par Christophe IMPERIALI
de l’Université de Lausanne
Résumé
Le présent article examine deux scènes majeures de la littérature française : la scène des gouttes de sang sur la neige dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, et la scène sur la vocation de l’écrivain dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust. L’article propose un parallèle entre les deux scènes, fondé sur le fait qu’elles consistent toutes deux en un violent court-circuit temporel : une sensation dans le présent fait surgir un temps passé avec la force d’une révélation, et le choc qui en résulte pousse le personnage à se mettre en quête.
Au moment où il entraîne Parsifal vers le temple du Graal, au premier acte du Parsifal de Wagner, Gurnemanz laisse tomber ces paroles énigmatiques : Tu vois, mon fils : ici le temps devient espace (Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit).
Mon propos ne sera pas ici de tenter de démêler le mystère de ces paroles dans leur contexte ni encore moins d’observer la complexion spatio-temporelle de l’ultime drame wagnérien. À vrai dire, Wagner ne sera présent dans cet article qu’au titre de trait d’union entre deux auteurs de première importance et deux textes majeurs de la littérature française: d’une part, le Conte du graal de Chrétien de Troyes; de l’autre, La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, ou, plus précisément, son dernier volume, Le Temps retrouvé.
Plus précisément encore, mon propos consistera à rapprocher deux moments de ces deux ouvrages, en vertu d’affinités que j’espère parvenir à rendre sensibles: ces deux moments sont, d’un côté, l’impérissable scène des gouttes de sang sur la neige ; de l’autre, la scène capitale où, dans la bibliothèque de la princesse de Guermantes, Marcel décide de devenir écrivain. Et ce rapprochement entre deux scènes et entre deux siècles éloignés, je l’appuierai sur un double point commun, doublement lié à une question de temporalité: dans chacun des deux extraits, en effet, nous sommes confrontés tout à la fois à ce que j’appellerai un court-circuit temporel, et à une perturbation plus ou moins discrète du cycle naturel des saisons.
« Ici le temps devient espace »… Frappé par cette intrigante formule, Claude Lévi-Strauss a voulu l’entendre comme « la définition la plus profonde qu’on ait jamais donnée du mythe »1.
Admettre cette phrase comme une « définition » du mythe, c’est, de fait, considérer le mythe comme une synchronisation d’éléments disjoints : c’est-à-dire considérer que le propre du mythe est de faire fi de la succession narrative des éléments pour les placer tous sur un même plan et établir entre eux des relations qui ne sont pas tributaires de la temporalité linéaire du récit. Et c’est bien là, en effet, le cœur de l’analyse structurale des mythes à laquelle se livre l’anthropologue français : la notion de « paquets de relations » qu’il emploie pour définir le mythème implique précisément un tel regroupement et une telle synchronisation d’éléments qui se trouvent dispersés dans la linéarité du récit, mais qu’une approche structurale se doit de mettre en contact pour éclairer la logique fonctionnelle du mythe2. Pour expliciter la démarche en question, Lévi-Strauss propose un exemple formel simple: imaginons un récit réduit à une série de chiffres – 1, 2, 4, 7, 8, 2, 3, 4, etc. Face à un tel« récit», une analyse structurale consistera à oublier l’enchaînement narratif pour regrouper les 1 avec les 1, les 2 avec les 2, etc., ce qui aura pour résultat de faire apparaître synchroniquement les récurrences, indépendamment, donc, de la temporalité linéaire qui en régit la succession dans le récit.
Compte tenu d’une telle méthode d’appréhension du mythe, on comprend pourquoi Lévi-Strauss a été si séduit par cette formule wagnérienne : « ici le temps devient espace » …
Or, il se trouve que cette vision du mythe n’est pas sans présenter d’importants points communs, me semble-t-il, avec les deux extraits que je vais maintenant aborder. On pourrait même supposer que ces deux extraits tirent de ce rapprochement une part considérable de leur charge potentiellement « mythique ».
Car cette idée d’un regroupement d’éléments disjoints dans un moment synthétique, nous la rencontrons bel et bien, sous une forme différente, à la fin du Temps retrouvé de Proust. Dans les pages auxquelles je fais allusion, le narrateur découvre que le cœur de la démarche artistique consiste précisément dans la capacité à réunir des éléments disjoints, grâce à une profonde affinité qui existe entre eux. Cette affinité demeure presque toujours inaperçue, mais c’est elle qui affleure sous ce que Proust appelle la« mémoire involontaire», et c’est d’elle que l’œuvre d’art doit tirer sa substance.
