dieux, il est le propriétaire du marteau Mjölnir, terreur des géants et arme merveilleuse qui revient dans les mains de celui qui l’a lancée. Thor est le maître de la foudre et le dieu du tonnerre. Malgré ses attributs terribles, il reste le dieu le plus populaire des anciens Germains, sachant allier rudesse, esprit d’entreprise et humour. On peut affirmer que Wagner a offert à Donner cette même ambivalence traditionnelle : d’une part la présence forte, colérique, punitive, implacable aux géants et d’autre part la présence paternelle, protectrice car il est dans une certaine mesure le dieu de la pluie et de la fertilité : sur la fin de l’Or du Rhin, après une scène grandiose d’appel des éléments, Donner fait éclater un orage purificateur.
Cela étant dit, la force de Donner n’est qu’apparence ; jamais, dans l’Or du Rhin, on ne le voit résoudre les problèmes qui se posent à ses confrères et sa spectaculaire action finale y compris traduit une impuissance critique. Il est le dieu de la force physique solaire qui ne peut rien résoudre définitivement. A ce titre, le Donner wagnérien paraît fragilisé, inconsistant, alors que le Thor des traditions, image de l’Ordre opposé victorieusement (au moins un temps) aux forces adverses de la destruction, ce dieu incarnant la vigilance semble crucial pour l’équilibre de l’univers. On le voit non seulement guerroyer contre les géants, mais aussi se dresser comme un maître clairvoyant, soucieux de protéger l’harmonie universelle. En comparaison, Donner n’est qu’une diversion symphonique pour la Tétralogie, une diversion chatoyante et superficielle qui a contrario, renforce déjà la profondeur de la grande figure paternelle de l’œuvre, c’est-à-dire Wotan.
Freyr (Froh chez Wagner)
Freyr est également un dieu très important pour les anciens Germains. Snorri le décrit comme un dieu absolument prestigieux, présidant à la pluie, au rayonnement solaire, à la végétation. C’est le dieu par excellence de la fertilité, caractéristique des membres de la famille Vane.
De même que Thor, la personnalité de Freyr connaît un effacement très net dans la Tétralogie. Si Froh demeure le dieu lumineux des traditions, il perd en grande partie son aura de dieu Vane : sa juvénilité protectrice tient de l’illusion, tout comme la force de Donner n’est que simulacre. Créateur de l’arc-en-ciel menant au Walhalla, il pourrait hériter, dans une certaine mesure, de Heimdall, gardien du même arc-en-ciel dans les Eddas et surtout vigile de l’univers : c’est lui qui alerta les Ases lors du cataclysme final du Ragnarök. Mais on notera aussi que les interventions chantées de Froh sont systématiquement précédées ou suivies de celles de Donner : les deux entités se complètent dans leur faiblesse et leur rôle se limite au commentaire passif de l’action se déroulant sous leurs yeux (on peut dire qu’ils jouent le rôle ambiant de ce « chœur grec » si cher à Wagner, et effectivement incarné par un chœur dans ses autres opéras). Image moins brutale que le dieu au marteau, Froh traduit un certain raffinement et avance un idéal de paix, d’abondance et de joie de vivre – comme d’ailleurs son nom allemand l’indique – qui est, à peu de choses près, celui de son ancêtre mythique. Mais à l’examen il s’agit d’une divinité étrangère au devenir de l’intrigue, beaucoup moins présente que le Freyr eddique, et ses apparitions brillent telles des éclaircies provisoires sous un ciel profondément obscurci.
Freya (Freia chez Wagner)
Freyja est dans la mythologie la sœur de Froh et plus exactement sa contrepartie féminine. Déesse aux chats (voir la merveilleuse illustration d’Arthur Rackham !), Freyja dispense l’image voluptueuse et ambiguë d’une entité aux mille attributs : guerre, amour, vie et mort, magie et fécondité, peu de domaines échappent à son champ d’action.
Qu’en est-il de la Freia wagnérienne ? Au premier abord il s’agit de la divinité la plus passive et la plus dépendante de l’Anneau, ne disposant pas même des facilités physiques de ses frères Froh et Donner (alors que l’Edda la présente aussi comme divinité de la guerre). Sans caractère véritable, elle est promue au rang de symbole, tantôt trophée tantôt enjeu des luttes de pouvoir, et personnifie un sentiment après lequel courent dieux, nains, géants et hommes : l’amour. L’amour sous sa forme élémentaire, souvent déchaîné et lascif sur quoi elle rejoint beaucoup Freyja.
