Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

L’ART ET LA REVOLUTION

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MVRW-Art-et-Revolutionpar Richard Wagner
Traduction et préface par Jacques Mesnil.
Numéro 13 — Année 1898
Bibliothèque des « Temps nouveaux », 1898 (pp. 2-95).

Préface par Jacques Mesnil

L’œuvre de Wagner, dont nous présentons au public la première traduction française, peut se passer de tout commentaire : nous n’avons pas besoin, pour en saisir complètement la portée et le sens profond, de nous reporter par l’imagination à l’époque où elle fut écrite. Elle parle directement à notre âme : elle exprime nettement ce que nous sentons en nous-mêmes, elle éclaire des pensées qui tantôt encore demeuraient obscures à notre conscience, elle formule des choses que nous connaissions, que nous désirions mais ne savions point dire, sans doute pour les avoir éprouvées moins vivement, moins vitalement que l’auteur. Un demi siècle s’est écoulé depuis que ces pages ont été conçues, et les idées qu’elles contiennent ont gardé toute leur jeunesse et sont encore aussi révolutionnaires aujourd’hui qu’elles l’étaient alors : beaucoup d’entre-elles nous sont familières ; nous les rencontrons couramment dans les écrits de tendance anarchiste. Mais chez Wagner elles nous apparaissent plus concrètes, plus vivantes, moins théoriques : elles viennent d’un véritable homme, elles sont le résultat de l’expérience qu’il a faite de la vie, elles se sont développées avec lui, elles sont l’émanation de tout son être ; elles ne sont ni un postulat de la raison, ni une prétendue conséquence nécessaire de vérités scientifiques. La lecture de « l’Art et la Révolution » a en ce sens quelque chose de décourageant : en comparaison des écrits de la plupart des prophètes de l’humanité à venir qui délayent en une prose parfois bien insipide une science de mauvais aloi, se font une philosophie des débris péniblement agencés de systèmes nés non-viables, et résolvent en un tour de main les questions les plus complexes avec une assurance déroutante, l’ouvrage de Wagner nous paraît si solide, si profond, si vraiment savant, si beau par le fond et la forme que nous sommes obligés de reconnaître l’absence de tout progrès dans le sens d’une précision croissante des idées libertaires. Et nous ne pouvons calmer notre esprit rendu inquiet par une semblable constatation qu’en nous persuadant que si ces idées pendant ces cinquante dernières années se sont émoussées et parfois faussées, elles ont été du moins divulguées et ont pénétré profondément dans le peuple. Le fait qu’elles ont conquis bien des esprits grâce surtout au courant de pure passion humaine dont elles dérivent permet d’espérer qu’elles seront saisies sous leur véritable aspect plus généralement quelles ne l’ont été à l’époque où Wagner les exprima.

La présente introduction sera donc avant tout historique : mais elle ne contiendra pas uniquement des faits et des dates. Je m’adresse à ceux qui dans l’histoire cherchent l’homme, s’efforcent de pénétrer amoureusement dans l’âme de ceux d’autrefois et savent s’y retrouver eux-mêmes.


 

En 1842, après trois ans de séjour à Paris, R. Wagner revenait en Allemagne [1]Ces trois années avaient été pour lui pleines de rudes épreuves : il avait souffert moralement et matériellement, mais il sortait de ces souffrances plus fort, plus mûr. Paris l’avait attiré par son éclat factice : il était allé là, espérant trouver un public compréhensif, obtenir des succès rapides, triompher enfin. La vogue des musiques française et italienne — toute d’effet extérieur, d’apparence brillante — l’avait un

moment fasciné. Mais son égarement ne fut pas de longue durée et il connut bientôt la nullité de cet art et la frivolité du public qui l’applaudissait. Il se retrouva, et dès lors pendant près de dix années, graduellement, à force de luttes inténeures et de souffrances il se conquit et développa son génie dans sa véritable essence jusqu’à sa pleine maturité.

Le grand succès obtenu par « Rienzi », représenté pour la première fois en Octobre 1842 à Dresde, amena dans les conditions d’existence de Wagner un brusque changement : Wagner fut nommé chef d’orchestre du théâtre royal de Dresde. Il avait été dans la misère, il avait dû pour gagner son pain pratiquer les plus humbles métiers musicaux, et voici que soudain il était appelé à une situation brillante, le public allemand l’applaudissait, il se trouvait à même de faire représenter ses œuvres dans de bonnes conditions. Une fois encore il se laissa tromper par l’apparence des choses et se fit illusion sur la nature même de son succès ; et cependant son instinct profond lui disait déjà que le public allemand n’avait pas plus de réelle compréhension d’art que le public français ou tout autre public, car il hésita à accepter la place qu’on lui offrait, comme s’il pressentait ce que sa pure consdence d’artiste allait souffrir.

Le succès de Rienzi avait été considérable et se maintint ; le succès du Vaisseau fantôme représenté au commencement de 1843, fut moindre et dura peu. La signification de la différence dans l’accueil fait par le public à ces deux œuvres n’échappa point à Wagner : il savait trop bien laquelle des deux était vraiment sienne, laquelle avait surgi des profondeurs mêmes de sa nature intime. Rienzi était le fruit d’une époque où la puissance d’effet du théâtre moderne l’avait attiré, où, séduit par la richesse des moyens, il avait oublié le véritable but artistique. Rienzi était encore un opéra : le public y retrouvait les caractères principaux du « genre » auquel il était accoutumé. Wagner n’y manifestait son originalité que dans le cadre des formes admises : il ne rompait point avec les règles consacrées par l’usage, comme il le faisait dans le Vaisseau fantôme afin d’aboutir à une expression plus adéquate à sa conception artistique. Le public tolérait bien une certaine liberté d’allure, mais il était incapable de comprendre — et par suite ne pouvait admettre — la logique intérieure de ce révolutionnaire qui cherchait avant tout à être d’accord avec lui même. Heureusement, Wagner avait une personnalité trop puissante, une trop sûre intuition de sa nature pour se laisser longtemps détourner de sa véritable voie : avec le Vaisseau fantôme il avait fait un premier pas dans cette voie ; il fit le second avec Tannhäuser et il savait qu’en le faisant il se séparait définitivement du public. Mais que lui importait désormais le vague jugement de la masse ? Son mépris du monde moderne allait grandissant. Quelques personnalités amies pouvaient seules le comprendre complètement — il en possédait des preuves — ; c’est à elles qu’il voulait désormais se manifester, il songeait à elles en composant : à mesure qu’il abandonnait la préoccupation de se rendre accessible à la masse et qu’il cherchait à se montrer entièrement tel qu’il était, ses moyens d’expression gagnaient en netteté, sa forme devenait plus précise.

La façon dont le public accueillit Tannhäuser ne fit que confirmer les présomptions de Wagner. De telles œuvres déroutaient les frivoles spectateurs du théâtre contemporain : leur succès momentané dérivait surtout de l’étonnement qu’elles produisaient, et de leur puissance, qui malgré tout s’imposait à l’inconscience commune. Mais elles ne demeuraient point au répertoire : le public devait éprouver en leur présence une sorte de malaise, comme en face d’apparitions venues d’un monde qui lui était complètement étranger.

Une impression de solitude absolue envahit alors l’âme de Wagner : il s’était élevé spirituellement au dessus de la vie ambiante, il avait pris conscience de choses dont ceux qui l’entouraient n’avaient aucune idée, il parlait un langage que la plupart des hommes étaient incapables de saisir. Il était semblable à un dieu, emprisonné dans son propre mystère, mais à un dieu qui sentirait un incompréhensible désir de se manifester aux hommes. Et il souffrait : il aimait, il voulait communiquer à tous son amour : et tous passaient sans entendre, sans comprendre les paroles qu’il proférait, sans voir tout ce qu’il portait de lumière, sans ressentir tout ce qu’il émanait de beauté. La figure de Lohengrin incarne ces souffrances : Lohengrin aussi vient d’un monde plus élevé : il vient parmi les hommes dans l’espoir d’être aimé pour lui-même comme un homme, non adoré à cause de sa divinité. Mais toute son allure révèle le dieu, il trahit à chaque instant sa nature supérieure : l’étonnement et l’envie le suivent partout où il va et l’empêchent de trouver dans l’amour d’une femme toute la spontanéité, toute la simple confiance qu’il désirait. Il quitte, en proclamant son essence divine, le rivage d’où la foule regarde l’étranger se perdre dans l’éloignement de sa solitude.

Alors que, pour composer son Lohengrin incarne ces souffrances : Lohengrin aussi vient d’un monde plus élevé : il vient parmi les hommes dans l’espoir d’être aimé pour lui-même comme un homme, non adoré à cause de sa divinité. Mais toute son allure révèle le dieu, il trahit à chaque instant sa nature supérieure : l’étonnement et l’envie le suivent partout où il va et l’empêchent de trouver dans l’amour d’une femme toute la spontanéité, toute la simple confiance qu’il désirait. Il quitte, en proclamant son essence divine, le rivage d’où la foule regarde l’étranger se perdre dans l’éloignement de sa solitude, Wagner eût souhaité un isolement matériel en accord avec son isolement moral, il subissait journellement la contrainte d’une situation quile liait au théâtre moderne et le ramenait sans cesse dans son atmosphère détestée. Il eût voulu vivre franchement, sortir d’une situation qui lui paraissait mensongère, être dans la réalité extérieure ce qu’il était dans l’intimité de son âme : mais les nécessités matérielles de l’existence le forçaient à faire des compromissions avec sa conscience. Il subissait avec peine la contrainte des circonstances : sa fière et forte nature souffrait de ne pouvoir s’épandre au dehors, de devoir se dissimuler sans cesse. Il ne pouvait dire toutes ses révoltes, il ne pouvait exprimer toutes les vérités qu’il ressentait en lui : il lui semblait qu’en se taisant il se mentait encore à lui-même. Et souvent l’expression sincère, spontanée de son sentiment lui échappait, à l’étonnement de ses auditeurs, qui ne le comprenaient plus, à la joie de ses ennemis qui, dénaturant le sens de ses paroles, s’en faisaient des armes contre lui. Ainsi il vivait au milieu de continuels conflits, conflits avec le monde, conflits plus douloureux encore avec lui-même ; parfois son âme chancelait, prise d’angoisse en face d’une situation irrémédiable, envahie toute par le désir de la mort.

Wagner continua pourtant à vivre, soutenu par le seul amour de son art, et s’efforça de reconnaître quelles possibilités lui offrait encore l’avenir. Il était à même d’étudier à fond le caractère du théâtre moderne : ce caractère, il l’a défini d’une manière frappante, notamment dans « l’Art et la Révolution ». Ayant constaté la décadence du théâtre, il en voulut rechercher les causes et les découvrit bientôt dans la vie sociale de notre époque. Révolutionnaire par tempérament, il ne s’était intéressé jusque là aux événements politiques que dans la mesure où s’y manifestait la rebellion de la simple nature humaine contre l’esclavage des lois extérieures. La libération de cette pure nature humaine, dans toute sa spontanéité, dans toute sa force primordiale, qui était son but en art, devait être son idéal en politique. Aussi entra-t-il dans le courant d’idées suivi par les penseurs les plus avancés de ce temps, courant que nous pouvons qualifier, en nous servant de la terminologie actuelle, d’ananarchiste.

Bientôt éclata la révolution de 1848 qui fit, de prime abord, concevoir aux peuples d’Allemagne de si grandes espérances ; la révolution était partout triomphante, elle avait surpris à l’improviste les princes imprévoyants, qui conscients de leur faiblesse, avaient aussitôt promis de réaliser toutes les réformes demandées, sans avoir, s’entend, l’intention d’en rien faire. Le peuple, comme de coutume, se laissa duper : il attendit, se fiant à la parole donnée, l’accomplissement des  serments. Wagner partageait ses espérances et sa foi naïve : il se croyait à la veille de la grande révolution humaine, celle qui doit non point modifier quelques unes des formes sociales, mais transformer complètement la nature des relations entre les hommes et leur conception même de la vie. Il allait jusqu’à s’imaginer que cette révolution pourrait s’accomplir pacifiquement, que l’idée nouvelle gagnerait de proche en proche, qu’elle vivrait et se développerait par la seule vertu des hommes de bonne volonté. Le discours qu’il prononça au « Vaterlandsverein » en Juin 1848 [2] est d’un enfant sublime : son âme s’y montre semblable à l’âme du peuple candide, enclin au merveilleux, naïvement optimiste, toujours anxieuse du miracle prochain qui d’un seul coup doit faire surgir le monde qu’elle rêve. Il y pousse la confiance dans le bon vouloir de tous au point d’admettre que le roi de Saxe puisse renoncer spontanément à son autorité, se montrer le plus sincère des républicains, n’avoir plus d’autre ambition que d’être le « primus inter pares » le meilleur d’entre des hommes égaux.

