Cette revue mensuelle, ayant paru de février 1885 à juillet 1888 avec trente et un numéros, présente un intérêt de premier ordre pour plusieurs raisons : la notoriété, présente à cette époque ou à venir, de ses rédacteurs, la qualité de plusieurs de ses articles et l’importance qu’elle a pris dans le développement du mouvement symboliste dans les lettres françaises ; on ne peut en effet la ramener à un simple bulletin d`association wagnérienne…
Le paysage wagnérien en France en 1885
Richard Wagner est mort depuis deux ans. Paris a connu des représentations scéniques des seuls Tannhäuser (en 1861) et Rienzi (en 1869). Mais les concerts symphoniques programment de plus en plus de Wagner ainsi à l’automne 1883, le même jour, 22 octobre, les trois associations symphoniques de Paris ont inscrit le prélude de Parsifal…
Et dans les années qui suivent, les créations des opéras et drames musicaux de Wagner vont s’accélérer, parallèlement à Paris et en province. Les traductions des poèmes wagnériens commencent à paraître, les écrits sur Wagner de Baudelaire, Camille Benoit, Judith Gautier, Edmond Hippeau, Edouard Schuré sont déjà publiés. Mais l’extraordinaire vague éditoriale en ce domaine est encore à venir.
La naissance de la Revue Wagnérienne
On peut dire que ses “parents” ont été Edouard Dujardin et Houston-Stewart Chamberlain.
Le premier, normand qui se croyait descendant de vikings, âgé de vingt-quatre ans en 1885 est, selon un journaliste de l’époque, “monoclé, belle barbe, dandy aux gilets éclatants sur lesquels étaient brodés des motif wagnériens, esthète et don Juan”. Ce portrait existe, c’est celui du personnage masculin en haut de forme représenté sur la célèbre affiche de Toulouse-Lautrec pour Le Divan Japonais. Le deuxième, Chamberlain, trente ans, britannique ayant passé son enfance en France et son adolescence en Allemagne. Ces deux jeunes gens, transis de “wagnérisme” comme on disait alors, ont été présentés l’un à l’autre par Antoine Lascoux, fondateur des concerts privés à Paris, depuis 1876 surnommés “Le Petit Bayreuth”. Le juge Lascoux fut l’un des quelques fanatiques français ayant assisté à la création de La Walkyrie à Munich en 1870, puis à celle du Ring à Bayreuth en 1876. Sur trente ans, jusqu’à sa mort en 1906, Lascoux ne manquera qu’un Festival de Bayreuth, celui de 1901 et pour des raisons de santé. Il sera aussi, avec madame, l’hôte à diner de Wahnfried en septembre 1879, puis en septembre 1881, comme en atteste le Journal de Cosima, et plus tard en 1889.
Nos deux compagnons donc, Dujardin – qui découvrira vraiment Wagner en 1882 en allant assister au Ring donné à Londres – et Chamberlain – déjà très au fait de l’esthétique wagnérienne et, de plus, parlant très bien l’allemand – se promettent d`aller visiter ensemble Richard Wagner mais malheureusement celui-ci décède à cette époque à Venise. Ils se retrouvent à Bayreuth en 1884 pour Parsifal, puis à Munich où se donnent, sans coupures, des représentations du Ring. Avec d`autres jeunes français, Dujardin profite des connaissances de Chamberlain sur cette oeuvre au cours de longues séances passées dans les brasseries munichoises. Et ainsi prend corps l’idée d’une revue wagnérienne : l’inspirateur en est Chamberlain, mais comme Dujardin se propose pour la réaliser, elle se fera donc en français et paraîtra à Paris (en fait Dujardin seul figurera en première page comme le Fondateur-Directeur). Cependant, le concours financier de personnalités comme Alfred Bovet, industriel franc-comtois, Agénor Boissier, richissime genevois, Pierre de Balaschoff, Marguerite Wilson-Pelouze (qui avait reçu de son père, ingénieur écossais ayant fait fortune en installant l’éclairage au gaz à Paris, comme cadeau de mariage le château de Chenonceaux), s’avéra déterminant. Revenu à Paris, Edouard Dujardin réunit à Paris au cours d’un dîner des wagnériens comme Catulle Mendès, Champfleury, Léon Leroy, ]ules de Brayer, Charles Lamoureux, Lascoux et Victor Wilder, ainsi, qu’un certain nombre de jeunes compositeurs (Chabrier, Chausson, d’Indy, de Bréville, Dukas) et de musicographes (Willy, Bauer, Fourcaud), et aussi des peintres comme Fantin-Latour, Jacques-Emile Blanche, Renoir. S’annoncèrent ensuite comme collaborateurs de la revue, Mallarmé, Villiers de l’Isle- Adam, Edouard Rod, Edouard Schuré, Leroy… etc
Le premier numéro
Le premier numéro de La Revue Wagnérienne est vendu le 8 février 1885 à la porte des concerts Lamoureux au Château d’Eau où est donné ce soir-là le premier acte de Tristan et Iseult dans la version française de Victor Wilder, avec entre autres Ernest Van Dyck.
