RELIGION ET ART, DERNIER ESSAI MAJEUR DE RICHARD WAGNER

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DERNIER ESSAI MAJEUR DE RICHARD WAGNER

par logo_cercle rw Jean-Louis FARRUGIA

 

Aux premiers jours du mois de janvier 1880, Richard Wagner, accompagné de sa famille, s’installe dans la villa Angri, sur les hauteurs du Pausilippe, pour un séjour napolitain qui s’achèvera en août. Il y termine en juillet la rédaction de Religion und Kunst, un écrit dont Martin Gregor-Dellin soutient, à bon droit, qu’il constitue « une sorte de testament esthétique et philosophique » [1] .

Qualifier le texte de “dernier essai majeur de Wagner” ne représente pas une hypothèse aventurée. Les productions théoriques, qui suivront et scanderont l’existence du compositeur jusqu’à sa mort, seront présentées soit comme un appendice (Nachtrag. Il en sera ainsi de A quoi sert cette connaissance ? de décembre 1880) soit comme des commentaires de Religion et Art. La distinction a son importance : la liaison du commentaire au texte est plus indirecte et suppose la nécessité d’éclaircissements, que les événements, en leur contingence, peuvent susciter. A la fin de l’année 1880, se déchaîne une violente campagne antisémite, avec pour figure de proue le Dr Bernard Förster, futur beau-frère de Nietzsche. Wagner, qui refuse de se joindre à la bronca et de signer la Pétition en masse contre l’envahissement abusif du judaïsme, rédige le texte Connais-toi toi-même (Erkenne dich selbst), commentaire relatif à la première partie de Religion et Art. Il s’agit pour lui d’établir qu’il est « étranger au mouvement antisémite actuel » [2] , comme il le précise à Angelo Neumann, qui va monter la Tétralogie à Berlin. Ces lignes seront publiées dans les Bayreuther Blätter en février-mars 1881.

Second commentaire, relatif à la deuxième partie de Religion et Art, l’essai intitulé Héroïsme et Christianisme (Heldenthum und Christenthum) d’août-septembre 1881 est une réponse à Gobineau, qui le fascine (« mon seul contemporain« ) mais suscite les plus vives réticences de Wagner. Celles-ci sont moins imputables à la hiérarchisation des races, lieu commun des idéologies de l’époque, qu’à la thèse lancinante de l’Essai sur l’inégalité des rares humaines, celle du caractère inexorable d’une décadence sur fond de métissage universel. Wagner réaffirme sa foi en la possibilité d’un salut, d’une Régénération, à partir d’une interprétation très libre de Schopenhauer.

Enfin, ce travail inlassable d’écriture, qui confine à la réécriture fébrile de Religion et Art, s’achève sur l’annonce d’une conclusion. Le style et l’argumentation de l’Elément féminin dans l’être humain (Ueber das Weibliche im Menschlichen) interdisent, parce qu’ils sont relâchés, d’y discerner un aboutissement univoque et surtout conclusif. C’est la plume à la main que Wagner s’effondre le 13 février 1883, jetant désespérément sur la feuille les ultimes notes, éparses et absconses. Tout indique donc le caractère central de cet écrit et, à la lumière d’un regard rétrospectif, sa texture nodale, parce qu’en lui réside, serait-ce virtuellement, une confluence de problématiques esthétiques, théologiques, politiques et philosophiques, qui dépassent ce que le titre pourrait suggérer : la confrontation bien académique de deux notions. Wagner se place sous de prestigieux auspices et cette allégeance ne saurait relever du seul devoir de révérence. Si dans notre communication, référence est faite à de grands noms, ce n’est pas une simple recherche d’influences extérieures, quête stérile d’analogies, mais parce que ces filiations sont hautement revendiquées, avec des inflexions qui appartiennent à Wagner. Ce sont : Schopenhauer, souvent désigné comme notre « grand philosophe » ou même « le Philosophe« , puis le « grand Kant qui inaugure un génial détour« , enfin, Goethe et Schiller, avec une citation en exergue du texte puis de limpides allusions[3]

Analyser l’état d’esprit, qui préside à la conception de Religion et Art, supposerait que fût reconstituée, en ses nuances contrastées, toute la période qui s’écoule depuis le Ring de 1876. Nous nous satisferons des considérations de M. Gregor-Dellin qui introduisent au récit du départ de Wagner pour Naples : “Dès l’achèvement de l’esquisse de composition de Parsifal, Wagner avait été éprouvée par de nouvelles dépressions. Le climat, sa situation, les énormes dépenses, tout cela l’oppressait Les médecins lui recommandèrent un changement de climat et l’on décida d’un séjour prolongé en Italie » [4]. Le tableau est connu : prosaïquement, l’accumulation de dettes qui compromettent l’avenir de Bayreuth, plus profondément la conviction d’une incompréhension, voire d’une indifférence des autorités politiques. A Noël 1879, dans son Avant-propos pour l’année 1880, Wagner écrit : « Si, aujourd’hui, un nouveau Crésus américain, ou un Crassus mésopotamien, me léguait des millions, il est évident qu’on les mettrait sous la curatelle du Reich, et qu’on ne tarderait guère à danser des ballets sur mon tombeau » [5].

Cette déréliction est d’autant plus paradoxale qu’elle s’accompagne d’une notoriété, dont Wagner rappelle volontiers l’ampleur. Cosima en exprimera une vive conscience dans une lettre du 16 janvier 1881, adressée à Gobineau : « Peu de personnes, je crois, ne sont aussi à même de vous suivre que nous. Car n’est-il pas extraordinaire qu’après des succès, que beaucoup sans doute lui envient et qu’avec une renommée incontestée aujourd’hui, mon mari se sente aussi seul qu’il y a quarante ans, et que notre vie ressemble à celle d’un cloître ? » [6]

Ce qui est énoncé ici, sous la forme d’une perplexité, devient dans Religion et Art, la racine même du texte et sa justification la plus théorique : « En réfléchissant sur les causes pour lesquelles mes succès même considérables et enviés, obtenus devant ce public, ne me satisfaisaient nullement, je crus me trouver sur la bonne voie. Il m’a été possible d’acquérir par ce moyen, la conviction que l’art véritable ne peut croître que sur le terrain de la véritable moralité; aussi attribuai-je à l’art une mission d’autant plus élevée que je le trouvais absolument identique à la religion véritable »[7].

