par Jean-François CANDONI (Université de Rennes 2)1Nous reprenons ici la formule employée par Henri Rochefort dans le gros titre donné en première page de L’Intransigeant du 17 septembre 1891 : « Les Prussiens à l’opéra – Apothéose de Wagner, l’insulteur de la France ». L’expression « insulteur de la France » ou « insulteur de notre patrie » associée à Richard Wagner est devenue un véritable lieu commun dans la presse française, en particulier dans les années 1880. On la relève, pour ne citer que quelques exemples, dans : le Journal amusant, 1er mars 1873, p. 7 ; Le Pays, 2 novembre 1876, p. 2 ; Le XIXe Siècle, 1er septembre 1882, p. 1 ; Le Gaulois, 14 février 1883, p. 2 ; Le Temps, 16 février 1883, p. 3 ; Le Monde illustré, 26 septembre 1885, p. 211 ; Le Journal des débats, 21 janvier 1886, p. 3 ; Le Ménestrel, 14 février 1886, p. 86 ; Le Matin, 22 mars 1887 ; La Dépêche de Brest, 27 avril 1887, p. 2 ; Le Petit Parisien, 7 mai 1887, p. 1 ; la Gazette artistique de Nantes, 25 septembre 1890, p. 4 ; le Petit Journal, 3 février 1891, p. 1 ; Le Progrès artistique, 21 février 1891, p. 1 ; Le Rappel, 2 mars 1891, p. 3 ; Gil Blas, 10 septembre 1891 ; Le Figaro, 16 septembre 1891, p. 1 ; la Revue comique de Rouen, 31 octobre 1891, p. 3.
Texte initial publié sur le site Open Editions Journal et reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur
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Si le wagnérisme est un phénomène musical, littéraire et culturel majeur dans la France de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les années qui suivent la guerre franco-allemande de 1870 sont émaillées de polémiques passionnées autour du compositeur saxon, et de nombreux obstacles sont placés en travers du chemin de ceux qui, comme Jules Pasdeloup ou Charles Lamoureux, tentent de faire connaître ses œuvres au public parisien. Il ne s’agira pas ici d’étudier le wagnérisme en tant qu’événement culturel polymorphe d’une incomparable fécondité2La question du wagnérisme a fait l’objet au milieu des années 2000 de deux études particulièrement riches : Timothée Picard, Wagner, une question européenne : contribution à une étude du wagnérisme, 1860-2004, Rennes, PUR, 2006 ; et Cécile Leblanc, Wagnérisme et création en France, 1883-1889, Paris, Honoré Champion, 2005. Le Dictionnaire encyclopédique Wagner dirigé par Timothée Picard (Arles, Actes Sud, 2010) accorde également une place de choix à la question du wagnérisme français., mais plutôt de nous intéresser aux freins et aux blocages qui ont retardé l’acclimatation de l’œuvre de Wagner dans le paysage musical et théâtral français entre 1870 et 1891, date de l’entrée de Lohengrin au répertoire de l’Académie nationale de musique. Nous souhaitons revenir ici sur la difficile introduction des drames wagnériens dans un espace idéologiquement hostile, à une période où la discussion sur la légitimité esthétique de la réforme wagnérienne fait place, dans le sillage du conflit franco-allemand, à une forte animosité politique, alors même que les réticences esthétiques tendent soit à s’atténuer, soit à s’effacer complètement. Nous laisserons volontairement de côté la réception de l’œuvre de Wagner auprès des musiciens et des écrivains, sujet déjà largement exploré dans les nombreuses études sur le wagnérisme, pour nous concentrer sur les polémiques suscitées par le compositeur de Lohengrin dans la presse française, et en particulier dans la presse quotidienne et hebdomadaire.
Comme le note en 1887 le musicographe Georges Servières3Georges Servières, Richard Wagner jugé en France, Paris, à la librairie illustrée, 1887, p. 182 : « La propagation en France de l’œuvre de Wagner fut assez longtemps retardée par la guerre de 1870-71 et les ressentiments des Français à l’égard de leurs vainqueurs »., la guerre de 1870 entraîne un important retard dans l’acceptation par le public français d’un compositeur qui commençait tout juste à susciter un véritable intérêt au-delà des quelques cercles de l’élite intellectuelle, notamment avec les représentations de Rienzi au Théâtre-Lyrique en avril 1869, relativement bien accueillies par la critique. Encore en janvier 1870, le prélude de Lohengrin est bissé lors d’un concert donné par Jules Pasdeloup, malgré la persistance de débats entre partisans et adversaires de l’esthétique wagnérienne4Voir Le Rappel, 4 janvier 1870, p. 2.. Mais dans les mois qui suivent l’entrée en guerre, le ton change radicalement : le musicologue Oscar Comettant ironise par exemple, dans Le Ménestrel, sur le fait que le siège de Paris débuté en septembre 1870 serait une punition pour les Français, coupables de ne pas avoir compris Tannhäuser lors du fameux scandale de 1861, désormais interprété comme un événement politique5Voir Le Ménestrel, 17 septembre 1870, p. 333.. Il faudra ensuite attendre 1873 pour que Wagner soit de nouveau programmé dans le cadre des concerts organisés par Jules Pasdeloup au Cirque d’hiver – l’année précédente, le chef d’orchestre s’était heurté au refus de ses musiciens d’interpréter l’ouverture de Rienzi. Il avait finalement renoncé à son projet et déclaré face au public : « les accents héroïques de l’ouverture de Rienzi m’ont fait sentir que notre douleur était encore trop vive pour que nous puissions supporter l’audition de certaines œuvres »6 Propos rapportés par Johannes Weber dans Le Temps,5 novembre 1872, p. 2.. Les polémiques suscitées par ce concert ne sont que le début d’une longue série de controverses, qui culmineront en 1891 avec l’entrée de Lohengrin au répertoire de l’Opéra de Paris. Cet événement marque la fois le sommet de la contestation antiwagnérienne et le début d’une « normalisation » du rapport de Wagner à la France.