Il s’ouvre sur une chronique, non signée mais bien sûr de Dujardin, qui situe la réception de l’oeuvre wagnérienne en France a l’époque où on doit se contenter des concerts qui préparent les auditeurs à l’oeuvre dramatique de Wagner : “Les toilettes élégantes, les décors somptueux et les ballets sont à l’Opéra, l’art est au concert”.
Suivait un article de Louis de Fourcaud – celui-ci pouvant se prévaloir d’avoir été invité à Wahnfried à l’automne 1879 – intitulé : “Wagnérisme”. À partir de ses souvenirs, il campe un portrait imagé du créateur: “Je retrouve en moi son regard ardent, varié comme un foyer d’étincelles. Il y avait dans tout son corps où régnaient les nerfs, une électricité que chaque sensation renouvelait et qui se communiquait à ses auditeurs. Je le revois s’agiter sur son siège, se lever, marcher en parlant ; je l’entends encore s’épancher, se retenir, s’impatienter, éclater de rire, entremêler les locutions plaisantes et les idées graves, rebondir d’une anecdote piquante en de grands aperçus…”
Pour Fourcaud, Wagner, par la gravité, le style, l’utilisation du symbole, est et reste allemand, et il n’est point question pour les artistes français de l’imiter. Mais comme dramaturge, il est universel, et c’est un modèle à suivre. Le troisième article est un recueil des critiques françaises sur Tristan entendu à sa création à Munich par quelques-uns et au concert à Paris en 1860 pour le prélude, notamment celle de Berlioz qui écrivit : “Si telle est cette religion (le beau est horrible, l’horrible est beau) je suis fort loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais… Je lève la main et je le jure : Non credo”
Suit une rubrique qui se retrouvera dans chaque numéro : “Le mois wagnérien” reprenant toutes les représentations et concerts wagnériens dans les villes européennes – et aussi New-York – pour le mois écoulé. Puis les « Publications nouvelles”, livres, articles, une analyse rapide par Chamberlain des Bayreuther Blätter (revue de Bayreuth créée en 1878 et dont le rédacteur en chef est Hans de Wohogen, qui collaborera aussi à la Revue wagnérienne). La première “Revue” comporte ensuite un article sur la légende de Tristan qui cite un long extrait d`un livre de Judith Gautier venant de paraître, “lseult”, et se termine par des “Nouvelles” peu ou prou wagnériennes.
De grandes signatures
Il serait monotone et trop long de détailler toutes les contributions des numéros suivants ; nous en évoquerons les plus notables, soit par leur contenu, soit par la notoriété de leur auteur.