L’importance du travail d’élucidation esthético-philosophique est réaffirmé dans A quoi sert cette connaissance ? avec une force telle que ce mode d’écriture devient pour Wagner la seule exposition concevable, même s’il doute de l’accueil qui lui sera réservé par le « patronat bayreuthien » : « Quant à l’auteur de ces lignes, il déclare qu’à l’avenir on ne doit plus attendre de lui de communications que dans le domaine qu’il vient d’indiquer » (p. 103).

La lassitude subsiste à Naples et les témoignages en abondent : lettres à Feustel en mars 1880 et à Louis II le même mois. A ce dernier, Wagner confie que ses efforts pour obtenir une fondation permanente lui paraissent inutiles. Il envisage très sérieusement d’entamer une nouvelle carrière aux Etats-Unis, après rachat des droits de représentation de ses œuvres. Mais cet abattement fait progressivement place à une sérénité nullement exempte de désillusion. Certes, la dimension politique de son action reste dans l’immédiat décevante (“Ce n’est pas l’homme politique qui pourra nous guider dans cette exploration ; aussi paraîtra-t-il important de nous éloigner absolument du terrain politique qui est tout à fait stérile pour nos études” p. 102). Demeure cependant, avec une vigueur renouvelée, la conviction de la nécessité de son œuvre, débarrassée des servitudes de la sollicitation. Il y a d’abord le désir d’achever le travail sur la partition de Parsifal (ce sera fait en janvier 1882 à Palerme), ensuite la volonté de clore sa biographie (Ma Vie est dictée jusqu’à sa conclusion, fin mars 1880). La rencontre du peintre Paul von Joukowsky et la visite d’Engelbert Humperdinck, futur copiste de Parsifal, contribuent à ce regain de confiance en soi. Il est, à cet égard, un signe qui ne trompe pas : pendant trois soirées consécutives, la lecture exaltée de l’Orestie d’Eschyle, quelques jours avant l’achèvement de Religion et Art. Gregor-Dellin écrit “Cosima eut l’impression qu’elle ne l’avait « jamais vu comme cela », qu’elle ne l’avait jamais vu aussi en harmonie avec ce qu’il lisait ; les exclamations de Cassandre broyaient le cœur; et le cri « Apollon ! Apollon ! » retentissait encore des années après aux oreilles de Joukowsky« [8]. Eschyle, plus que Sophocle, beaucoup plus qu’Euripide, correspond non seulement à une présence permanente dans la création de Wagner, mais, aussi et surtout, à l’une des sources les plus originelles de son inspiration. Rappelons qu’en plein travail d’orchestration de Lohengrin, pendant l’été 1847, Wagner poursuivait inlassablement la lecture de l’Orestie : « Je fus transporté par Agamemnon : jusqu’à la fin des Euménides, je demeurai dans un état de ravissement complet. C’est en partant de ces impressions que mes idées sur la signification du drame, et surtout également du théâtre ont pris leur forme définitive » [9] . La fascination exercée par la trilogie d’Eschyle s’explique par des raisons formelles : la structuration exceptionnelle de l’action scénique et surtout du temps dramatique (le cri de Cassandre, surgissant à peu près trois cents vers après son apparition scénique, sur fond des non-dits du chœur et y substituant, par le rappel du destin maudit des Atrides et la prémonition des malheurs futurs, l’intrigue centrale désormais presque linéaire). Ce sont précisément les Didascalies à Eschyle de Droysen que Wagner acquiert en même temps que les textes de J. Grimm ou de Gervinus, pendant la période de Dresde, et ces choix bibliographiques ne sont jamais imputables au hasard d’une trouvaille. En outre, le théâtre d’Eschyle a pour ambition d’agir sur une collectivité ou de l’accompagner au cœur de son destin. Les Erinyes, déesses de la vengeance et à ce titre d’une violence aveugle, se transforment à la fin de l’Orestie en Euménides, les déesses bienveillantes, qui, sous les auspices d’Athéna, instaurent le règne du Droit.

Enfin, la figure de Cassandre est présente dans Religion et Art sous les traits de l’Histoire : « Aussi le temps pourrait-il bien être arrivé où sera rachetée cette grande Cassandre, qu’est l’histoire universelle, de la malédiction de n’être jamais crue dans ses prédictions » (p. 82). Une histoire du monde qui n’est pas ce jugement rationnel du monde, qu’imaginait Hegel, mais une maîtresse ambiguë de vérité n’excluant pas la catastrophe finale. Wagner se souvient qu’Apollon, invoqué par Cassandre, est au même endroit du texte, appelé par Eschyle « Loxias« , « ‘oblique » (Agamemnon, vers 1974)[10].

