Bien que figure particulièrement marquante du « clan Wagner », Winifred Wagner ne provient pourtant pas du sérail de Wahnfried. Épouse de Siegfried, bru de Cosima, elle est en fait une pièce rapportée. Et pourtant elle est la figure la plus trouble de toute l’histoire du « clan Wagner ».
En effet, son amitié avec le futur chancelier Hitler a fait couler beaucoup d’encre. Et outre l’aspect “intime” de cette relation, cet «ami personnel» de la famille a fait du Festival de Bayreuth un emblème destiné à des fins personnelles et pour le rayonnement culturel, idéologique et politique de son propre parti. Directrice du Festival après la mort de son époux (1930), elle est directement responsable de l’introduction de l’uniforme nazi dans les rangs des spectateurs de Bayreuth. Elle a par ailleurs tenu des propos (surtout après l’épreuve de «dénazification du Festival de Bayreuth» après la guerre) face à Klaus Mann ou Hans-Jürgen Syberberg sans équivoque sur ses affinités. Mais – complexité du genre humain – elle avait une connaissance approfondie de l’œuvre de son beau-père, et elle a su insuffler un souffle artistique nouveau au Festival de Bayreuth, en permettant à des artistes aussi accomplis que Wilhelm Furtwängler, Karl Böhm ou bien encore Richard Strauss de se produire sur la scène du Festival.
Personnalité «de tête», paradoxalement charismatique et ambiguë, Winifred Williams épouse Wagner, a vécu près d’un siècle et traversé deux guerres. Ses prises de position politiques lui valurent sa destitution, tribut que le «clan Wagner» paya après guerre pour garder dans le giron familial la main mise sur le Festival.
Winifred Marjorie Williams naît le 23 juin 1897 à Hastings en Grande-Bretagne. Son père, John Williams est un journaliste gallois et sa mère, Emily Florence Karop, une actrice. Mais la fillette perd ses parents avant l’âge de deux ans. S’ensuit une longue période d’errance où l’enfant est trimbalée d’un orphelinat à l’autre, avant d’être baladée entre sa grand-mère en Angleterre et chez des cousins éloignés en Allemagne.
A l’âge de neuf ans, à la suite d’une maladie, la toute jeune Winifred est adoptée par une lointaine cousine de sa mère, Henrietta Karop, et son mari, Karl Klindworth, un musicien qui fut jadis un ami personnel de Richard Wagner. Le couple vieillissant est établi à Oranienburg, dans la banlieue de Berlin, détestant le capitalisme et ouvertement antisémite. La désormais Winifred Klindworth étudie à partir de 1913 au lycée de l’école navale d’Augusta.
Après la mort du Maître de Bayreuth, le couple Klindworth est resté proche de Cosima, «veuve Wagner», et est régulièrement invité à Wahnfried par la maîtresse de maison et au Festival, par la directrice. Durant l’été 1914, son père adoptif emmène la jeune Winifred à Bayreuth afin d’y assister aux répétitions générales. Elle y fait la rencontre de Siegfried, le fils de Richard et Cosima. Winifred aurait eu, dit-on, un coup de foudre immédiat pour le fils du compositeur, de vingt-huit ans pourtant son aîné. Le couple se marie un an plus tard, le 22 septembre 1915. De leur union naissent quatre enfants qui tous voient le jour en quatre années seulement : Wieland, Friedelind, Wolfgang et Verena. Durant ces années pendant lesquelles Winifred accomplit son devoir de mère, elle s’imprègne de l’atmosphère si particulière de Wahnfried, où Eva et son mari, Houston Stewart Chamberlain, lisent à Cosima le quotidien nazi, le Völkischer Beobachter. Une atmosphère pesante, très orientée, qui exacerbe chez la jeune épouse les «banalités» antisémites que l’on avait l’habitude d’échanger chez les Klindworth, ses parents adoptifs.
Winifred rencontre Adolf Hitler pour la première fois en 1923. L’ex-caporal de l’armée autrichienne, fanatique de la musique de Richard Wagner, est accueilli à Wahnfried comme un ami. Winifred elle-même est rapidement fascinée par cet homme hors du commun, accueilli par certains comme l’«homme providentiel» ou «l’homme de l’avenir». Lorsque le putsch de Munich échoue le 9 novembre 1923, Hitler est incarcéré (pour une courte durée) à la citadelle de Landsberg am Leech. Peu commune incarcération toutefois, que celle où le prisonnier reçoit ses amis dans sa cellule et donne audience, où les cadeaux des admirateurs ne se comptent plus, où le même prisonnier dicte son livre de combat, justement intitulé Mein Kampf, sur le papier que Winifred lui a envoyé !
