Après sa ruine financière, la malveillance déclarée des responsables de la vie artistique parisienne, et la trame du complot ourdi par le pouvoir politique contre Napoléon III, Wagner souhaite faire appel au public et affronte finalement la cabale avec résignation.
Si les circonstances ne s’étaient pas coalisées contre lui, le soir de la première de Tannhäuser aurait dû être un triomphe. La Cour Impériale est présente au grand complet pour imposer quelque décence à ces chenapans d’aristocrates (les Jockeys) et leurs complices, les « vendus » de la presse qui prétendent ruiner l’entreprise. Cependant, l’ouverture résonne et la première scène se déroule sans encombre jusqu’à la scène où paraît le petit pâtre dans la verdoyante prairie de Thuringe. Les membres du Jockey Club se déchaînent alors et s’efforcent par leurs sifflements, leurs hurlements et leurs cris d’animaux d’empêcher la fin de l’acte I.
L’amie Malwida von Meysenburg écrit que l’œuvre était tellement dérangée et défigurée que même ceux qui étaient bien disposés ne pouvaient à peine se faire une idée juste de son exécution. Les « malcontents » en masse levaient leurs mains gantées de chevreau blanc et sifflaient à chaque signal donné par leur chef d’escadron. D’autres spectateurs criaient à leur tour pour les faire taire et menaçaient de les jeter dehors. Même la présence de l’empereur n’y faisait rien. La princesse de Metternich était outrée, elle brisa son éventail et quitta sa loge après l’acte II. Dans son rapport quelques mois plus tard dans le Deutsche Allgemeine Zeitung du 7 avril, Wagner fait l’éloge du public parisien qui, malgré la médiocrité de cette première représentation de Tannhäuser a su lui rendre justice par un tonnerre d’applaudissements à l’issue de la soirée. Deux autres représentations ont lieu par la suite les 18 et 24 mars. Pour la deuxième séance, Royer persuade Wagner de faire quelques coupures. Wagner est résigné à tout et au pire. Napoléon et Eugénie l’honorent à nouveau de leur présence. L’ouverture est applaudie ; au premier acte, tout est calme. Le deuxième acte commence sans encombre et soudain, vers le milieu de l’acte, les troupes de choc du Jockey Club entrent en action. Monsieur Royer, terrassé, se tourne vers Wagner et s’exclame : « Ce sont les Jockeys, nous sommes perdus. » Malwida s’indigne et Bülow fond en larmes.
Selon Wagner, l’empereur essaie de conclure un accord avec les agresseurs : trois représentations devaient avoir lieu, après quoi on aurait exigé tant de coupures qu’il ne restait pratiquement plus que le ballet. Cette proposition est rejetée sans appel par les Jockeys, à cause de leur haine pour Wagner et pour la princesse de Metternich, et puis, parce qu’il semblait certain que l’œuvre aurait joui d’un immense succès auprès du public. En effet, plus les spectateurs applaudissaient, plus ces messieurs déployaient une panoplie de bruitages et de rires. D’ailleurs, des témoins affirment que la plupart du temps il y avait autant de bruits dans la salle que de chants sur la scène.
Wagner décide de retirer sa partition. Ses amis l’en dissuadent et Royer fait faire encore des coupures. Wagner, las, consent à tout : « Considérez-moi comme mort, » dit-il, « comme je le suis pour des représentations de ce Tannhäuser dans d’autres théâtres. »
Pour la troisième représentation, Wagner demande qu’elle ait lieu un dimanche, jours hors abonnement pendant lequel les détenteurs de loges avaient l’habitude de céder leurs places à la vente publique. Mais le 24 mars, les Jockeys réapparaissent, contrairement à leur coutume et, cette fois-ci, dès le premier accord, ils sont décidés à ne pas lui laisser la moindre chance. Des agents de police sont éparpillés dans les corridors. Ils sont présents non pour protéger le public contre les Jockeys, mais plutôt pour préserver les Jockeys contre l’indignation du public. Au premier acte, la représentation est suspendue deux fois par des bagarres durant un quart d’heure chacune. Wagner est resté chez lui buvant du thé avec ses amis jusqu’à deux heures du matin.