Je résume à grands traits le passage du Temps retrouvé dans lequel cette idée essentielle prend forme et se développe. Le nanateur se rend chez la princesse de Guermantes pour y assister à un concert; sur le chemin, il réfléchit à ses ambitions littéraires et se désespère à l’idée qu’il ne parviendra probablement jamais à écrire quelque chose de réellement touchant. C’est donc en roulant [de} tristes pensées3 qu’il pénètre dans la cour de l’hôtel de Guermantes et là, pour éviter une voiture qui passe, il se range sur le côté, et c’est là que quelque chose se passe : au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit . Il goûte une félicité tout à fait semblable à celle qu’il avait ressentie en trempant une madeleine dans une infusion, dans une scène bien antérieure et fameuse entre toutes. Seulement, cette fois-ci, le narrateur compte bien ne pas laisser filer cette impression et mettre toute son énergie à comprendre d’où elle vient, et à répondre à la muette invitation qu’elle lui impose: saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. C’est dans ces dispositions qu’il entre dans l’hôtel; comme il est un peu en retard, le maître d’hôtel l’introduit dans la bibliothèque, en attendant que le morceau qu’on jouait fût achevé – vous comprendrez plus loin pourquoi je cite cette formulation tout à fait anodine … Notre narrateur se félicite d’ailleurs de ne pas être immédiatement mêlé aux autres invités, parce qu’il aspire à se retrouver seul pour poursuivre son investigation plus librement. En réfléchissant, il note que le point commun entre les divers moments où il a ressenti cette joie profonde et diffuse est qu’il s’agit toujours d’impressions qu’il éprouve à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné […] jusqu ‘à faire empiéter le passé sur le présent ; et il poursuit :
au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps.
Et un peu plus loin encore: une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. C’est cela que Proust appelle « mémoire involontaire », et c’est une chose bien différente de tous les efforts que l’intelligence ou la mémoire consciente peuvent fournir – une chose infiniment supérieure, dont Proust note dans ses carnets qu’elle doit se présenter non comme un simple rapprochement mental, intellectuel, mais comme une impression violente, proche de l’hallucination, dit-il4.
Même si les enjeux auxquels se trouve confronté le narrateur proustien sont évidemment bien différents de ceux qui préoccupent Lévi-Strauss, on notera pourtant qu’il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, d’accéder à une vérité cachée, et cela par une même méthode: le court-circuit temporel, c’est-à-dire l’élimination du temps qui sépare deux éléments dont le rapprochement produit une étincelle. Proust écrit encore, quelques pages plus loin : il faudra aller chercher à des années d’intervalle et dans des lieux différents, une heure favorisée où une autre partie de la même chose nous fut révélée pour la faire glisser à côté de l’autre … J’ajoute encore, pour donner une épaisseur supplémentaire à ce court circuit temporel, que Proust compare ce travail à celui de la métaphore. Selon lui, en effet, la métaphore consiste également à rapprocher deux tenues apparemment éloignés, mais reliés, en réalité, par une profonde affinité que le poète se doit de mettre au jour pour produire l’étincelle poétique. Proust, dans ces mêmes pages du Temps retrouvé, explique que le poète doit tenter de dégager 1′ essence commune de deux sensations en les réunissant 1’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. À nouveau, il est question de soustraire quelque chose aux « contingences du temps »; la métaphore est donc une sorte d’équivalent, sur le terrain poétique, de ce court-circuit révélateur qui caractérise la mémoire involontaire.
Dans la perspective « arthurienne » qui nous intéresse ici, il me faut encore préciser une chose importante sur ce passage: cette révélation de la mémoire involontaire et de la fonction qu’elle est appelée à jouer dans l’œuvre d’art à créer, Proust l’appelle, dans ses cahiers, une « illumination à la Parsifal » :
Capital : De même que je présenterai corrune une illumination à la Parsifal la découverte du Temps retrouvé dans les sensations cuiller, thé etc [c’est-à-dire, donc, les sensations liées à la « mémoire involontaire »], de même ce sera une 2e illumination dominant la composition de ce chapitre, subordonnée pourtant à la première [ .. . ] qui me fera soudain apercevoir que ttes (sic) les épisodes de ma vie ont été une leçon d’idéalisme [… ]5.