Deux aspects affermissent cette dépendance des dieux à la divinité de l’amour. Chez Wagner, l’amour (Freia) est nécessaire aux dieux parce qu’il est dispensateur de jeunesse et de vigueur : elle est en effet la gardienne des pommes d’or recelant ce pouvoir fabuleux (dans la tradition, ces pommes sont détenues par une divinité mineure, Idunn, femme de Bragi). Ensuite, Freia est assimilée à (Frau) Holda, entité étrange et populaire du mythe, liée à la terre et aux récoltes, hantant les lacs et les fontaines, et présidant au déroulement des saisons. Wagner joue sur la phonétique des mots pour accentuer la dimension libre, primitive, « dispensatrice », de son personnage :
Freia, die Holde
Holda, die Freie
(Freia, la douce, Holda, la libre)
(Fasolt, L’Or du Rhin scène 2)
Freia est donc bien cette déesse inclassable que l’on connaît dans le mythe. A la fois proche et insaisissable, elle est fuyante comme le sentiment qu’elle incarne. Une autre facette de la déesse nous est révélée dans sa relation à l’or, qui existe déjà, mais sous l’angle de l’anecdote, dans le récit mythologique : L’Edda enseigne que ses larmes étaient d’or. Chez Wagner, ce métal intervient d’abord à l’état pur, comme attribut de la déesse (les pommes) ou élément naturel (l’or du Rhin), puis, à l’état travaillé et maudit, comme son antipode : seul celui qui renie le pouvoir de l’amour peut prêter à l’or la forme de l’anneau. Cet anneau permettant la domination du monde, on retombe ici sur le plus connu des dilemmes de la Tétralogie– le Pouvoir ou l’Amour – qui dans cette fameuse scène de l’or et du rachat de Freia par les dieux aux géants, trouve la traduction suivante : l’or ou Freia et même l’anneau ou l’œil de Freia, entraînant de subtiles correspondances symboliques.
La Freia wagnérienne est une entité dont la force poétique, soulignée par des apports divers (trinité Freia-Idunn-Holda), déborde de loin la personnalité. On peut lui trouver le caractère d’une allégorie, ce qu’elle n’était pas dans le mythe. Le pouvoir séducteur de la déesse est conservé mais tourné vers d’autres fins : il sert l’intrigue et sous couvert de principes éternels (dilemme pouvoir-amour, recherche de la jeunesse, nostalgie de la femme), il éclaire les contradictions des dieux et leur incapacité à maîtriser entièrement le monde.
FRIGG (Fricka chez Wagner)
Chez les anciens Germains, la déesse Frigg possède beaucoup de traits communs avec Freyja. Elle aussi préside à l’amour, en tant que protectrice du mariage et de la maternité. Elle est en outre la gardienne des serments et possède des dons divinatoires.
Fricka ne possède évidemment pas l’importance de son ancêtre nordique. Elle se démarque quand même par son caractère vindicatif. Ni faire-valoir du monde des dieux comme Donner et Froh, ni objet déifié au titre de Freia, elle défend chèrement son indépendance et joue un rôle non négligeable au cours des deux premières « journées ». Selon l’esprit de son ascendante nordique, elle incarne la légitimité, le respect des lois établies, de la parole donnée. Gardienne des liens sacrés du mariage, elle s’oppose sans le dire à l’idéal de sa sœur Freia.
Wagner maintient à Fricka sa souveraineté sur les hommes et son rôle pour ainsi dire consultatif qui la lie à Wotan, mais lui retire plusieurs vertus eddiques, telles la connaissance du destin humain ou la garde des serments : Wotan la double sur ces deux points. D’autre part, le compositeur nous offre d’elle le tableau d’une marâtre, ce qui tend à l’éloigner de Frigg, divinité sans caractérisation précise. Par son intransigeance et son interprétation rationnelle des faits, Fricka se place à l’antithèse de la poétique Freia. Prenant en compte la longueur de son rôle (presque deux cents vers contre environ quinze pour la déesse de l’amour), sa position réfère à de l’entêtement, à de l’obsession. Du reste, ses interventions se bornent aux discussions qu’elle livre avec * son époux.
Critique de Wotan – critique douloureuse – ainsi se présente Fricka, dont on sait l’intérêt au niveau de l’intrigue : mettre Wotan devant sa mauvaise foi.