Nous nous imaginons difficilement aujourd’hui que le mouvement révolutionnaire de 1848 ait pu faire naître de semblables espoirs : 30 ans se sont écoulés depuis lors, les idées se sont répandues dans les masses, le socialisme a fait de nombreux adeptes ; et cependant nous ne nous croyons plus guère à la porte du monde nouveau ; nous ne faisons plus que l’entrevoir dans nos rêves, comme une possibilité lointaine que quelques uns de nos descendants auront peut-être le bonheur de réaliser. Pour concevoir l’état d’âme des enthousiastes à cette époque il faut se représenter l’effervescence des esprits pendant les « années 40 », Rarement l’on vit se produire une aussi tumultueuse précipitation d’idées : l’esprit humain achevait de se délivrer, il faisait table rase du passé, il déclarait hautement son indépendance, il ne voulait plus être soumis à aucun maître, qu’il se nommât dieu, prince, loi ou principe. Que l’on songe à la gauche hégélienne, à Feuerbach, à Proudhon, à Bakounine, que l’on se rappelle que dès 1844 parut « Der Einzige und sein Eigentum » de Stirner, livre qui contient tout le côté critique ou destructif de l’anarchisme actuel, dont le contenu est aujourd’hui encore constitué non par des idées précises mais uniquement par des sentiments et des impulsions, — et l’on saisira cet état d’orgasme des esprits conscients qui s’étaient purifiés de toute trace des esclavages passés et qui, oublieux des obstacles, croyaient le monde mûr comme eux-mêmes pour une vie nouvelle.

En 1846 déjà Wagner s’était assimilé les idées des philosophes révolutionnaires et considérait la transformation radicale de la société comme prochaine et inévitable. Ce fut surtout son ami intime Röckel, fondateur en 1848 des « Volksblätter, » condamné en 1849 à la suite de l’insurrection de Dresde qui l’initia au mouvement social et amena sa participation directe aux événements politiques. Cette participation fut restreinte : ce fut celle d’un artiste enthousiaste non d’un révolutionnaire pratique ; spectateur plutôt qu’acteur, recueillant en lui les espérances les plus profondes du peuple, vibrant à toutes les émotions généreuses, Wagner suivait avec intérêt le travail des hommes mêlés aux luttes sociales, qui devaient, par ne sais quelle magie, faire se lever un jour la brume où dormaient encore les merveilles d’un avenir plutôt rêvé que pressenti.

Mais il n’éprouvait aucune sympathie à l’égard des milieux politiques : leur atmosphère lui semblait chargée de miasmes, étouffante. Il n’y descendit que pour prononcer le discours dont je faisais tantôt mention : ce discours d’une élévation de pensée et de langage insolite en de tels milieux, saisit de prime abord l’assemblée et la transporta d’enthousiasme ; mais aussitôt l’impression directe dissipée, l’imbécillité, la vanité et l’envie s’en emparèrent et y trouvèrent matière à insulter l’auteur et à intriguer bassement contre lui. Un semblable succès dut éclairer Wagner et l’empêcher de manifester davantage ses opinions en public. C’était par amour de son art qu’il était sorti de sa solitude, croyant le moment venu de faire prévaloir de plus saines idées sur le rôle social du théâtre, et sa première « action politique » avait été la rédaction d’un projet de réorganisation du théâtre. Ce fut encore par amour de son art qu’il rentra dans cette solitude, car là seulement il pouvait être entièrement vrai, il pouvait créer l’œuvre dans laquelle il mettrait toute son âme.

Simultanément les figures de Frédéric Barberousse et de Siegfried se présentèrent à lui : mais conscient maintenant de sa véritable voie, il écarta la première comme trop contingente, trop nécessairement liée à des circonstances spéciales de temps et de lieu et élut pour héros de son œuvre Siegfried, qui représentait à ses yeux l’homme dans toute sa force, dans toute sa spontanéité primordiales, l’homme libre qu’aucune loi extérieure, aucune convention ne comprimait, ni ne dénaturait encore : en lui l’amour n’était point voulu, n’était point le résultat de la réflexion, il était le ressort de la vie, il était la vie même. La Révolution que Wagner rêvait, c’est celle qui doit permettre le développement d’une race d’hommes semblables à celui-là : Révolution impossible peut-être, et pourtant la seule qui vaille d’être rêvée.

Pendant l’automne de 1848, Wagner composa le poème de « la mort de Siegfried », première ébauche de la future « Tétralogie ». À cette époque il conçut également le plan d’un « Jésus de Nazareth », œuvre par laquelle devait s’exprimer ce désir de la mort, naturel à l’homme comprimé par la société moderne, désir qui est une des premières manifestations de l’esprit de révolte. Mais il sentit ce qu’il y avait de transitoire dans ce sentiment et renonça à donner forme à son sujet, se trouvant d’ailleurs ramené par les circonstances à prêter attention aux événements politiques.

Au début de l’année 1849 la situation en Allemagne devint de plus en plus tendue : la réaction avait eu le temps d’organiser ses forces, elle se préparait à étouffer par la violence la révolution, et les véritables intentions des princes apparaissaient clairement. La promulgation de la Constitution de l’Empire élaborée par le parlement de Francfort (fin mars 1849) fit tomber les masques : les plus puissants des princes, notamment le roi de Prusse et le roi de Saxe, refusèrent de reconnaître cette constitution, qui cependant ne pouvait être considérée comme trop démocratique et qui était loin d’anéantir leur pouvoir. Mais ils ne voulaient rien céder de leur autorité arbitraire : ils avaient de leur côté la force brutale et ils se préparaient à en user. Le peuple vit enfin où l’avait conduit sa naïve confiance : il ne lui restait qu’un moyen de faire triompher son droit : le reconquérir les armes à la main. Aucune autre possibilité ne se présentait à lui, et celle-là même était bien faible, vue l’infériorité matérielle de sa situation.

À cette époque de tension des esprits, où le peuple pressentait l’approche d’événements qui devaient décider de son sort, Wagner lui aussi subissait cet état d’attente anxieuse qui s’était emparé de l’âme de tous. Il avait acquis la conviction que l’ancien état de choses se maintiendrait intégralement si la Révolution ne réussissait pas à bouleverser tout l’ordre social. Dans l’expectative d’une solution imminente, il avait abandonné tout travail de création et suivait avec attention les péripéties de la politique. Grâce à son ami Röckel il conçut de près la plupart de ceux qui devaient jouer un rôle dans l’insurrection de mai et fut mis en relation avec Bakounine. De prime abord Bakounine dut faire sur Wagner une vive impression : tout son aspect extérieur, son allure, son visage énergique révélaient immédiatement cette puissante nature qui avait sur les hommes un si grand pouvoir de suggestion. Par plusieurs traits de son caractère il était apparenté à Wagner : tous deux avaient une imagination étonnamment active, une imagination capable de les ravir aux petites réalités de l’existence commune et de les transporter d’un seul coup dans un lointain et rayonnant avenir ; tous deux étaient possédés de cet « esprit toujours insatisfait, toujours en quête de choses nouvelles » qui est le don de tout ce qu’il y a de grand, de génial dans l’humanité. Mais Bakounine, attiré par les décevants mirages de l’action extérieure, s’était jeté dans le courant tumultueux de la vie politique, et incessamment balloté, se heurtant à de continuels obstacles, entraîné de ci de là, il allait de l’avant sans pouvoir s’arrêter un instant, sans pouvoir se rendre compte jamais de sa véritable position, obéissant à son impulsion première, à l’instinctive impulsion qui le poussait plus loin, plus loin toujours. Wagner plus heureux vivait surtout intérieurement, et ses souffrances n’étaient pas vaines, car il pouvait se réaliser complètement, harmoniquement dans son œuvre, il pouvait déposer en elle la plus pure essence de son être, La force qu’il sentait en lui surabondanle et qui demandait à s’épandre an dehors, il pouvait la renfermer là dans cette œuvre, avec la certitude qu’elle en surgirait pour se manifester dans toute sa puissance le jour où il y aurait un public capable de la comprendre.

Un goût commun rapprochait encore ces deux hommes : Bakounine était passionné de la musique. Malgré le danger qu’il y avait pour lui suspect, qui vivait à Dresde sous un nom d’emprunt, à se montrer en public, il assista le dimanche des Rameaux (1er Avril 1849) à l’exécution de la IXème symphonie de Beethoven dirigée par Wagner. L’enthousiasme qu’il démontrait pour cette œuvre enchantait Wagner ; dans une de leurs conversations intimes, où ils parlaient de la révolution rêvée, Bakounine s’était écrié « Tout, tout s’effondrera, plus rien ne restera debout, — une seule chose ne disparaîtra pas, mais demeurera : la IXesymphonie. » Une semblable parole devait établir entre ces deux âmes une communion profonde et les unir momentanément dans le désir d’un monde nouveau dont elles se sentaient alors si proches.

Mais les voies de ces deux hommes étaient si différentes qu’elles ne pouvaient courir longtemps dans des directions parallèles. Ils s’étaient rencontrés par hasard, ils s’étaient reconnus peut-être, et certes leur rencontre n’avait pas été sans leur causer une joie intérieure. On ne peut dire qu’ils eurent une influence quelconque l’un sur l’autre : leurs caractères étaient trop nettement délinéés et leurs façons de considérer la vie trop diverses pour qu’une action réciproque fût, en un court laps de temps, possible. Nous savons d’ailleurs que dès 1848 les idées fondamentales de Wagner sur les questions sociales était complètement formées : d’autre part dans ses œuvres théoriques écrites de 1819 à 1851 nous ne trouvons aucun passage où se puisse déceler l’influence de Bakounine[3]

L’insurrection de Dresde éclata le 4 mai : mais les révoltés étaient insuffisamment organisés, les forces dont ils disposaient étaient trop faibles pour leur permettre de résister victorieusement à l’armée saxonne, grossie des renforts envoyés par la Prusse. Aussi l’insurrection fut-elle étouffée en l’espace de cinq jours.

Dès le premier jour Wagner s’était rendu au centre même de l’action : il se tint quelque temps en observation sur la tour de la « Kreuzkirche » tour haute d’une centaine de mètres, d’où l’on domine la ville et les environs : selon les pièces du procès il surveillait de là les mouvements de l’ennemi et prenait des notes qu’il transmettait à la sentinelle postée au bas de la tour ! C’est à peu près le seul chef d’accusation que l’on ait pu relever contre lui !

Le 8 Wagner quitta Dresde : sa maison n’était plus à l’abri des projectiles. Il se rendit à Tharandt et de là à Freiberg, En chemin il rencontra une bande de volontaires qu’il engagea virement à se porter au secours de Dresde. À Freiberg il soupa en compagnie de Bakounine et de Heubner qui voulaient transporter là le centre de la révolution. Il gagna ensuite Chemnitz où résidait son beau frère, commandant de la garde communale : il raconta à celui-ci tout ce qui s’était passé et lui communiqua son intention de retourner sans retard à Dresde. Il ne voyait dans sa conduite rien que de très innocent et ne se doutait guère que l’on pût y trouver prétexte à le poursuivre. Heureusement son beau frère comprit aussitôt la situation, lui montra le péril qu’il courait et le décida à fuir. Peu de temps après on publiait à Dresde le mandat d’arrêt lancé contre lui. Wagner resta caché quelque temps dans les environs de Weimar. Le 29 Mai il arrivait enfin à Zurich.

Quand il eut surmonté la première impression pénible produite en lui par l’anéantissement de son espoir en la révolution, il éprouva un véritable sentiment de délivrance : il était libre enfin, il ne devait plus ne mentir à luimême, il ne dépendait plus d’une institution qui sous de faux dehors artistiques dissimulait son véritable caractère d’entreprise commerciale. Cette joie de la liberté enfin conquise, cette joie de pouvoir être sincère et vrai sans retenue faisait oublier à Wagner les difficultés matérielles de sa nouvelle existence et tempérait la tristesse qu’il devait toujours éprouver dans le fond de l’âme en présence de l’impossibilité où il se trouvait de faire connaître à ses amis toute sa pensée artistique sous la forme vivante et directement active de l’œuvre d’art. Pensant qu’il ne lui serait jamais donné de voir représenter l’œuvre qui mûrissait alors dans son esprit, conscient désormais de tous les éléments de son art, il voulut au moins exprimer par le verbe les idées nouvelles qui pas à pas s’étaient développées et précisées en lui et faire connaître théoriquement sa conception du drame musical arrivée enfin à sa forme définitive.

Le premier de ces écrits théoriques est « l’Art et la Révolution » composé à Zurich en juillet 1849. Cette étude fut d’abord destinée à être publiée en traduction française dans un journal de Paris « le National », Mais les idées que Wagner y exprimait s’élevaient vraiment trop haut au dessus du niveau de la politique courante : l’on ne saisit pas ce qu’il voulait dire et on lui renvoya son manuscrit. C’est ainsi que« l’Art et la Révolution » fut publié seulement en langue allemande : éditée en 1819 sous forme de brochure par Otto Wigand de Leipzig, cette étude fut comprise dans l’édition des œuvres de Wagner — réunies par ses soins mêmes — de 1871. Elle se trouve en tête du 3e volume des œuvres complètes.

À « l’Art et la Révolution » firent suite de 1849 à 1851 deux ouvrages beaucoup plus considérables : « l’Œuvre d’Art de l’Avenir » et « Opéra et Drame », et enfin le très important mémoire adressé par Wagner à « ses Amis » où il résume toute son évolution intérieure ; mais son besoin de création si longtemps comprimé se manifesta alors avec une telle force qu’il dut abandonner toute expression théorique de ses idées et enfanter l’œuvre qu’il sentait déjà, se mouvoir et palpiter en lui.


Si je me suis exprimé clairement, le lecteur attentif aura compris que les idées et les théories de Wagner se distinguent par cela même qu’elles font corps avec lui, qu’elles sont l’expression de sa vie : elles suivirent toujours l’évolution de son être, elles étaient le résultat de son expérience personnelle, elles se modifiaient en même temps que lui. Jamais elles ne s’immobilisèrent, jamais elles n’eurent un caractère dogmatique, jamais elles ne s’imposèrent à leur auteur comme les manifestations de vérités immuables auxquelles il eût dû se soumettre. Il savait qu’il portait en lui ses vérités, il savait que « la variabilité est l’essence du réel », qu’ « il n’y a de vrai que ce qui varie ».