Pour saisir la raison qui explique que Parsifal soit ici convoqué, il convient de se plonger, pour quelques instants, dans les archives de la Recherche: avant de prendre la forme qu’il a dans Le Temps retrouvé définitif, l’épisode de la bibliothèque avait connu une autre version complètement rédigée, qui a été éditée sous le titre Matinée chez la Princesse de Guermantes. Dans Le Temps retrouvé, rien n’indique quel est le « morceau » de musique qui se joue dans le salon, au moment où le narrateur médite dans la bibliothèque; mais dans la Matinée chez la Princesse de Guermantes, le morceau était très précisément identifié: il s’agissait du deuxième acte de Parsifal, dont la princesse organisait la première audition parisienne. Or, l’expression « illumination à la Parsifal » renvoie très évidemment à la révélation vécue par Parsifal dans ce deuxième acte, à travers le baiser de Kundry. Or, c’est précisément par un de ces comt-circuits temporels que nous évoquions, que Parsifal est soudain capable de relier l’étreinte de Kundry et la blessure d’Amfortas, c’est-à-dire d’aller chercher très loin l’autre moitié de sa sensation présente pour créer cette conjonction hors du temps qu’évoque Proust. Et c’est avec la clarté aveuglante d’une évidence immédiate que cette conjonction lui révèle tout un pan du monde auquel il n’avait rien compris. Après cette illumination, Parsifal a intégré instinctivement, par la puissance d’une pure compassion, ce qu’aucun raisonnement intellectuel ne permet de saisir, et il est prêt à entreprendre le chemin qui lui pennettra de revenir à Montsalvat, de guérir Amfortas et de rédimer le monde du graal.
C’est donc cela qui se joue dans le salon, au moment même où le narrateur, dans la bibliothèque, reçoit son« illumination à la Parsifal » … Même si la mention de la pièce jouée dans le salon a disparu du Temps retrouvé, une étude génétique montre bien qu’il n’y a guère de doute à avoir quant à l’influence directe qu’exerce sur ce passage le Parsifal de Wagner.
Mais si, dès lors, l’hypothèse d’une influence intertextuelle de Parsifal semble à peu près indiscutable, rien ne nous indique en revanche que Proust ait songé à un parallèle entre cette « illumination » et la scène qui, fonctionnellement, me paraît occuper dans la quête du Perceval de Chrétien une place analogue à celle que le baiser de Kundry occupe dans la quête du Parsifal de Wagner. Aussi ne peut-on guère qu’employer l’expression proustienne de « réminiscence anticipée » pour définir le lien qu’il est possible de suggérer entre notre épisode de la bibliothèque et la scène des gouttes de sang sur la neige, dans Le Conte du Graal. Si je parle d’affinités fonctionnelles entre ces scènes, c’est parce que, dans l’économie de ces trois récits, les scènes auxquelles je fais allusion occupent toutes trois une position analogue: dans les trois cas, nous avons donc une superposition d’un élément présent et d’un élément lointain qui éclate à la surface de la mémoire; dans les trois cas, cette superposition se produit dans le cadre d’un moment qui tient de la révélation, voire de l’extase ou de la quasi hallucination; dans les trois cas, en outre, cette révélation marque, pour le personnage p1incipal, un saut qualitatif capital, l’accession rapide à un stade de maturité qui se trouve immédiatement suivi du vrai début de la quête. La chose est évidente pour Parsifal : jusque-là, il n’était que le «pur fol», le «reine Tor»; à partir du baiser de Kundry, il comprend quelle est sa mission et il se met en marche. Chez Proust également, la conséquence directe de l’illumination, à quelques pages de la fin de La Recherche, est la décision du livre à écrire et la mise en route de cette quête poétique. Et dans le Conte du graal, c’est immédiatement après cet épisode du sang sur la neige que Perceval accède enfin à la cour d’Arthur, mais, surtout, qu’il s’en écarte aussitôt pour partir en quête du graal – quête qui ne débute, précisément, qu’à ce moment là.