Les divinités singulières et les puissances du Destin
Avant de nous confronter au dieu des dieux, Odin/Wotan, il nous faut encore effectuer un détour par le chapitre des divinités « marginales », incarnant des forces d’un autre ordre, soit parce qu’elles se situent à la limite des créatures mythologiques ou, au contraire, de principes non personnalisés.
Le Rhin et ses Ondines
Pour les anciens Germains le Rhin n’est pas, bien évidemment, une divinité ! En raison de sa situation géographique, il ne possède même une importance réelle que pour les Germains continentaux qui ont fait de lui le cadre fabuleux de la tragédie des Burgondes et de la Chanson des Nibelungen. Quant aux ondines des récits, ce sont des créatures mythologiques, esprits des eaux occupant les sources, les rivières et les lacs, sans demeure spécifique.
Il en va tout autrement avec Wagner. Les ondines habitent le Rhin, mais elles l’habitent comme ses Filles, l’appelant significativement « Vater ». Le Rhin acquiert donc un statut ontologique, quasi divin, et on pourrait presque considérer les Nixes comme une trinité élémentaire, possédant le même rapport à leur père que les Nornes à Erda.
Rapidement, on peut tirer quelques constatations :
– Il existe une identité d’essence du Rhin a ses filles – elles font corps avec l’élément eau, et cette consubstantialité s’exprime déjà par leurs noms : Woglinde, Wellgunde, Flosshilde – de sorte qu’elles apparaissent comme les trois visages d’une seule entité, aux trois nuances psychologiques : l’insouciance (l’espièglerie de Woglinde), la conscience (l’objectivité de Wellgunde), la maturité (voire la perversité de Flosshilde).
– Le Rhin constitue un principe d’ordre, d’harmonie, de sommeil, évoquant une prénature, celle d’un monde originel qui se suffit à lui-même et dont la vitalité est assurée par un cœur lumineux : l’or .
Avec cette création, Wagner présente un état stable du monde, habité par des semi-divinités tutélaires (proches de certains modèles celtes) s’opposant à l’instabilité bien humaine des dieux traditionnels. Le Rhin assure de plus une origine germanique au monde de la Tétralogie (et non plus indifférenciée comme dans l’Edda), en ramenant jusqu’à la source de tout, ce qui sera la tragédie future de Siegfried et des Nibelungen. Wagner clarifie ainsi l’origine du fameux anneau maudit, qui est l’élément de progression de l’intrigue – l’anneau est constitué de l’or, l’or est né du Rhin, le Rhin est l’origine du monde. On cherchera en vain cette clarté du discours dans le mythe nordique: on sait seulement que l’anneau est la possession du nain Andvari (Alberich), mais aucun élément ne nous indique d’où vient l’or et qui lui a prêté cette forme.
JÖRD (ERDA chez Wagner)
Grimm ne fait que citer cette divinité représentant la Terre-Mère, épouse de Wodan et mère de Donar. Bien que la culture des Germains nous ait laissé de nombreuses traces d’un culte voué à la Terre-Mère, il semblerait qu’Erda/Jörd n’ait jamais dépassé le stade d’une divinité de second plan.
On peut dire que Wagner -le premier- lui a offert une dimension hors norme. Dans la Tétralogie elle apparaît comme une présence profonde, énigmatique, construite d’influences diverses, parmi lesquelles se détache le monde goethéen des « mères », ce lieu des « abîmes et des sources originelles desquelles jaillit la vie ». Une puissance romantique, proche aussi de la voyante de la Völuspa – cette femme qui, dans l’Edda Poétique, narre la fin du monde – car elle partage avec elle le don de la prophétie et la conscience extatique de la chute irrémédiable des dieux. Personnification de l’élément terre (Erde en allemand), de la sagesse enfouie et du Destin, Erda appartient au rang de ces divinités primordiales, qui ne se hissent à la conscience que par la volonté des dieux (notamment Wotan). Il est frappant de relever le nombre de termes possédant le préfixe ur- (« origine ») assimilés à Erda : Ur-wala ( « monde originel ») elle-même étant appelée Wala par Wotan, Ur-erschaffne (« créature des origines ») Ur-weltweise (« sagesse du monde des origines »), Ur-mütter-weisheit (« sagesse des mères originelles »), Urmütter-firrcht (« crainte des mères originelles »), Ur-sorge (« souci originel ») etc.