Mais à travers les vicissitudes d’une existence tourmentée, un sûr instinct le conduisit à développer pleinement sa véritable nature et il conserva le sens délicat de son équilibre intime. La musique fut, comme il le dit lui-même, son ange gardien : le mot conserve toujours un caractère intellectuel et représente surtout des idées ; mais la musique est le langage de ce qu’il y a de plus profond, de plus élémentaire dans l’âme humaine ; elle n’est pas seulement l’expression des sentiments, elle jaillit de sources plus souterraines encore : elle vient de cet obscur domaine des impulsions et des instincts, de ce domaine de l’inconscient où gît accumulé tout l’héritage ancestral, toutes les tendances originelles, toutes les forces innommées, tout l’inconnu où aucune science n’a encore pénétré. Et c’est là le fond même de notre nature humaine, la base de notre activité vitale : la raison ne peut nous en fournir aucune notion, l’Art seul nous en donne la connaissance intuitive.

L’Art est en somme l’expression de tout le contenu positif de notre vie : il est aujourd’hui la manifestation la plus haute de l’Amour qui ne peut encore se réaliser directement par l’union complète, matérielle et spirituelle, de l’homme et de la femme, union qui permettrait aux deux êtres unis de développer toutes leurs possibilités, de s’accomplir entièrement l’un par l’autre. C’est cet avènement de l’Amour que souhaitent consciemment ou inconsciemment tous ceux qui espèrent en un avenir meilleur.


 

Il me reste un mot à dire pour justifier la façon dont j’ai compris mon rôle de traducteur : j’ai suivi le texte d’aussi près que possible. Certaines phrases sembleront sans doute trop longues au lecteur français, quelques comparaisons lui paraîtront d’un romantisme exagéré : je n’ai corrigé ni les unes ni les autres, craignant de modifier l’allure générale de l’œuvre. Il ne faut point oublier que la véritable la langue de Wagner était la musique !

Je serai reconnaissant à quiconque me fournira les moyens de corriger ou d’améliorer cette traduction. Mon but unique est de rendre exactement la pensée de Wagner, afin de la bien faire apprécier, et d’inspirer au lecteur le désir d’étudier à fond toute l’œuvre d’un des plus grands génies de ce siècle.

Jacques Mesnil
14 Mai 1898
Les Mauberts. (Gironde)

 

Notes


  1. Concernant l’évolution des idées de Wagner pendant la période dont il est question en cette préface, et les événements contemporains, consulter notamment : en premier lieu les œuvres mêmes de R. Wagner et particulièrement « eine Mitthteilung an meine Freunde » 4e. vol. des « Gesammelte Schriften und Dichtungen » — les lettres de Wagner à Röckel. (Trad. fançaise de Maurice Kufferath) — Ces lettres furent écrites après 1849 : mais les 4 premières d’entre elles développent encore la conception de la vie que Wagner avait à l’époque où il écrivit « l’Art et la Révolution » et qu’il abandonna sous l’influence de Schopenhauer (1855).HUGO DINGERRichard Wagner’s geistige Entwicklung. Vol l. Cet ouvrage contient des détails très importants sur la participation de R. Wagner au mouvement insurrectionnel de Dresde de Mai 1849, l’auteur ayant pu consulter les pièces du procès qui s’ensuivit. En ce qui concerne la psychologie de Wagner, il faut se défier de ce livre comme en général de tous ceux qui se publient aujourd’hui sur ce sujet en Allemagne : les biographes allemands tendent à faire de Wagner exclusivement un Allemand dans le sens politique du mot et cherchent à lui prêter en quelque sorte le rôle d’artiste et de prophète de l’unité allemande (il s’agit de l’unité artificielle réalisée en 1870-71) : ils ne comprennent pas la portée humaine d’un tel génie. Comment ces esprits serviles, soumis à tous les formalismes, acceptant toutes les disciplines sans oser se demander si elles sont justifiées, bornés de toutes parts par des règlements et des lois, comment ces esprits pourraient-ils comprendre une personnalité indépendante, autonome comme celle de R. Wagner ? Aussi pardonnent-ils à Wagner son révolutionnarisme comme on pardonne une erreur de jeunesse, sans s’apercevoir que Wagner a en somme toujours été un révolutionnaire, — et que c’est là — ce qu’il a de commun avec tous les grands génies.Le livre de GLASENAPP Das Leben Richard Wagner’s, 3e édit. entièrement refondue de « Richard Wagner’s Leben und Werken » du même auteur (les 2 premiers volumes, comprenant la période de 1813 à 1853, ont seuls paru), constitue une honorable exception parmi les travaux allemands, grâce à la liberté d’esprit avec laquelle il est conçu.A. ROECKELSachsens Erhebung und das Zuchthaus zu Waldheim. — Dans la 1re partie de ce livre, l’ami de Wagner a nettement résumé les événements des années 1848 et 49 en Saxe.M. NETTLAU — Biographie de Bakounine, 1re partie, chapitre XVI. — Bakounine in Dresden. — Die Dresdner Mairevolution. L’auteur y résume les événements principaux de l’insurrection de Dresde et y traite des rapports de Bakounine et de R. Wagner. Ce chapitre a été publié en traduction flamande dans « Van Nu en Straks » 2esérie. 3e année, numéros 1-2, Mai 1898. L’œuvre si importante de M. Nettlau n’est pas encore terminée, et la première partie elle-même n’existe encore que autographiée à un petit nombre d’exemplaires. Il est à souhaiter que la possibilité soit fournie à M. Nettlau de publier son œuvre intégralement dès qu’elle sera achevée.
  2. Ce discours est reproduit par Glasenapp. Op. cit. II pp 458 et suiv.
  3. Nous ne savons pas de source certaine l’opinion de Bakounine sur Wagner. H. Dinger, qui a pu consulter les pièces du procès intenté aux personnes impliquées dans la révolution de Mai 1849, cite la phrase suivante, tirée de la déposition de Bakounine : « en Wagner je reconnus aussitôt un fantaisiste, et bien que j’aie causé avec lui, souvent même de politique, je ne me suis jamais uni à lui en vue d’une action commune ». Si telle est la véritable opinion de Bakounine, elle ne lui fuit pas honneur. Mais comme le dit avec justesse Glasenapp, on ne peut se fier complètement aux pièces d’un procès dont la rédaction a toujours quelque chose d’arbitraire. il est probable que Bakounine ne s’est exprimé de la sorte que dans le but de décharger Wagner.


 

L’ART ET LA RÉVOLUTION

par Richard Wagner (1849)

Presque universellement aujourd’hui les artistes se plaignent des dommages que la Révolution leur porte. Ce n’est ni ce grand combat de rue, ni l’ébranlement brusque et violent de l’édifice social, ni le changement rapide de gouvernement qu’ils accusent, l’impression que d’aussi formidables événements, considérés en eux-mêmes, laissent à leur suite, est, toutes proportions gardées généralement, passagère et ne cause qu’un trouble peu durable : mais c’est le caractère particulièrement persistant des derniers ébranlements, qui affecte d’une façon si mortelle les modernes manifestations d’art. Les bases sur lesquelles reposaient jusqu’ici le gain, le commerce, la richesse sont maintenant menacées, et malgré le rétablissement du calme extérieur, malgré le retour complet de la physionomie de la vie sociale, un cuisant souci, une torturante angoisse ronge profondément le cœur de cette vie : la pusillanimité de l’esprit d’entreprise paralyse le crédit ; qui veut conserver sûrement renonce à un gain incertain, l’industrie languit, et l’Art n’a plus de quoi vivre.

Il serait cruel de refuser une pitié humaine aux milliers d’êtres en proie à cette détresse. Il y a peu de temps encore, habituellement, l’artiste en vogue recevait de la classe aisée et insoucieuse de notre société fortunée un salaire d’or en prix de ses productions qui plaisaient, et pouvait prétendre également à la vie aisée et insoucieuse : aussi est-il dur pour lui de se voir aujourd’hui repoussé par des mains anxieusement fermées, et livré à la misère de la lutte pour le pain quotidien : il partage par là le sort du travailleur manuel, qui jadis pouvait occuper ses mains adroites à créer pour le riche mille commodités agréables, et doit maintenant les laisser oisives et les appuyer sur son ventre affamé. Il a donc le droit de se plaindre, car à celui qui souffre la nature a donné les larmes. Mais a-t-il le droit de se confondre avec l’Art même, de considérer dans ses plaintes sa propre détresse comme la détresse de l’Art, et d’accuser la Révolution parce qu’elle diminue la facilité qu’il avait de pourvoir à sa subsistance ? — voilà la question qu’il faudrait poser. Avant de la résoudre l’on devrait au moins interroger les artistes, qui par leurs paroles et par leurs actions firent connaître qu’ils aimaient et pratiquaient l’Art purement pour l’Art même, artistes qui (ceci peut se démontrer) souffraient également à l’époque où les autres se réjouissaient.

La question concerne donc l’Art et son essence même. Ce n’est point une définition abstraite de l’Art que nous cherchons ici : il ne s’agit naturellement que d’approfondir la signification de l’Art comme résultat de la vie commune, de reconnaître l’Art en tant que produit social. Une rapide vue d’ensemble des principales époques de l’histoire de l’Art en Europe nous rendra à ce sujet de précieux services et nous aidera à éclaircir la question importante que nous nous posons.

 


 

En y réfléchissant, nous ne pouvons faire un pas dans l’étude de notre art sans nous apercevoir de sa cohésion avec l’art des Grecs. En réalité notre art moderne n’est qu’un chaînon de l’évolution artistique de l’Europe entière, et cette évolution a son point de départ chez les Grecs.

Lorsqu’il eut triomphé de la grossière religion naturelle de la patrie asiatique et qu’il eut placé au sommet de sa conscience religieuse le bel et fort homme libre, l’esprit grec — tel qu’il se manifesta à son apogée dans l’État et dans l’Art — trouva son expression la plus adéquate en Apollon, qui fut réellement le dieu souverain, le dieu national des races helléniques.

Apollon, le meurtrier de Python le dragon du chaos, Apollon qui avait anéanti de ses coups mortels les fils de la vaniteuse Niobé, révélait par la bouche de sa prêtresse de Delphes la loi primitive de l’esprit et de l’essence grecs et mettait ainsi sous les yeux de l’homme entraîné dans une action passionnée, le miroir calme et clair de son intime et inaltérable nature grecque: Apollon était l’exécuteur de la volonté de Zeus sur la terre grecque, il était le peuple grec même.

Ce n’est point sous la forme de l’efféminé musagète — forme unique sous laquelle nous l’a transmis l’art plus tardif et plus luxuriant de la sculpture — que nous devons nous figurer Apollon à l’époque de pleine floraison de l’esprit grec, mais empreint d’une joie grave, beau mais fort, tel que le connut le grand tragique Eschyle. Ainsi apprenait à le connaître le jeune Spartiate, quand par la danse et par la lutte il développait la grâce et la force de son corps svelte ; quand, enfant, emporté à cheval par l’aimé, il était entraîné au loin dans des aventures audacieuses ; quand, adolescent, il prenait rang parmi ses compagnons, auprès desquels il ne faisait pas valoir d’autres titres que ceux de sa beauté et de son charme, qui constituaient seuls sa puissance et sa richesse. Ainsi le voyait l’Athénien quand toutes les impulsions de son beau corps, de son esprit incessamment actif, le poussaient à faire renaître son essence intime par l’expression idéale de l’Art ; quand sa voix pleine et sonore s’élevait dans le chœur pour chanter les créations du dieu et marquer aux danseurs le rythme plein d’élan de la danse, qui, par son mouvement gracieux et hardi, représentait ces actions mêmes ; quand sur des colonnes harmonieusement ordonnées il voûtait le noble toit, qu’il rangeait les uns au-dessus des autres les vastes hémicycles de l’amphithéâtre et projetait les dispositions ingénieuses de la scène. Tel encore le dieu splendide apparaissait au poète tragique, inspiré par Dionysos, qui montrait à tous les éléments des arts, arts surgis non par ordre, mais d’eux-mêmes, par nécessité naturelle intérieure, le mot hardi qui enchaîne, le but poétique sublime où tous devaient se réunir comme en un foyer unique, pour produire la plus haute œuvre d’art concevable, le Drame.

Là les actions des dieux et des hommes, leurs souffrances, leurs joies — telles qu’elles étaient révélées sombres ou claires dans l’essence supérieure d’Apollon sous forme de rythme éternel, d’éternelle harmonie de tout mouvement — prenaient une réalité sensible ; car toutes les choses qui s’agitaient et vivaient en elles, comme elles s’agitaient et vivaient dans l’âme du spectateur, trouvaient leur expression la plus accomplie là où l’œil et l’oreille, l’esprit et le cœur, saisissaient et percevaient tout en pleine vie, directement, voyaient en réalité, corporellement et spirituellement, tout ce que l’imagination eût été sans cela réduite à construire. Ces jours de tragédie étaient des fêtes divines, car le dieu s’exprimait alors clairement et distinctement : le poète était son grand prêtre, il s’incorporait réellement avec son œuvre, conduisait les danses, élevait la voix dans le chœur et en paroles sonores proclamait les sentences du savoir divin.

