En février 1887, Nietzsche, anti-clérical et athée militant, qui venait pour la première fois d’entendre à Monte-Carlo le prélude de Parsifal, écrivait à sa sœur Elisabeth : « Je ne peux pas en parler sans un ébranlement profond tant je me suis senti élevé par cette œuvre. C’était comme si quelqu’un me parlait de nouveau, après bien des années, de problèmes qui me perturbent, n’apportant naturellement pas les réponses que je donnerais, mais la réponse chrétienne qui après tout a été la réponse d’âmes plus robustes que celles que les deux derniers siècles de notre ère ont produites. Quiconque écoute cette musique est tenté de laisser de côté le protestantisme comme s’il s’agissait d’un malentendu ».
Autre réaction analogue à la même œuvre, mais venant cette fois d’un catholique fervent – Paul Claudel dans une méditation poétique datée de 1927 et intitulée Rêverie d’un poète français :
« Parsifal est représenté en 1882. C’est l’année où le triomphe matérialiste connaît son apogée. La gloire de Taine et de Renan couvre tout (…) On n’ouvre pas un livre, pas un journal, sans y trouver des attaques et des railleries contre la religion (…) C’est le moment où, seul, sur la colline de Bayreuth, au-dessus de l’Europe abaissée, au-dessus de l’Allemagne qui se crève d’or et de bonne chère, Richard Wagner confesse que les deux hommes, les deux incomparables amis à qui Wagner a dû son triomphe en ce monde sont deux catholiques, l’un l’Abbé Liszt et l’autre, le magnanime souverain de Bavière, sa majesté Louis II. »
Quant à Mathilde Wesendonck, l’immortelle muse de Tristan, son opinion rejoint les deux précédentes, mais pour le déplore r: « Lorsque j’entends Parsifal, écrira-t-elle en 1882, après y avoir assisté cinq fois, je redoute que le monde ne retourne au catholicisme. ». A l’opposé, nous trouvons Thomas Mann pour qui « la liste des personnages de Parsifal à bien y regarder, quelle compagnie ! Quelle accumulation d’extrêmes et choquantes bizarreries ! Un magicien par lui-même émasculé, une créature hybride allant de la femme fatale à la Madeleine repentante, avec toute une gamme d’états cataleptiques entre les deux extrêmes de son existence, un grand prêtre consumé d’amour et qui met tout son espoir de salut en un garçon chaste… la séduisante bohémienne-sorcière qui est en réalité une vieille maquerelle… » etc.
Plus récemment Gregor-Dellin, […] l’un des meilleurs biographes de Wagner, déclare […] : « Ce que sa mystique de la rédemption exprime est la dimension conjuratoire de la négation de la volonté, une symbolisation de l’extinction. C’est la seule œuvre qu’il créa entièrement dans l’esprit de Schopenhauer… ».
Enfin, plus près de nous, Jean de Solliers, dans une excellente étude sur Parsifal, publiée par L’Avant-scène Opéra, nous confie dans sa conclusion : « Il s’agit donc en un sens d’un pessimisme absolu (…) qui n’a rien à voir avec une croyance en quelque dogme ou tradition que ce soit. ». Pour ne pas prolonger inutilement cet exposé, je me contenterai des six témoignages que je viens de citer : trois pour et trois contre la catholicité de Parsifal. Mais […]il en existe une multitude d’autres dans les deux sens, sans parler des fous qui, comme Hitler, ne voyaient dans cette œuvre qu’une incitation à adopter, comme lui, le régime végétarien, ou mieux encore, une propagande contre la corruption du sang germain par toute race hormis la seule bonne aryenne, bien sûr !
Reste tout de même le point de vue du compositeur lui-même sur sa création. Là nous ne nous en sortons plus, car il a, comme sur bien d’autres sujets, tout dit du plus extrême pour au plus extrême contre. Deux exemples suffiront amplement : en 1870, à Villiers de l’Isle-Adam : « Si je ne ressentais en mon âme la lumière et l’amour vivants de cette foi chrétienne dont vous parlez, mes œuvres qui toutes en témoignent seraient celle d’un menteur, d’un singe (…) Sachez qu’avant tout je suis chrétien et que tous les accents qui vous impressionnent dans mon œuvre ne sont inspirés et créés en principe que de cela seul. ».