Il y a encore la poésie si particulière des lieux où naît ce texte et qui l’imprègnent de leur sérénité méditative. Wagner n’en a malheureusement laissé que des remarques imprécises ou convenues. Pourtant, ces sites habitent notre imaginaire, tant ils sont liés aux textes merveilleux de la littérature[11] : Graziella de Lamartine, avec son renvoi à Goethe et à Madame de Staël, Nerval, et ses Chimères ou La Gradiva de Jensen, que Freud commentera avec brio. Mais il n’est pas impossible d’esquisser les linéaments d’une géographie spirituelle[12]. On peut imaginer cette partie du golfe de Naples où réside Wagner, et à laquelle le tuf donne une douce couleur de miel. Elle a été qualifiée de virgilienne, au rebours du littoral qui lui fait face et qui est homérique, avec ses escarpements semblables aux rochers précipités par les Cyclopes dans la mer. Et puis, laissant définitivement vagabonder son imagination, sans égard pour les généalogies réelles, on peut souligner l’étrange ressemblance sémantique et morphologique entre le nom du Pausilippe (en grec Pausilypon – une pause dans la douleur) et celui de Wahnfried. La confrontation à un texte aussi dense que Religion et Art impose un dilemme méthodologique : restituer un squelette argumentatif exhaustif, au prix d’une doxographie très peu explicative, ou privilégier des analyses décisives. Le choix nous semble aller de soi. Nous concentrerons notre attention sur la première partie, dont l’objet est la relation dialectique entre Art et Religion. Les robinsonnades, avec en arrière-plan une Inde mythique et les fuligineux développements sur la décadence n’en sont qu’une conséquence, dénuée, aux yeux de Wagner lui-même, de valeur historiographique. Henri Lichtenberger a présenté une synthèse de ces spéculations historico-métaphysiques[13], et il serait ici incongru de tenter un résumé du résumé !

Le texte est précédé d’une épigraphe qui est empruntée à une lettre de Schiller adressée à Goethe : « Je trouve virtuellement dans la religion chrétienne la base du sublime et du plus noble, et ses divers phénomènes dans la vie ne me semblent si insipides et si répugnants que parce qu’ils sont des représentations manquées de cette sublimité » (p. 29). Ces lignes comportent un terme très significatif : le phénomène (Erscheinung) qui n’est pas une apparence (Schein) rectifiable par l’intelligence, ni une manifestation (Ausserung) qui serait une ombre susceptible d’être traversée. Le vocable renvoie manifestement à la théorie kantienne de la connaissance, laquelle implique, nous le verrons, un statut spécifique pour l’art et la religion. Wagner est sensible à cette liaison de l’épistémologie (comme examen de la légitimité et des limites d’une connaissance) et de l’esthétique, lorsque, dans les premières lignes de Connais-toi toi-même il écrit : “le grand Kant nous a appris à mettre le désir de connaître le monde après la critique de la connaissance de soi-même… nous avons acquis une incertitude complète à l’égard de la réalité du monde” (p. 104).

Esquissé à très grands traits, mais sans inexactitude, le criticisme kantien est ici bien présent. Pour Kant, la raison, dans son effort pour connaître, ne peut guère aller au-delà des phénomènes[14], c’est-à-dire de la façon dont les choses nous apparaissent. L’accès à la chose en soi (Ding an sich) nous est interdit, parce que les données sensibles sont en quelque sorte filtrées par les intuitions a priori (constitutives de l’esprit) de l’espace et du temps d’une part, et les catégories de l’entendement (comme la causalité, à laquelle Schopenhauer accordera un intérêt exclusif) d’autre part. Dès lors, dans la philosophie kantienne, la théologie ne peut s’ériger en science et les prétendues preuves de l’existence de Dieu ne sont que des paralogismes, c’est-à-dire une transgression des catégories de la raison. Ainsi, soutenir que Dieu est requis comme cause ultime, c’est mésuser de la causalité, puisqu’en invoquant celle-ci, on pose un être qui est sans cause et déroge ainsi au principe mobilisé. La notion de cause de soi n’est qu’un flatus vocis. Il y a certes, chez Kant, une Religion dans les limites de la simple raison (titre d’un de ses ouvrages). Mais elle ne peut légitimement se déployer, que si elle est conforme à l’impératif catégorique, c’est-à-dire moral. « Même le Juste de l’Evangile doit être comparé à notre idéal de perfection morale, avant qu’il soit regardé comme tel » [15].

Divinité du Christ, mission surnaturelle de l’Église ou Révélation deviennent très problématiques, et peut-être exclusivement métaphoriques. Kant a pu ainsi passer, comme le dit Moses Mendelssohn, pour un grand destructeur (Alleszermalmer).

Par ailleurs, Kant a élaboré une Critique de la faculté de juger (critique a ici le sens d’examen des conditions de possibilité et est synonyme de transcendantal), incluant une réflexion sur le jugement esthétique. Goethe et Schiller en seront les lecteurs fervents et scrupuleux[16]. L’appréciation esthétique est un fait, elle déroge à toutes les caractéristiques d’un jugement relatif à une connaissance. Kant explique qu’elle a une prétention à l’universalité (on s’indigne d’appréciations différentes et on cherche à convaincre, alors que, dans l’expérience de l’agréable, on consent aisément à reconnaître la subjectivité du jugement) sans pouvoir obtenir l’accord des esprits. Le jugement déterminant (bestimmend), qui intervient dans la connaissance, substitue à la particularité de l’objet un concept (cette fleur est une rose). Le jugement réfléchissant (reflektierend) dans la satisfaction esthétique du goût demeure au niveau de la singularité (cette rose, et non telle autre, est belle) mais ne peut se justifier et atteindre l’universalité présente en lui comme une exigence. La jouissance esthétique, fruit de la synergie des facultés (perception, intelligence, imagination), séparées voire opposées dans la vie quotidienne, produit la conviction d’une satisfaction universalisable mais finalement et radicalement subjective. Donc, le jugement esthétique n’engendre aucun savoir et Kant récusera, lorsqu’il s’agit d’art, l’utilisation du mot esthétique, terme créé quelques années auparavant par Baumgarten, pour désigner une science du goût « Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance… il n’apporte rien à la connaissance » [17]. Wagner et tous les prédécesseurs qu’il revendique, seront sensibles à ce qu’ils perçoivent comme un éclatement : une science vouée au phénoménal, une religion étrangère au tragique, un art sans contenu objectif, même si Kant s`est efforcé de penser l’unité de ses Critiques en un système.