Même s’il est évident que toute la réflexion métapoétique de Proust est a priori étrangère à Chrétien, on peut pourtant relever la parenté entre le décryptage des signes du monde dont parle Proust et la capacité nouvellement conquise par Perceval, dans cet épisode, de relier une semblance à une senefiance lointaine. J’ai cité une phrase de Proust où il définissait comme une énigme les signes que le monde nous tend; il parle à plusieurs reprises de déchiffrer des hiéroglyphes dans le but de comprendre la vérité subjective qui réside dans ces pans de réalité qui nous font signe. Or, c’est bien, me semble-t-il, ce qui se passe pour Perceval, face à ces trois gouttes fortuitement disposées sur la neige et qui, pour lui, marquent une sorte de révolution intérieure. Car, tout comme le narrateur proustien lors de son « illumination à la Parsifal », ce que Perceval apprend ici, c’est la capacité à donner sens à un signe que le monde semble lui adresser. Trois gouttes de sang sur la neige n’ont pas plus de sens, en soi (et j’utilise le terme dans le sens que lui donne la phénoménologie), que la saveur d’une madeleine ou l’inégalité de deux pavés, mais celui pour qui ces choses deviennent des signes, celui pour qui elles prennent des allures d’énigmes à déchiffrer, celui-là y trouve sa plus profonde vérité, la seule qui vaille d’être vécue et la seule aussi (pour Proust) qui vaille d’être transcrite et de faire l’objet d’un livre. Le Perceval de Chrétien, qui, jusque là, était un déchiffreur borné, inapte à appréhender 1′ épaisseur et la complexité des signes, le voilà tout à coup capable de s’abstraire complètement du monde qui l’entoure, parce qu’il vient de découvrir, précisément, cette épaisseur, dans le cadre d’un de ces court-circuits qui superposent deux moments disjoints dans la clarté étourdissante d’une révélation. Perceval n’est-il pas, alors, dans un état proche de celui que décrit Proust lorsqu’il évoque (dans cette phrase déjà citée) ces moments de haute lucidité où une impression de joie devant un signe du monde nous porte à aller chercher à des années d’intervalle et dans des lieux différents, une heure favorisée où une autre partie de la même chose nous fut révélée pour la faire glisser à côté de l’autre ?
Voilà bien que nous retrouvons ici le court-circuit temporel que j’ai déjà évoqué à quelques reprises, et dont il est important de préciser qu’il se distingue du simple souvenir au moins par deux aspects: d’une part, parce que, au lieu de se borner à rapprocher un élément présent d’un élément passé auquel cet élément présent fait penser, ce court-circuit produit une véritable découverte de rapports insoupçonnés, et d’autre part, parce que la plus-value heuristique en question provoque sur le découvreur un transport affectif qui pern1et d’employer, pour en rendre compte, les termes d’illumination ou de révélation. Les scènes possédant ces caractéristiques ne sont pas si fréquentes dans la littérature, et il est d’autant plus intéressant, à ce titre, de souligner les relations entre les textes de Chrétien et de Proust, entre lesquels aucun lien direct ne saurait être postulé, mais qui sont manifestement reliés par ce trait d’union effacé qu’est le Parsifal de Wagner. Des gouttes de sang sur la neige à la madeleine, en passant par le baiser révélateur, nous avons donc là une déclinaison triple et très diverse de ce court-circuit temporel qui provoque la mise en quête …
Mais il est temps d’en venir, brièvement, à l’ autre aspect que je souhaitais aborder, et qui, de façon plus discrète et cetiainement fortuite, rapproche aussi la scène du Conte du graal et celle du Temps retrouvé: le brouillage de la temporalité naturelle. On se souvient que, chez Chrétien, la neige sur laquelle Perceval contemple les trois gouttes de sang a ceci de surprenant qu’elle est tout à fait hors de saison, puisqu’elle tombe peu après la Pentecôte. La chose est assez visible chez Chrétien pour que Wolfram von Eschenbach, dans son Parzival, note que dans cette histoire tout va un peu pêle-mêle, car le temps de mai se mêle avec le temps des neiges6. Il se trouve donc que non seulement l’extase contemplative de Perceval est une sorte de suspension du temps, une minute affranchie de l’ordre du temps, comme disait Proust, mais que cette suspension temporelle prend place dans une temporalité naturelle brouillée où le temps de mai se mêle avec le temps des neiges 7…