Aux antipodes de cette profession de foi, il écrit en 1879 dans sa lettre ouverte à M. Ernst von Weber : « Je ne crois pas en Dieu, mais au divin qui s’est révélé à nous en la personne d’un Jésus sans péché. Je crois au divin qui nous a montré dans un exemple unique la voie de la rédemption, conduisant au-delà des voies humaines par la naïveté parfaite et la plus pure beauté. Cette voie mène à la mort mais le Christ nous a donné l’exemple d’une belle mort, aboutissement d’une belle vie. ».
Cela pour mémoire, car la question posée n’est pas: Wagner est-il catholique? […] mais, son Parsifal est-il une œuvre catholique ? C’est-à-dire, exprimant clairement l’explication du monde, la finalité de l’homme, le problème du bien et du mal, de la Révélation divine, du péché et sa rémission, que la tradition juive puis à sa suite l’Eglise Catholique nous l’enseignent de la part du Dieu unique depuis Abraham jusqu’à ce jour et jusqu’au jugement dernier ?
Donc un bref rappel du catéchisme s’impose pour que soit définie avec suffisamment de précision ce qu’est la religion catholique, afin qu’en examinant ensuite le déroulement de l’œuvre et la psychologie des personnages, nous puissions en tirer nous-mêmes une conclusion sans ambiguïté. […]Tout d’abord, création des anges, puis révolte d’une partie d’entre eux sous la conduite de Lucifer qui proclame : « Je ne servirai pas. ». Création du premier couple humain qui suit Satan dans sa révolte contre Dieu. Conséquence de ce péché originel : souffrance et mort. Dieu prend pitié de sa créature et lui envoie un rédempteur, son fils Jésus qui, par sa soumission héroïque sur la croix, répare l’insoumission des premiers hommes. Jésus fonde une Eglise qui transmet à tous la force divine par le moyen des sacrements. Pour ceux qui refusent en toute liberté le plan de leur Créateur, ils sont séparés à jamais de Lui, après l’avoir contemplé ; c’est ce qu’on appelle l’Enfer. Pour les autres, ils sont admis à la contemplation éternelle, mais avec une purification préalable proportionnée à l’état de leur âme au moment de leur mort.
Voyons maintenant comment Wagner nous raconte ou plutôt nous conte en l’an de grâce 1877 la quête du Graal de son dernier héros Parsifal, et surtout de quelle façon une oreille catholique entend cette œuvre : suite au prélude qui d’après Wagner lui-même expose essentiellement, comme l’exorde d’un sermon, les trois vertus théologales – Amour, Foi et Espérance – le rideau s’ouvre sur une clairière dans le domaine du Graal. Le Saint Graal est ce vase sacré dans lequel le Sauveur but lors de la Cène et contenant son Sang répandu sur la Croix où il fut recueilli par des anges, puis confié par eux à la garde d’un pieux héros, Titurel, afin qu’il soit vénéré par des moines courageux et chastes comme lui, à qui il donne la force surnaturelle en se multipliant par la transformation du pain et du vin dans la communion de défendre et de porter la foi dans le monde. En même temps que le Saint Graal lui fut également confiée une autre relique précieuse : la lance qui perça le flanc divin. Mais un nommé Klingsor qui aspirait à l’honneur (sans en avoir la vocation) d’appartenir à cette sainte confrérie et qui ne parvenait pas à remplir la nécessaire condition de chasteté, se mutila lui-même pour y arriver et fut, pour cette raison, rejeté par Titurel. Afin de se venger et de s’approprier par la force le Saint Graal et la lance qu’il n’avait pu obtenir par la vertu, il entreprit de perdre, en les attirant eux aussi dans son propre péché, tous les moines-chevaliers, ainsi que leur chef, Amfortas qui avait succédé à Titurel affaibli par le poids des années. Il construisit à cet effet non loin du château du Graal un jardin magnifique peuplé de femmes séduisantes, dans lequel, les uns après les autres, une grande partie des gardiens