Wagner fait des trois Nornes les filles d’Erda mais à la différence de la tradition, elles ne décident pas du sort des hommes. « Techniciennes », elles ne font que matérialiser le savoir de leur mère. Les trois Nornes, dont on notera l’absence de désignation (de noms) chez Wagner, sont consubstantielles à la Terre-Mère, sous un rapport assez équivalent à celui qui existe entre le Rhin et ses filles. Détail important, Erda possède le savoir mais pas pour autant la décision (la soumission au Destin en est renforcée). Par ailleurs, pour compléter l’analogie Rhin/eau – Erda/terre, le frêne universel de Wagner paraît jouer pour la Terre exactement ce que l’or est pour le Rhin : le principe vitaliste, le cœur secret qui assure l’équilibre de l’élément. Le prologue du Crépuscule des Dieux précise en effet qu’au début du monde, les Nornes tissaient la Destinée aux racines mêmes du frêne. Mais dans l’Edda, la symbolique du frêne Yggdrasil se fait plus expansive : en dehors des Nornes, il accueille des créatures sacrées (en particulier un aigle, un dragon, un écureuil) et réfère à plusieurs niveaux d’existence (sous l’une de ses racines, le domaine des hommes ; sous une autre le domaine des géants ; sa cime touche le ciel etc.).
Ainsi Wagner démythifie le frêne et loin d’en faire le symbole de communication et de cohésion de l’univers dans son ensemble – cette extraordinaire création de la mythologie germanique – il semble l’assujettir à un territoire restreint : dans la Tétralogie, Yggdrasil tient d’une nature sacrée mais localisée, au même titre que l’or.
Loki (Loge chez Wagner)
Il semblerait que Loki soit aussi mystérieux pour les anciens scandinaves que Loge pour les wagnériens, le personnage le plus inclassable du Ring. De fait, ce génie-dieu de l’air et du feu a hérité de son ancêtre Loki cette position marginale, si influente sur les autres divinités.
Cependant, on éprouvera quelque difficulté à rapprocher la création de Wagner de la puissance de désordre qui, à la tête de son engeance monstrueuse, va précipiter le Crépuscule des Dieux nordique. Bien qu’il soit risqué de réduire Loki à une incarnation du mal, le mythe d’origine lui prête un rôle destructeur manifeste. C’est pourquoi ses héritiers wagnériens les plus directs restent Alberich et Hagen. Lorsque Loki, à l’heure du Ragnarök, affronte les dieux sur son vaisseau peuplé de fantômes et constitué des ongles des morts, nous croyons voir le haineux Alberich à la tête de ses armées ténébreuses.
Loge, au contraire, n’a conservé de Loki que l’aspect folâtre, badin, et le thème musical qui le caractérise est tout sauf inquiétant : pareil aux flammes, il voltige et se complaît au milieu de son élément. Loge n’est d’ailleurs pour rien dans la déchéance des dieux, sinon comme instrument de la catastrophe finale – et non comme acteur – ce en quoi est la différence essentielle. Loge fait surgir l’esprit parodique et espiègle dans le monde divin et Wagner lui a dessiné des traits nettement humoristiques. Un chef d’orchestre célèbre disait qu’il regrettait toujours de ne pas voir Loge en personne intervenir à la fin du Crépuscule des Dieux, pour tirer le rideau et jeter un éclat de rire sur la scène enflammée. En résumé, Loge déploie les dons de Loki le truqueur, le saboteur, le rusé, très peu aimé des autres dieux hormis Wotan. Mais il offre son assistance aux dieux non sans regimber. On peut lui reprocher un certain opportunisme mais il se distingue de ses compagnons par son intelligence critique, sa dignité et sa prescience.
Jakob Grimm distingue dans le dieu mythique deux apports complémentaires, ou si l’on veut deux visages – qu’il nomme Logi et Loki – et qu’il compare respectivement à Héphaïstos et Prométhée (sans point de vue moral) : soit d’un côté la force naturelle indomptable quelque peu jalouse des dieux, de l’autre le feu de la révolte titanesque (Loki se rapproche aussi de Prométhée par l’enchaînement qu’il doit subir en punition pour avoir défié les dieux).
Wagner effectue la synthèse de toutes ces sources mais il est clair que sa préférence va au caractère « décalé », fantasque du personnage, affranchi du contexte trop dualiste de l’affrontement entre le bien et le mal. Il ne faut pas oublier, qu’influence chrétienne ou non, Loki ne se justifie pleinement dans l’Edda qu’en tant que figure antithétique de Balder.