C’est pendant cette période que Winifred accompagne son mari Siegfried aux États-Unis pour essayer d’y recueillir des fonds pour le Festival. Une tournée de concerts qui tourne au fiasco tant le couple est mal accueilli par les américains.
A l’issue de ce désastreux voyage, en janvier 1926, Winifred rejoint les rangs du parti national-socialiste (NDSAP). Et Hitler, sorti de prison, devient un intime du couple Wagner. On suppose qu’Hitler et Winifred auraient partagé plus que les platoniques délices d’une admiration mutuelle. Hitler fut-il l’amant de Winifred ? Aucun témoignage n’est là pour l’infirmer ou le confirmer aujourd’hui. Et c’est somme toute assez secondaire ; le fait que Siegfried ait été plus ou moins secrètement homosexuel alimente les soupçons qu’Hitler aurait pallié le manque d’affection de Winifred dans son ménage.
Toujours est-il qu’Hitler devient bientôt un incontournable de la maison Wahnfried: il est désormais «l’oncle Wolf» pour les enfants. Des enfants qui bientôt n’auront plus de père. Car Siegfried meurt le 4 août 1930, quelques mois à peine après sa mère Cosima. Winifred – c’est dans le testament de Siegfried – est désignée pour diriger le Festival de Bayreuth ! A condition toutefois de ne pas se remarier.
Si Wilhelm Furtwängler et Heinz Tietjen se répartissent respectivement la direction administrative, musicale et artistique du Festival, le rôle de Winifred n’est pas que vitrine et elle ne s’est pas contenté de faire du Festival un haut-lieu purement mondain, vitrine culturelle du IIIème Reich. Car le quotidien d’une maison d’opéra est difficile à diriger, même si l’on est ami avec le nouveau Chancelier (depuis 1933) et que celui-ci impose, à Bayreuth comme sur les autres scènes d’Allemagne, les lois dites «de Nuremberg» de 1935. Celles-ci concernent plusieurs artistes indissociables du Festival de Bayreuth. La soprano Frida Leider et le chef d’orchestre Franz von Hoesslin ont tous deux des conjoints juifs ; le ténor Max Lorenz, l’insurpassable Siegfried du moment, lorsqu’il n’est pas surpris en coulisses entre les bras d’un jeune homme fait un pied de nez au régime … en épousant une jeune femme de confession juive ! Winifred se bat sur tous les fronts, accueillant un jour la démission de Toscanini, encourageant un autre Richard Strauss à rallier l’équipe de son Festival.
Elle tente aussi de calmer l’arrière-garde de Bayreuth (avec à sa tête ses belles-sœurs Eva et Daniela) qui se bat contre la nouvelle conception de l’œuvre du Maître autour d’une esthétique plus moderne. Conception qui rencontre le succès et que Winifred a su imposer sur la scène du Festival de Bayreuth, notamment avec les mises en scène de son compagnon d’armes, Heins Tietjen. Mais avec des compromissions avec le régime. Car Hitler, depuis qu’il est à Bayreuth, a fait de ce temple de l’art un temple à la gloire des valeurs de son Reich. Les divinités ont changé. On porte désormais haut les oriflammes aux couleurs du régime à chaque festival, et, pour chacune des apparitions du Führer à Bayreuth, c’est un délire populaire qu’il faut arriver à maîtriser.
Sur la scène du Festspielhaus, Winifred ne contredit en rien les débordements idéologiques dans les adaptations que l’on propose des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Et c’est bien ce qui lui sera reproché au lendemain de la guerre.
Lorsque le Reich qui comptait durer mille ans s’écroule en 1945, les troupes américaines (qui ont bombardé Wahnfried, mais épargné le Festspielhaus) somment Winifred de répondre de ses actes. Appelée à comparaître devant une chambre de dénazification, Winifreds’exécute sans broncher.
