Sur la traversée de la mer Baltique à bord de La Thétys (10-31 juillet 1839)
« Nous nous trouvions à bord d’un navire de commerce du plus petit tonnage ; il s’appelait La Théthys et portait le buste de cette divinité en poupe ; son équipage comprenait sept hommes avec le capitaine. On estimait que, s’il faisait beau, comme on pouvait s’y attendre en été, nous serions à Londres en huit jours. Mais dès notre arrivée en mer Baltique, nous fûmes retardés par un calme plat qui se prolongea longuement (…)
C’est seulement au bout de huit jours de traversée que nous arrivâmes en vue de Copenhague ; nous y trouvâmes l’occasion d’améliorer l’ordinaire parcimonieux du bord, en chargeant toutes sortes de vivres et de boissons. Rassérénés, nous passâmes au large du beau château d’Elsingör*, qui me rappela les impressions reçues dans ma jeunesse à la lecture d’Hamlet.
Pleins d’espoir, nous cinglâmes ensuite par le Kattegat vers le Skagerrak ; mais à ce moment, le vent contraire, qui nous avait seulement obligés jusqu’ici à des louvoiements difficiles, se transforma en une violente tempête.
Pendant vingt-quatre heures, nous fûmes soumis à de terribles épreuves, entièrement nouvelles pour Minna et moi. Parqués dans la cabine ridiculement exigüe du capitaine, sans même avoir un lit digne de ce nom pour l’un de nous, nous fûmes livrés aux affres du mal de mer et de l’épouvante.
Pour comble de malheur, le tonnelet d’eau-de-vie qui servait à soutenir les forces de l’équipage pendant son dur combat contre la tempête se trouvait logé sous le banc où je me tenais allongé ; comme c’était Koske qui venait le plus souvent chercher un réconfort, il devait à chaque fois livrer un combat à mort contre Robber**, qui l’attaquait avec une rage renouvelée dès qu’il descendait l’étroit escalier ; c’était là pour moi, déjà totalement épuisé par le mal de mer, un tourment de plus. Enfin, le 29 juillet, une violente tempête qui soufflait de l’ouest contraignit le capitaine à chercher un abri dans un port de la côte norvégienne. C’est avec un sentiment de soulagement que je vis se profiler au loin une côte rocheuse vers laquelle nous filions à toute vitesse ; un pilote norvégien, venu à notre rencontre sur une petite chaloupe, prit entre ses mains expertes la barre de La Téthys. Je ne tardai pas à goûter l’une des impressions les plus prodigieuses et les plus belles de ma vie.
A mesure que nous approchons, je m’aperçus que ce que j’avais pris pour une côte ininterrompue était en réalité une série de masses rocheuses isolées dominant la mer ; passant devant elles, toutes voiles dehors, nous nous vîmes bientôt entourés par ces récifs, qui se refermaient derrière nous en rangs si serrés qu’ils paraissaient ne former qu’une seule masse.
Le vent se brisait sur les rochers qui se dressaient derrière nous, de sorte qu’à mesure que nous nous frayions un passage à travers ce labyrinthe aux aspects sans cesse changeants, la mer devenait moins grosse ; quand nous entrâmes enfin dans un de ces fjords norvégiens qui évoquent une longue route encaissée au fond d’une gigantesque vallée, une mer d’huile nous accueillit avec une douceur et un calme réconfortants.
Une impression inoubliable m’envahit lorsque l’écho des formidables murailles renvoya l’appel lancé par l’équipage du navire au moment où il jetait l’ancre. Ce cri retentit dans mon âme comme une prémonition de ce qui deviendrait plus tard le chant des matelots dans mon Hollandais Volant*** ; à ce moment, j’avais déjà dans l’esprit un thème qui, sous l’effet de cette impression, prit forme et couleur. Nous descendîmes à terre. J’appris que le petit port de pêche qui nous avait accueillis s’appelait Sandwike et qu’il se rouvait à quelques milles de la plus importante d’Arendal. »
(Richard Wagner in Mein Leben – Ma Vie)
* c’est l’ancienne Elseneur (NDT)
** le chien du couple Wagner, un terre-neuve (NNC)
*** il s’agit naturellement du Vaisseau Fantôme, dont Wagner, pressé d’argent, vendit le livret à Paris en 1841 (NDT)