Edouard Dujardin lui-même a présenté les oeuvres théoriques de Wagner, l’historique de Bayreuth, des traductions de parties de L’Anneau du Nibelung et des Considérations sur l’art wagnérien. En juin 1885, il écrira le premier article du numéro Richard Wagner et Victor Hugo ; en effet, Hugo venait de mourir le 22 mai, jour de l’anniversaire de la naissance de Wagner, coïncidence hautement symbolique pour Dujardin. Il développe dans son article l’histoire de l’art moderne avec l’époque classique comme thèse, le romantisme comme antithèse, et Richard Wagner comme synthèse. Cette forme nouvelle de l’art a remplacé la seconde, il est donc juste que Wagner naisse le jour où Hugo meurt.
Téodor de Wyzewa, écrivain et musicologue d’origine polonaise, fut sans doute le plus important fournisseur de copie de la revue il y fit paraître la traduction de l’étude de Wagner sur Beethoven, des études sur la musique descriptive, le pessimisme de Wagner, les religions de Wagner et de Tolstoï, la peinture wagnérienne, la littérature wagnérienne et la musique wagnérienne.
Houston-Stewart Chamberlain, outre sa chronique régulière sur les Bayreuther Blätter, donna des monographies sur plusieurs oeuvres pour la Revue Wagnérienne (on sait qu’il épousa Eva, la fille de Richard et Cosima).
En mars 1885, paraît une étude de Catulle Mendès intitulée Sur la théorie et l’Oeuvre wagnérienne qu’il reprendra au début du volume qui paraîtra chez Charpentier l’année suivante.
On y lit : “Si vous êtes dépourvus de parti pris, si vous cherchez dans les grands spectacles artistiques quelque chose de plus que le plaisir des oreilles et des yeux, Si vous osez blâmer Rossini de ses paresses et Meyerbeer de ses concessions, si le drame lyrique, tel qu’il fut permis à Scribe de le concevoir ne satisfait pas vos aspirations, si vous êtes pleins d’un enthousiasme sincère pour le vrai art dramatique qui a donné le Promethée enchaîné à la Grêce, Macbetb à l’Angleterre, les Burgraves à la France, entrez résolument dans l’oeuvre de Richard Wagner et, en verité, d’admirables jouissances, accrues par le charme de la surprise, seront le prix de votre initiation.”
Au cinquième numéro, Mendès signe un dialogue: “Le jeune prix de Rome et le vieux wagnériste” qui sera placé à la fin de son ouvrage de 1886.
En avril 1885, J.-K. Huysmans signe une notice sur l’ouverture de Tannhäuser de sa plume typique de symboliste décadent : “Ce nest plus en effet, l’inaccessible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telles que la salacité plastique de la Grèce la comprit ; c’est l’incarnation de l’Esprit du Mal, l’effigie de l’omnipotente Luxure, l ‘image de l’irrésistible et magnifique Satanesse qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes ».
D’autres auteurs importants de la littérature française (même si certains ne l’étaient pas encore à ce moment là) ont contribué a la Revue Wagnérienne. D’abord, à titre posthume, Gérard de Nerval avec des “Souvenirs sur Lohengrin” publiés dans “Lorely, Souvenirs d’Allemagne” parus en 1852 : à noter qu’aujourd’hui, on est a peu près sûr que Nerval, présent aux fêtes commémoratives de Goethe et Schiller à Weimar en 1850, n’a pas assisté à la première de Lohengrin donnée à cette occasion. Il y a aussi Paul Verlaine, avec un sonnet « La mort de S.M. le roi Louis Il de Bavière« : Villiers de l’Isle-Adam avec une nouvelle “La légende de Bayreuth » en 1885, puis en 1887, le “Souvenir” de sa rencontre avec Wagner à Tribschen en 1869, texte dans lequel il fait répondre Wagner à propos de son christianisme : « Pour moi, puisque vous m’interrogez, sachez qu’avant tout je suis chrétien, et que les accents qui vous impressionnent en mon oeuvre ne sont inspirés et créés, en principe, que de cela seul. »
Stéphane Mallarmé, dont beaucoup des rédacteurs de la Revue Wagnérienne étaient des proches assistant aux fameuses soirées du mardi, rue de Rome, répondit à la demande de Dujardin, un de ses plus proches disciples, d’écrire un texte pour la “Revue” ce fut le “Richard Wagner, rêverie d’un poète français” paru en août 1885, quelques pages d’une prose difficile. Il semble qu’il n`ait jamais assisté a une représentation wagnérienne; par contre, guidé avec Huysmans par Dujardin aux concerts wagnériens, Mallarmé y retournera régulièrement “Le lavage dominical de la banalité” écrivait-il ! Et la puissance créatrice de Wagner continuera toujours à fasciner Mallarmé.
