Projet d’opéra
Esquisse en prose, écrite en 1868
ARGUMENT : Luther (à la Wartburg), après de terribles émois, s”est mis à la fenêtre pour profiter d`une bouffée d”air tiède. Il contemple les vertes prairies, il écoute le chant d’un oiseau, il boit un bon coup de bière… bientôt le voilà transformé. La voix encore un peu pâle, mais s’affermissant vite, il entonne de plus belle : “Ein’ feste Burg”.
Puis, réflexion sur le pouvoir énigmatique du regard d’une femme, plein de la paix que donne l`ignorance, d’une rafraîchissante douceur, de la sûreté que donne la conscience de ses limites. Et tout ceci, s’opposant soudain à la chimère illimitée, déchirante, du cœur de l’homme emporté dans ses combats, agit comme une honte, un trouble, un asservissement. Eh quoi ! L`homme, en qui le monde entier fermente, ne pourrait voir mille fois cette femme avec tout son bon sens ? N`est-ce pas décourageant ? Un tour du diable ? Pourtant, c’est là bien plus que toute brise, que tout chant d’oiseau, que toute gorgée de bière, évidemment. N’est-elle pas apparentée à toi ? Et ce que tu dois d’abord te dire à toi-même, n’est-elle capable, en retour, de te le dire d’elle-même ? ”Frère, oublie et souviens-toi !” Et la main qui te sert à boire, et la lèvre qui bénit ton ivresse? Mais – la tresse blonde de Catherine – si elle est répandue sur les coussins du lit, ne pendra-t’elle aussi au-dessus de la table de travail ? Allons, on pourrait essayer (19 août 1868).
Où donc mon zèle entrainait-il mes réflexions ? Encore cette ardeur de moine ! Ton œuvre ne doit-elle se porter garante de l”Homme?
Mais quel homme? En tant que moine, sais-je ce qu’est un homme? Voilà où se cache le diable : dans cet orgueil calotin ! C’est lui que je dois rejeter. Je prendrai femme et ce sera, précisément, Catherine.
Les Noces : Lucas Cranach, (Melanchton). Invités. Musique. “Qui n’aime le vin, les femmes et les chansons”. Bienfaisante tendance de la “renaissance” allemande à atteindre son but par la musique, l’art poétique et la philosophie. Tout ceci est préparé par le développement du protestantisme, et s’énonce de manière populaire par le maria e de Luther (22 août 1868).
NOTE COMPLÉMENTAIRE : Richard Wagner indique le nom de Mélanchton entre parenthèses. Ceci paraît bien signifier, comme le prouve la suite, que seul l’art protestant (Cranach, etc.), et non le débat théologique, lui semble à même de témoigner de la pensée luthérienne.
Texte en prose de Richard Wagner, traduction de Philippe GODEFROID
in Les Opéras imaginaires, Librairie Séguier, Archimbaud (1989)