du Graal se firent attirer puis ensorceler par elles dans les ivresses de la luxure. Tant et si bien qu’un beau jour, leur chef Amfortas, n’en pouvant plus de voir sa communauté disparaître ainsi peu à peu, décida de partir lui-même armé de la sainte lance pour le jardin magique dans le but d’en finir avec ce Klingsor que son père Titurel avait autrefois rejeté avec dégoût. Mais ce Klingsor était beaucoup plus fort qu’il ne l’avait envisagé. Sa chasteté forcée lui donnait pour accomplir le mal autant de puissance qu’une chasteté librement assumée en donnait aux autres religieux pour faire le bien. Il était parvenu à se rendre maître, grâce à cette force, d’une femme extraordinairement séduisante, sorte de réincarnation d’Hérodias et de Marie-Madeleine, aspirant elle-même à la délivrance de ses fautes et attendant cette grâce d’un être qui, enfin, saurait résister à ses charmes. Cette femme, nommée Kundry dans sa vie actuelle et qui, autrefois dans une vie antérieure, avait croisé sur son chemin le Christ montant au Calvaire chargé de sa croix et qui avait ri de Lui et porté douloureusement le souvenir du regard qu’il lui avait adressé alors, fut placée par Klingsor dans le jardin magique dans le but de séduire Amfortas et de s’emparer de la lance, première étape dans la conquête du Graal. Cette femme, géniale personnification de l’éternel féminin à la fois Eve et Marie, ne cesse de passer d’un camp à l’autre en quête de cet amour absolu qu’elle avait entrevu autrefois dans le regard du Christ. Chez Klingsor, elle séduit les chevaliers ; dans le domaine du Graal, d’autre part, elle les sert pour expier et réparer le mal qu’elle leur cause au service de l’ennemi. Donc, Amfortas, le présomptueux, armé de la lance sacrée, n’eut pas plus tôt rencontré l’ensorcelante Kundry qu’il succomba à son tour; son ennemi s’empara de la lance, il lui infligea au flanc une blessure inguérissable avec laquelle il regagna à grand peine le domaine du Graal. Là, malgré tous les baumes et les onguents, il ne parvint jamais à se remettre de son mal et il ne cessait d’implorer le Ciel pour sa guérison. Le plus terrible pour lui venait du fait qu’étant grand prêtre du Graal, lui seul pouvait officier et découvrir la sainte relique, source de vie et de force pour toute la communauté, et que cette monstrance sublime lui infligeait du fait de sa faute des tortures atroces, faisant saigner sa blessure plus que jamais et anéantissant ses dernières forces. Un jour cependant qu’il suppliait le Ciel en proie au désespoir le plus total, il entendit une voix céleste qui lui adressa cette promesse mystérieuse : « La pitié instruit le pur, l’innocent; sache attendre celui que j’ai choisi. » .
Pensant que cette délivrance annoncée n’était autre que la mort, il se résigna à l’attendre en priant qu’elle ne tarde pas trop. C’est alors qu’un beau jour fit irruption dans la forêt du Graal un jeune chasseur à moitié sauvage dont les chevaliers s’emparèrent au moment où il venait de tuer un cygne d’une flèche en plein cœur. Violemment réprimandé pour cet acte cruel sur une bête innocente dont on lui fait remarquer le dernier et douloureux regard, il est saisi de remords et brise son arc. On l’interroge sur sa provenance, son nom, son but -il ne sait rien. A tout hasard, songeant à la promesse qui mentionnait un pur fol innocent, le prieur des moines, nommé Gurnemanz, décide de l’emmener dans le temple du Graal afin de lui faire assister à l’office saint présidé par Amfortas. Le jeune chasseur, planté dans un coin de l’église, contemple donc le grand-prêtre agonisant de douleur devant le Saint Graal qui répand sa bénédiction ineffable sur toute l’assemblée; il assiste à la consécration du pain et du vin, puis à la communion à laquelle, malgré l’invitation qui lui est faite, il ne participe pas. Il demeure