Plusieurs rédacteurs se feront connaître parallèlement ou ultérieurement par des ouvrages sur Wagner Alfred Ernst, Louis de Fourcaud, Georges Noufflard, Edouard Rod, Edouard Schuré, Adolphe Jullien…
Des correspondants donnaient des informations sur l’actualité wagnérienne à l’étranger : Evenepoel pour la Belgique, Parker pour l’Angleterre, Stuart Merrill pour les Etats-Unis, Iznoskow pour la Russie. On y trouve aussi des communiqués sur les réunions de l’Association Wagnérienne internationale, qui avait été créée en juillet 1883 à Nuremberg et qui, fin 1884 “était représentée dans quatre cents villes et avait cinq mille membres disséminés par toutes les parties de la terre.”
Naturellement, les “fêtes” de Bayreuth, comme l’on disait, ont été annoncées en 1886 puis commentées, et annoncées en 1888.
Episodiquement, Dujardin invita des artistes plasticiens à illustrer la revue : L’évocation d’Erda par Fantin-Latour, Brunnhide par Odilon Redon, Tristan et Isolde puis le Pur simple par Jacques-Emile Blanche, un portrait de Wagner par Egusquiza.
Quelques grands moments :
- “Hommage à Wagner”
Pour le premier numéro de 1886, Dujardin a sollicité ses relations poétiques pour un ensemble de sommets, dont certains restent célèbres, constituant un “Hommage à Wagner”: “Hommage” par Mallarmé, dont les critiques ont remarqué le crescendo rayonnant passant du pianissimo au premier vers – “le silence déjà funèbre d’une moíre”– au fortissimo au dernier vers –“ trompettes tout haut d’or pâmé”
“Parsifal” par Verlaine, qui finit par le fameux : “Et ô ces voix d’enfants chantant dans la coupole !”
“Hymen” par René Ghil, ainsi que des sonnets non titrés de Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Edouard Dujardin et “Siegfried-Idyll » par Teodor de Wyzewa.
- “Les oeuvres de Richard Wagner”
Le premier munéro de 1887 s’ouvre par un nouvel ensemble de sonnets “Le Hollan- dais Volant” par Jean Richepin, « Tannhäuser”par Amédée Pigeon, “Lohengrin”par]ean Ajalbert, “Tristan et Isolde” par Gabriel Mourey, “L’Or du Rhin” par Catulle Mendès, “La Walküre” par Gramont, “Síegfried« par Ephraïm Mikhael, “Götterdämmerung” par Pierre Quillard, et “Pour la Tombe de Richard Wagner” par Fourcaud.