Le contexte historique n’est pas l’unique cause du rejet de Wagner dans cette France défaite et politiquement instable : l’attitude du compositeur envers la France et ses déclarations blessantes ont rendu les choses encore plus difficiles. L’année 1870 correspond en effet à la rédaction par le compositeur de deux textes dans lesquels il célèbre, sur un ton éminemment polémique, et même revanchard, la victoire de l’Allemagne sur la France : l’essai Beethoven, dans lequel Wagner fait un parallèle entre l’année du centenaire de Beethoven (né en 1770) et la victoire allemande sur la France, ainsi que la comédie Eine Kapitulation, Lustspiel in antiker Manier (qui ne sera publiée qu’en 1873). Au cours des deux décennies qui suivent la guerre de 1870, les débats autour de Wagner se focalisent à la fois sur cette Capitulation et sur les diverses tentatives de représenter Lohengrin à Paris. Il y a d’abord trois projets avortés, celui de Léon Escudier au Théâtre des Italiens (1878), celui d’Angelo Neumann au Théâtre des Nations (1881) et celui de Léon Carvalho à l’Opéra-Comique (1886). Viennent ensuite, après les représentations niçoises de 1881, qui peuvent être considérées comme une parenthèse dans laquelle l’événement mondain prend le pas sur tout autre type de considération, l’unique représentation assurée par Charles Lamoureux à l’Éden-Théâtre en 1887, le triomphe de l’opéra dans six grandes villes de province en 1891, et enfin la tumultueuse entrée de l’œuvre au répertoire de l’Opéra de Paris à l’automne de la même année.
Pourquoi Lohengrin ?
Même si plusieurs extraits plus ou moins substantiels de Tristan et Isolde ou du Ring sont donnés à entendre dans les concerts organisés par Pasdeloup et par Lamoureux, l’attention et les controverses se cristallisent sur les projets de représentation scénique intégrale de Lohengrin. Considéré par beaucoup comme son drame musical le plus accessible et le plus mélodique (même si certains critiques bien informés reconnaissent que ce n’est pas l’œuvre la plus représentative de la réforme wagnérienne), le quatrième opéra de Wagner est également le tout premier à être représenté en Italie – précisément à Bologne en 1871, en présence de Verdi.
On pourrait supposer que le caractère éminemment politique de cet opéra a joué en rôle essentiel dans les phénomènes de résistance qu’on a pu constater en France à diverses reprises. Composé entre 1845 et 1848, Lohengrin est en effet un produit typique du Vormärz politique, qui met en scène le conflit entre un héros providentiel et la vieille aristocratie, incarnée par Ortrud et Telramund, entre pouvoir charismatique et pouvoir traditionnel (pour reprendre la terminologie de Max Weber7Voir Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriß der verstehenden Soziologie, fünfte, revidierte Auflage (éd. Johannes Winckelmann), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1976, vol. I (= I. Halbband), p. 122 sq.) dans le contexte de la montée en puissance des revendications d’unité nationale. Certains slogans patriotiques (« Für deutsches Land, das deutsche Schwert ») et le ton hymnique de passages tels que l’interlude du troisième acte (dont Wagner avait pensé faire un hymne populaire pour les insurgés de la révolution de 1848/18498Voir Cosima Wagner, Die Tagebücher (éd. Martin Gregor-Dellin et Dietrich Mack), Munich, Piper, 1976, t. I, p. 115 (25 juin 1869).) font de Lohengrin l’un des opéras les ouvertement politisés du XIXe siècle. Et pourtant, rien de tout cela dans les commentaires de la presse française, même dans les analyses les plus développées, comme celles du Figaro9Voir la série d’articles publiés en première et en deuxième page le 4 mai 1887., de la Revue des deux mondes10Voir Revue des deux mondes, mai 1887, p. 456-466.ou du Journal des débats11Voir Journal des débats, 8 mai 1887, p. 1-3., qui ne parlent que de goût allemand pour les légendes ou du mythe de Psyché et n’y voient aucun substrat politique.
Le rejet de Lohengrin n’est pas celui du contenu idéologique de l’œuvre, mais plutôt celui de son auteur, il est le résultat de la détestation de celui qui a insulté la France dans ses prises de position publiques. On peut expliquer en partie la neutralité de la réception du texte et de l’intrigue de l’opéra par le fait que les traductions utilisées à l’époque, celles de Charles Nuitter, tendent à en édulcorer les contenus nationalistes les plus frappants : le roi Henri l’Oiseleur (Heinrich der Vogler), devenu simplement le roi Henri, par exemple, n’apparaît plus dans les différentes traductions de Nuitter comme une incarnation du Reich germanique, mais simplement comme le garant de la justice et de la loi. Les paroles qu’il prononce au troisième acte en guise de cri de ralliement pour les troupes brabançonnes, « Für deutsches Land, das deutsche Schwert », deviennent par exemple, dans la traduction de 1869 : « Gardons le sol qui nous vit naître, / Et cet empire est éternel »12Lohengrin, traduction de Charles Nuitter, Paris, Dentu, 1879, p. 53., puis, dans la traduction commandée par Lamoureux en 1887 (et utilisée pour les représentations de 1891 à l’Opéra) : « Que seul le glaive parle en maître, / Et ce pays sera puissant »13Lohengrin, partition et chant, nouvelle traduction de Charles Nuitter, Paris, Durand, 1891, p. 300..