Voilà l’œuvre d’art grecque, voilà Apollon incarné dans un art réel, vivant — voilà le peuple grec dans sa vérité, dans sa beauté la plus haute.

Ce peuple, montrant en chacune de ses portions, en chacune de ses unités une individualité et une originalité surabondantes, incessamment actif, ne voyant dans le but d’une entreprise que le point de départ d’une entreprise nouvelle, éprouvant des froissements intérieurs continuels, faisant et défaisant chaque jour des alliances, chaque jour s’engageant dans d’autres luttes, réussissant aujourd’hui, échouant demain, menacé aujourd’hui par un péril extrême, accablant demain son ennemi jusqu’à l’anéantir, se développant à l’intérieur et à l’extérieur le plus constamment, le plus librement possible,— ce peuple refluait de l’assemblée, du tribunal, de la campagne, des vaisseaux, des camps, des contrées les plus lointaines, et venait remplir un amphithéâtre de trente mille places pour voir représenter la plus profonde de toutes les tragédies, le Prométhée, pour se ressaisir devant l’œuvre d’art la plus puissante, pour comprendre sa propre activité, pour s’identifier le plus complètement possible avec son essence, son âme collective, son dieu, et redevenir ainsi dans le calme le plus noble et le plus profond, ce qu’il avait été peu d’instants auparavant dans l’agitation la plus infatigable et l’individualisation la plus outrée.

Le Grec, toujours jaloux de son indépendance personnelle la plus grande, poursuivant partout le « tyran » qui, fût-il lui-même sage et noble, pouvait chercher à le dominer et à comprimer son libre et hardi vouloir ; méprisant cette confiante mollesse qui à l’ombre flatteuse d’une sollicitude étrangère se couche pour se reposer paresseusement, égoïstement ; sans cesse sur ses gardes, repoussant infatigablement les influences étrangères, n’accordant à aucune tradition, si ancienne et si respectable fût-elle, un pouvoir sur la liberté de sa vie, de ses actions, de sa pensée actuelles, — le Grec se taisait à l’appel du chœur, il se soumettait volontiers à la convention pleine de sens de l’ordonnance scénique, il obéissait de bon gré à la grande Nécessité, dont l’auteur tragique lui proclamait les sentences sur la scène par la bouche de ses dieux et de ses héros. Car dans la tragédie il se retrouvait lui-même, il retrouvait la partie la plus noble de son être, unie aux parties les plus nobles de l’âme collective de la nation entière ; de lui-même, des profondeurs de sa nature dont il prenait conscience, il interprétait par l’œuvre d’art tragique l’oracle de la Pythie, — il était dieu et prêtre à la fois, splendide homme divin, lui dans la communauté, la communauté en lui, semblable à l’une de ces mille fibres, qui dans une seule plante vivante surgissent du sol, s’élèvent dans les airs d’un mouvement élancé, pour porter une seule fleur superbe qui jette à l’éternité son enivrant parfum. Cette fleur était l’œuvre d’art, ce parfum l’esprit grec, qui aujourd’hui encore nous grise et nous transporte au point de nous faire reconnaître que nous aimerions mieux être pendant une demi-journée grec en face de l’œuvre d’art tragique, que dans l’éternité dieu et non grec.

 


 

La décadence de la tragédie se produit en même temps que la dissolution de l’État athénien. Tandis que l’âme collective se dispersait en mille directions égoïstes, se résolvait aussi en les différents éléments d’art qui la constituaient la grande œuvre d’art commune de la tragédie ; sur les ruines de la tragédie pleura avec un rire fou le poète comique Aristophane, et toute création d’art cessa finalement pour faire place aux graves méditations de la philosophie, qui réfléchit aux causes de l’instabilité de la beauté et de la force humaines.

C’est à la philosophie, non à l’Art, qu’appartiennent les deux mille ans qui se sont écoulés depuis la mort de la tratrédie grecque jusqu’à nos jours. De temps à autre il est vrai l’Art jeta des éclairs à travers la nuit de la pensée inassouvie, de la folie du doute qui possédait l’humanité ; mais ce n’étaient là que des cris de douleur et de joie de l’individu qui échappait au chaos général et, comme un étranger venant de lointaines contrées, égaré par bonheur, arrivait à la murmurante source solitaire de Castalie, et y trempait ses lèvres assoiffées sans pouvoir offrir au monde la boisson rafraîchissante ; ou bien l’Art servait l’une de ces idées, l’une de ces imaginations qui, tantôt plus mollement, tantôt plus durement, opprimaient l’humanité souffrante et enchaînaient la liberté de l’individu comme celle de la communauté ; jamais il n’était l’expression libre d’une communauté libre : car le véritable art est la liberté la plus haute et il ne peut proclamer que la liberté la plus haute, il ne peut laisser naître aucune autorité, aucun pouvoir, en un mot aucune force anti-artistique.

Les Romains, dont l’art national avait précocement cédé à l’influence des arts grecs complètement développés, se firent servir par des architectes, des sculpteurs, des peintres grecs, leurs beaux esprits s’exercèrent à la rhétorique et à la versification grecques ; mais ils n’ouvrirent pas le grand théâtre populaire aux dieux et aux héros du mythe, aux libres danseurs et chanteurs du chœur sacré ; des bêtes féroces, des lions, des panthères et des éléphants devaient se déchirer dans l’amphithéâtre pour flatter les yeux romains ; des gladiateurs, esclaves dressés aux exercices de force et d’adresse, devaient réjouir de leurs râles les oreilles romaines.

Ces brutaux vainqueurs du monde ne se plaisaient qu’aux plus positives réalités, leur imagination ne pouvait s’assouvir que de la manière la plus matérielle. Les philosophes, qui fuyaient craintivement la vie publique, ils les laissaient se livrer en paix à l’abstraction ; publiquement même ils aimaient à s’abandonner à la plus concrète soif de meurtre, à voir paraître devant eux la souffrance humaine dans son absolue réalité physique.

Ces lutteurs et ces gladiateurs étaient les fils de toutes les nations d’Europe, et les rois, les nobles et le peuple de ces nations étaient tous également esclaves de l’empereur romain, qui leur prouvait ainsi pratiquement que tous les hommes étaient égaux : mais cet empereur à son tour voyait ses obéissants prétoriens lui montrer fort souvent d’une manière nette et tangible que lui même n’était rien qu’un esclave.

Cet esclavage qui se manifestait réciproquement et en tous sens si clairement, si indéniablement, réclamait, comme toute chose générale au monde, une expression  spécifique. L’abaissement et l’infamie communes, la conscience de la perte complète de toute dignité humaine, le dégoût — finalement inévitable — des plaisirs matériels, les seuls qui leur fussent restés, le profond dédain d’une activité propre qui avait perdu depuis longtemps avec la liberté toute âme et toute impulsion artistique, cette lamentable existence sans vie réelle, active, ne pouvait trouver qu’une expression, expression qui — générale sans doute comme cet état même — devait être précisément l’antipode de l’Art. L’Art est la joie d’être soi-même, de vivre, d’appartenir à une communauté ; l’état général à la fin de la domination romaine était au contraire le mépris de soi-même, le dégoût de l’existence, l’horreur de la vie commune. La faculté de traduire cet état appartenait donc non à l’Art, mais bien au Christianisme.

Le Christianisme justifie une existence sans honneur, inutile, lamentable de l’homme sur terre, par le merveilleux amour de Dieu, qui n’a nullement créé l’homme — ainsi que le croyaient erronément les beaux Grecs — pour vivre sur la terre avec une joyeuse conscience de soi, mais l’a enfermé ici-bas dans un répugnant cachot pour lui préparer, en récompense de s’être imbibé là du mépris de lui-même, après la mort une éternité de la plus commode et de la plus inactive des splendeurs. L’homme pouvait donc, et même devait rester dans le plus profond état d’abaissement inhumain, il ne devait exercer aucune activité vitale, car cette vie maudite était l’empire du diable, c’est-à-dire des sens, et par toute activité dans cette vie il aurait travaillé au profit du diable : c’est pourquoi le malheureux qui s’emparait de la vie avec une force joyeuse devait souffrir après la mort l’éternelle torture de l’enfer. L’on n’exigeait de l’homme que la Foi, c’est-à-dire l’aveu de son dénûment et le renoncement à tout effort personnel pour s’arracher à ce dénûment, dont seule la Grâce imméritée de Dieu devait le délivrer.

L’historien ne sait point avec certitude si telle a été également la pensée de ce pauvre fils de charpentier galiléen, qui à la vue de la misère de ses semblables s’écriait qu’il était venu sur la terre pour apporter non la paix mais le glaive, tonnait avec une indignation pleine d’amour contre ces pharisiens hypocrites qui flattaient lâchement la puissance romaine, et d’autant plus cruellement comprimaient et enchaînaient le peuple, prêchait enfin l’universel amour de l’homme, amour dont il n’aurait point certes pu croire capables ceux qui devaient se mépriser eux-mêmes. Le penseur distingue plus nettement l’énorme zèle avec lequel Paul, le pharisien merveilleusement converti, suivait d’une  manière évidemment heureuse pour convertir les païens le précepte : « soyez prudents comme les serpents, etc. » ; il peut également éprouver le terrain historique, caractérisé par le plus profond et le plus général abaissement du genre humain civilisé, d’où la plante du dogme chrétien finalement achevé surgit fécondée. Mais ce que l’artiste probe reconnaît du premier coup d’œil, c’est que le christianisme n’était pas de l’art et ne pouvait en aucune manière donner naissance au véritable art vivant.

Le Grec libre qui se plaçait au sommet de la nature pouvait, de la joie de l’homme intérieur, créer l’Art : le chrétien, qui rejetait également la nature et lui même, ne pouvait sacrifier à son dieu que sur l’autel du renoncement, il ne pouvait lui porter en don ce qu’il faisait, ce qu’il produisait, mais il croyait se le devoir rendre favorable en s’abstenant de toute création personnelle hardie. L’Art est la plus haute activité de l’homme physiquement bien développé, en harmonie avec lui-même et avec la nature; l’homme doit éprouver vis-à-vis du monde physique la plus haute joie, s’il veut en tirer l’instrument d’art ; car ce n’est que du monde physique seul qu’il peut prendre la volonté de faire œuvre d’art. Le Chrétien, s’il avait voulu réellement créer l’œuvre d’art correspondante à sa croyance, aurait au contraire dû dans l’essence de l’esprit abstrait, la grâce de Dieu, prendre la volonté et trouver l’instrument, — mais quel aurait pu être son but ? Ce ne pouvait être la beauté physique qui selon lui émanait du diable ! Et comment l’esprit aurait-il pu d’ailleurs produire quelque chose de perceptible aux sens ?

Toute subtilité de raisonnement est ici stérile ; les événements historiques montrent le plus clairement possible le résultat des deux mouvements opposés. Tandis que les Grecs pour leur édification se réunissaient dans l’amphithéâtre pendant quelques heures remplies d’impressions profondes, les Chrétiens s’enfermaient leur vie durant dans un cloître : là-bas c’était l’assemblée du peuple, ici l’Inquisition qui jugeait ; le développement de l’État conduisit là à une démocratie sincère, ici à un absolutisme hypocrite.

L’hypocrisie est le trait le plus saillant, la physionomie propre de tous les siècles chrétiens jusqu’à nos jours, et ce vice s’accusa toujours plus vif et plus éhonté à mesure que l’humanité tirait de son intarissable source intérieure, malgré le christianisme, une fraîcheur nouvelle et devenait mûre pour la solution de son véritable problème. La nature est si forte, elle enfante toujours à nouveau si inépuisablement qu’aucune puissance imaginable ne serait capable d’amoindrir sa force de production. Dans les veines malades du monde romain se répandit le sang sain des jeunes nations germaines ; malgré l’adoption du christianisme, un fort instinct d’activité, le goût des entreprises hardies, une indomptée confiance en soi-même restèrent l’élément des nouveaux maîtres du monde. De même que dans toute l’histoire du moyen âge, nous rencontrons toujours la lutte du pouvoir temporel contre le despotisme de l’église romaine comme le trait le plus saillant, l’expression artistique de ce nouveau monde ne pouvait se faire jour, là où elle cherchait à se manifester, qu’en opposition, en lutte, avec l’esprit du christianisme : en tant qu’expression d’une unité parfaitement harmonique du monde —tel était l’art du monde grec — l’art du monde chrétien ne pouvait se manifester, car au plus profond de lui-même existait entre la conscience et l’instinct vital, entre l’imagination et la réalité, une irréparable et irréconciliable scission. La poésie chevaleresque du moyen âge qui, comme l’institution de la chevalerie elle-même, devait opérer la réconciliation, ne put que mettre en évidence dans ses productions les plus marquantes le mensonge de cette réconciliation : plus haut et plus hardiment elle s’élevait, plus visible devenait l’abîme qui s’ouvrait entre la vie réelle et l’existence imaginaire, entre la conduite grossière,  violente de ces chevaliers dans la vie matérielle, et l’aspect idéalisé, ultra tendre sous lequel on les représentait. La vie réelle, sortie de mœurs populaires nobles et nullement dénuées de charme, devint sale et vicieuse, précisément parce qu’elle ne pouvait nourrir de son essence même, de la joie d’être et de se manifester au dehors, l’instinct artistique, mais devait s’en rapporter pour toute activité psychique au christianisme, qui de prime abord rejetait, en la représentant comme damnable, toute joie de vivre. La poésie chevaleresque fut l’hypocrisie honnête du fanatisme, le délire de l’héroïsme : elle substitua la convention à la nature.