Goethe et Schiller pensent à l’intérieur de cette problématique, mais sont littéralement déchirés entre la reconnaissance kantienne des limites de la connaissance et l’aspiration à l’Absolu. On discerne ce balancement dans les Maximes et réflexions de Goethe : « je n’ose pas parler de l’Absolu en quelque sens théorique que ce soit, mais je peux affirmer que celui qui l’a reconnu dans l’apparence, et garde cette idée en tête, en tirera un grand profit » (n° 216) ou, ailleurs, « si tu veux pénétrer dans l’infini, contente-toi de parcourir le fini dans tous les sens« . Parcourir le fini dans tous les sens ce n’est pas s’y résigner, mais pressentir dans les coutures et jointures du réel, l’infini qui s’y manifeste d’une façon « elliptique » comme l’écrit Marie-Anne Lescourret dans une récente biographie de Goethe[18] . L’excellent Jean Lacoste a montré dans un livre décisif, Goethe ou la nostalgie de la lumière, la prégnance d’un paradigme : celui du métier à tisser. Ce symbole est présent de l’Urfaust, donc des années de jeunesse placées sous le signe du Sturm und Drang, à l’ultime lettre à Wilhelm von Humboldt en 1832, l’année de sa mort : par-delà la structure complexe de cet instrument, le mouvement qui l’anime et résiste à une démarche analytique ; par-delà la nature naturée (les objets de la connaissance scientifique) une force obscure et créatrice, celle de la nature naturante, c’est-à-dire du divin, que Goethe conçoit par ailleurs en termes spinozistes autrement dit panthéistes[19].

Schopenhauer assume et dépasse ces antinomies, comme le souligne Wagner : « Schopenhauer nous a appris à tirer les conclusions les plus certaines sur le monde comme tel, au moyen d’une critique bien plus étendue, non de notre intelligence, mais de notre propre volonté qui précède toute connaissance » (p. 104). Pour le philosophe de Francfort, l’expérience du corps propre (le corps vécu dans une appréhension indivise) est la brèche qui introduit à la Volonté, essence du monde, irrationnelle et étrangère à la causalité. L’Art peut alors constituer un moyen privilégié d’accès à la réalité. On quitte là le domaine de la simple critique du goût pour une métaphysique de l’œuvre.

Les premières lignes de Religion et Art figurent dans toutes les anthologies du wagnérisme et semblent se réduire à une paraphrase de l’épigraphe schillerienne « On peut dire que, lorsque la religion devient artificielle (künstlich), il est réservé à l’art de sauver l’essence de la religion » (p. 29). Nous préfèrerons au terme essence (ou, encore plus loin, substance) le vocable noyau, correspondant d’ailleurs à Kern, présent dans le texte allemand. La connotation biologique restitue mieux le caractère vivifiant de cette source inépuisable de mythes et d’images. La pratique des “morceaux choisis”, rassurante pour conjurer l’obscurité de la prose wagnérienne, a souvent nui à sa compréhension[20]. En effet, le lecteur patient découvre, avec la plus grande perplexité, les lignes qui suivent et confèrent à la thèse un caractère bien problématique : « Tandis que le prêtre tient à ce que les allégories religieuses soient considérées comme des vérités réelles, l’artiste s’en désintéresse complètement, car il donne son œuvre comme sa propre invention » (ibid). Autrement dit, la sauvegarde de l’essentiel religieux s’effectue, alors que l’artiste dédaigne la « vérité réelle » (thatsächliche Wahrheit), c’est-à-dire la conformité de la représentation au réel, l’adaequatio rerum et intellectus des Scolastiques (et cette dernière référence médiévale ne doit rien au hasard. L’analyse de l’allégorie le montrera). Or, il semble inconcevable que la religion, et très singulièrement le christianisme, puisse se passer d’un référent extérieur, d’une donnée factuelle, inscrite dans l’Histoire, et que nous nommons Révélation. Lorsque Saint Paul affirme dans la première Epître aux Corinthiens « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est sans objet » (15-14), il renvoie à un événement dont la réalité ne souffre pas discussion, non plus que la mention du Symbole de Nicée « a souffert sous Ponce Pilate« . Le “noyau” de la foi serait donc, selon Wagner, intemporel ou transhistorique et il est incontestable que joue ici l’indifférence schopenhauerienne à l’égard de la réalité fantomatique de l’Histoire : « Le Christianisme a en propre ce désavantage de ne pas être, comme les autres religions, une doctrine, mais une collection d’événements, un ensemble de faits, d’actions, de souffrances d’êtres individuels et c’est justement cette histoire qui constitue le dogme de l’Eglise » [21] . Ces lignes de Schopenhauer indiquent à la fois une similitude et une différence avec la pensée de Wagner : le développement du dogme est, pour tous deux, une altération du noyau religieux, mais le compositeur dissociera la vérité du Christianisme de son histoire identifiée à une décadence.

L’avènement de l’artifice dans la religion réside pour Wagner dans la construction adventice de dogmes « qui viennent recouvrir l’Unique, le vrai, le divin (das Eine, Wahre und Göttliche) d’une masse de plus en plus considérable de choses incroyables, recommandées à la crédulité des hommes » (p. 29). La figure du prêtre, donc du pouvoir, introduite auparavant, indique, par anticipation, combien cet artifice peut relever de l’artificieux.

Dans ses élaborations dogmatiques, la religion veut annexer l’art « en produisant des idoles, des fétiches proposés à l’adoration matérielle« , autrement dit en le soumettant à la reproduction d’une facticité qui lui est extérieure. L’art devient alors allégorique (l’étymologie grecque est significative : allos, autre et agoreuein, parler, l’allégorie est littéralement une “parole différente », « narration dont tous les éléments concrets organisent un contenu différent, souvent abstrait » [22]  Georges Duby, en de belles analyses, a souligné combien la classification médiévale des arts (au sens latin de savoir-faire) méconnaît la spécificité de ce que nous appelons les beaux- arts[23] . Par exemple, au sein des arts libéraux, le quadrivium associe musique, arithmétique, géométrie et astronomie, tandis que les arts serviles, qui requièrent le concours du corps, font coexister peinture, sculpture et autres arts de la commande avec les formes diverses de l’artisanat. De même, André Malraux, en des aperçus fulgurants dont il avait le secret, pouvait écrire : « Le Christ de Giotto sera une œuvre d’art pour Manet, mais le Christ aux anges de Manet n’eût rien été pour Giatto. la métamorphose la plus profonde commença lorsque l’Art n’eut plus d’autre fin que lui-même » [24].