- La question Lohengrin
Après de multiples espérances et projets concernant une création de Lohengrin a Paris et qui n’aboutirent pas, la Revue, en été 1885, annonçait celle-ci pour l’hiver suivant à l’Opéra-Comique. En effet M. Gross, exécuteur testamentaire de Wagner, était venu à Paris en mars pour rencontrer le directeur, M. Carvalho, et s’assurer auprès du ministre de l’instruction publique et des beaux-arts qu’il n’ y avait pas d’objection d’ordre politique. On avait toutefois prudemment prévu de ne le donner qu’en matinée, le jeudi et le samedi, pour ne pas prendre la place du répertoire français ! Si l’Opéra-Comique est toléré par la Revue wagnérienne pour Lohengrin, elle formule le voeu d`un théâtre nouveau à Paris pour les drames musicaux a commencer par Tristan. En automne, la Revue pose la question des deux traductions existantes la première, de Nuitter, parue en 1870, semblait “un pur livret d’opéra” à la rédaction de la Revue qui lui préférait la nouvelle traduction de Wilder. Mais Nuitter ne veut pas renoncer à son droit exclusif et a déclaré qu’il la corrigerait pour la première annoncée. Le numéro de mars 1886 est entièrement consacré à la question Lohengrin en prélude Philippe Gille s’insurge contre les intégristes qui pensent que Wagner ne peut être vu qu’à Bayreuth et fait confiance à Carvalho qui s’était rendu à Vienne et Munich pour étudier les conditions d’une bonne exécution. Mais en novembre 1886, commence une campagne de plus en plus vive d’articles de presse pour et contre cette représentation ; les opposants sont de tous ordres, la Ligue des Patriotes présidée par Paul Déroulède en est le fer de lance, même s’il plaide ouvertement la neutralité. On ressort naturellement à cette occasion le pamphlet de Wagner “Une Capitulation”. La veuve du compositeur Adam (qui était l’ancienne demoiselle de compagnie de la comtesse d’Agoult, belle-mère de Wagner…) écrit que Lohengrin devrait être joué à Paris dans un théâtre privé subventionné par la colonie allemande. Un modéré comme Albert Wolff demande un délai supplémentaire il a fait ses comptes “Vingt ou trente mille personnes désireuses d ‘entendre Lohengrin, un million neuf cent mille indifférents qui se moquent de Wagner et de ses oeuvres, et soixante-dix mille habitants de tout âge, imagination : ardentes, coeurs inflammables, cerveaux affolés, que dix bons meneurs soutenus par beaucoup de braillards conduisent où ils veulent« . Les humoristes s`en mêlent : Henri de Rochefort propose à M. Carvalho de dégermaniser le nom de l’auteur et le titre de l’opéra avec une affiche ainsi rédigée “Lohengrinno, tragédie lyrique en cinq actes par Riccardo Wagnero” ; M. de Gramont : “Le vrai patriotisme, le patriotisme pratique consiste à ne pas vouloir d’infériorités pour son pays. Si les Allemands inventent un fusil perfectionné, que devons-nous faire ? Garder les nôtres, moins bons, parce que le nouveau vient d’Allemagne ? Point : adopter celui-ci, pour ne pas être inférieurs aux Allemands. De même en industrie, en commerce. De même en art. Tant que nous ne connaîtrons pas Wagner, nous serons en matière de drame musical, inférieurs aux Allemands. Connaissons donc Wagner, et nous verrons après ! ”
La revue évoque ensuite l’incident Saint-Saëns, c’est-à-dire quelques sifflets qui ont accueilli ce compositeur à Berlin lors d’un concert de la Philharmonie (ce à quoi on peut ajouter qu’en matière de musique, la France battait largement l’Allemagne en chauvinisme). Dans le numéro de septembre 1886, on annonce que les représentations (dix sont prévues) auront lieu à l’Eden-Théâtre en avril prochain. L’incident diplomatique franco-allemand de Schnaebelé retarda encore de quelques jours cette première. Alfred Ernst en donne une “Préface« dans la Revue de mars et en fera une recension en mai de la seule et unique représentation du 3 mai, en louant l’initiative de Lamoureux. Unique, car l’on sait que, si l’oeuvre fut célébrée dans la salle, une manifestation bruyante à la sortie (“trois cents imbéciles conduits par une trentaine de voyous”écrit Ernst) décida Lamoureux à annuler les suivantes. Et la Revue présenta de façon très complète la couverture de l’évènement par la presse on évoqua même une mauvaise location pour les soirées suivantes qui aurait décidé cette annulation et aussi une indemnité des pouvoirs publics versée à Lamoureux comme lot de consolation.