Du jour où le feu religieux de l’Église fut éteint, où l’Église ouvertement ne se manifesta plus que comme despotisme temporel directement sensible, en relation avec l’absolutisme temporel du souverain, absolutisme sanctifié par elle et non moins directement sensible, devait se développer ce que l’on appelle la Renaissance des arts. Les choses dont on s’était si longtemps tourmenté le cerveau, on voulait les voir enfin réellement devant soi, comme on voyait l’Église elle-même rayonnante de splendeurs mondaines ; et l’on ne pouvait y arriver autrement qu’en ouvrant les yeux et en rendant ainsi leurs droits aux sens. Or se représenter les choses de la religion, les créations extatiques de la fantaisie sous une forme sensible de beauté et prendre un plaisir artistique à cette beauté, c’était la négation complète du christianisme même : et le fait de devoir chercher pour ces créations d’art un guide dans l’art païen des Grecs fut l’outrage le plus humiliant que dut subir le christianisme. Néanmoins l’Église s’appropria cet instinct artistique réveillé et, en conséquence, ne dédaigna pas de s’orner des plumes étrangères du paganisme et de se poser ainsi publiquement en menteuse et hypocrite.

Mais le pouvoir temporel eut aussi part à la renaissance des arts. Après de longues luttes, ayant affermi les bases de leur pouvoir, les princes, en possession de richesses sûres, sentirent s’éveiller en eux le désir de jouir de ces richesses avec plus de raffinement : pour ce faire, ils prirent à leur solde les arts empruntés aux Grecs : l’art « libre » était au service du grand seigneur, et, tout bien considéré, l’on ne saurait dire lequel était le plus hypocrite : Louis XIV, qui à son théâtre royal se faisait réciter d’habiles tirades contre les tyrans grecs, ou Corneille et Racine, qui, aux applaudissements de leur maître, mettaient dans la bouche de leurs héros de théâtre l’ardeur de liberté et la vertu politique de la Grèce et de la Rome anciennes.

Est-ce qu’un art réel et sincère pouvait donc exister là où il ne s’élevait pas de la vie  comme l’expression d’une communauté libre, consciente d’elle-même, mais était au service de puissances opposées au libre développement de la communauté, et par conséquent devait être transplanté aibitraii ornent de contrées étrangères ? Certes non. Et cependant nous allons voir que l’Art, au lieu de se délivrer de maîtres quasi convenables comme l’étaient l’Église spirituelle et les princes instruits, se vendit corps et âme à une maîtresse bien pire : l’Industrie.

 


 

Le Zeus grec, le père de la Vie, envoyait de l’Olympe en message aux dieux, quand ils erraient de par le monde, le dieu jeune et beau Hermès ; il était la pensée active de Zeus : porté par ses ailes il descendait des hauteurs pour annoncer l’omni-présence du dieu suprême ; il assistait aussi à la mort de l’homme, il accompagnait les ombres des trépassés dans le calme royaume de la nuit ; car partout où la grande Nécessité de l’ordre naturel s’annonçait clairement, Hermès agissait et se manifestait comme la volonté accomplie de Zeus.

Les Romains avaient un dieu, Mercure, qu’ils comparaient à l’Hermès grec. Mais son activité ailée acquit chez eux une signification pratique : elle devint à leurs yeux l’esprit d’industrie sans cesse en éveil de ces marchands, bas trafiquants et usuriers, qui refluaient de toutes les extrémités du monde romain vers le centre, pour fournir aux richards en échange d’un payement avantageux tous les plaisirs des sens que le pays environnant ne pouvait leur offrir. Les Romains, considérant le commerce dans son essence et dans ses manifestations, y voyaient en même temps une supercherie, et bien que, à cause de leur soif toujours grandissante de plaisir, ce monde mercantile leur semblât un mal nécessaire, ils nourrissaient un profond mépris de ses pratiques : ainsi pour eux le dieu des marchands. Mercure, devint également le dieu des trompeurs et des fripons.

Mais ce dieu méprisé se vengea des Romains orgueilleux, et s’érigea à leur place en maître du monde : couronnez sa tête de l’auréole de l’hypocrisie chrétienne, ornez sa poitrine de l’inane insigne d’ordres de chevalerie féodaux trépassés, et vous l’aurez le dieu du monde moderne, le très saint et très noble dieu du cinq pour cent, le chef et l’ordonnateur des fêtes de notre « art » d’aujourd’hui. Vous le voyez devant vous, en chair et en os, dans la personne d’un banquier anglais bigot, dont la fille a épousé un chevalier de l’ordre de la jarretière ruiné, faisant chanter en sa présence les premiers chanteurs de l’opéra italien, dans son salon plutôt qu’au théâtre (bien entendu même là en aucun cas le saint jour du dimanche), parce qu’il a la gloire de les devoir payer là plus cher encore qu’ici. Voilà Mercure et son docile serviteur l’art moderne.

Voilà l’art, tel qu’il remplit à présent tout le monde civilisé ! Sa véritable essence est l’industrie, son but moral le gain, son prétexte esthétique la distraction des ennuyés. Du cœur de notre société moderne, du centre de son mouvement circulatoire, la spéculation en grand, notre art prend son suc nourricier ; il emprunte une grâce sans âme aux restes sans vie d’une convention chevaleresque moyenâgeuse, et daigne descendre de là, avec l’affectation de la charité chrétienne qui ne méprise pas même l’obole du pauvre, jusqu’aux profondeurs du prolétariat,— énervant, démoralisant, déshumanisant, en quelque endroit que le poison de sa sève se répande.

C’est au théâtre qu’il siège de préférence, tout comme l’art grec à son apogée ; et il a droit au théâtre, étant l’expression de la vie publique de notre époque. Notre art théâtral moderne incarne l’esprit dominant de notre vie publique, il l’exprime et le répand quotidiennement comme jamais art ne le fit, car il prépare ses fêtes chaque soir dans presque toutes les villes d’Europe. Ainsi, sous forme d’art dramatique extraordinairement répandu, il caractérise apparemment la floraison de notre civilisation, comme la tragédie grecque caractérisait l’apogée de l’esprit grec : mais cette floraison est celle de la pourriture d’un ordre des choses et des relations humaines vide, sans âme, contre nature.

Nous n’avons pas même besoin de caractériser ici plus exactement cet ordre de choses ; il nous suffit d’éprouver honnêtement le contenu et l’action publique de notre art, et particulièrement de l’art théâtral, pour reconnaître en lui comme en un miroir fidèle, l’esprit dominant de la généralité ; car l’art public fut toujours un miroir fidèle.

Et ainsi nous ne reconnaissons en aucune manière dans notre art théâtral public le véritable drame, cette œuvre d’art unique, indivisible, la plus grande de l’esprit humain ; notre théâtre offre simplement le lieu adapté à la représentation séduisante de productions isolées, à peine relices superficiellement, artistiques ou mieux artistes. Combien notre théâtre est incapable d’opérer dans un drame véritable l’union de toutes les branches de l’Art sous la forme la plus haute, la plus accomplie, apparaît déjà dans sa division en deux genres : le drame et l’opéra, par laquelle on enlève au drame l’expression idéalisante de la musique, et l’on refuse de prime abord à l’opéra l’essence et la haute portée du véritable drame. Tandis que en général le drame ne pouvait ainsi jamais prendre un essor poétique, idéal, mais — sans même mentionner l’influence, négligeable ici, d’une publicité immorale — devait par le fait même de la pauvreté de ses moyens d’expression tomber des hauteurs dans les bas-fonds, de l’élément réchauffant de la passion à l’élément refroidissant de l’intrigue. l’opéra devint un véritable chaos d’éléments matériels voltigeant les uns parmi les autres, sans attache ni lien, dans lequel chacun pouvait choisir à son gré ce qui convenait le mieux à sa faculté de jouissance, soit les bonds élégants d’une danseuse, soit les passages périlleux d’un chanteur, soit l’effet brillant d’un décor, soit un déconcertant et volcanique éclat de l’orchestre. Ne lit-on pas en effet aujourd’hui que tel ou tel opéra nouveau est un chef-d’œuvre, parce qu’il contient de beaux airs et de beaux duos en grand nombre, que l’instrumentation de l’orchestre est très brillante, etc ? Le but, qui seul peut justifier l’emploi de moyens si variés, le grand but dramatique, personne n’y songe plus.

De semblables jugements sont bornés mais sincères ; ils montrent tout bonnement ce dont le spectateur s’occupe. Il y a également un grand nombre d’artistes en vogue qui ne contestent nullement qu’ils n’auraient d’autre ambition que de satisfaire ces spectateurs bornés. Très justement ils jugent ainsi : quand le prince, après un dîner laborieux, le banquier après d’énervantes spéculations, l’ouvrier après une fatigante journée de travail, arrivent au théâtre, ils veulent se reposer, se distraire, se divertir, et non point tendre leur esprit et s’exciter de nouveau. Cet argument est d’une vérité si frappante que nous n’avons à y opposer que ceci : pour atteindre le but proposé tous les moyens imaginables sont préférables à l’emploi de l’Art comme instrument et comme prétexte. Mais à cela on nous répond que, si l’on ne voulait pas employer l’Art de cette façon, l’Art cesserait d’exister et ne pourrait plus d’aucune manière être mis en contact avec la vie publique, — c’est-à-dire que l’artiste n’aurait plus de quoi vivre. En ce sens tout est lamentable, mais sincère, vrai et honnête : abaissement civilisé, imbécillité chrétienne moderne !

Mais que devons-nous dire — les conditions étant incontestablement telles — de la comédie hypocrite jouée par certains de nos héros d’art, dont la gloire est à l’ordre du Jour, quand ils se donnent l’air mélancolique d’artistes véritablement inspirés, quand ils cherchent à saisir des idées, emploient des rapports profonds, jouent les émotions violentes, remuent ciel et terre, en un mot, quand ils procèdent comme les honnêtes artisans de tantôt pensent qu’il ne faut pas procéder si l’on veut se débarrasser de sa marchandise ? Que devons-nous dire quand ces héros refusent réellement de ne faire que divertir et même affrontent le danger d’ennuyer afin de passer pour profonds, quand ils renoncent ainsi à de grands profits, et même — mais ceci n’est au pouvoir que d’un homme riche par la naissance —  dépensent de l’argent pour leurs créations et accomplissent ainsi le plus grand sacrifice de soi aujourd’hui concevable ? Dans quel but cette monstrueuse dépense ? Ah ! il existe encore quelque chose en dehors de l’argent, une chose que l’on peut entre autres plaisirs se procurer de nos jours aussi grâce à l’argent : la Gloire ! — Mais quelle gloire peut-on acquérir dans notre art public ? La gloire de la publicité même en vue de laquelle cet art est combiné et que l’ambitieux ne peut atteindre sans savoir se soumettre à ses triviales prétentions. Ainsi il ment à lui-même et au public en lui livrant son œuvre disparate, et le public le trompe et se trompe en lui prodiguant ses applaudissements ; mais ce mensonge réciproque est bien digne déjà du grand mensonge de la gloire moderne, et en général nous savons du reste couvrir nos passions les plus égoïstes des beaux mensonges capitaux du « patriotisme », de « l’honneur » , de la « légalité », etc.

Mais d’où vient que nous jugions nécessaire de nous tromper si ouvertement les uns les autres ? — De ce que ces idées et ces vertus existent, il est vrai, dans la conscience de notre société actuelle, sinon comme vertus, du moins comme remords. Car s’il est certain que le vrai et le sublime existent, il est certain aussi que le véritable art existe. Les esprits les plus élevés et les plus nobles — esprits devant lesquels Eschyle et Sophocle se fussent inclinés en signe de joie comme des frères — ont depuis des siècles élevé leurs voix dans le désert ; nous les avons entendus et leur appel résonne encore à nos oreilles : mais dans nos cœurs vains et vulgaires la résonnance vivante de leur appel s’est éteinte ; leur gloire nous fait trembler, mais leur art nous fait rire ; nous leur avons permis d’être de nobles artistes, mais nous les avons empêchés de faire l’œuvre d’art ; car la grande, la véritable, l’unique œuvre d’art ils ne peuvent la créer seuls, nous devons y collaborer aussi. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle était l’œuvre d’Athènes.

À quoi nous sert cette gloire des nobles artistes ? À quoi nous servit que Shakespeare comme un second créateur, nous révélât la richesse infinie de la vraie nature humaine ? À quoi nous servit que Beethoven donnât à la musique une force poétique virile, autonome ? Interrogez les misérables caricatures de vos théâtres, interrogez les rengaines infimes de vos musiques d’opéra, et vous entendrez la réponse ! Mais avez-vous même besoin d’interroger ? Oh non ! Vous savez pertinemment ce qu’il en est ; vous ne voulez du reste pas qu’il en soit autrement, vous faites seulement semblant de ne pas le savoir !

Qu’est-ce donc que votre art, votre drame ?

La révolution de février enleva à Paris aux théâtres la protection officielle, et beaucoup d’entre eux menacèrent de tomber. Après les journées de juillet, Cavaignac, chargé du maintien de l’ordre social existant, vint à leur secours et réclama aide pour conserver leur existence. Pourquoi ? Parce que la famine, le prolétariat seraient augmentés par la chute de théâtres. Voilà donc le seul intérêt que l’État prenne au théâtre ! Il voit en lui l’établissement industriel ; et accessoirement, aussi un dérivatif affaiblissant l’esprit, absorbant le mouvement, souverain contre l’agitation menaçante de l’intelligence humaine échauffée, qui, dans la plus profonde tristesse, couve les moyens par lesquels la nature humaine déshonorée reviendra à elle-même, fût-ce aux dépens de l’existence de nos institutions théâtrales si bien adaptées à leur but !