perdu dans sa contemplation, tandis que le temple se vide peu à peu et finalement il se voit expulsé sans ménagement par un Gurnemanz convaincu de s’être trompé d’avoir attendu quoi que ce soit de bon d’un pareil individu. Mais peu de temps après, curieusement, nous retrouvons notre jeune écervelé se frayant péniblement un chemin en plein milieu d’un parterre de jeunes filles séduisantes et folâtres qui tentent sans grand succès de l’attirer dans leurs bras. Nous nous rendons compte qu’au sortir du Graal, le jeune garçon est venu se perdre dans le jardin maléfique de Klingsor. Croyant naïvement dans son innocence que ces filles cherchent à jouer, il batifole quelque peu avec elles mais s’en lasse vite et s’apprête à poursuivre son chemin lorsqu’une voix d’une irrésistible beauté s’adresse à lui en disant : « Parsifal ! » A quoi le jeune garçon étonné répond: « Est-ce moi que tu as appelé, moi qui n’ai pas de nom? » Kundry, car c’est elle bien sûr, Kundry, la carte maîtresse de Klingsor qui sait, lui, que Parsifal est bien le rédempteur annoncé par la prophétie et qui veut en finir le plus vite possible avec lui ; Kundry qui cherche désespérément à se libérer de sa propre malédiction d’avoir ri autrefois du Sauveur souffrant et qui croit qu’elle ne pourra le faire qu’en se faisant aimer totalement d’un être pur et innocent comme l’était le Sauveur dont le souvenir l’obsède, entreprend de séduire ce Parsifal simple et transparent qui l’attire irrésistiblement. Elle déploie pour l’émouvoir l’arsenal complet de la psychologie féminine éternelle allant jusqu’à évoquer le tendre souvenir de sa mère qui mourut de douleur lorsqu’il la quitta brutalement autrefois pour parcourir le monde à la recherche d’un idéal plus rêvé qu’entrevu. Enfin, jugeant le jouvenceau à sa merci, elle l’embrasse sur les lèvres avec un mélange de tendresse et de passion que seule la musique de Wagner au mieux de son inspiration est capable de décrire. C’est alors qu’au moment où toute l’assistance au bord extrême du vertige s’apprête à sombrer délicieusement après Amfortas et avec Parsifal dans les abîmes de la chute fatale autant qu’inéluctable, c’est alors donc que se produit soudain avec la force d’un coup de tonnerre le plus grand coup de théâtre de toute l’histoire de l’art, lyrique ou non : Parsifal rejette brutalement la séductrice, se redresse et se précipite loin d’elle en criant de toutes ses forces : « Amfortas – la blessure !- la blessure ! -elle brûle dans mon cœur- oh, plainte, plainte, terrible plainte, j’ai vu saigner la plaie. Voilà qu’elle saigne en moi maintenant ! ».
Extraordinaire divination inspirée par la grâce, unie à la pureté. Comme le dit Wagner mieux que quiconque dans une lettre à Louis II qui lui demandait le sens de cette réaction inattendue : « Le baiser qui fait succomber Amfortas au péché éveille en Parsifal qui lui est innocent la conscience de la faute commise par le malheureux dont il n’a auparavant ressenti que confusément la plainte désolée. La cause du péché d’Amfortas lui apparaît en toute clarté à travers son propre sentiment de la compassion. C’est avec la rapidité de l’éclair qu’il reconnaît le poison. Ainsi le savoir de Parsifal est plus grand que celui de toute la chevalerie de Graal qui a toujours pensé qu’Amfortas ne souffrait que de la blessure infligée par la lance. ».
Devant Kundry stupéfaite, Parsifal poursuit : « J’entends la plainte du Sauveur, hélas, pleurant la profanation de la sainte relique. Sauve-moi, enlève-moi de mains impies ! Ainsi résonnait dans mon âme, terrible, puissante, la plainte divine (…) Ce regard, je le reconnais bien, ainsi ton bras a enlacé son cou et tendrement ta joue l’a caressé. Un baiser de ta bouche lui a ravi le salut de son âme. Ah, ce baiser ! Corruptrice, loin de moi ! A jamais, à jamais loin de moi ! ».