Incidents divers et le début de la fin
Après que certains articles de Dujardin et Wyzewa, imprégnés de symbolisme, aient commencé à fatiguer peu à peu les wagnéristes, classiques pourrait-on dire, il y eut un premier incident après la publication de l’article de Huysmans sur l’ouverture de Tannhäuser en juin 1885. Boissier, le wagnériste austère et fortuné de Genève qui faisait vivre la Revue s’indigna de la prose de Huysmans et écrivit a Dujardin qu”il y avait ”deux choses qu’il ne laisserait jamais outrager : la religion et la morale.” Puis en août de la même année, l’article de Mallarmé fut jugé parfaitement hermétique et, en un sens, heureusement, car les commanditaires ainsi ne s’aperçurent pas que le poète séparait largement sa cause de celle de Wagner. Les huit sonnets de l’Hommage à Wagner de janvier 1886 donna aux mêmes commanditaires l’occasion de rappeler à Dujardin que “si on consentait à encourager la Revue Wagnéríenne, c’étaít pour publier des études sur Wagner et non des poèmes symbolistes.”
En juin 1887 enfin, Dujardin dans un article intitulé “Question wagnérienne et question personnelle” informe son public de sa rupture avec Lamoureux, ce dernier ne supportait plus le style décadent de la revue. Mais Dujardin l’accuse aussi d’avoir utilisé le chahut de la rue après Lohengrin comme prétexte pour abandonner les autres représentations et se présenter ainsi comme le wagnérien héros et martyr, alors qu’en réalité le gouvernement lui avait dit qu’il pouvait envisager sans aucun souci les représentations suivantes. Mais selon Dujardin, la location se présentait mal pour celles-ci et “il a préféré une retraite avec pour lui tour les honneurs de la guerre, quitte à ruiner par là le wagnérisme”. Et de terminer son article en se gaussant de l’alliance de Lamoureux “avec le faiseur d’opérettes brabançon (Wilder, le nouveau traducteur de Wagner) chargé de ridiculiser en France les poèmes wagnérienrs… Les deux représentants du wagnérisme parisien officiel”. Dujardin avoue être conscient que la publication de ces pages sera sans doute mortelle pour les intérêts de la Revue comme pour les siens. Deux numéros après, Chamberlain assassine littéralement Wilder comme traducteur.
Le dernier numéro
Six mois séparent l’avant-dernier numéro du dernier paraissant en juillet 1888.
Au sommaire, les prochaines “Fêtes de Bayreuth” des « Notes chronologiques sur L’Anneau du Nibelung” par H.S. Chamberlain, et un ensemble de contributions sous le titre général “Le wagnérisme en 1888« , sorte d’adieux de la Revue.
La première est signée Charles Bonnier qui, avec son frère Pierre, avait participé à la rédaction depuis 1886. Il fait le constat que, après une période héroïque où la minorité des wagnériens agissaient et luttaient sur un même front, en 1888 on trouve divers wagnérismes qui sont loin de s’entendre, ceux qui aiment l’oeuvre et l’homme, ceux qui n’aiment que l’oeuvre et négligent l’homme, ceux qui parallèlement admirent Franck et l’école française, et enfin le parti de Lamoureux qui accepte de mauvaises traductions et un public boulevardier… Ensuite, c’est un article de Chamberlain qui pense que la très grande majorité des wagnériens passent à côté de l’essentiel : Wagner a légué une conception nouvelle de l’art dans la vie de l’homme et dans la vie de la société : et il faut pour ce faire répandre la connaissance des écrits de Wagner, de sa vie, de ses idées, soutenir Bayreuth. Toute la littérature sur Wagner ou presque est nulle ; seule échappe à ses critiques la Revue qui ce jour disparaît et il dit sa reconnaissance à Dujardin et de Wyzewa pour ce qu’ils ont tenté de faire, même si leur défaut était de “n’être que des litttérateurs”.