La thèse de Wagner appelle une élucidation précise de ce qui constitue, en propre, le noyau religieux et son origine (Entstehung). Ce dernier terme désigne une condition de possibilité et non un commencement. Une origine n’est pas nécessairement un début et il ne saurait être question ici de décrire une évolution historique. D’ailleurs, le critère retenu est celui de la « simplicité« , donc de la proximité d’avec l’intuition centrale du religieux (« il est certain qu’elles (les religions) nous semblent d’autant plus divines que leur substance la plus intime est plus simple » p. 30). Un schéma évolutif appliqué à l’histoire des religions, discernerait, en revanche, dans la complexité du dogme un signe de « progrès ».

« Le principe fondamental de toute véritable religion est dans la nation de la fragilité du monde, et dans l’enseignement, qui en dérive, montrant comment on peut s’en libérer » (ibid.). Le vocable allemand retenu pour fragilité (Hinfälligkeit) est symptomatique. Wagner le préfère à contingence (Zufälligkeit), c’est-à-dire conviction rationnelle que le monde aurait pu être autre, ou ne pas être. Ce second terme, s’il avait été choisi, impliquerait la conscience intellectuelle d’une précarité de l’Être. Il déboucherait aisément sur un savoir théologique, qui objectiverait une représentation de Dieu, premier principe, ce Dieu dont Nietzsche dira qu’il serait fort peu divin, s’il devait prouver son existence[25]. La religion ne naît pas du raisonnement, mais de l’expérience existentielle, du déchirement et de la souffrance, qu’illustre, d’une façon très emblématique, pour Wagner, le corps pantelant du Christ, douloureux et salvateur à la fois. La religion est ouverture et non présence. La critique kantienne du savoir théologique exerce ici son effet, et la foi est révélation du divin, plus que de Dieu (toutes les expressions théologiques traditionnelles, comme “fils de Dieu”, sont ici placées entre guillemets). Elles n’ont de valeur que métaphorique, pour désigner ce qu’a d’improbable cette conversion de la volonté de vivre en sacrifice et compassion universelle.

Une typologie des religions est établie par Wagner, au regard de ce noyau essentiel : le brahmanisme est privilège de caste, le bouddhisme, aux intuitions initialement justes, lui emprunte une théologie inutilement complexe et se réduit finalement à une sagesse, quelle qu’en soit la sublimité. Le Christianisme est universel et se déploie à la lumière d’un divin, qui s’incarne en son fondateur. Il est à remarquer que cette caractérisation wagnérienne ne s’appuie sur aucune considération dogmatique, parce que le dogme est à la fois adultération de ce contenu originel et instrumentalisation politique. Wagner introduit ici quelques notations historiques : jusqu’au III° siècle, les hérésies se multiplient, dans l’anarchie la plus totale et aucune orthodoxie ne se fait jour. L’Église est conduite à faire prévaloir, dans ces croyances foisonnantes, ce qui conforte son autorité (l’image d’un Dieu transcendant et tutélaire) et à édicter un Credo impératif. La judaïsation du Christianisme en est la contrepartie (au Christ souffrant, on substitue le juge vétilleux et vengeur de l’Ancien Testament, « à l’usage des empereurs romains et des bourreaux de l’Inquisition »). La mise en perspective et la périodisation de Wagner ont une portée historique réelle. Le Concile de Nicée (525) fixe impérativement ce qui est à croire, et des notions métaphysiques, comme la consubstantialité, sont introduites sans rapport avec le Mystère initial. Le Concile de Constantinople, peu après, précise le dogme de la Trinité, et celui d’Ephèse (en 431) proscrit “de professer, d’écrire ou de composer une confession de foi autre que celle définie par les Saints Pères, réunis à Nicée avec le Saint-Esprit[26]. Le texte de Wagner rompt manifestement avec l’essence de la foi chrétienne, toutes confessions confondues, puisque les protestants admettent également comme tradition l’autorité de ces conciles.

Dans cette récusation de la tradition, assimilée à un verrouillage idéologique, Wagner occupe une place originale, et cela par rapport à l’entreprise de démythologisation, présente chez certains penseurs de son époque. Un auteur comme David Strauss, précurseur de Renan, entreprend semblable déconstruction de la théologie, mais il œuvre à l’intérieur d’une problématique hégélienne. Les mythes sont présentés par Strauss comme autant de figures progressives de l’Esprit, et le christianisme, assomption de la subjectivité, y est conçu comme l’ultime et supérieure manifestation de la religion, une « religion de la sortie de la religion », pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet. La supériorité du christianisme pour Wagner réside dans la seule annonce universelle d’un « royaume de Dieu », négation du vouloir-vivre. L’expérience du divin est cette révolution mentale par laquelle les lois de la nature (et notamment la primauté du vouloir-vivre) sont, non pas abrogées, mais « aufgehoben« , c’est-à-dire transfigurées par la conscience de leur caducité. L’enchantement du Vendredi Saint n’est pas une fuite, parce que le salut est immanent au monde. Wagner est ici pleinement disciple de Schopenhauer, qui proclame un « dogmatisme immanent[27]