Balder n’ayant pas été conservé dans la Tétralogie, il n’y avait aucune raison de conserver l’image de son meurtrier indirect. Reste donc le génie du feu, pas tout à fait dieu, neutre et volatile, témoin des caprices de ses confrères et du dépérissement du monde.
Le dieu souverain : ODIN (WOTAN chez Wagner)
C’est peu dire que Wotan est le dieu majeur de la Tétralogie. Il en est de même pour le dieu Odin des Eddas : dieu principal, mais aussi seul dieu véritable, seul être à assumer pleinement les qualités et les défauts de sa nature divine. Sans noter chaque détail, on remarquera que Wagner a maintenu tout ce qui fait la stature et la complexité du Wodan/Odin mythologique.
La souveraineté (dieu le plus puissant, roi des dieux, auprès duquel les autres divinités sont comme ses enfants), la guerre (père des batailles, protecteur des héros), la science, la magie et la poésie (possesseur des runes, force incantatoire, par exemple lorsqu’il réveille Erda dans Siegfried), la fertilité (la nombreuse descendance qu’il obtiendra d’Erda: les Walkyries), rien n’échappe à Wotan. Le dieu souverain triomphe, du moins en apparence, de l’espace et du temps : dès le début, il est cet éternel Vanderer, « voyageur » des contrées tant physiques que spirituelles.
Et cela est tout aussi vrai pour Odin. Mais Wotan va plus loin qu’Odin, si cela est encore possible : il tient en effet le centre d’un microcosme construit sur le radical Wal- (« ceux qui sont tombés »), comportant : lui-même le Wal-vater, ses filles les Walkyries, son château la Wal-halla, et tous les Wal, sans compter, par un tour allitératif que Wagner ne pouvait ignorer, sa nature de Wälse c’est-à-dire père de la race héroïque des Wälsung (à l’antipode se situe le monde éternel Urwala d’Erda). Wotan étend ainsi sa domination à tout l’univers manifesté. Les Walkyries voient leur nature enrichie par cette paternité et si elles gardent leur fonction d’origine, elles tiennent, notamment Brünnhilde, de l’ardeur guerrière, de l’inspiration (furor) et de la science du père, comme de la sagesse de la mère (Erda). De simples collaboratrices dans l’Edda, elles deviennent chez Wagner l’émanation directe, les différents visages du père ; on retrouve encore une fois, sous sa forme la plus « différenciée », la structure Rhin-Filles du Rhin ou Erda-Nornes, référant à l’élément céleste air/soleil-lumière, sans que cela soit exclusif.
Enfin, si l’on excepte Brünnhilde, Wotan est le seul dieu à connaître une importante évolution psychologique. Quelque peu misogyne, cynique, borné et de mauvaise foi dans L’Or du Rhin (ressemblance la plus littérale avec les origines), il se colore de nobles sentiments dans La Walkyrie où se fait jour toute sa détresse et son intériorité, avant de se transformer en figure résignée et hermétique dans Siegfried. Grimm dit du dieu germain que « depuis son habitation céleste, il regarde le monde en-dessous à travers une fenêtre » : rôle que prendra Wotan de plus en plus clairement au cours de l’intrigue, passant du stade d’acteur à celui d’observateur. Il est clair que Wagner, comparativement à Odin, accentue l’humanité du personnage qui pose principalement la question de la puissance : le désir d’embrasser, de maîtriser le monde en son entier et l’impossibilité pathétique d’y parvenir, ainsi se présente le drame de Wotan qui rejoint en partie celui du Faust de Goethe dont Wagner était un grand lecteur.