Sans doute doit-on voir là un phénomène d’autocensure de la part d’un écrivain qui certes avait une connaissance très limitée de la langue allemande, mais qui avait travaillé ses traductions en étroite collaboration avec Wagner lui-même, puis avec sa veuve Cosima (il avait donc leur caution) et avait tout intérêt à ce que l’opéra soit représenté en France14Voir Richard et Cosima Wagner / Charles Nuitter, Correspondance, réunie et annotée par Peter Jost, Romain Feist et Philippe Reynal, Bruxelles, Margada, 2002, notamment p. 95, 127, 156.. De manière générale, on constate une volonté des défenseurs de Wagner de dépolitiser le contenu de son œuvre, sans doute afin de ne pas donner prise aux critiques de ses adversaires. Même certains journalistes farouchement opposés à toute représentation de ses opéras en France admettent qu’il s’agit plus d’une façon de protester contre l’Allemagne que d’un rejet de l’œuvre artistique elle-même. On lit par exemple dans L’Éclipse : « Quoi qu’en disent les rares partisans de l’auteur des Nibelungen, ce n’est pas ce dernier qu’on siffle, mais bien l’insulteur de la France, l’homme lâche et sans cœur, qui crache aujourd’hui au visage du pays qui l’a accueilli autrefois avec sympathie »15 L’Éclipse, supplément au numéro 19, 29 octobre 1876, p. II. On trouve une argumentation semblable dans Le Pays. Journal des volontés de la France, 10 février 1891, p. 1..
Parallèlement à ce qu’il se produit en Allemagne16Voir à ce sujet Jean-François Candoni, « Susciter un vaste forum de discussions. Les écrits de Richard Wagner dans la presse allemande des années 1850 », in : Emmanuel Reibel (dir.), Écrits de compositeurs et espaces médiatiques, in : Revue de l’OICRM 7, no 1, 2020 (p. 142-158)., la réception française de Wagner passe également par la réception de ses écrits. Dans les années 1870, les textes de Wagner expressément destinés au public francophone (notamment sa fameuse Lettre sur la musique de 1860) sont oubliés, ses grands textes théoriques, partiellement traduits, sont peu, voire pas discutés dans la presse quotidienne, à l’exception des études, assez succinctes, proposées par Johannes Weber dans Le Temps17 Voir notamment Johannes Weber, « Réflexions d’un babylonien sur l’état actuel de la musique en Allemagne », Le Temps, 22 novembre 1870, p. 3.. On note par ailleurs une nette évolution de la réception de Wagner par rapport aux années 1860, où les critiques publiées par Fétis ou Scudo ressemblaient à un dénigrement en règle de la prétendue « musique de l’avenir » (terme par ailleurs récusé par Wagner) et de l’esthétique du compositeur. Que ce soit lors des représentations parisiennes de 1887, ou lors de celles de 1891, les critiques formulées à l’encontre de l’esthétique wagnériennes se font plus rares et plus mesurées.
Art et Politique, ou les Français comparés à des singes
La violence des réactions françaises face à l’œuvre et à la personne de Wagner, souvent associé à l’ennemi prussien (alors que le compositeur saxon a souvent pris position contre la politique prussienne), n’est pas sans fondement, et on peut également y voir une réponse aux nombreuses attaques formulées par le compositeur contre la France dans l’espace public. Le ressentiment nourri par Wagner contre le pays qu’il aurait voulu conquérir remonte à l’échec de son premier séjour parisien (1839–1842) et au spectaculaire échec de Tannhäuser à l’Opéra en 1861.
Ce ressentiment s’exprime notamment dans un long essai publié (partiellement) dans la Süddeutsche Presse entre septembre et décembre 1867, intitulé Deutsche Kunst und deutsche Politik. Le compositeur y développe une critique de la supposée hégémonie de la civilisation française, jugée artificielle et platement réaliste, il met en parallèle l’évolution de l’art en Allemagne avec celle de la situation politique et remet en cause le rôle des princes allemands, qui seraient totalement inféodés à la culture française. L’influence du modèle français dans le monde germanique s’est révélée, explique Wagner, particulièrement néfaste, dans la mesure où les princes allemands se sont aliénés l’esprit du peuple allemand en cherchant constamment à imiter ce qui venait de la cour des rois de France. Le compositeur regrette notamment que le Guillaume Tell de Rossini et le Faust de Gounod, qu’il traite avec condescendance, se soient imposés sur les scènes allemandes au détriment des chefs-d’œuvre éponymes de Schiller et Goethe.