A quoi Kundry répond : « Si tu es rédempteur, quel pouvoir méchant t’interdit de t’unir à moi pour mon salut (…) Une heure seulement m’unir à toi, qu’en toi je sois absoute et sauvée! » Parsifal : « Le baume qui guérit ta peine vient d’autre source que ton mal. ». C’est alors que, folle de rage, Kundry fait appel à Klingsor et à sa lance, mais en vain, car le mécanisme qui avait si bien fonctionné pour Amfortas pécheur, à savoir : péché = blessure = perte de la lance du Graal, se retourne contre son auteur avec un innocent où vertu = guérison = récupération de l’arme sainte. L’épieu sacré lancé par Klingsor s’arrête au-dessus de Parsifal. Celui-ci le saisit et trace avec lui dans les airs un vaste signe de croix qui fait aussitôt disparaître en fumée le jardin enchanté, le château et Klingsor lui-même. Parsifal porteur de la lance se retire adressant à Kundry ces simples mots : « Tu sais où tu pourras me retrouver. ».
C’est, en effet, le jour du Vendredi saint, dans la clairière du domaine du Graal où Parsifal est retourné après bien des errances, qu’elle le retrouve enfin en compagnie du vieux Gurnemanz qui lui raconte la détresse totale de la communauté du Graal depuis qu’Amfortas, à bout de souffrances, ne peut plus célébrer le saint mystère qui autrefois leur dispensait la force d’accomplir leur tâche. Ayant reconnu avec un transport de joie la sainte lance perdue autrefois, il réalise que celui qu’il avait chassé jadis d’une manière aussi irréfléchie venait de tout sauver et d’accomplir la mystérieuse prophétie. Kundry, à genoux aux pieds de Parsifal, lui lave les pieds et les essuie de ses cheveux, telle Marie-Madeleine autrefois avec le Christ.
Elle ne prononce plus qu’une seule parole à deux reprises pendant toute cette dernière partie de l’œuvre : « Servir, servir. ». Puis Parsifal réclame aussi de Gurnemanz la purification de son âme et celui-ci le baptise ; enfin, avec l’huile sainte, il le consacre roi du Graal. Parsifal, à son tour, baptise Kundry et la baise doucement sur le front. C’est alors que s’épanche de toute part une musique céleste en cette radieuse matinée du Vendredi saint qui visualise, si l’on peut dire, par des sons, l’effet miraculeux de la grâce rédemptrice sur toute la nature qui se met à reverdir et à fleurir avec une ineffable innocence. Enfin tous trois se rendent dans le temple du Graal, tandis que les moines-chevaliers tentent une dernière fois de persuader avec colère leur pauvre roi déchu d’accomplir son office qui les régénère en le torturant. Parsifal, portant la lance, se dirige vers Amfortas qui a déchiré sa tunique découvrant sa blessure sanglante pour tenter d’apitoyer ses frères ; il la touche légèrement avec la pointe qui autrefois la provoqua et l’affreuse bouche de douleur se referme tandis qu’Amfortas tombe à ses pieds, le visage illuminé de reconnaissance. Parsifal monte à l’autel, découvre le Graal qui rougeoie en répandant sur toute l’assemblée une lumière qui n’est plus de ce monde. L’impression sur les spectateurs de cette dernière scène est celle d’une communion universelle de tous les hommes dans l’amour rédempteur du Christ.
Maintenant que nous avons rapidement passé en revue les grandes lignes du dogme catholique et de la dernière œuvre de Wagner, nous allons pouvoir les comparer point par point et voir en quoi ils convergent ou non.