Wagner a mis en évidence, avec le contexte mental et artistique du XIXème siècle, un point souvent caché du dieu originel. Régis Boyer le souligne : « Odin est le pouvoir, qui, conscient de ses fins et dominé, part de la nature pour la recréer, l’organiser et lui conférer un sens supérieur« . On décèle la traduction parfaite de ce thème à travers le principal attribut du dieu, la lance. Le mythe nordique arme Odin d’une lance puissante certes, mais chez Wagner, elle prend une signification autrement supérieure. Avec l’anneau, la lance appartient à ces artefacts majeurs de la Tétralogie. Par son origine d’abord : tout comme l’anneau est forgé à partir de l’or du Rhin par Alberich, le bois constituant la lance est taillé à partir d’une branche du frêne universel par Wotan lui-même. Cet acte symbolique fait partie des innovations cruciales de Wagner. En effet, si Odin et Wotan sont tous deux obligés de se sacrifier, en perdant un œil pour obtenir la science – en particulier celle des runes – (les récits diffèrent quelque peu mais le fond reste identique), le dieu wagnérien se distingue par son audace supérieure : non content d’avoir obtenu ces principes d’essence magique, il arrache une branche du frêne, en forme un épieu, les grave sur le bois afin de s’approprier la maîtrise du monde (selon la variante inverse, les runes sont nécessaires pour la forge de Panneau, comme le chante Loge dans l’Or du Rhin). La sagesse ne suffit pas à Wotan : il veut d’emblée le pouvoir. Pour terminer, on ajoutera que le caractère étendu et polymorphe du dieu est représenté par l’ampleur de son rôle chanté (pas moins de neuf cent cinquante vers !) et par le grand nombre de leitmotiv auxquels il est associé, la plupart du temps exclusivement : « Angoisse des dieux », « Puissance des dieux », « Colère de Wotan », « Walhalla », « Les Traités », « Wotan errant », tous accusent le côté paradoxal du dieu, la puissance et son envers tragique.
En conclusion résumons les principales modifications apportées par Wagner à l’univers du panthéon nordique :
– Sur la forme :
1) Une volonté de concentration : le nombre d’entités est très limité, leurs attributs/fonctions sont spécifiques et ne se recoupent qu’occasionnellement, certaines fois ils sont renforcés par la fusion de plusieurs entités en une seule (ex : Freia). Les rapports généalogiques gagnent en compacité et l’origine des dieux reste énigmatique.
2) La mise en valeur de quatre groupes principaux : deux constitués par une figure élémentaire et sa trinité (Rhin/Filles du Rhin, Erda/Nornes), un marginal composé par le seul Loge mais tributaire, lui aussi, d’un contexte élémentaire – enfin le groupe principal comportant un Wotan en majesté, hypertrophié à tous points de vue (caractère, psychologie, aucun lien de fraternité avec personne, deux « épouses », nombreuse descendance : walkyries et héros) et sa suite dépendante : Fricka, Donner, Froh, Freia.
3) Touchant le panthéon puis l’univers entier, un travail de reconstruction du mythe, qui globalement, vise une meilleure cohésion des plans divins et humains. De façon significative, Wagner semble s’inspirer davantage du cycle scandinave que de celui de la germanique et très historique Chanson des Nibelungen. La saga nordique place en effet le thème de la malédiction dans le monde des dieux, donne à Siegfried et Brünnhilde leur ascendance divine etc. En ce qui le concerne, Wagner s’appuie sur :
-un axe Wotan – héros humains très fort (Brünnhilde et les Wälsungen : deux générations seulement), à l’encontre d’un axe horizontal divin artificiel et fragile.
-une identité des destins divins et humains : Wagner est le seul à provoquer la fin des dieux (et de tous les hommes) par la malédiction de l’anneau. Ainsi, la tragédie des Burgondes de la Chanson des Nibelungen rejoint celle du Ragnarök.
-une germanisation du mythe, malgré l’inspiration scandinave, en plaçant le Rhin à l’origine de tout : celui-ci dispute au frêne Yggdrasil l’universalité.
– Sur le fond :
1) D’un point de vue cosmogonique, la confirmation / réinterprétation de certaines valeurs fortes du mythe nordique, tels le couple ordre-désordre ou encore le phénomène omniprésent de la Destinée.
2) Sur le plan éthique, l’effacement d’une opposition de type dualiste et eschatologique (bien/mal ou Balder/Loki) au profit d’autres thèmes qu’on ne fera que citer, comme la soif de puissance, la nécessité de l’amour, le cycle faute/rédemption, la malédiction qui entoure l’acte créateur en général…
Le panthéon seul ne suffit pas à caractériser la richesse des entités wagnériennes : souvent des thèmes débordent, par leur ampleur, les personnalités décrites. Mais pour les aborder, il faudrait reculer les limites de cette sphère des dieux, en considérant ses interactions avec l’univers : les forces de la nature, les phénomènes symboliques, la dynamique générale du monde. Cela sort évidemment du cadre de cette étude qui, sans se vouloir exhaustive, cherchait par comparaison aux traditions, à préciser les différentes échelles de la puissance divine exposées par Wagner dans sa Tétralogie.