La suprématie culturelle de la France en Europe masque mal, selon lui, le déclin de sa productivité intellectuelle. Cette civilisation, qui s’est coupée de son peuple, consacre le triomphe de l’artifice et de la convention, elle transforme la beauté en élégance, la grâce en bienséance, ce qui conduit Wagner, se référant à Voltaire, à qualifier les Français de mélange « de singes et de tigres »18Richard Wagner, Art et Politique, Bruxelles, J. Sannes, 1868, p. 41 : « Un jugement de Voltaire qui désigne ses compatriotes comme un mélange de singes et de tigres, nous semble venir fort à propos pour compléter l’analogie tirée précédemment du domaine de la physiologie. » Richard Wagner, « Deutsche Kunst und deutsche Politik », in : idem, Sämtliche Schriften und Dichtungen (= Volks-Ausgabe), 6. Auflage, Leipzig, Breitkopf & Härtel/C. F. W. Siegel (R. Linnemann), 1912, t. 8, p. 72 : « ein Ausspruch Voltaire’s, mit welchem er seine Landsleute als eine Mischung von Affen und Tigern bezeichnet ».. Il est souvent fait allusion à cette comparaison désobligeante dans la presse française, mais sans mention ni du contexte, ni de la source. C’est le cas notamment de la caricature publiée dans L’Éclipse en septembre 1876, où l’on voit le compositeur s’acharner à frapper une casserole avec une gigantesque cuillère à la main tandis qu’un singe lui apporte sur un plateau une bouteille de « Cidrelungen ». On peut lire en bas à gauche une citation attribuée au compositeur : « La France est un peuple de singes ».
Cet essai a été traduit en français par Jules Guilliaume et publié en 1868 sous le titre Art et Politique19Seuls les chapitres I à IX ont été traduits par Guilliaume, il faudra attendre le huitième volume des Œuvres en prose traduites par J.-G. Prod’homme (Paris, Delagrave, 1910) pour disposer d’une version française des chapitres X à XV.. Jean Servières s’étonne, dans son ouvrage intitulé Richard Wagner jugé en France, que cette traduction n’ait pas eu un écho plus important dans presse francophone de l’époque : « Il est inconcevable que, dans la presse parisienne, les ennemis de Wagner aient laissé passer une telle occasion de signaler ce virulent réquisitoire contre la perversion du goût allemand par l’esprit français, par les productions de notre art et de notre littérature »20Georges Servières, op. cit., p. 136. Notons toutefois qu’il est fait allusion à cet essai de Wagner, interprété comme une prise de position en faveur d’un protectionnisme artistique dirigé contre la France, dans Gustave Bertrand, Les Nationalités musicales étudiées dans le drame lyrique, Paris, Didier, 1872, p. 348. Le texte est également brièvement mentionné dans Le Figaro du 7 septembre 1868 (p. 2) et dans Le Gaulois du 12 septembre 1868 (p. 2) sans pour autant susciter de controverse d’ordre politique.. Paul Verdun propose une analyse semblable dans Les Ennemis de Wagner21 Paul Verdun, Les Ennemis de Wagner, Paris, A. Dupret, 1887, p. 18 : « Il existe un livre, bien antérieur à la guerre franco-allemande, intitulé : Art allemand et Politique allemande, dans lequel nous sommes bien plus maltraités [que dans Une capitulation], car Wagner y discute de la valeur de nos idées, de notre goût, et les met, avec un grand parti pris, bien en dessous du goût et des idées allemands ».. On relève toutefois, outre la caricature de L’Éclipse déjà mentionnée, quelques exceptions notables, comme ce long article publié dans L’Événement le 9 septembre 1873, qui cite un assez long passage d’Art et Politique dans lequel Wagner parle de « l’abâtardissement de l’humanité par l’influence française » et en tire la conclusion suivante : « M. Wagner n’est pas seulement un compositeur allemand, c’est un soldat de la Landwehr : son Lohengren [sic] est un canon qui se charge par la culasse »22Émile Villemot, « Art et politique », L’Événement, 9 septembre 1873, p. 1. Voir également : « Le musicien de l’avenir », Gil Blas, 24 juillet 1882, p. 1. Le journaliste cite plusieurs extraits d’Art et Politique et affirme ironiquement : « La France y est très maltraitée, comme bien on pense, presque aussi maltraitée que l’est la mélodie dans les compositions musicales de M. Wagner »..
Une Capitulation :
« Mais allez donc demander de l’esprit à un Allemand ! »23Spass, « À propos de Wagner », Le Glaneur d’Oloron, 3 octobre 1891, p. 1.
Si Art et Politique passe relativement inaperçu dans la presse française, toute l’attention se fixe sur la « comédie à la manière antique » intitulée Une Capitulation, rédigée par Wagner à l’automne 1870 et largement diffusée auprès du public français quelques années plus tard. Ce vaudeville censé rappeler les comédies satiriques d’Aristophane – les chœurs de grenouilles et de nuées sont remplacés par des chœurs de gardes nationaux et de rats sortis des égouts de Paris – montre « les principaux personnages de la défense et les grands noms de l’histoire d’alors tenir des discours bouffons complètement dépourvus de sens »24Ibid..
Cette série de scènes grotesques, sans lien entre elles et impossibles à résumer, s’ingénie à ridiculiser Victor Hugo, Nadar, Gambetta, le gouvernement français et la République française, Jules Favre, Jules Simon ou Jules Ferry. Le texte a été conçu pour être mis en musique par le chef d’orchestre Hans Richter, dont Wagner attendait qu’il réalise une sorte de parodie d’Offenbach (la partition n’a pas été conservée). Notons que le texte original mêle le français et l’allemand, ce qui vaudra à Wagner, peu à l’aise dans la langue de Molière, quelques sarcasmes : « “Trochu” rime avec “parapluie”, et “Mac-Mahon” avec “Sedan” »25Victor Tissot, Les Prussiens en Allemagne, suite du Voyage au pays des milliards, Paris, Dentu, 1876, p. 205. ! Des exégètes récents ont tenté de réhabiliter cette pochade en mettant en avant la référence à Aristophane26Voir notamment Arne Stollberg, « … “wenn die Würde und Konvention plötzlich durch das Naturgesetz gebrochen wird” », Wagner-Spectrum 1, 2007 (p. 35-58)., elle n’en a pas moins été perçue au XIXe siècle comme une farce de très mauvais goût, particulièrement injurieuse pour la France – c’est bien elle qui valut à son auteur le qualificatif d’ « insulteur de la France ».