Il confronte ensuite cette appréhension du divin à la définition rigoureuse de la fonction artistique : « Ce que nous entendons en général par « efficacité artistique », nous pourrions le désigner comme mise en forme du figurable ; ce qui voudrait dire que l’art s’empare de l’aspect figurable d’un concept, aspect sous lequel celui-ci se présente à l’extérieur de la sphère de l’imagination Par la transformation de ce symbole, auparavant à usage purement allégorique, en une figure achevée qui inclut le concept dans sa totalité, l’art élève le concept au-delà de lui-même au statut de révélation. Notre grand philosophe le dit de manière très pertinente au sujet de la forme idéale de la statue grecque : en elle, l’artiste montre pour ainsi dire à la nature ce qu’elle a voulu mais qu’elle n’a pas pu réaliser complètement. Et, conclut-il, c’est en cela que l’idéal artistique dépasse la nature » [28]. Nous sommes au cœur du texte, au point focal du raisonnement. L’esthétique proposée par Wagner est éminemment schopenhauerienne : elle repose en effet sur l’opposition, développée dans le Monde comme volonté et comme représentation, entre le concept (Begriff) et l’Idée (künstlerische Ideal). Il n’est ici ni possible, ni opportun d’exposer la conception proprement métaphysique de l’Idée comme “objectivité immédiate de la Volonté” d’une tonalité assurément platonisante (Wagner en effet ne fait pas intervenir explicitement cet aspect). En revanche, il est plus important d’analyser les opérations mentales qui sous-tendent la distinction concept/idée, serait-ce au prix d’une approximation pédagogique. Le concept est un ensemble de relations qui définissent sa compréhension et son extension, à partir d’une abstraction opérée sur les données sensibles. Il n’a aucune valeur artistique (les Vieux Souliers aux lacets de Van Gogh ne livrent aucune information sur les relations que tisse l’objet avec le milieu, les techniques de fabrication etc.. pour reprendre le fameux exemple de Heidegger). En revanche, l’Idée est l’objet de la contemplation esthétique et Schopenhauer lui confère l’éternité. Soit l’Idée d’Homme : les sciences naturelles demeurent au niveau du concept, en décrivant une évolution, qui doit tout à l’examen comparatif de la complexion des préhominiens. Mais à partir de quand peut-on dire qu’il y a effectivement homme ? L’australopithèque est déjà un modeste producteur d’outils, mais n’a pas la conscience de la mort. Ce ne peut être qu’en vertu d’une Idée archétypale, qui ne dépend pas de la conceptualisation de l’évolution, puisqu’elle en permet l’appréciation. L’Idée est d’une durée indéfinie, bien que l’espèce puisse disparaître. Schopenhauer écrit : « l’art est la contemplation des choses indépendantes du principe de raison« , puisque ce principe – la causalité- n’intervient que dans la mise en relation conceptuelle, limitée au phénomène (ici la succession des espèces). Illustration de cette relation de l’art à l’Idée, la sculpture grecque idéalise la forme humaine, et cela est une Idée du divin (« la définition d’une notion de Dieu est, elle, abandonnée à leurs philosophes » p. 34). Jacqueline de Romilly a souligné, avec une profonde simplicité, cette stylisation de la figure humaine, dans l’art grec [29] : la peinture des adieux d’Hector à Andromaque, au chant VI de l’Iliade est dénuée de toute notation psychologique superfétatoire : « On peut relire le texte en entier : à travers les gestes concrets…tout y exprime des sentiments fondamentaux, ou, si l’on préfère intemporels. »

Le Christianisme disposait d’une représentation sublime : « la figuration anthropomorphique du divin s’indiquait d’elle-même : ce corps étendu sur la croix, au milieu des souffrances terribles, représentant la somme de tout amour, et de toute commisération suprême… qui entraînaient irrésistiblement à une compassion elle-même suprême, à une profonde adoration des souffrances, par la destruction de toute volonté égoïste » (p. 35). Dans cette exaltation de la souffrance assumée, il n’est, et pour cause, aucune référence aux “promesses” de l’Ancien Testament, voire à l’époque et au lieu où vivait le Christ (Wagner doute que le Galiléen ait été juif, par antijudaïsme, mais plus profondément par refus de l’Histoire elle-même et désir d’accéder à l’Idée intemporelle du salut. Il professe parfois une indifférence méprisante à l’égard de l’historicité du Christ : “Nous pouvons abandonner tout ce qui concerne le personnage historique du Sauveur à l’historien » p. 59).

L’édification du dogme substitue à cette fascinante intuition l’image peu artistique d’un Père transcendant « idée inspirée par le despotisme de confondre ce divin crucifié avec le créateur du ciel et de la terre des Juifs » (p. 35). Cette même image est particulièrement prisée de « Messieurs les aumôniers militaires » (p. 60).

Devenu outil théologique, l’art dégénère en allégories qui n’émeuvent plus. Wagner évoque, avec une ironie décapante, un bas-relief du portail de l’église Saint Kilian, à Würzburg. Il s’agit d’une effigie de l’Immaculée Conception « Le bon Dieu, qui apparaît sortant d’un nuage, infuse, au moyen d’un roseau, l’embryon de Jésus dans le corps de Marie » (p. 37) (la ville ayant fait l’objet de destructions massives en 1945, il semble qu’Otto Sonnleitner ait reconstitué une allégorie voisine et aussi lourdement didactique, en 1967). Ici, règne « l’artificiel, dans le maniéré, décadence, que nous avons taxée d’odieuse ». Wagner oppose à l’allégorie “l’intervention rédemptrice de l’efficacité de l’art qui idéalise” et choisit, comme exemple emblématique de ce pouvoir, la Madone Sixtine de Raphaël, à la Gemälde Galerie de Dresde. « Ce tableau de Raphaël… nous fait voir l’accomplissement du miracle divin dans la mère virginale, qui se dresse transfigurée, avec son fils nouveau-né… Et nous y voyons, de nos propres yeux, ce miracle, pur et facilement intelligible, infiniment adéquat aux expériences les plus nobles de notre vie, et pourtant infiniment élevé au-dessus de toute expérience imaginable ». La seconde phrase indique la parenté évidente entre l’idéalisation grecque, un idéal “qui dépasserait la nature même” en montrant à celle-ci ce « qu’elle a voulu mais non pu faire  » (p. 34) et la parenté évidente entre l’idéalisation grecque, un idéal “qui dépasse conversion de l’Immaculée Conception en schème universel. Ici, le dogme ne peut être saisi rationnellement, ce que tentait pitoyablement de faire l’allégorie. L’artiste authentique, comme Raphaël, qui ne peut “ni l’imaginer ni le comprendre”, bâtit une métaphore de la conversion du vouloir-vivre en consentement : la naissance, qui déroge aux lois de la biologie, figure le caractère surhumain de cette métamorphose, et les putti, angelots pensifs, du bas de la composition, en soulignent simultanément l’aspect improbable et l’idéalité.