Maintenant, dehors sur les boulevards, on vend des « sifflets Wagner ». Paris est en émoi. On chante et on dessine des caricatures contre « la musique de l’avenir ». Dans les salons, on jase sur ces dames de la Cour, ces belles étrangères qui viennent faire la morale à la France. La princesse de Metternich répond à ses amies parisiennes : « Ne me parlez pas de votre France des libertés. A Vienne où se trouve au moins une vraie aristocratie, il serait impensable qu’un prince de Liechtenstein ou de Schwarzenberg siffle depuis sa loge pour réclamer un ballet dans Fidelio. »
La dernière représentation était en vérité une victoire, mais pas pour Wagner. L’opposition avait eu sa vengeance contre tout ce qu’elle détestait – les Metternich et l’Autriche, le régime de Louis-Napoléon et Eugénie de Montijo, ce petit compositeur étranger qui avait eu la témérité de les railler, eux et leurs notions de l’art, ce Wagner, ennemi de Meyerbeer qui était soupçonné d’avoir des penchants démocratiques. Les Jockeys, pour leur part, considéraient que l’honneur de la France était sauf – grâce à eux.
Dans la nuit de dimanche à lundi, Wagner écrit à Royer retirant définitivement sa partition « puisque les membres du Jockey Club, poursuit-il, ne permettent pas au public parisien d’entendre mon opéra, par manque d’un ballet à l’heure à laquelle ils sont accoutumés de pénétrer dans le théâtre. » Il proteste contre l’éventualité d’une quatrième représentation qui risque, selon lui, de soumettre son œuvre et les chanteurs à des « turbulences qui dépassent les limites de la critique ordinaire, et qui ont dégénéré en un véritable scandale contre quoi l’administration est impuissante à protéger ceux des spectateurs qui ont souhaité entendre et juger. » Ainsi s’achève la bataille de Tannhäuser à Paris.
Les témoins français ont écrit de nombreux récits sur cette cabale. Judith Gautier à l’âge de 15 ans, raconte comment elle attendait dehors avec son père Théophile, à l’issue d’une des représentations. Une foule excitée sortait du théâtre lançant des imprécations et des quolibets. La jeune fille qui ne connaissait rien de Wagner était stupéfaite devant tant d’agitation. « Soudain, écrit-elle dans ses souvenirs, un homme d’une apparence frappante et originale s’arrêta pour saluer mon père. […] Il avait assisté à la soirée tumultueuse, il avait sifflé et il manifestait maintenant avec un plaisir féroce le fiasco de Wagner en parlant avec dépit et violence. » L’adolescente le regarda fixement et murmura avec une impertinence bien au-dessus de son âge : « Monsieur, il est aisé de voir que vous parlez d’un confrère et sans doute d’un chef d’œuvre ». L’homme était Hector Berlioz.
Baudelaire dénonce « l’immensité de l’injustice perpétrée par le Jockey Club » et signale la sympathie créée de tous côtés en faveur de Wagner. En avril, le poète publie sa fameuse brochure Richard Wagner et Tannhäuser à Paris. D’autres comme Jules Janin, Catulle Mendès, Gustave Doré et Emile Ollivier manifestent leur indignation. Néanmoins, Tannhäuser demeure dans la capitale française hors d’affiche jusqu’en 1895. Wagner écrit à Mathilde Wesendonck : « Je suis à jamais perdu pour la France. »
Entre 1862 et 1864, le compositeur reprend son bâton de pèlerin. Il va errer entre Paris, Zurich, Vienne et Saint-Petersbourg. Du même coup, il reprend sur lui le désespoir du Chevalier Tannhäuser de retour de Rome ayant cherché en vain le pardon du pape. Sur les chemins difficiles, c’est Wagner lui-même, épuisé, qui tente de trouver son salut d’artiste.
Dans son drame, Tannhäuser est racheté par Sainte Elisabeth. Les jeunes pèlerins apportent à la fin la crosse fleurie du pape en témoignage du pardon divin. Wagner sera sauvé, lui aussi, du désespoir et du suicide, par l’arrivée providentielle de l’émissaire du roi Louis II de Bavière, muni d’une bague royale grâce à laquelle pourra refleurir l’avenir et le salut d’un génie unique dans l’histoire de la musique.