Wagner a ensuite tenté de se justifier dans une lettre rédigée à l’intention de l’historien Gabriel Monod le 25 octobre 1876, dans laquelle il prétend que la Capitulation visait davantage les Allemands que les Français. Cette lettre est partiellement citée et commentée dans un article publié par Le Petit Parisien – à un moment où une partie de la presse essaie de justifier l’introduction de Lohengrin sur les scènes françaises – sous le titre « Les excuses de Wagner à la France » : « J’ai eu surtout pour but de ridiculiser l’état du théâtre allemand. Rappelez-vous la conclusion de cette farce. Les intendants et les directeurs des théâtres allemands se précipitant dans Paris assiégé, afin d’emporter pour leurs théâtres toutes les nouveautés en fait de pièces et de ballets »27 Jean Frollo, « Les excuses de Wagner à la France », Le Petit Parisien, 13 septembre 1891, p. 1..
Dès novembre 1874, la Revue Britannique publie un résumé de cet « essai de vaudeville sur le siège de Paris par les Prussiens »28Revue Britannique 6, 1874 (novembre), p. 531. assorti de quelques extraits, repris ensuite partiellement par plusieurs journaux, notamment Le Figaro (20.12.1874) et le Journal de Toulouse (9.2.1875). Une présentation détaillée et commentée avec force ironie est publiée en 1875 dans un ouvrage à succès, Les Prussiens en Allemagne de Victor Tissot29Victor Tissot, op. cit., p. 204-210.. Ce dernier reprend en substance l’argumentaire de son livre dans un article destiné au Figaro du 17 janvier 1876. Le 29 octobre de la même année, le texte, dont de nombreux journaux tels que Le Constitutionnel ou Le Temps se sont entre-temps fait l’écho, est publié intégralement en traduction française dans un supplément du journal satirique L’Éclipse afin de protester contre un concert organisé par Jules Pasdeloup, au cours duquel étaient proposés quelques extraits du Ring30Voir Georges Servières, op. cit., p. 207.. Le texte est précédé d’un violent réquisitoire contre Pasdeloup, appelé Wolfgang (littéralement : « pas de loup ») et accusé de défendre les intérêts des Allemands. Wagner est quant à lui qualifié d’ « ancien buveur de sang qui n’humecte plus ses lèvres que de champagne et de bordeaux »31« Richard Wagner et les Parisiens », supplément au numéro 19 de L’Éclipse, 29 octobre 1876, p. III., et le journaliste affirme qu’il aurait convaincu le roi de Bavière de se joindre à la guerre menée par la Prusse contre la France en 187032L’argument de l’influence de Wagner sur l’entrée en guerre de la Bavière est repris dans La Petite France le 11 novembre 1876, accompagné de deux extraits de la Capitulation.! Perçu comme une grossière offense à l’égard de la France, ce texte est évoqué, de manière allusive, ou plus circonstanciée, dans l’immense majorité des articles de presse consacrés à Wagner.
On notera au passage que l’inexcusable essai Le Judaïsme dans la musique, publié par La France musicale à partir du 18 avril 1869 (accompagné d’une brève introduction dans laquelle le rédacteur se contente d’exprimer ses « réserves sur les idées et les opinions du hardi et célèbre novateur »33La France musicale, 18 avril 1869, p. 1.) est loin d’avoir suscité les réactions qu’on aurait pu attendre. Signalons par ailleurs que le médiocre poème An das deutsche Heer vor Paris (« À l’armée allemande devant Paris »), qui se réfère explicitement au célèbre poème nationaliste Die Wacht am Rhein, et a été dédié et envoyé à Bismarck en 1871, n’a pas été traduit en français – si tel avait été le cas, nul doute qu’il eût provoqué de violentes polémiques.
Wagner à l’époque du mouvement boulangiste : Lohengrin à l’Éden-Théâtre (1887).
L’ambition de Charles Lamoureux, après s’être rendu à Bayreuth et à Munich à plusieurs reprises pour y entendre les opéras de Wagner34Voir Yannick Simon, Charles Lamoureux. Chef d’orchestre et directeur musical au xixe siècle, Arles/Venise, Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2019, p. 169-170., est de faire découvrir Lohengrin au public parisien au printemps 1887. Son projet se heurte, dès le mois de mars 1887, à une véhémente campagne de presse, orchestrée principalement par le journal chauvin et germanophobe La Revanche35Les différentes étapes de cette campagne de presse sont décrites de manière détaillée par Édouard Dujardin dans la Revue Wagnérienne 3, 1887/1888, p. 103-122.. Son directeur, Louis Peyramond, fait de la querelle avec le chef d’orchestre une affaire personnelle. La France du 29 avril s’en prend également violemment à Lamoureux (surnommé « M. Liebhaber ») et le soupçonne de n’organiser les représentations de Lohengrin que pour des banquiers allemands. Il prédit l’échec du spectacle : « L’œuvre du musicien allemand sera couverte de Beifallklatschen à l’intérieur, tandis que les Français siffleront dehors »36« Chez un marchand de musique », La France, 29 avril 1887, p. 2..