Que répond-elle aux accusations qui sont proférées à son encontre ? Elle répond avec la plus désarmante des simplicités :
«Les faits sont les suivants. Il est de notoriété publique que, durant sa jeunesse, Hitler s’était familiarisé avec les œuvres de Wagner à l’Opéra de Linz et qu’il en était résulté chez lui une passion qui ne fit que s’accentuer au cours des années passées à Vienne, années au cours desquelles il manqua rarement une représentation de Wagner à l’Opéra National. A l’automne 1923, cet enthousiasme conduisit Hitler à pénétrer pour la première fois dans notre maison, ce qui fut à l’origine de notre longue amitié. En 1925, Hitler fut à nouveau invité au Festival par Edwin Bechstein et son épouse. A cette époque déjà, sa présence irritait de nombreux esprits. Aussi lorsqu’il quitta Bayreuth, Hitler me promit-il d’y revenir seulement lorsqu’il ne risquerait plus de porter préjudice à l’entreprise, et qu’au contraire, il aurait espoir de pouvoir lui être utile. Il respecta cette décision jusqu’en 1933, date à laquelle il devint un habitué des festivals. Il est à préciser qu’il achetait ses cartes d’entrée, pour lui-même et son entourage. Dans l’enceinte du Festspielhaus, il n’admettait aucune ovation de la part du public, consigne qui fut strictement respectée. Concernant l’embauche des artistes, Hitler n’exprima qu’une seule fois un « désir »: à l’occasion d’une nouvelle représentation de Parsifal, il proposa comme metteur en scène le célèbre artiste Alfred Roller, de l’Opéra National de Vienne. Malheureusement, à cette époque, Roller était déjà très malade et son travail ne nous donna pas entière satisfaction, de sorte que nous dûmes nous passer de sa collaboration, et que nous confiâmes le soin de réaliser de nouvelles esquisses à mon fils Wieland. Hitler se soumit sans protester à notre décision. Lorsque Goebbels exigea l’incorporation du festival de Bayreuth à la Chambres des Théâtres du Reich et que je m’y opposai en raison de certaines clauses dont le caractère était incompatible avec l’activité du Festival, je m’adressai à Hitler, qui partagea mon opinion et récusa les exigences de Goebbels. (…) J’ajouterai que ni Tietjen (le metteur en scène), ni Pretorius (le décorateur), ni Furtwängler (le chef d’orchestre) n’ont été membres du Parti, et que, pour ma part, j’ai toujours eu la possibilité de travailler avec des collaborateurs juifs ou de parenté juive, jusqu’à leur émigration.»
Ainsi, malgré l’amitié (réciproque) que se portaient mutuellement Winifred et Hitler, le festival semble être demeuré artistiquement parlant indépendant.
Le jugement tombe, tel un couperet, le 2 juillet 1947: Classée dans le groupe II – celui des activistes – la veuve de Siegfried est condamnée à quatre cent cinquante jours de travaux d’intérêt général. Soixante pour cent de son patrimoine est saisi, et Winifred naturellement est démise de ses fonctions au Festival. Par précaution, elle reprend, en 1949, la nationalité britannique. Se pourrait-il qu’elle ait eu autre chose à se reprocher ?
La «dame de Bayreuth» se retire alors dans la villa dite «de Siegfried», jouxtant la villa Wahnfried, et dans laquelle elle avait reçu à maintes reprises le dictateur déchu.
La remise du festival entre les mains de ses fils Wieland et Wolfgang ne satisfait guère Winifred. Ses combats pour la modernité (quant à la mise en scène, notamment) semblent appartenir au passé. C’est même avec véhémence qu’elle fait entendre sa désapprobation, lorsqu’elle assiste à La Tétralogie de son fils Wieland du Nouveau Bayreuth en 1951. Elle explose: «Et cela, venant d’un petit-fils de Richard Wagner !»
Winifred continue à sa manière à entretenir le scandale. Ses provocations sont aussi nombreuses qu’elles sont célèbres. Lorsque le cinéaste Hans-Jürgen Syberberg vient interroger la «dame de Bayreuth» en 1975-76 sur ses relations avec Adolf Hiter, elle déclare à propos du Führer: «L’avoir rencontré est une expérience que je n’aurais pas voulu rater.» Et lorsque le même cinéaste lui demande ce qu’elle ferait si Adolf Hitler se présentait aujourd’hui sur le pas de sa porte, celle-ci de répondre tout de go: «Je l’accueillerais comme l’ami qu’il a toujours été à la maison.»
Ces déclarations amèneront son fils Wolfgang Wagner à refuser à sa mère l’accès au festival pour le centenaire l’année suivante en 1976.
Lassée d’avoir trop donné d’elle-même à Bayreuth, Winifred Wagner se retire à Überlingen sur les rives du lac de Constance où elle décède le 5 mars 1980 à l’âge de 82 ans.
Sources :
– FLINOIS Pierre, Le Festival de Bayreuth, Histoire, mythologies, renseignements pratiques (Éditions Sand, 1989)
– OLIVIER Philippe, Wagner, Manuel pratique à l’usage des mélomanes (Hermann Editeurs, 2007)