[…]
Autre réflexion, de Nietzsche cette fois […] : « Esprit de la contre-réforme » , avait-il dit, avec sa formidable lucidité divinatoire, aussitôt après avoir pris connaissance du texte de Parsifal. Donc la doctrine pure, non-édulcorée, encore vierge de toute érosion liturgique. Mais revenons à notre étude en commençant par le commencement, c’est-à-dire, en nous demandant s’il s’agit bien du même Dieu dans les deux cas, le nom de Jésus n’étant jamais prononcé dans Parsifal et cette question se trouvant fréquemment posée par des auteurs pourtant renommés. Réponse : à moins qu’il existe quelque part un autre Sauveur divin ayant répandu son sang sur une croix pour racheter le monde du péché, il s’agit donc bien de Jésus de Nazareth crucifié en l’an 33 de notre ère. Les anges qui confient le Saint Graal à Titurel ? Wagner les appelle les « bienheureux envoyés du Sauveur qui descendent par une sainte nuit ». […] Mais me direz-vous le Saint Graal ? Pas très catholique le Saint Graal. Il ne figure pas dans les Évangiles. Exact. Seulement ce qui figure dans les Évangiles, c’est le récit de la Cène où l’usage d’une coupe est indispensable. Wagner nous dit : « Le vase sacré dans lequel Il but lors du dernier repas d’amour et où son Sang divin a coulé sur la croix » […]. Donc, une relique de légende mais se rattachant bien à la même religion. Voyons maintenant du côté de l’ombre : Satan n’est pas mentionné. Par contre, un personnage nommé Klingsor l’est bien, lui, sans aucun doute. Comme Satan, il se révolte contre la loi du Graal qui exige la pureté et la chasteté (deux vertus soit dit en passant bien connues des catholiques appelés au sacerdoce) et, après son éviction du camp des saints, il n’a qu’un but : entraîner au mal le plus de moines possibles pour enfin s’emparer du Graal lui-même. Là encore, nous le voyons : même combat. Le remède dans les deux cas : un Sauveur rédempteur envoyé par Dieu, divin dans le cas du Christ, humain dans celui de Moïse ou de Sainte Jeanne d’Arc. Celui de Wagner n’est pas divin ; c’est un homme des bois, mais ne sommes-nous pas tous, pour participer à la rédemption, appelés à nous conformer le plus possible à notre Sauveur en imitant ses vertus et ses actions. Le péché maintenant, celui d’Amfortas : d’abord la présomption, croire qu’il pourra en s’exposant à la grande tentation de la chair, y résister mieux que les autres. Faute contre la vertu morale de Prudence. Ensuite, bien sûr, l’impureté dans les bras de Kundry. Mais là nous arrivons au cœur du sujet qui se trouve être aussi le cœur du drame catholique : la fameuse blessure du péché ? La souffrance et la mort. Quelle est la conséquence du péché d’Amfortas ? La blessure, cause de la souffrance et de la mort. Et avec ce plus génial chez Wagner : cette blessure est provoquée par la lance même qui causa la blessure de notre Rédempteur sur la croix. Comme le dit Wagner à Mathilde Wesendonck, le 30 mai 1859 : « Le sang pour le sang, la blessure pour la blessure, Amfortas sent la vie se renouveler par lui, il vit de nouveau mais l’adoration même devient une douleur. ».
Nous voilà plongés en plein purgatoire comme dans le troisième acte de Tristan. Mais seulement là, la souffrance est causée par la présence de l’être aimé, Dieu, dont la beauté parfaite est insupportable au pécheur enlaidi par sa faute, alors que dans Tristan c’est l’absence de l’être aimé, Isolde, qui provoque la souffrance. La doctrine catholique nous dit la même chose, à savoir que l’âme pécheresse, ne pouvant supporter la vision de la perfection divine, se précipitera d’elle-même dans les flammes du purgatoire, causée essentiellement par la privation de Dieu, afin de se purifier en vue de la contemplation éternelle face à face. Dernière question en ce qui concerne Amfortas : consacre-t-il vraiment le pain et le vin comme le fait l’Eglise dans la messe ? Nous savons qu’à l’autel le prêtre catholique, représentant du Christ, redit sur le pain et le vin les mêmes paroles prononcées autrefois à la Cène par Jésus, et que ce pain et ce vin deviennent son Corps et son Sang, tout en gardant leurs apparences, ce que l’Eglise appelle la transsubstantiation. Ici, nous voyons Amfortas qui est prêtre, lui aussi, bénissant avec le Saint Graal qui est, rappelons-le, le Sang réel, le pain et le vin, et les transforment (wandeln, en allemand) « en ce Sang qu’il versa, en ce Corps qu’il offrit » comme le dit le texte. Ce n’est donc pas le prêtre en vertu de son état de prêtre qui opère cette transmutation, mais directement le Saint Graal. Wagner précise également qu’Amfortas ne prend pas part à la communion. Nous pouvons facilement en déduire que c’est parce qu’il sait que son péché l’en rend indigne et qu’il discerne bien dans ce pain et ce vin, comme le catholique face à l’Eucharistie, la présence réelle. Examinons maintenant le cas du rédempteur, qui, répétons-le, n’est pas du tout le Christ, tout au plus une petite imitation du Christ, comme tout chrétien est censé l’être. Il a été annoncé à Amfortas par la prophétie suivante : « La pitié instruit le pur, l’innocent ; sache attendre celui que j’ai choisi. ».