Même si le reste de la presse ne prend pas parti avec la même virulence que La Revanche ou La France, de nombreux journaux discutent de l’opportunité de faire entendre une œuvre allemande, composée de surcroît par celui qu’ils considèrent comme un ennemi de la France. On lit par exemple dans le quotidien républicain La Lanterne du 30 mars : « Nous croyons qu’il est des moments dans la vie des peuples, où l’art si grand qu’il soit, n’a pas de droit de réclamer la première place, et la satisfaction de quelques dilettanti est bien peu de chose, mise en balance avec la révolte du patriotisme de toute une population ». De son côté, Le Gaulois interroge plusieurs musiciens français (notamment Gounod, Reyer, Lalo, Thomas, Widor, Delibes et Massenet) pour savoir s’il faut jouer Lohengrin, et leurs avis se révèlent globalement très positifs37Voir Le Gaulois, 1er avril 1887 p. 1, et 2 avril 1887, p. 1-2.. Il n’empêche que la première (et unique) représentation, le 3 mai, se déroule dans un contexte tendu, dont on ne peut saisir les enjeux sans la resituer dans le contexte politique national et européen.
Au niveau européen, le monde politique est marqué par la montée des revendications de minorités nationales, par la prépondérance du Reich allemand et par l’isolement de la France, dont une partie de la population est animée par un vif sentiment de revanche vis-à-vis de l’Allemagne. La IIIe République est alors en pleine crise : la fragilité des gouvernements qui se succèdent, dominés par les « opportunistes » (des républicains modérés) est accentuée par le développement de groupes contestataires, issus de la gauche radicale aussi bien que de la droite réactionnaire et des milieux monarchistes, et rassemblés dans un mouvement qu’on appelle le « boulangisme » (du nom du général Georges Boulanger, populaire ministre de la Guerre). C’est un mouvement populiste, qui menace la République et développe un discours patriotique exacerbé, revanchard et animé d’un esprit belliqueux envers l’Allemagne38 Voir Bertand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), Paris, CNRS Éditions, 2022..
Quatre jours avant la première de Lohengrin à l’Éden-Théâtre, initialement fixée au 24 avril, la tension est à son comble : le 20 avril 1887 en effet éclate l’affaire Schnæbelé, un incident diplomatique lié à des soupçons d’espionnage qui pousse Boulanger à brandir la menace d’une mobilisation générale contre l’Allemagne. Le gouvernement « opportuniste », qui se désolidarise de Boulanger et l’écarte du pouvoir fin mai39Le gouvernement dirigé par René Goblet démissionne le 17 mai, un nouveau gouvernement, dont Boulanger est exclu, est formé le 31 mai., tente de calmer le jeu sans pour autant vraiment apaiser les esprits. Conséquence de l’affaire Schnaebelé et des tensions avec l’Allemagne qui en résultent40Voir notamment Louis de Fourcaud, « Cabale et public jugés par Wagner », Le Gaulois, 26 avril 1887, p. 1 ; ainsi que « Le Lohengrin interdit », Le Petit Champenois, 28 avril 1887, p. 2 ; et que Le Figaro, 26 mai 1887, p. 1 : « Hier matin, vers 11h, M. Lamoureux a été mandé chez Monsieur le président du Conseil qui l’a mis en demeure de renoncer à donner, jusqu’à nouvel ordre, Lohengrin à l’Éden-Théâtre. », la première de l’opéra de Wagner est repoussée au 3 mai, à la demande du gouvernement. La représentation, à laquelle se rend le Tout-Paris, est accompagnée de manifestations patriotiques aux abords du théâtre : une foule, estimée à un millier de personnes, lance des cailloux sur les policiers, chante la Marseillaise et fait entendre les cris de « À bas Wagner » et « Vive la France »41Voir « Lohengrin. La manifestation d’hier aux abords de l’Eden », Le Matin, 7 mai 1887, p. 1.. On aurait même entendu : « Vive l’armée », « Vive le général Boulanger »42Voir Le Républicain de Constantine, 5 mai 1887, p. 3.. Les manifestants, repoussés par les forces de l’ordre, finissent toutefois par se décourager à cause de la pluie battante.
Il est difficile de dire si ces manifestations, cantonnées à l’extérieur du théâtre et sans incidence sur la représentation elle-même43« L’œuvre grandiose de Richard Wagner a été écoutée d’un bout à l’autre avec une profonde attention, et les marques d’une admiration croissante » (Le Figaro, 4 mai 1887, p. 2)., ont été suscitées par les milieux boulangistes, voire par Boulanger lui-même, ou bien si elles sont essentiellement le résultat de la campagne de presse menée La Revanche, dont le directeur, Louis Peyramond, se défend d’être boulangiste44Voir : Martine Kahane, Nicole Wild, Wagner et la France, Paris, Bibliothèque nationale /Théâtre National de l’Opéra, 1983, p. 67. En s’appuyant sur les Archives historiques de la préfecture de police (BA/1556), les auteurs pensent pouvoir affirmer que cette « émotion de rue » avait un « caractère artificiel ».. L’importance de ces protestations ne doit certes pas être surestimée – le Figaro parle de « simple échauffourée »45 Le Figaro, 4 mai 1887, p. 1. –, mais leur écho dans la presse est énorme : aucun article de presse commentant la représentation ne fait l’impasse sur ces événements. Mais si certains critiques jugent l’œuvre ennuyeuse46Voir Le Radical, 7 mai 1887, p. 2, Le Ménestrel, 8 mai 1887, p. 179., la majorité des comptes rendus sont élogieux, voire enthousiastes47Voir : Le Figaro, 4 mai 1887, Revue des deux mondes, mai 1887, La Chronique des arts, 7 mai 1887, Journal des débats, 8 mai 1887. et regrettent les manifestations de rue – tout en admettant que l’insistance de Lamoureux à maintenir son projet coûte que coûte était sans doute maladroite eu égard au contexte politique.