L’œuvre ne saurait être allégorie, mais symbole, au sens précis que lui confère l’étymologie (le sumbolon grec est un objet brisé en deux, servant à la reconnaissance mutuelle, par coïncidence des parties), c’est-à-dire inhérence de ce qui est signifié à ce qui signifie[30] . Comment ne pas penser ici à toute la discussion théorique qui a eu pour arrière-plan le commentaire du “Laocoon et ses fils” (Musée Pio Clementino au Vatican) et jalonne tout le XIXème siècle (Lessing, Goethe, Schiller et même Schopenhauer) ? Le précepte classique, celui de Winckelmann, du Ut pictura poesis (la poésie comme la peinture) supposait, dans la perspective de l’allégorisme, que les arts fussent autant de traductions parallèles, à travers des matériaux différents, de significations semblables. Pourquoi, alors, les traits choisis par le poète, comme Virgile, dans le livre II de l’Enéide (par exemple, la douleur à son acmé) ne peuvent-ils être retenus par le sculpteur (la bouche béante de l’homme qui souffre est, pour lui, laide) ? Ce ne peut être que parce que la matière impose la forme et le message.

Wagner dessine en conséquence un tableau de l’évolution comparée des expressions artistiques, sur la base de cette solidarité organique du sens et de ce qui le signifie. La poésie, prisonnière du “concept verbal” (p. 45) ne peut aisément se libérer du dogme. Dante n’est créateur original que « là où il peut tenir le monde intellectuel éloigné du dogme« . Il en va de même pour la peinture. De plus, Wagner affirme que la Renaissance picturale ne put représenter un retour effectif à l’idéal antique, en dépit de la promotion de portraits fortement individualisés, parce que les représentations religieuses des Grecs ont perdu toute pertinence.

La musique « seul art absolument adéquat à la foi chrétienne« , d’autant que l’Antiquité ne lui fut d’aucun secours, peut renouer avec le noyau intemporel du divin, parce qu’elle ne s’embarrasse d’aucune référence objective, donc ne court pas le risque de l’allégorie : « La peinture dit : ‘Cela signifie’. Mais la musique nous dit ‘Cela est’…parce qu’elle supprime tout désaccord entre la notion et le sentiment, et que ses sonorités incomparables à rien de réel, toutes dégagées du monde des phénomènes, saisissent notre âme comme par la grâce. Par cette particularité sublime, il devait nécessairement être réservé à la musique de se séparer tout à fait de la définition du concept verbal : la musique la plus vraie accomplit cette séparation, à mesure que le dogme religieux devenait un jeu frivole de la casuistique jésuitique ou de l’avocasserie rationaliste. » A la musique appartient donc la mission de régénérer des arts que l’histoire a rendu trop allégoriques. Edouard Sans rappelle cette anecdote, rapportée par Romain Rolland : au Festival de 1876, alors que Malwida von Meysenbug usait de sa lorgnette pour suivre une scène, deux mains s’appuyèrent sur ses yeux, et la voix de Wagner lui dit impatientée « ne regardez donc pas tant, écoutez » [31]

Nous proposerons deux conclusions :

On a douté de la valeur philosophique, et même de la cohérence des écrits théoriques de Wagner, au mépris de l’importance qu’il leur accordait, avec la plus grande conviction. Il suffit de relire la lettre à Uhlig du 16 septembre 1849, alors qu’il ne faisait qu’entreprendre la rédaction de ses essais[32] . L’étude du texte établit que Wagner maîtrisait les références sollicitées. Il n’y a pas lieu de rappeler ici les avatars complexes de la réception de la pensée schopenhauerienne[33], mais en dehors de ce que Safranski appelle un « conventicule[34] de disciples, souvent méprisés par lui, Schopenhauer ne fut longtemps connu qu’à travers la thèse d’un pessimisme sommaire, et ses travaux tardifs, au titre grec significatif : Parerga et Paralipomena (travaux annexes et ce qui est laissé de côté), qu’il décrivait à son éditeur Brockhaus comme une « philosophie pour le monde » pouvant se prêter à une lecture superficielle. Wagner assume avec profondeur et intelligence les thèses du Monde comme Volonté et comme Représentation.

Il suffit pour se convaincre du sérieux de sa culture de lire la Joie de vivre de Zola, texte pratiquement contemporain de Religion et Art. Huysmans ne s’est pas trompé en soulignant la méconnaissance du philosophe par le romancier[35]. Certes, si l’on reprend la distinction célèbre de Kant entre une pensée architectonique (architecturée en fonction de principes) et une démarche rhapsodique et non philosophique, on peut dite que les variations profondes et connexes de l’œuvre rhapsodique de Wagner sont celles d’un penseur, plus que d’un philosophe. Le titre de l’ouvrage majeur d’Henri Lichtenberger est à ce titre particulièrement juste : Wagner; poète et penseur.

Sa démarche est, répétons-le, une quête du divin plus que la recherche de Dieu. L’éblouissement de la Révélation (et Offenbarung comporte offen, ouvert) est l’ouverture à ce que Heidegger appellera la question de l’Etre : pourquoi l’étant plutôt que rien ? Le nom “Dieu” est toujours ici une réponse seconde et imparfaite. En ce sens, Wagner rejoint ses propres sources :

-Dans le Faust de Goethe (Marthens Garten), à la Gretchenfrage « Dis-moi quelle religion as-tu ?« , Faust répond « Comment nier ce qui contient tout, ce qui soutient tout ? » mais se refuse à produire un concept de Dieu, ou simplement une énonciation : « Mais je n’ai pour cela aucun nom. Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée, qui nous voile l’éclat des cieux » (vers 1147-1150).