Eh bien ! voilà qui est honnêtement dit, et l’on peut rapprocher de la franchise de cette sentence les lamentations de nos artistes modernes et leur haine de la Révolution. Mais qu’est-ce que l’Art a de commun avec ces soucis, avec ces lamentations ?

 


 

Comparons maintenant l’art public de l’Europe moderne dans ses traits capitaux et l’art public des Grecs, afin de faire voir clairement leur différence caractéristique.

L’art public des Grecs, tel qu’il était à son apogée dans la tragédie, était l’expression de ce qu’il y avait de plus profond et de plus noble dans la conscience du peuple : ce qu’il y a de plus profond et de plus noble dans notre conscience d’hommes est l’antithèse, la négation, de notre art public. Pour le Grec la représentation d’une tragédie était une fête religieuse, sur la scène les dieux paraissaient et prodiguaient aux hommes leur sagesse : notre mauvaise conscience place notre théâtre si bas dans l’estime publique, qu’il peut entrer dans les attributions de la police d’interdire au théâtre de s’occuper en quoi que ce soit de choses religieuses, ce qui est également caractéristique pour notre religion et pour notre art. Dans le vaste espace de l’amphithéâtre grec le peuple entier assistait aux représentations ; dans nos théâtres distingués paresse seulement la portion fortunée du peuple. Ses instruments d’art, le Grec les tirait des produits de la plus haute culture sociale ; nous les tirons des produits de la plus profonde barbarie sociale. L’éducation du Grec faisait de lui, corps et âme, des sa plus tendre jeunesse un objet de développements et de jouissance artistiques ; notre éducation stupide, restreinte le plus souvent en vue des seuls profits industriels à venir, nous donne la sotte et pourtant orgueilleuse satisfaction de notre inaptitude artistique, et nous fait chercher les objets de toute distraction artistique hors de nous-mêmes, avec un désir semblable à celui du débauché qui recherche une jouissance passagère auprès d’une prostituée.

Le Grec était lui-même acteur, chanteur et danseur ; par sa participation à la représentation d’une tragédie il prenait le plus grand plaisir à l’œuvre d’art même, et il considérait à juste titre comme une distinction d’être admis à ce plaisir grâce à sa beauté et à sa culture : nous faisons dresser pour notre divertissement une certaine portion de notre prolétariat social, qui se rencontre en vérité dans toutes les classes ; une vanité impure, le désir de plaire et dans certaines conditions la perspective de profits pécuniaires rapides et abondants, emplissent les rangs de notre personnel théâtral. Tandis que l’artiste grec, en outre du plaisir qu’il prenait personnellement à l’œuvre d’art, était récompensé par le succès et par l’approbation du public, l’artiste moderne est engagé et payé. Ainsi donc nous arrivons à caractériser d’une façon définitive et rigoureuse cette différence essentielle : l’art public des Grecs était précisément de l’art, le nôtre est un métier artistique.

L’artiste, abstraction faite du but de son travail, prend plaisir à ce travail même, à manier la matière, à lui donner forme ; la production prise en elle-même constitue pour lui une activité qui le réjouit et le satisfait, non un labeur. L’ouvrier s’occupe seulement du but de ses efforts, du profit que son travail lui apporte : l’activité qu’il déploie ne le réjouit pas, elle n’est pour lui qu’une peine, une inéluctable nécessité, et il en chargerait de grand cœur une machine : il ne peut s’attacher à son travail que par obligation ; aussi son esprit n’y est-il point présent, mais se porte-t-il sans cesse au-delà vers le but qu’il voudrait atteindre le plus directement possible. Mais si le but immédiat de l’ouvrier n’est que la satisfaction d’un besoin personnel, par exemple la construction de sa propre demeure, la fabrication de ses propres outils, de ses vêtements, etc, le plaisir qu’il prendra aux objets utiles restés en sa possession, fera naître aussi en lui peu à peu un penchant à travailler la matière selon son goût personnel ; lorsqu’il se sera ainsi fourni du nécessaire, son activité, dirigée vers des besoins moins pressants, s’élèvera d’elle-même au niveau de l’art : mais s’il doit se dépouiller du produit de son travail, s’il ne lui en reste que la valeur pécuniaire abstraite, il est impossible que son activité s’élève jamais au-dessus d’une activité machinale ; elle n’est pour lui qu’une peine, un triste, un amer labeur. C’est là le sort de l’esclave de l’industrie ; nos fabriques actuelles nous offrent l’image lamentable de la plus profonde dégradation de l’homme : un labeur incessant, tuant l’âme et le corps, sans joie ni amour, souvent presque sans but.

La déplorable influence du christianisme ici également n’est pas à méconnaître. En effet comme le christianisme plaçait le but de l’homme entièrement en dehors de son existence terrestre, et que ce but seul, le dieu absolu, extrahumain, avait une valeur pour lui, la vie ne pouvait être l’objet des soucis de l’homme qu’en proportion de ses plus inéluctables nécessités ; car une fois qu’on avait reçu la vie, on était obligé de la conserver jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de nous délivrer de son fardeau : mais ses besoins ne pouvaient en aucune façon éveiller en nous l’envie de travailler avec amour la matière que nous devions employer pour les satisfaire ; seul le but abstrait de la stricte conservation de la vie pouvait justifier notre activité physique, et ainsi nous voyons avec horreur dans nos actuelles fabriques de coton l’esprit du christianisme directement réalisé : en faveur des riches Dieu est devenu l’Industrie, qui ne laisse vivre le pauvre ouvrier chrétien que jusqu’au moment où les célestes constellations commerciales amènent la bienheureuse nécessité de le congédier dans un monde meilleur.

Le Grec ne connaissait pas du tout le métier proprement dit. La satisfaction des soi-disantes nécessités de l’existence, qui, en vérité, constitue toute la préoccupation de notre vie tant privée que publique, ne parut jamais au Grec digne d’être de sa part l’objet d’une attention spéciale et continue. Son esprit ne vivait que dans la communauté, dans l’ensemble du peuple : les besoins de cette communauté constituaient sa préoccupation : mais ceux-ci étaient satisfaits par le patriote, l’homme d’État, l’artiste, non pas l’ouvrier. Pour partager les plaisirs de la communauté, le Grec sortait d’un intérieur simple, sans faste : il lui aurait paru honteux et bas de se livrer, derrière les murs somptueux d’un palais privé, à l’opulence et aux voluptés raffinées qui constituent aujourd’hui toute l’essence de la vie d’un héros de la bourse : car en ceci le Grec se distinguait précisément du barbare orientalisé égoïste. Il pourvoyait à l’entretien de son corps dans les bains et les gymnases publics communs. Les vêtements, d’une noble simplicité, étaient l’objet de soins artistiques principalement de la part des femmes, et partout où il se heurtait à la nécessité du travail manuel, il avait la faculté naturelle d’en dégager le côté artistique et de l’élever à la hauteur d’un art. Les plus grossières des occupations domestiques, il s’en déchargeait sur l’esclave.

Cet esclave est devenu maintenant l’axe fatal des destinées du monde. L’esclave, par sa simple existence d’esclave estimée nécessaire, a dévoilé la vanité et l’instabilité de toute la beauté et de toute la force de l’humanisme particulariste des Grecs, et a démontré à tout jamais que la beauté et la force comme fondements de la vie sociale ne peuvent créer un bonheur durable que si elles appartiennent à tous les hommes.

Mais malheureusement on en est resté jusqu’ici à cette démonstration. En vérité la révolution de l’humanité qui dure depuis des milliers d’années se manifeste presque uniquement dans le sens de la réaction : elle a abaissé jusqu’à elle, jusqu’à l’esclavage, l’homme beau et libre ; l’esclave n’est pas libre, mais l’homme libre est devenu esclave.

Le Grec considérait l’homme beau et fort seul comme libre, et cet homme, c’était évidemment lui : ce qui se trouvait en dehors de cet homme grec, prêtre d’Apollon, était à ses yeux barbare, et quand il s’en servait esclave. Il était très exact que le non-grec fût en réalité barbare et esclave ; mais il était homme, et sa barbarie, son esclavage n’étaient pas sa nature, mais son destin, le péché de l’histoire envers sa nature, comme c’est aujourd’hui le péché de la société et de la civilisation si les peuples les plus sains dans le climat le plus sain sont devenus des misérables et des estropiés. Ce péché de l’histoire devait bientôt atteindre également le libre Grec : comme la conscience de l’amour absolu de l’homme ne vivait pas dans l’âme des nations, le barbare n’avait qu’à subjuguer le Grec, et en même temps que de sa liberté c’en était fait de sa force, de sa beauté ; et, dans un profond écrasement, deux cents millions d’hommes, jetés sauvagement pêle mêle dans l’empire romain devaient bientôt éprouver que tous les hommes doivent être également esclaves et misérables, dès que tous les hommes ne peuvent être également libres et heureux.

Ainsi donc nous sommes encore aujourd’hui esclaves, mais avec la consolation de savoir que nous sommes tous également esclaves : esclaves auxquels autrefois des apôtres chrétiens et l’empereur Constantin conseillaient de sacrifier patiemment un misérable ici-bas à un au-delà meilleur ; esclaves auxquels aujourd’hui des banquiers et des propriétaires de fabrique apprennent à chercher le but de l’existence dans le métier exercé pour gagner le pain quotidien. Libre de cet esclavage se sentait à son époque seul l’empereur Constantin, qui, en sensuel despote païen, disposait de la vie terrestre de ses bénévoles sujets, de cette vie qu’on leur représentait comme inutile ; libre, au moins dans le sens de l’esclavage public, se sent aujourd’hui seul celui qui a de l’argent, car il peut à son gré passer sa vie à faire autre chose que gagner sa vie. Si l’effort fait pour se libérer de l’esclavage général se manifestait dans le monde romain et au moyen âge sous forme de désir du pouvoir absolu, il apparaît aujourd’hui comme soif de l’or ; ne nous étonnons donc pas si l’Art aussi recherche l’or, car tout tend à sa liberté, à son dieu : et notre dieu c’est l’or, notre religion le gain de l’or.

Mais l’Art en lui-même reste toujours ce qu’il est : nous devons seulement dire qu’il n’existe pas dans la communauté actuelle : mais il vit et a toujours vécu dans la conscience de l’individu sous forme d’art unique, indivisible. En conséquence la seule différence est celle-ci : chez les Grecs il existait dans la conscience publique, tandis que aujourd’hui il n’existe que dans la conscience d’individus séparés, en opposition avec l’inconscience publique. À l’époque de sa floraison l’Art chez les Grecs était conservateur, parce qu’il se présentait à la conscience publique comme une expression valable et conforme : chez nous le véritable art est révolutionnaire, car il n’existe qu’en opposition avec la généralité courante.

Chez les Grecs l’œuvre d’art accomplie, le drame, était la synthèse de tout ce que l’essence grecque présentait de propre à être figuré : c’était la nation même, en rapport intime avec son histoire, qui se voyait représentée dans l’œuvre d’art, se comprenait, et, dans l’espace d’un petit nombre d’heures, prenait le plus noble plaisir personnel à se nourrir pour ainsi dire d’elle-même. Toute division de ce plaisir, toute dispersion des forces réunies en un point unique, toute séparation des éléments en diverses directions particulières, ne pouvait être que nuisible à cette œuvre d’art splendidement unique, comme à l’État même, constitué d’un façon analogue, et c’est pourquoi elle pouvait seulement continuer à fleurir, mais non se modifier. En conséquence l’art était conservateur, comme les hommes les plus nobles de l’État grec à la même époque étaient conservateurs, et Eschyle est l’expression la plus caractéristique de ce conservatisme : son œuvre conservatrice la plus belle est l’Orestie par laquelle il prit position comme poète vis-à-vis du jeune Sophocle, en même temps que comme homme d’État vis-à-vis du révolutionnaire Périclès. La victoire de Sophocle, comme celle de Périclès, était dans l’esprit de l’évolution progressive de l’humanité ; mais la défaite d’Eschyle fut le premier pas fait vers la décadence de la tragédie grecque, le premier moment de la dissolution de l’état athénien.

Avec la décadence ultérieure de la tragédie, l’Art perdit toujours davantage son caractère d’expression de la conscience publique : le drame se résolut en ses parties intégrantes : rhétorique, sculpture, peinture, musique, etc, abandonnèrent la ronde où elles avaient dansé à l’unisson, et chacune suivit désormais son chemin, et continua à se développer par elle-même, mais solitairement, égoistement. Et ainsi il arriva que à la Renaissance nous rencontrâmes d’abord ces arts grecs isolés tels qu’ils s’étaient développés des ruines de la tragédie : la grande synthèse d’art des Grecs ne pouvait se présenter du premier coup dans son ensemble à notre esprit dispersé, incertain de lui-même ; car comment l’aurions nous comprise ? Mais nous sûmes bien nous approprier ces métiers d’art isolés ; car en tant que nobles métiers, degré auquel les arts étaient déjà descendus dans le monde gréco-romain, ils n’étaient pas si loin de notre esprit et de notre essence : l’esprit de corporation et de métier de la nouvelle bourgeoisie était en pleine activité dans les villes ; les princes et les patriciens prirent goût à faire construire et orner d’une manière plus agréable leurs châteaux, à faire décorer de peintures leurs salles avec plus d’attrait que ne l’avait pu faire l’art grossier du moyen âge ; les prêtres s’emparèrent de la rhétorique pour les chaires, de la musique pour le chœur de l’église ; et le nouveau monde de métiers s’initia avec ardeur aux différents arts des Grecs, dans la mesure où ils lui parurent compréhensibles et adaptés à son but.