Après cette première représentation, le gouvernement donne à Lamoureux l’assurance qu’il s’emploiera à garantir le maintien de l’ordre pour la suite des représentations. Mais ce dernier préfère renoncer. Plusieurs journaux (Le Ménestrel, Le Gaulois, Le Messager du midi) proposent un compte rendu de son entrevue avec René Goblet, Président du Conseil des Ministres, et publient la lettre remise par le chef d’orchestre au directeur du théâtre :
Monsieur le directeur,
J’ai l’honneur de vous informer que je renonce définitivement à donner des représentations de Lohengrin.
Je n’ai pas à qualifier les manifestations qui se produisent, après l’accueil fait par la presse et le public à l’œuvre que, dans l’intérêt de l’art, j’ai fait représenter à mes risques et périls sur une scène française.
C’est pour des raison d’un ordre supérieur que je m’abstiens, avec la conscience d’avoir agi exclusivement en artiste, et avec la certitude d’être approuvé par tous les honnêtes gens.
Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
E.[sic] Lamoureux.48Cité d’après Le Gaulois, 6 mai 1887, p. 3.
Le triomphe de Lohengrin en province (1891)
Quatre ans après, alors que l’agitation boulangiste s’éteint et qu’on annonce des représentations de Lohengrin à Rouen, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre, dans la presse, en faveur de l’entrée de Wagner dans le répertoire des théâtres. C’est ainsi qu’on peut lire dans Le Gaulois, à propos de la « question Wagner » :
Pourquoi la France serait-elle désormais privée de connaître une œuvre éclatante, consacrée par les applaudissements du monde entier et de laquelle, depuis quarante ans, se poursuit la triomphante carrière ? Plus que jamais nous avons le droit et le devoir de nous rendre compte des créations étrangères à cette heure où le théâtre lyrique est en plein renouvellement. 49« La question Wagner », Le Gaulois, 19 janvier 1891, p. 1.
De fait, on voit les représentations de Lohengrin se multiplier dans les villes de province, sans donner lieu à des protestations d’aucune sorte. En l’espace de quelques mois, entre le 7 février et le 7 juin 1891, l’opéra de Wagner conquiert sept grandes villes : Rouen, Angers, Nantes, Lyon, Bordeaux, Toulouse et Bayonne. Une étude détaillée de ce tour de France de Lohengrin a été réalisée par Yannick Simon50Yannick Simon, Lohengrin. Un tour de France, 1887-1891, Rennes, PUR, 2015. Pour la liste détaillée des représentations données en province, voir p. 66., qui s’intéresse essentiellement aux dimensions artistiques, touristiques et médiatiques de ces représentations. La plupart des critiques publiées dans la presse parlent de « très grand succès »51Le Ménestrel, 15 février 1891, p. 1 (à propos de Rouen)., voire de « véritable triomphe »52La France théâtrale, 15 février 1891, p. 6 (à propos de Rouen). auprès d’un public qui « a fait de Lohengrin une question d’art exclusive »53Le Matin, 22 février 1891 (à propos de la première à Nantes le 21 février).. Une chose est certaine : en dépit de certaines craintes, exprimées à Lyon comme à Nantes, les représentations se déroulent dans le calme, même si Le Monde illustré explique qu’à Rouen on est passé tout près d’une manifestation de protestataires, évitée grâce à une forte présence policière. Il ressort de cette série d’événements une apparente (mais trompeuse) dépolitisation de la perception de l’œuvre de Wagner : « Le chevalier du Cygne est partout vainqueur des marmitons et des patriotes à longue redingote, de tous les pilleurs de brasserie qui pensaient que l’intérêt national était de nous priver d’un chef-d’œuvre », proclame un article paru dans La Justice le 23 février 1891.
Lohengrin à L’Opéra en 1891 :
« le gant jeté par le ministère à la face du patriotisme parisien » ?54Henri Rochefort, « Les Prussiens à l’Opéra, Apothéose de Wagner l’insulteur de la France », L’Intransigeant, 17 septembre 1891, page de titre.
On s’étonnera qu’après cet accueil réservé à Lohengrin par les grandes villes de province les représentations parisiennes, programmées à l’Opéra à partir du 16 septembre provoquent une vague de protestation qui surpasse en intensité celle de 1887. Le contexte politique a certes évolué, et la crise boulangiste est en passe d’être surmontée : élu député à Paris en janvier 1889, Boulanger a renoncé au coup d’État auquel le poussent ses partisans. Menacé d’arrestation, il s’enfuit en Belgique où il se suicide en septembre 1891 peu après le décès de sa maîtresse. Les rapports avec l’Allemagne, devenue la première puissance industrielle du continent, restent difficiles, malgré le départ de Bismarck en 1890, mais l’année 1891 n’est marquée par aucune crise majeure.
