L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

TRISTAN ET ISOLDE, WWV90

Tristan und Isolde, WWV90

LES ARTICLES THEMATIQUES

QU'EST-CE-QUE L'ACCORD DE TRISTAN ?

par Nicolas CRAPANNE

 

MVRW Accord de Tristan

Sur un seul accord on aura tout (ou presque) dit et écrit, des analyses musicologiques les plus savantes aux « dérapages » les plus « fumeux ». A croire qu’en lui seul le premier accord de la partition (soit le premier « son » de la troisième mesure, situé dans le prélude) résume toute l’ambiguïté et la modernité de l’œuvre wagnérienne.

Il est vrai pourtant qu’avec l’expression de la dissonance de cet accord, Wagner pousse les limites de la tonalité à leurs extrêmes, ouvrant par là la porte aux nouveaux langages musicaux qui seront utilisés par les compositeurs du tournant du siècle dernier, en particulier l’Ecole de Vienne. Arnold Schönberg considérait la musique de Tristan comme la source de la musique moderne.

Avec « l’accord de Tristan », c’est à la fois le crépuscule d’un certain mode d’expression musical ainsi que l’aube d’une ère artistique nouvelle que Wagner fait résonner à son orchestre.

 

 

Et pourtant, Wagner n’est pas le premier compositeur à employer ce fameux accord…

Dès la création de Tristan et Isolde le 10 juin 1865 au Hoftheater de Munich, cet accord qui ouvre la partition a autant dérouté qu’il a fasciné son auditoire.

Audacieux, ambigu, novateur, les premiers spectateurs de Tristan n’auront pas manqué réagir, avec des critiques parfois teintées de scepticisme tant ils n’arrivaient pas à comprendre ni la nature ni la portée de cette audace..

Et pourtant Wagner n’est pas le premier compositeur  à exploiter cet accord (quatre notes, fa, si, ré dièse et sol dièse, soit à partir d’une note basse, une quarte augmentée, une sixte mineure et une seconde majeure) duquel émerge la fascination tant il est complexe à exploiter dans une partition.

En leur temps, Ludwig van Beethoven en 1802 (sonate n°13 en mi B majeur op. 31), Frédéric Chopin en 1831 (ballade pour piano n°1) ou bien encore Robert Schumann en 1850 (concerto pour violoncelle, op.129), avaient emprunté l’utilisation de ces mêmes notes dans leurs créations respectives.

Mais ce qu’il a de novateur dans l’utilisation que fait Wagner de cet accord, c’est le développement de la résolution harmonique de ce son qu’il réussit à bâtir dans tout le prélude de  Tristan

 

Ce n’est pas tant une question de son, mais également de rythme et de silence…

« La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence »
(Miles Davis)

L’effet prodigieux réalisé par Wagner de cet accord, c’est qu’il découpe, pose puis développe celui-ci sur quatre mesures, celles de l’ouverture précisément. Et expose finalement sur quatre mesures tout le drame… qui va se jouer sur près de cinq heures (si l’on suit la version de Leonard Bernstein qui a enregistré l’œuvre en suivant scrupuleusement les indications de rythme laissées par le compositeur sur la partition).

Wagner appuie particulièrement le quatrième « son » de son prélude (le fameux accord) par la ponctuation rythmique : l’appogiature réalisée par ce son – normalement utilisée de façon « brève » soit comme une transition – est justement utilisée de manière « longue », ce qui renforce l’effet d’instabilité. Et Wagner ne résout le problème posé par l’exposition de l’instabilité que deux mesures après, dans l’exposition de l’accord de si.

Comme s’il fallait attendre le dénouement d’une problématique pour assister à sa résolution. Une sorte d’équation mathématique qui reste en suspend et attend sa résolution finale dans le dernier énoncé. L’amour de Tristan et Isolde – problématique au demeurant car s’il n’y avait que l’expression de la vengeance d’Isolde, mais il y aura après la présence « gênante » de « l’époux de trop » ! – ne pourra se résoudre « simplement » de leur vivant, seul la mort saura abriter en son sein cet accomplissement.

 

Trois notes pour Tristan, Isolde, et la résolution de leur amour dans la mort

Si l’on fait une synthèse de toutes les explications musicologiques qui ont été écrites au sujet de ce fameux accord (soit une cinquantaine environ d’après Jean-Jacques Nattiez), une analyse dominante persiste : trois temps dans l’exposition de l’accord de Tristan ainsi que sa résolution dans les quatre premières mesures pour personnifier musicalement Tristan, Isolde, et l’accomplissement de l’amour dans la mort.

Un saut de sixte mineure tout d’abord aux violoncelles : c’est la personnification de Tristan avec toute la chaleur, le lyrisme et la mélancolie du mineur pour le héros le plus tragique de toute la production wagnérienne. Tristan est le héros de la nuit, celui qui « hait le jour » durant près d’une demi-heure à l’acte III (« O dieser Sonne, ach dieser Tag ! »). Puis, par l’exposition du fameux accord, changement de clef à l’orchestre, c’est Isolde qui est incarnée : Wagner brouille les cartes, avec un accord vague, instable, incertain : c’est naturellement la magie du philtre préparé par la reine d’Irlande qui est à l’œuvre.

Puis, après nous avoir fait languir pendant la durée d’une noire pointée, la résolution finale de l’attente (Tristan attendra près de tout l’acte III pour que s’accomplisse l’amour dans la mort) par la résolution en si naturel : il faudra passer par le trouble, l’instabilité, la mort pour que s’accomplisse la réunion des amants dans la plénitude.

 

 

Le chromatisme, résolution ascendante de l’amour de Tristan et Isolde : l’équation est résolue.

Alors naturellement, il y aura plusieurs expositions de l’ « accord de Tristan » tout au fil de la partition : à l’acte I lorsqu’Isolde tend le philtre d’amour à Tristan et que les deux protagonistes partagent la coupe qui contient leur malheur à venir, au second lorsque les amants expriment leur sentiments coupables au cours de la longue scène d’amour… Mais à chaque fois, l’expression de la résolution de la problématique de leur amour coupable sera empêchée par des éléments extérieurs : l’arrivée du Roi Marke au premier, puis l’irruption de Melot au deuxième.

Dans le prélude, Wagner décompose l’exposition des quatre notes contenues dans les quatre premières mesures par des mouvements d’ascension chromatique : avec ce prélude, on est portés irrémédiablement vers le haut, avec des poussées de plus en plus violentes (crescendo à l’orchestre) dans une tension dramatique (et érotique) vers un certain climax qui n’est pas sans rappeler le développement des accords exposés dans les toutes premières mesures du prélude de Lohengrin.

Mais le prélude ne suffira pas à résoudre la problématique exposée dès les premières mesures.

Il faudra attendre le dénouement de l’action, soit à la toute fin de l’opéra, une fois exprimée la Liebestod d’Isolde pour que l’accord de si majeur résolve l’équation posée… cinq heures plus tôt !

NC

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