Ce qu’il y a de frappant pour un catholique dans ce personnage, c’est que le spectacle de la souffrance d’Amfortas, qui lui inspire la compassion qu’a inspiré au Christ la souffrance humaine, lui permet par une grâce évidente de comprendre, au moment où il est confronté à la même tentation qu’Amfortas, que c’est ce péché qui l’attire maintenant avec une telle force qui est la cause de la blessure d’Amfortas, et que la seule manière de guérir cette blessure est de faire le contraire de ce qu’avait fait le roi pécheur, à savoi r: renoncer au mal. Ou comme le proclame chaque petit catholique au jour de sa profession de foi : Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, et je m’attache à Dieu pour toujours. Inutile de rappeler que Parsifal, par la suite, reçoit le pardon de ses fautes, le baptême, puis le sacrement de l’ordre qui le consacre grand prêtre du Graal : trois sacrements de l’Eglise […]. Signalons encore le fait, important pour un catholique et qui le différencie nettement des protestants (comme l’avait si bien remarqué Nietzsche), que Parsifal est envoyé de Dieu pour le salut d’Amfortas. Le catholique, en effet, ne fait pas son salut par lui-même ; il compte sur la grâce divine qui lui est octroyée, en même temps que sur la communion des saints : Sainte Jeanne d’Arc, les nombreuses interventions de la Vierge et les miracles en sont d’évidentes illustrations. Quant à Kundry, son caractère d’éternelle séductrice, ses vies antérieures, la placent en dehors du temps. Ses réincarnations successives la classeraient plutôt dans la mouvance du bouddhisme. Mais Marie-Madeleine qui essuya les pieds du Christ avec ses cheveux et qui l’aima, n’était pas bouddhiste. Celle qui rit du Sauveur sur son chemin de croix, non plus d’ailleurs. Sans oublier bien sûr celle qui prononce après sa conversion ce mot unique et capital pour un chrétien, ce mot qui prouve qu’elle a compris l’essentiel, le mot « servir » qui est l’exact inverse du « non serviam » (je ne servirai pas) de Lucifer, point de départ unique des maux dont nous souffrons tous depuis le paradis terrestre. Imaginons un peu une prima donna dans le contexte de l’opéra du XIXème siècle, ne chantant qu’un seul mot pendant un acte et nous mesurerons alors l’extrême importance que pouvait attacher à cette unique parole le poète-musicien qui sut, pour elle, oser un tel scandale ! En réalité, ses apparitions successives dans le temps, en vue d’une vie meilleure, lui permettant de racheter les fautes de vies antérieures, ont, elles aussi, un fort relent de purgatoire. Je suis d’ailleurs persuadé que cette doctrine bouddhiste de la purification par des vies successives procède de la même idée que celle du purgatoire, car elles aboutissent toutes deux au même résultat. Je laisse bien volontiers aux théologiens professionnels le soin de trancher en ce qui concerne ces deux réserves. […].
D’autre part, au jour du Vendredi saint, Wagner nous décrit la nature rachetée, le retour au paradis terrestre, la fin de toute souffrance, sublime conséquence de la souffrance infinie sur la croix. Dans ce contexte, les paroles « Rédemption au rédempteur » bercées elles aussi par le thème de la Cène, et non par celui de Parsifal, ne pourraient-elle pas être l’appel pathétique, l’ultime prière d’un être infiniment sensible à la douleur de toutes les créatures, qu’elles soient célestes, humaines ou animales, une aspiration folle pour que s’établisse enfin ce monde futur merveilleux où notre Sauveur, Lui aussi, serait reconnu par tous les siens et délivré de l’indifférence et du sacrilège et dans lequel, comme le Créateur nous le confie par la voix de son apôtre Jean : « Dieu essuiera toute larme de nos yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses auront disparu. ». En somme, après « l’œuvre d’art de l’avenir », la « théologie de l’avenir. ».