L’exil et la mort de Boulanger ne signifient pas pour autant la disparition subite de ses idées. C’est du côté de la presse boulangiste que viennent en effet les attaques les plus virulentes contre l’entrée de Lohengrin au répertoire de l’Académie nationale de musique. Le Pays, ancien journal bonapartiste ayant rallié le boulangisme, publie le 17 septembre un « appel aux patriotes » à manifester dignement et dans le calme contre Lohengrin : « Constans55Il s’agit d’Ernest Constans, ministre de l’Intérieur de 1889 à 1892, qui fut l’un des principaux artisans de la lutte contre le boulangisme. et Guillaume [II] veulent une émeute. Pour la deuxième fois, peut-être, on versera du sang français pendant que la musique jouera la prière de Lohengrin »56« Lohengrin à l’Opéra. La représentation et la manifestation de ce soir », Le Pays. Journal quotidien de la République nationale, 17 septembre 1891, p. 2.. De son côté, La France a lancé un sondage auprès de ses lecteurs pour déterminer s’ils étaient pour ou contre la tenue du spectacle : ce sont, prétend le journal, les avis négatifs qui l’emportent de façon presque unanime57La France, 18 septembre 1891, p. 1..
C’est toutefois dans L’Intransigeant, le journal dirigé par Henri Rochefort, qu’on trouve les discours les plus virulents58Bizarrement, ce journal avait publié une compte rendu enthousiaste de la représentation de Lohengrin à l’Éden-Théâtre quatre ans auparavant. Voir : « Lohengrin », L’Intransigeant, 5 mai 1887, p. 1-2 (l’article est signé Louis de Gramont, fervent wagnérien, qui cosignera le livret d’Esclarmonde).. Le 17 septembre, le journal consacre à Wagner sept articles différents, en première et en deuxième page du journal. Le gros titre, « Les Prussiens à Paris. Apothéose de Wagner, l’insulteur de la France », laisse deviner le contenu des articles. Rien n’est épargné au lecteur, depuis les allusions aux caprices de Wagner à Munich et la référence à Lola Montez59 En référence à Lola Montez, la maîtresse de Louis Ier de Bavière, Wagner avait été surnommé Lolus Montez par la presse munichoise en raison de son influence sur Louis II. Voir Dieter Borchmeyer, Richard Wagner. Werk – Leben – Zeit, Stuttgart, Reclam, 2003, p. 134. jusqu’à l’accusation portée contre le gouvernement français d’être à la solde de Guillaume II (dont toutes les apparitions officielles seraient accompagnées de fanfares extraites des opéras de Wagner), en passant par la prétendue mise à l’index des œuvres françaises sur les scène berlinoises (résultat des manœuvres des Wagner-Vereine allemands), sans oublier la référence à Une capitulation, cette « brochure baveuse » rédigée par « notre ennemi déclaré », celui que même les Allemands auraient fini par expulser « à coup de manche à balai » après qu’il eut ruiné le royaume de Bavière. Sans doute influencée par les attaques de Rochefort, la revue satirique Le Grelot publie deux jours après une caricature sur laquelle on peut voir Wagner triomphant, habillé en femme, juché sur une colonne Morris, tenant à la main le texte d’Une Capitulation, avec un ruban dans les cheveux sur lequel on peut lire l’inscription « Suivez-moi beau jeune homme ». On voit en bas plusieurs hommes s’engouffrer, inconscients du piège qui se referme sur eux, dans la colonne Morris, sur laquelle on lit l’inscription : « Lohengrin. Relâche ». On distingue également sur la colonne Morris deux images, juste esquissées, représentant Wagner, habillé en ballerine (allusion à Lola Montez ?), en train de séduire un roi (probablement Louis II).
Lors des deux premières représentations, les manifestations sont à l’évidence plus importantes qu’en 1887 : le Patriote algérien parle de plus de 5000 manifestants, La Lanterne évoque plus de 1000 arrestations : le préfet de police Lozié a pris d’importantes mesures pour le maintien de l’ordre, si bien que les représentations peuvent se dérouler sans difficulté majeure. Lohengrin sera finalement représenté 63 fois au cours de la saison 1891-1892. Les critiques sont majoritairement positives, voire enthousiastes, et nombreux sont ceux qui, sans oublier les polémiques suscitées par les déclarations du compositeur, reprennent à leur compte le lieu commun sur la nécessité de séparer l’homme de l’œuvre. C’est le cas notamment du Glaneur d’Oloron, où l’on peut lire : « L’homme et le caractère sont allemands, et comme tels ils méritent notre haine. Mais l’artiste et l’œuvre n’ont pas de nationalité ; et nous n’avons à les juger qu’au point de vue de l’art »60Le Glaneur d’Oloron, 3 octobre 1891, p. 2..
À partir de cette date, on peut affirmer que l’ostracisme qui a frappé Wagner au cours des deux décennies d’après la guerre de 1870 a été levé, et la carrière de ses opéras en France va connaître un véritable essor. C’est ainsi qu’on pourra entendre de nouveau Tannhäuser (à Lyon en 1892, à Paris en 1895), puis le Vaisseau fantôme (à Lille en 1893, à Paris en 1897), La Walkyrie (à Paris en 1897), Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (à Paris en 1896, à Paris en 1897) et Tristan et Isolde (à Monte-Carlo en 1893, à Paris en 1899). C’est également à partir de 1891 qu’apparaît un phénomène relativement peu étudié jusqu’à une date récente, celui des parodies, telles que Loiehencrin (Rouen 1891), Lohengrin à l’Eldorado (Paris 1891), Le petit Lohengrin (Nice 1892) ou Lolo-Beau-Grain (Marseille 1892) : malgré leur dimension irrévérencieuse, elles sont le signe d’une popularité croissante de l’œuvre de Wagner, y compris et peut-être avant tout auprès d’un public peu familier du monde de l’opéra61Voir à ce sujet Christian Dammann, Bonjour Lolo ! Französische ‚Lohengrin‘-Parodien, 1886-1900, Stuttgart, J. B. Metzler, 2018. Haut de page.
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