Chacun de ces arts séparés, grassement nourri et cultivé pour le plaisir et la distraction des riches, a maintenant entièrement rempli le monde de ses produits ; en chacun d’eux de grands esprits ont produit des choses merveilleuses : mais l’Art à proprement parler, l’Art véritable, n’a été ressuscité ni par la Renaissance, ni après elle ; car l’œuvre d’art accomplie, la grande, l’unique expression d’une communauté libre et belle, le drame, la tragédie, n’est pas encore ressuscitée — quelque grands que soient les poètes tragiques qui ont apparu de ci de là, — précisément parce qu’elle ne doit pas être ressuscitée, mais bien être créée de nouveau.

Seule la grande Révolution de l’humanité, dont le début ruina jadis la tragédie grecque, peut aussi nous donner cette œuvre d’art ; car seule la Révolution peut du plus profond de son sein faire surgir de nouveau, plus beau, plus noble, plus général, ce qu’elle arracha à l’esprit conservatif d’une période antérieure de culture plus belle mais plus bornée, et engloutit.

 


 

Mais c’est précisément la Révolution, et non la Restauration, qui peut nous rendre cette suprême œuvre d’art. Le problème que nous avons devant nous est infiniment plus grand que celui qui a déjà été résolu jadis. Si l’œuvre d’art grecque contenait l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit contenir l’esprit de l’humanité libre en dehors de toutes les limites de nationalités : le caractère national ne peut être en elle qu’un ornement, un attrait fourni par les diversités individuelles, non pas un obstacle. Nous avons donc toute autre chose à faire qu’à restaurer l’hellénisme ; l’on a bien tenté la restauration absurde d’un faux hellénisme dans l’œuvre d’art, —qu’est-ce que les artistes n’ont pas jusqu’ici tenté sur commande ? — Mais il n’en a jamais pu sortir qu’une jonglerie ; ce n’étaient là que des manifestations du même effort hypocrite, que nous voyons dans toute notre histoire officielle de la civilisation sans cesse tendre à éviter le seul juste effort, l’effort de la nature.

Non, nous ne voulons pas redevenir des Grecs ; car ce que les Grecs ne savaient pas, ce qui devait les faire tomber, nous le savons nous. Leur chute même, dont après une longue misère nous découvrons la cause au plus profond de la souffrance universelle, nous montre clairement ce que nous devons devenir : elle nous montre que nous devons aimer tous les hommes, pour pouvoir nous aimer de nouveau nous-mêmes et retrouver la joie de vivre. Nous voulons nous délivrer du dégradant joug d’esclavage universel d’êtres mécanisés à l’âme pâle comme l’argent et nous élever à la libre humanité artistique dont rame rayonnera sur le monde ; de journaliers de l’Industrie accablés de travail, nous voulons devenir tous des hommes beaux, forts, auxquels le monde appartienne, comme une source éternellement inépuisable des plus hautes jouissances artistiques.

Pour atteindre ce but nous avons besoin de la force toute puissante de la Révolution ; car seule est nôtre cette force révolutionnaire qui pousse droit au but, au but dont elle peut justifier la réalisation uniquement par le fait qu’elle exerça son activité première à la dissolution de la tragédie grecque, à la destruction de l’état athénien.

Où donc devons-nous puiser cette force dans notre état de débilité profonde ? Où prendre la forme humaine pour résister à la pression paralysante d’une civilisation qui renie complètement l’homme ? pour résister à l’outre-cuidance d’une culture qui n’emploie l’esprit humain que comme force motrice de sa machine ? Où trouver la lumière capable de dissiper l’horrible superstition régnante qui veut que cette civilisation, cette culture ait une valeur plus grande que le véritable homme vivant : qui veut que l’homme n’ait de valeur reconnue que comme instrument de ces abstraites puissances dominatrices, non de par lui-même en tant que homme ?

Là où le médecin expérimenté est à bout de ressources, nous retournons enfin en désespoir de cause à la nature. La nature et rien que la nature, peut en effet réussir à démêler seule la grande destinée du monde. Si la civilisation, partant de la croyance du christianisme que la nature humaine est méprisable, a renié l’homme, elle s’est créé par là un ennemi, qui doit nécessairement l’abolir un jour dans la mesure où l’homme ne trouve pas sa place en elle : car cet ennemi c’est précisément la nature  éternelle et seule vivante. La nature, la nature humaine dictera la loi aux deux sœurs, culture et civilisation : « Dans la mesure où je suis contenue en vous, vous vivrez et fleurirez, dans la mesure où je ne suis pas vous, vous périrez et vous dessécherez. »

Nous prévoyons en tout cas que le progrès de la culture, hostile à l’homme, finira par apporter un heureux résultat : à force de devenir accablante et de contraindre monstrueusement la nature, elle donnera enfin à l’immortelle nature comprimée la force d’élasticité nécessaire pour rejeter loin d’elle d’un seul coup tout le fardeau qui l’écrasait ; et tout cet amoncellement de culture n’aura fait ainsi qu’apprendre à la nature à reconnaitre son immense force ; le mouvement de cette force, c’est la Révolution.

Comment s’exprime au point de vue actuel du mouvement social cette force révolutionnaire ? Ne s’exprime-t-elle pas d’abord en tant que hostilité de l’ouvrier, basée sur la conscience morale de son activité comparée à la paresse coupable ou à l’affaissement immoral des riches ? Ne veut-il pas, comme par vengeance, ériger le principe du travail en unique religion sociale autorisée, contraindre le riche à travailler comme lui, à gagner comme lui son pain quotidien à la sueur de son front ? N’aurions-nous pas à craindre que l’exercice de cette contrainte, la reconnaissance de ce principe n’élevât finalement cette mécanisation déshonorante de l’homme à la hauteur d’une règle absolue, universelle et, pour en rester à notre sujet principal, ne rendît l’Art à tout jamais impossible ?

En vérité c’est là la crainte de maint loyal ami de l’Art ; et même de maint sincère ami des hommes, qui n’a réellement d’autre préocupation que de conserver la plus noble essence de notre civilisation. Mais ceux-là méconnaissent la véritable nature du grand mouvement social ; ce qui les égare, ce sont les théories en vue de nos socialistes doctrinaires, qui veulent conclure d’impossibles pactes avec notre société telle qu’elle existe actuellement ; ce qui les trompe, c’est l’expression immédiate de la colère de la portion la plus souffrante de notre société, colère qui en vérité sort d’un instinct naturel plus profond, plus noble, l’instinct de jouir dignement de la vie, dont l’homme ne veut plus payer péniblement l’entretien matériel en dépensant toutes ses forces vives, mais dont il veut goûter la joie en homme : c’est donc, à proprement parler, l’instinct de se dégager du prolétariat pour s’élever à l’humanité artistique, à la libre dignité humaine.

Mais c’est précisément le rôle de l’Art de faire reconnaître à cet instinct social sa noble signification, de lui montrer sa vraie direction. De son état de barbarie civilisée le véritable art ne peut s’élever à sa dignité que sur les épaules de notre grand mouvement social ; il a de commun avec lui le but, et ils ne peuvent atteindre l’un et l’autre ce but que s’ils le reconnaisent de concert. Ce but c’est l’homme beau et fort : que la Révolution lui donne la Forcel’Art, la Beauté.

Il ne nous appartient pas d’indiquer ici plus exactement la marche de l’évolution sociale, telle qu’elle se développera, à travers l’histoire ; en général du reste aucun calcul doctrinal ne pourrait sous ce rapport présumer quoique ce soit des manifestations historiques, indépendantes de toute hypothèse, de la nature sociale de l’homme. On ne crée rien dans l’histoire, mais tout se fait de soi-même selon sa nécessité intérieure. Mais il est impossible que l’état auquel le mouvement aura un jour abouti comme à son but, ne soit pas diamétralement opposé à l’état actuel, sans quoi toute l’histoire serait un tourbillon tumultueux et confus, et nullement le mouvement nécessaire d’un fleuve, qui malgré tous les coudes, tous les détours, toutes les inondations, se déverse toujours dans la même direction principale.

Dans cet état futur nous pouvons reconnaître les hommes, tels qu’ils seront, délivrés d’une dernière superstition, la négation de la nature, cette superstition même qui a fait que l’homme s’est regardé jusqu’ici comme l’instrument d’un but extérieur à lui-même. Si l’homme sait enfin qu’il est lui même, lui seul, le but de son existence, s’il comprend qu’il ne réalisera ce but personnel le plus complètement possible que en communauté avec tous les hommes, sa profession de foi sociale ne pourra consister qu’en une confirmation positive des paroles de Jésus par lesquelles, il donnait ce précepte : « Ne prenez point souci de savoir ce que vous mangerez, ce que vous boirez, ni même ce dont vous vous vêtirez, car tout cela votre père céleste vous l’a donné de lui-même ! » Ce père céleste ne sera alors que la raison sociale de l’humanité, qui s’approprie la nature et sa fécondité pour le bien de tous. Dans le fait même que la simple conservation physique de la vie devait être jusqu’ici l’objet de soucis, et de vrais soucis paralysant le plus souvent toute activité psychique, rongeant le corps et l’âme, dans ce fait résidait, le vice et la misère de notre organisation sociale ! Ces soucis ont rendu l’homme faible, servile, stupide et misérable et en ont fait une créature qui ne sait ni aimer, ni haïr, un bourgeois, qui abandonne à chaque instant le dernier reste de sa libre volonté, dès qu’il peut être allégé de ces soucis.

Quand l’humanité fraternisante aura une fois pour toutes rejeté loin d’elle ces soucis et — comme le Grec en chargeait l’esclave — en aura chargé la machine, cet esclave artificiel du libre homme créateur, que celui-ci servait jusqu’ici comme l’adorateur de fétiches sert l’idole qu’il a fabriquée de ses propres mains, alors tout son instinct d’activité délivré ne se manifestera plus que sous forme d’instinct artistique. Nous reconquérerons ainsi l’élément vital des Grecs, à un degré beaucoup plus élevé : ce qui était chez les Grecs la conséquence d’une évolution naturelle, sera chez nous le résultat d’une lutte historique ; ce qui était pour eux un don à demi inconscient, nous restera comme un savoir acquis à force de combats, car ce que la grande masse de l’humanité possède réellement, ne peut plus lui échapper.

Seuls les hommes forts connaissent l’Amour, seul l’amour comprend la Beauté, seule la beauté forme l’Art. L’amour des faibles entre eux ne peut avoir d’autre expression que les chatouillements de la volupté ; l’amour du faible pour le fort est de l’humilité et de la crainte ; l’amour du fort pour le faible est de la pitié et de l’indulgence : seul l’amour du fort pour le fort est de l’amour, car il est le libre don de nous-même à celui qui ne peut nous contraindre. Sous toutes les zones, dans toutes les races, les hommes pourront parvenir par la liberté réelle à une égale force, par la force au véritable amour, par le véritable amour à la Beauté : mais la Beauté en action c’est l’Art.

Ce qui nous apparaît comme le but de l’existence règle notre éducation et celle ne nos enfants. Le Germain était élevé en vue de la guerre et de la chasse, le chrétien sincère en vue de la continence et de l’humilité, le sujet de l’État moderne l’est en vue des profits industriels à acquérir, fût-ce au moyen de l’Art et de la Science. Si notre libre homme de l’avenir n’a plus pour but de sa vie l’acquisition des moyens de subsistance, mais que, grâce à une nouvelle croyance, ou mieux science, devenue principe d’action, l’acquisition des moyens de subsistance en échange d’une activité naturelle proportionnelle n’est plus soumise à aucun aléa, — en un mot si l’industrie n’est plus notre maîtresse, mais bien notre servante, nous mettrons le but de la vie dans la joie de vivre et nous nous efforcerons de donner par l’éducation à nos enfants la capacité et la force de jouir de cette joie le plus effectivement possible. L’éducation, partant de l’exercice de la force, des soins de la beauté physique, deviendra essentiellement artistique, grâce déjà à un amour pour l’enfant, amour que rien ne troublera, et à la joie de voir croître sa beauté, et chaque homme, dans un sens, sera en vérité artiste. En vertu de la diversité des penchants naturels les arts les plus variés, et en eux les courants les plus variés, atteindront dans leur développement une richesse insoupçonnée ; et de même que le savoir de tous les hommes trouvera enfin son expression religieuse dans la science vivante de l’humanité libre, unie, tous ces arts richement développés convergeront en un point unique, qui en exprimera le sens le plus profond, dans le drame, dans la splendide tragédie humaine. Les tragédies seront les fêtes de l’humanité : en elles l’homme libre fort et beau, délié de toute convention et de toute étiquette, célébrera les ravissements et les douleurs de son amour, accomplira dignement et sublimement le grand sacrifice d’amour de sa mort.

Cet art sera de nouveau conservateur ; mais en vérité, à cause de sa réelle et durable force de floraison, il se maintiendra de lui-même, il ne se contentera pas de réclamer qu’on le maintienne en considération d’un but placé en dehors de lui, — car voyez : cet art-là se passe de l’argent !