Alfred Ernst signe le troisième article bien que collaborateur plus tardif et qui ne comptait pas que des amis dans la Revue : il dit du bien de ses collègues, mais sans citer Dujardin, et il a bon espoir de voir Paris, avec beaucoup de retard dans le monde, connaître bientôt les oeuvres intégrales, même sans la perfection qui s’imposerait. Robert Godet présente ensuite un bilan globalement positif de la Revue, même s’il lui a “manqué la notion du sacré”. Johannès Weber prend une demi-page pour rappeler que Wagner a rendu au poème lyrique les droits qu’on avait presque entièrement méconnus. Enfin, de Wyzewa clôt cet ensemble et donc la Revue par des considérations relativement positives sur les wagnéristes de 1888 – bien qu’on sente entre les lignes une pointe contre le fait que les rédacteurs auront en définitive plus pensé à eux-mêmes qu’à Wagner.
Et le fondateur-directeur ? Eh bien, Dujardin avait déjà écrit son testament pour la revue dans le numéro d’août 1887 qu’il occupait intégralement, soit onze mois avant. Il revient sur le théâtre idéal mallarméen, idéal que Wagner avait approché mais pas atteint. D’ailleurs dans Parsifal, Wagner lui-même aurait entièrement abandonné son drame musical pour parvenir à une pure musique, “exemple d’un couronnement, une oeuvre d’art donnant la somme majeure des sensations par le moyen de la musique ». Son article se termine par cette phrase « Quelle est belle et quelle est vaine l’oeuvre de cet homme de merveilles ! Quelle est vaine cette beauté ! et hélas ! qu’elle est belle cette vanité”.
Destinée des trois “piliers” de la Revue Wagnérienne
Edouard Dujardin poursuivit sa carrière de revuiste en prenant la direction de La Revue Indépendante de Littérature et d’Art de mi -1886 à 1889 : ses contributeurs étaient à peu près les mêmes que ceux de la Revue Wagnérienne : Wyzewa, Huysmans, Mallarmé, Barbey ; la rubrique musicale tenue successivement par Villiers, Céard et Fourcaud, tous trois très wagnériens. Plus tard, il fonda La Revue des Idées et Les Cahiers Idéalistes. Parallèlement et ensuite, il se fit connaître comme poète, dramaturge et romancier. A noter que les “Hantises”sont un recueil de treize nouvelles, toutes dédiées à des wagnériens notoires, écrivains, musiciens ou financiers qui participèrent à l’aventure de la Revue Wagnérienne ou, dans une moindre mesure, à La Revue Indépendante. Son oeuvre la plus connue, “Les laurriers sont coupés”, est un petit chef d`oeuvre constamment réédité depuis, qui fut, parle procédé du monologue intérieur, une source formelle pour l’Ulysse de James Joyce. Mais il eut une autre passion, l’histoire des religions, qu’il finit par enseigner à la Sorbonne. Il s’est éteint en 1949 à Paris, bien oublié, à 88 ans.
Téodor de Wyzewa poursuivit une carrière d’écrivain et de musicologue avec notamment la publication d’un “Beethoven et Wagner”et la collaboration aux deux premiers tomes de la célèbre biographie critique de Mozart par de Saint-Foix.
Quant à Houston-Stewart Chamberlain, il persista en wagnérien et bayreuthien de stricte observance, publiant deux ouvrages fondamentaux traduits en français, “Le drame wagnérien”, et “Richard Wagner sa vie et ses oeuvres” puis en s’installant en 1908 à Bayreuth dans une maison voisine de Wahnfried et en épousant en secondes noces Eva, la fille de Richard et Cosima. Mais sa réputation d’auteur (il écrivit de très nombreux essais philosophiques et politiques) lui vint surtout de ses “Fondements du XIXème siècle” parus en 1899 et considérés comme une bible du pangermanisme. Devenu un familier de Guillaume II, il prit la nationalité allemande en 1914, puis, avant et pendant une longue maladie, il continuera à écrire ; il survivra, totalement paralysé, aveugle et muet pendant trois ans jusqu`à sa mort en 1927.