Chez Proust, ce brouillage de la temporalité naturelle se retrouve également, même s’il est plus discret, presque implicite. J’ai dit que, dans une version antérieure du texte, c’est le deuxième acte de Parsifal qui était joué dans le salon de la princesse de Guermantes au moment où le narrateur, dans la bibliothèque, vivait son « illumination à la Parsifal ». Or, à un moment donné, le narrateur interrompt le cours de ses pensées, entendant la musique qui s’échappe de la pièce voisine. C’est le seul moment où il s’interrompt et où il évoque la musique. Et cette musique qui frappe alors son oreille, c’est le passage de l’opéra connu sous le nom d’« Enchantement du Vendredi saint». Le narrateur s’extasie devant la perfection avec laquelle Wagner a su peindre, dans cette pièce, l’éveil du printemps. Or, ce passage de l’« Enchantement» n’est pas au deuxième acte, mais au troisième acte de Parsifal. Les quelques critiques qui ont relevé la chose ont généralement supposé une erreur, mais il me paraît très difficile d’admettre que Proust ait pu se tromper sur ce point, d’abord parce qu’il connaissait très bien les œuvres de Wagner, et Parsifal en particulier; et ensuite parce que la logique temporelle de Parsifal est suffisamment forte pour qu’un auditeur de la finesse de Proust ne puisse faire 1′ énorme confusion de placer 1’« Enchantement du Vendredi saint » au deuxième acte. Car le deuxième acte, après la « révélation » de Parsifal, s’achève sur le dessèchement du jardin enchanté, c’est-à-dire, symboliquement, sur une image d’automne; un long hiver symbolique occupe l’entracte, marqué par les années d’errance de Parsifal. Et le dernier acte s’ouvre sur Kundry qui sort d’une longue hibernation, avant que la nature entière ne se réveille en ce jour du Vendredi saint, où Parsifal retrouve enfin le chemin qui le mènera au temple du graal – c’est-à-dire au moment où Parsifal se met en marche pour tirer l’ultime conséquence de l’illumination reçue au deuxième acte, lors du baiser de Kundry.
Chez Proust, tout se passe comme si ces deux moments, fortement connotés dans leur relation symbolique au cycle des saisons, se trouvaient rabattus l’un sur l’autre, et je formule l’hypothèse que c’est là que pourrait bien résider le sens. de cette « confusion » entre les, deuxième et troisième actes de 1′ opéra. Parsifal, au moment de la révélation, n’est encore qu’un jeune sot : il apprend d’un coup tout ce dont il a besoin pour devenir le rédempteur attendu, mais il lui faut encore sortir victorieux d’une traversée du long hiver symbolique qui lui permettra de gagner ce statut de rédempteur. Le narrateur proustien, au contraire, a déjà traversé la vie, il y a déjà puisé une infinité d’impressions, de sensations, de douleurs aussi; il est très loin, au moment de son « illumination à la Parsifal » d’être un jeune sot. Au contraire, il ne lui manque que le déclic décisif de la révélation pour pouvoir enfin prendre la plume. Du coup, dans la logique symbolique de la Recherche, la révélation n’a pas à être suivie d’un long hiver : c’est au printemps que se déroule l’épisode de la matinée chez les Guermantes, et, dans la succession symbolique des états mentaux du narrateur, nous passons presque instantanément d’une impression de stérilité (c’est-à-dire des doutes du narrateur quant à sa capacité à écrire) à une vigoureuse promesse de fécondité. Voilà pourquoi, peut-être, c’est l’Enchantement du Vendredi saint qui vient caresser 1’oreille du narrateur et lui mettre le ptintemps au cœur, sautant à pieds joints par-dessus le rigoureux hiver…
Cette dimension de brouillage de la temporalité naturelle a sans doute quelque chose de casuel, mais il n’en reste pas moins intéressant de relever que nos deux court-circuits temporels se doublent d’une telle perturbation, comme si, dans de tels moments « affranchis de l’ordre du temps », il était logique que les cieux et la terre se missent d’accord pour tendre derrière le personnage pensif une toile de fond conforme à la nature de son « illumination ». De tels moments se présenteraient donc comme doublement «hors du temps »: l’horloge se fige et la nature s’emballe dans ces instantanés fulgurants où le récit, peut-être, se fait mythe, là, précisément, où « le temps devient espace » …
CI
Notes :
1 Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 301.
2 Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 234 sq. 1
3 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 445.
4 Voir la note 1 dans ibid. p. 1258. 1
5 Marcel Proust, Matinée chez la Princesse de Guermantes, Paris, Gallimard, « NRF », 1982, p.318-9.
6 Wolfram von Eschenbach, Parzival, trad. D. Buschinger et a/ii, Amiens, Presses du Centre d’Études Médiévales de l’Université de Picardie, 2000, p. 105.
7 Diverses hypothèses ont été formulées à propos de cette neige hors de saison ; on a parlé de temps symbolique, de temps onirique, de temps mythique. Ces questions dépassent évidemment le cadre du présent article, et je me borne donc à relever la perturbation de la temporalité naturelle, liée au cycle des saisons, dans cette scène où se produit, justement, le court-circuit temporel des gouttes de sang sur la neige.