« Utopie ! Utopie ! » clament grands sages et optimistes de notre moderne barbarie sociale et artistique, ces soi-disant hommes pratiques, qui dans l’exercice de leur pratique journalière ne peuvent que se couvrir du mensonge et de la violence, ou — quand ils sont honnêtes — tout au plus de l’ignorance.

« Bel idéal, qui, comme tout idéal, doit nous flotter seulement devant les yeux, mais qui malheureusement ne sera pas atteint par l’homme condamné à l’imperfection. » Ainsi soupire la bonne âme sentimentale qui rêve au royaume des cieux, où Dieu réparera, au moins pour elle, l’incompréhensible faute de la création de la terre et des hommes.

Ils vivent, souffrent, mentent et calomnient effectivement dans les plus répugnantes conditions, dans les sales bas-fonds d’une utopie, en vérité forgée par l’imagination, et par là même irréalisée ; ils s’efforcent et se surpassent dans tous les artifices de l’hypocrisie afin de maintenir debout le mensonge de cette utopie, de laquelle ils culbutent chaque jour misérablement, estropiés de la passion la plus vulgaire et la plus frivole, sur le terrain plat et nu de la plus stupide réalité : et ils considèrent et décrient le seul moyen naturel de les délivrer de leur ensorcellement comme une chimère, une utopie, de la même manière que les malades d’une maison de fous tiennent pour vérités leurs imaginations délirantes, et pour délire la vérité.

Si l’histoire connaît une véritable utopie, un idéal réellement inaccessible, c’est bien le christianisme ; car elle a montré clairement et nettement, et montre encore chaque jour, que ses principes ne pouvaient être réalisés. Comment ces principes auraient-ils pu du reste devenir vraiment vivants, passer dans la vie réelle, puisqu’ils étaient dirigés contre la vie, qu’ils reniaient et maudissaient tout ce qui était vivant ? Le christianisme a un contenu purement spirituel, supra spirituel ; il prêche l’humilité, le renoncement, le mépris de toutes les choses terrestres, et dans l’ambiance de ce mépris — l’amour fraternel. Comment la réalisation de ces préceptes se maniteste-t-elle en pratique dans notre monde moderne, qui se prétend cependant chrétien et considère la religion chrétienne comme la base intangible ? Sous forme d’orgueil de l’hypocrisie, usure, vol des biens de la nature et dédain égoïste du prochain dans la soulfrance. D’où vient ce contraste brutal entre l’idée et la réalisation ? Du fait même que l’idée était maladive, qu’elle avait germé du relâchement et de l’affaiblissement momentanés de la nature humaine, et qu’elle péchait contre la vraie, la saine nature de l’homme. Mais cette nature a démontré combien elle est forte, combien inépuisable est sa fécondité productrice sans cesse renouvelée, et cela précisément sous la pression universelle de cette idée, qui, si elle s’était accomplie jusqu’en ses dernières conséquences, eût en vérité extirpé complètement l’homme de la terre, puisqu’elle comprenait l’abstinence de l’amour sexuel au nombre des plus hautes vertus. Mais vous voyez que malgré la toute puissante Église il y a une telle abondance d’hommes, que votre sagesse d’état christiano-économique ne sait que faire de cette abondance, que vous cherchez des moyens sociaux d’extermination pour vous en débarrasser, que vous seriez même vraiment heureux si l’homme avait été tué par le Christianisme, de telle sorte que l’unique Dieu abstrait de votre cher Moi pût seul encore avoir place en ce monde.

Voilà les hommes qui crient à « l’utopie » quand la saine intelligence humaine en appelle de leurs expériences insensées à la nature, qui seule a une existence visible et saisissable, et qu’elle ne demande pas autre chose à la divine raison humaine que de remplacer pour nous l’instinct de l’animal qui lui fait trouver sans souci, sinon sans peine, ses moyens d’existence. Et vraiment il nous suffit d’obtenir d’elle ce résultat en faveur de la société humaine, pour élever sur cette base unique, le véritable bel art de l’avenir.

Le véritable artiste, qui aujourd’hui déjà a saisi le juste point de vue, peut aujourd’hui déjà travailler à l’œuvre d’art de l’avenir, puisque ce point de vue est d’éternelle réalité. Du reste chacun des arts frères a en vérité de tout temps — et également aujourd’hui d’ailleurs — manifesté en de nombreuses productions sa haute conscience de lui-même. Mais de quoi souffraient de tout temps, et souffrent surtout dans notre état actuel, les créateurs inspirés de ces nobles œuvres ? N’était-ce pas de leur contact avec le monde extérieur, c’est-à-dire avec le monde auquel leurs œuvres devaient appartenir ? Qu’est-ce qui a révolté l’architecte, lorsqu’il a dû gaspiller sa force créatrice à construire sur commande des casernes et des maisons à louer ? Qu’est-ce qui affligeait le peintre quand il devait faire le portrait d’un millionnaire au masque repoussant, le musicien quand il devait composer de la musique de table, le poète quand il devait écrire des romans pour des cabinets de lecture ? Quelle était alors sa souffrance ? De devoir dissiper sa force créatrice au profit de l’Industrie, de devoir faire de son art un métier ! — Mais que doit souffrir enfin le poète dramatique quand il veut réunir tous les arts ? Toutes les souffrances réunies des autres artistes !

Ses créations ne deviennent œuvres d’art que lorsque par la publicité, elles entrent dans la vie, et une œuvre d’art dramatique n’entre dans la vie que par le théâtre. Mais que sont aujourd’hui ces théâtres disposant des ressources de tous les arts ? Des entreprises industrielles, même là où ils reçoivent des dotations spéciales des états ou des princes : on en confie ordinairement la direction aux mêmes hommes qui hier dirigeaient une spéculation sur les blés, qui demain consacreront au commerce des sucres leurs connaissances sérieuses, à moins qu’ils n’aient acquis les connaissances nécessaires à la compréhension de la dignité du théâtre dans les mystères du service de chambellan ou de fonctions similaires. Aussi longtemps qu’on ne verra dans un théâtre qu’un moyen propre à la circulation de l’argent et capable de faire produire au capital de gros intérêts, ce qui semble naturel étant donné le caractère dominant de la vie sociale et l’obligation pour le directeur de se montrer spéculateur habile vis-à-vis du public, il est logiquement de toute évidence qu’on n’en peut confier la direction, c’est-à-dire l’exploitation, qu’à un homme rompu à ces sortes d’affaires ; car une direction vraiment artistique, une direction, par conséquent, conforme au but primitif du théâtre, serait en effet fort peu apte à atteindre le but actuel. — De là ressort à l’évidence pour tout esprit sagace, que si le théâtre doit retourner à sa noble destination naturelle, il faut absolument qu’il se délivre de la contrainte de la spéculation industrielle.

Comment pourrait-on y parvenir ? Exempterait-on cette seule institution de la servitude à laquelle sont soumis aujourd’hui tous les hommes et toutes leurs entreprises sociales ? Certainement, c’est précisément le théâtre qui doit-être libéré le premier ; car le théâtre est l’institution d’art la plus complète, la plus influente ; et comment l’homme peut-il espérer devenir libre et indépendant dans des domaines moins élevés, s’il ne peut tout d’abord exercer librement son activité la plus noble, l’activité artistique ? À présent déjà le service de l’État, le service de l’armée ne sont du moins plus des métiers industriels : commençons donc à délivrer l’art public, puisque comme je l’ai montré précédemment à lui est dévolu dans notre mouvement social, une tâche infiniment haute, une activité extraordinairement importante. Plus et mieux qu’une religion vieillie, niée par l’esprit public, plus effectivement et d’une manière plus saisissante qu’une sagesse d’État qui depuis longtemps doute d’elle-même, l’Art, éternellement jeune, pouvant trouver constamment en lui-même et dans ce que l’esprit de l’époque a de plus noble, une fraîcheur nouvelle, l’Art peut donner au courant des passions sociales qui dérive facilement sur des récifs sauvages ou sur des bas-fonds, un but beau et élevé, le but d’une noble humanité.

Si vous, amis de l’Art avez réellement souci de sauver l’Art menacé par la tempête, sachez donc qu’il ne sagit pas de le conserver seulement, mais de le faire parvenir au plein épanouissement de sa vie propre.

Hommes d’État honnêtes, qui vous opposez au renversement de la société pressenti par vous, probablement pour cette unique raison que, votre foi dans la pureté de la nature humaine étant ébranlée, vous ne pouvez comprendre ce renversement que dans le sens de la transformation d’une situation défectueuse en une situation pire encore : si vous avez sincèrement l’intention d’inoculer à ce nouvel état de chose la force capable de produire une civilisation vraiment belle, aidez-nous de toutes vos forces à rendre l’Art à lui-même et à sa noble activité.

Vous, mes frères souffrants de toutes les classes de la société humaine qui sentez une sourde colère couver en vous, quand vous aspirez à vous délivrer de l’esclavage de l’argent pour devenir des hommes libres, comprenez bien notre tâche, et aidez-nous à élever l’Art à sa dignité, afin que nous puissions vous montrer, comment vous élèverez le métier à la hauteur de l’Art, le serf de l’industrie au rang de l’homme beau, conscient de lui-même, qui, avec le sourire de l’initié, peut dire à la nature, au soleil et aux étoiles, à la mort et à l’éternité : vous aussi vous êtes miens, et je suis votre maître !

Si vous tous à qui j’ai fait appel, vous vous entendiez et étiez d’accord avec nous, combien facilement votre volonté réaliserait les simples mesures qui auraient pour résultat inévitable la prospérité de la plus importante des institutions artistiques, le théâtre. L’État et la commune auraient comme premier devoir de proportionner les moyens au but, afin de mettre le théâtre en situation de ne s’occuper que de sa destination la plus élevée, la vraie. Ce but est atteint, si le théâtre est subventionné suffisamment, pour que sa direction ne puisse être que purement artistique, et personne ne peut mieux prendre cette direction que tous les artistes mêmes qui s’unissent en vue de la réalisation de l’œuvre d’art et qui par une convention se garantissent mutuellement le succès de leur activité : seule la plus complète liberté peut les unir dans leurs efforts vers le but proposé, en faveur duquel ils sont délivrés de l’obligation de la spéculation industrielle ; et ce but est l’Art, qui ne peut être compris que par l’homme libre, non par l’esclave de l’argent.

Le juge de leurs productions sera le public libre. Mais pour rendre celui-ci absolument libre vis-à-vis de l’Art, il faudrait encore faire un pas de plus dans la voie où l’on se serait engagé : le public devrait avoir l’entrée gratuite aux représentations théâtrales. Aussi longtemps que l’argent sera nécessaire à la satisfaction de tous les besoins de la vie, aussi longtemps qu’il ne restera à l’homme sans argent que l’air et peut-être l’eau, cette mesure ne saurait avoir d’autre but que d’enlever aux véritables représentations théâtrales l’apparence de productions contre payement, — cette façon de les envisager tendant à faire méconnaître le caractère des représentations d’art dans le sens le plus abominable : — il appartiendrait à l’État, ou mieux encore à la  commune intéressée, de dédommager les artistes par les sommes recueillies pour leur production, de les dédommager dans leur ensemble et non pas pour leur production individuelle.

Là où les ressources sont insuffisantes, mieux vaudrait renoncer pour le moment et même à jamais, à un théâtre, qui ne peut trouver ses moyens d’existence que s’il prend le caractère d’entreprise industrielle, y renoncer aussi longtemps du moins que le besoin ne s’en fait pas sentir assez énergiquement, pour déterminer la communauté à faire les sacrifices nécessaires.

Si donc un jour la société atteint le beau et noble développement humain, que nous n’atteindrons certes pas par la seule action de notre art, mais que nous pouvons espérer atteindre, que nous devons chercher à atteindre avec le concours des inévitables grandes révolutions futures, à ce moment les représentations théâtrales seront les premières entreprises collectives d’où disparaîtra complètement la notion de l’argent et du gain ; car si, grâce aux conditions supposées précédemment, l’éducation devient de plus en plus artistique, nous serons tous un jour des artistes, en ce sens que, comme des artistes, nous pourrons unir nos efforts en vue d’une action collective libre, par amour de l’œuvre d’art même, et non pas dans un but industriel extérieur.

L’Art et ses institutions, dont l’organisation désirable ne pouvait être indiquée ici que très superficiellement, peuvent ainsi devenir les précurseurs et les modèles de toutes les institutions communales futures : l’esprit qui unit une corporation artistique se proposant d’atteindre son véritable but, pourrait se retrouver dans tout autre groupement social, qui se donnerait un but précis, digne de l’humanité ; car toute notre conduite sociale future, si nous atteignons le véritable but, ne sera et ne pourra être que de nature artistique, nature qui seule convient aux nobles facultés de l’homme.

Ainsi Jésus nous aurait montré, que nous, hommes, nous sommes tous égaux et frères ; Apollon aurait mis à cette association fraternelle le sceau de la force et de la beauté, et conduit l’homme, qui doutait de sa valeur, à la conscience de sa plus haute puissance divine. Élevons donc l’autel de l’avenir, tant dans la vie que dans l’Art vivant, aux deux plus sublimes initiateurs de l’humanité ; — Jésus, qui souffrit pour l’humanité, et Apollon, qui l’éleva à sa dignité pleine de joie confiante.

Richard Wagner.

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