Conclusion
La Revue Wagnérienne n’a sans doute pas été un succès d’édition (je n’ai pu en connaître le tirage), car, élitiste dès son lancement, elle visait essentiellement un public de “wagnéristes” en présentant les conceptions littéraires, philosophiques, religieuses et esthétiques de Wagner Mais la revue fut aussi autre chose en raison même de la personnalité de ses rédacteurs, essentiellement poètes, littérateurs ou journalistes. La Revue Wagnérienne fut exactement contemporaine de ce que l’on appelle le symbolisme en littérature. En effet, le manifeste de Jean Moréas est publié dans Le Figaro du 18 septembre 1886, mais un critique a pu dire que, après la publication des huit sonnets d`hommage à Wagner de janvier 1886, tout était en place pour l`avènement officiel du symbolisme. La Revue en fut donc en même temps un lieu d`expression et un organe d’influence. Le culte de l’art total qui hantait les esprits depuis Baudelaire, le vers-librisme, les néologismes, la langueur décadente furent quelques caractéristiques de ce qui fur plus une ambiance qu’une école, complexité assez fumeuse que Valéry a défini simplement dans une formule “Ce qui fut baptisé le Symbolisme se résume dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de reprendre à la musique leur bien”. Si La Revue Wagnérienne n’a pas réussi à soutenir la création scénique des oeuvres de Wagner à Paris, elle a joué un rôle important dans la divulgation des textes, que ce soit par le biais des traductions et des commentaires, dans l’incitation à voyager en Europe pour voir et non plus seulement entendre Wagner par fragments, dans une réflexion sur son oeuvre et sur les oeuvres qui se réclamaienr de son héritage. Les collaborateurs de la Revue ont eu le souci constant de montrer qu’être “wagnériste” c’était être sensible aux créations contemporaines qui se réclamaient du maître de Bayreuth, qui voulaient proroger ses conceptions révolutionnaires. Pour finir, nous reprendrons une phrase de Dujardin dans un article qu’il rédigea en 1923 sur ces vieux souvenirs de près de quarante ans dans le numéro spécial “Wagner et la France” de La Revue Musicale : “Je suis sûr que Wagner eût été le premier à encourager les disciples qui, à la lumière de son oeuvre, non seulement le cherchaient, mais se cherchaient eux-mêmes, au lieu de se contenter de le suivre. Et c’est ce qui rendit si vivante La Revue Wagnérienne… Mais a quel prix !”
JB in WAGNERIANA ACTA 2004 @ CRW Lyon
BIBLIOGRAPHIE :
– Revue Wagnérienne – Trois volumes – Slatkine Reprints (Genève, 1993);
– Jean Moulenq : La “Revue Wagnérienne” ;
– Revue Française de Musique (Janvier 1914);
– Edouard Dujardin : La RevueWagnérienne in La Revue Musicale (Octobre 1923) Numéro spécial: “Wagner et la France”;
– Isabelle de Wyzewa : La Revue Wagnérienne – Essai sur l’interprétation esthétique de Wagner en France (Librairie Académique Perrin 1934)
– Léon Guichard : La Musique et les Lettres au Temps du Wagnérisme (PUF 1963)
– Jean Mabire : Un héraut wagnérien : Edouard Dujardin in Nouvelle Ecole. Numéro 31-32 (1979) ;
– Martine Kahane et Nicole Wild : Autour de la Revue Wagnérienne in Wagner et la France, catalogue de l’exposition 1983/ 1984 à Paris – Herscher Edit
– Christian Goubault : La critique musicale dans la presse française de 1870 à 1914 – Slatkine Genève (Paris 1984)
– Cécile Leblanc-Guicharrousse : Wagnérisme et Création en France 1883-1889 – Thèse, – Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle (Juin 2003)
ET POUR ACCÉDER EN LIGNE À LA CONSULTATION DES TEXTES COMPLETS DE LA REVUE WAGNÉRIENNE :
(Édition de Frédéric GAGNEUX)
– TOME I (2013) : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/revue-wagnerienne_tome1/
– TOME II (2015) : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/revue-wagnerienne_tome-2/
– TOME III (2015) : http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/revue-wagnerienne_tome-3/