– Dans l’Orestie, le chœur récite ces vers, où Jacqueline de Romilly voit un symbole de l’accueil grec à toutes les religions : « Zeus, quel que .soit son vrai nom, si celui-ci lui agrée, c’est celui que j’appelle » (Agamemnon, vers 160 à 162).

logo_cercle rw  JLF in WAGNERIANA ACTA  2008 @ CRW Lyon

Notes :

[1] Wagner au jour le jour. Idées Gallimard. 1976, p.276

[2] op. cit. page 280

[3] Dans les Bayreuther Blätter, une rubrique régulière Stimmen aus der Vergangheit, faite essentiellement de textes émanant de Goethe et Schiller, sur la mission éminente de l’art.

[4] Richard Wagner, sa vie, son œuvre, son siècle. Fayard. 1991, p. 770

[5] Wagner au jour le jour. p. 274

[6] Correspondance (1880-1882), R et C. Wagner / Arthur Gobineau. Librairie Nizet. 2001, p. 49

[7] Religion et Art. Œuvres en prose. Traduites en français par J. G. Prod’Home et Dr phil. F. Holl. Tome XIII. Editions d’aujourd’hui. 1976, p. 86. Nous indiquerons désormais la page du texte évoqué dans le corps du développement. Nous utiliserons également le texte allemand en nous référant à l’édition du « Beigabe fur die Abonnenten, des Jahrganges 1881 der Bayreuther Blàtter. Im Verlage 1881 der Bayreuther Patronatvereines ». Cette édition allemande ne sera sollicitée que lors que la traduction nous semble défectueuse, ou quand les termes renvoient à une philosophie particulière, comme le kantisme ou l’esthétique de Schopenhauer

[8] Richard Wagner. Op. cit. p. 774

[9] Ma Vie. Buchet Chastel. 1983, p. 226

[10] On peut consulter, pour une juste compréhension de ces thèmes ici allusivement évoqués, la très érudite introduction de D. Loayza à l’Orestie. Garnier Flammarion. 2008. p. 7 à 102

[11] Le voyage d’Italie dans les littératures européennes. Marie-Madeleine Martinet. PUF 1996. p. 166 à 179

[12] L’Occhio di Napoli. Raffaele La Capria. Milan 1994. Traduction JC Zancarini pour Gallimard

[13] Wagner, poète et penseur. Ed. Claude Tchou. 2000, p. 302-338

[14] Pour une appréhension plus précise de ces thèmes : Kant-Lexikon . Rudolf Eisner. Gallimard 1999, p. 799 à 802. Nous n’ignorons pas la possibilité, pour Kant, d’une connaissance a priori comme dans les mathématiques (Op. cit. p. 184). Mais cela demeure inconnu de Wagner.

[15] Fondements de la métaphysique des mœurs  Hatier 1968, p. 31

[16] Rousseau, Kant, Goethe. Deux essais. Ernst Cassirer. Belin. 1991, p. 95 à 133

[17] Critique de la faculté de juger. Folio 1996, p. 129-130

[18] Goethe. La fatalité poétique. Flammarion 1998, p. 449

[19] Goethe La nostalgie de la lumière. Belin 2007. Chapitre XXI, p. 361 à 377

[20] Wagner. Gregor Dellin op. cit p. 313 :  » C’est à peine que l’on a tenté de se frayer un chemin à travers cette prose touffue et si l’on en a extrait d’avantage que quelques axiomes imprimés en italique, déclarations programmatiques, formules et lieux communs « .

[21] Parerga II § 177. Sur le Christianisme. Flammarion. 1996, p. 85

[22] Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey. 1999. Tome I p 85.

[23] Artiste/artisan ? Union centrale des Arts décoratifs. 1977, p. 9 à 11. Le Moyen Age élabore certes, une théorie du Beau, comme le soulignent Jacques Maritain dans Art et scolastique (Desclée de Brouwer. 1965) et Umberto Eco, dans Art et Beauté dans l’Esthétique médiévale (Grasset 1977). Cela n’implique pas, pour autant, une appréhension de l’originalité du mode de production artistique.

[24] Les Voix du Silence. Gallimard, p. 51 à 52

[25] Dieu sans l’Etre. Jean-Luc Marion. Fayard. 1982, p.55

[26] Texte cité par François Bluche La Foi chrétienne. Histoire et doctrines. Editions du Rocher. 1996, p. 72. La perspective cavalière, ici formulée, s’autorise de l’historien protestant.

[27] Schopenhauer. Edouard Sans. PUF. 1993, p. 31 à 33. Commentaire de cette expression

[28] Traduction effectuée par M. Y. Saint-Jean-Vitus, professeur agrégé d’allemand, qui enseigne à l’Université de Besançon. Nous l’en remercions vivement. La traduction initiale (note 7) était très défectueuse, tout particulièrement dans les distinctions conceptuelles, dont il va être question.

[29] Pourquoi la Grèce ? Editions de Fallois. 1992 p. 31 à 34

[30] Dictionnaire technique et critique de la philosophie. André Lalande. PUF. 1972, p. 37-38 « on parlera d’allégories à propos du blason, du Roman de la Rose ou de la Carte du Tendre…et de symbole, à propos de Faust, du Moïse de Vigny…de toute l’œuvre de Wagner « .

[31] Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne. Editions Universitaires du Sud. 1999, p. 138

[32] Wagner. Gregor Dellin. Op. cit. p. 3

[33] Schopenhauer et la création littéraire en Europe sous la direction d’Anne Henry. Klincksieck. 1989, p. 15 à 38

[34] Schopenhauer et les années folles de la philosophie. PUF 1990, p. 413

[35] La Joie de vivre. Garnier Flammarion. 1974, p. 363-364. Lettre de Huysmans en date du 15 mars 1895