L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.
L'ANNEAU DU NIBELUNG (LA TETRALOGIE), WWV86
Der Ring Des Nibelungen, WWV86
LES ARTICLES THEMATIQUES
EN QUOI LE RING « DU CENTENAIRE » (1976) A-T-IL ETE REVOLUTIONNAIRE ?
par Nicolas CRAPANNE
On l’attendait comme une commémoration, ce fut un scandale. Un de ces scandales qui marquent profondément l’Histoire de la Musique, comme celle du Théâtre. Même si aujourd’hui ce que l’on nomme désormais avec autant de déférence qu’admiration « le Ring du Centenaire » appartient à ce que l’on appellerait l’ » ère sage » du Festival de Bayreuth, à l’époque le spectacle du tandem Boulez–Chéreau révolutionna non seulement l’Histoire de l’Opéra, mais toute celle du spectacle vivant. Retour sur … une Révolution française !
Le lieu : Bayreuth. L’année : 1976.
Année symbolique s’il en est, on s’apprête à fêter sur la Colline tout autant le Centenaire du Festival de Bayreuth que celui de La Tétralogie. Au lever du rideau sur L’Or du Rhin : un barrage. Sur le même barrage : trois prostituées gardant un butin. Stupeur du public. La provocation – ainsi est-elle du moins ressentie par l’assistance – ne s’arrêtera pas là. Les Nibelungen sont montrés devenus des mineurs avec casques sur la tête, les Dieux, un groupe d’aristocrates décadents et fainéants qui ne rentreront au Walhalla que sous la menace. Sifflets, vociférations, hurlements. Les épisodes suivants du Ring emmèneront les spectateurs plus loin encore : des jumeaux incestueux faits de chair et de sang aux ébats explicites, une forge du XIXème siècle, un dragon mécanique poussé par des machinistes à vue, des Gibichungen en smoking et robe du soir !
Au terme du premier cycle, l’équipe composée de Pierre Boulez à l’orchestre, de Patrice Chéreau à la mise en scène (avec ses acolytes le décorateur Richard Peduzzi, et le costumier Jacques Schmidt) reçoivent des menaces de mort s’ils ne retirent pas leur « œuvre » de l’affiche du Festival. La production tiendra bon pourtant. En 1980, après cinq étés, l’aventure se soldera par une heure et demie de rappel sur le rideau final du Crépuscule des Dieux. Le public est alors en délire. Pourquoi un revirement si démesuré (à la taille du Ring ) ? En 1980, le public… avait enfin » compris « .
Au début de l’aventure, les noms les plus prestigieux avaient évoqués par Wolfgang Wagner, alors à la direction du Festival, pour monter ce qui devait être LA production du siècle : Ingmar Bergman, Peter Brook, Peter Stein. Refus, désaccords. Il faut rechercher encore quelqu’un de taille à relever le défi.
C’est Pierre Boulez, qui déjà a accepté la direction de l’orchestre (il avait déjà dirigé Parsifal dans l’ « abîme mystique » de 1966 à 1970) qui, le premier, suggère le nom d’un total inconnu à l’administration du Festival : Patrice Chéreau. Un jeune metteur en scène jugé révolutionnaire pour son travail sur la scène du TNP. Un enfant terrible de la génération post-68. Mais, après tout, la révolution n’est-elle pas un concept typiquement français qui apporterait du » sang neuf » sur la Colline ?
C’est donc à une équipe totalement française qu’échoie la terrible épreuve de relever ce défi… et d’apporter l’adhésion entière du public. L’opéra ? Chéreau n’y connaît rien. Ou si peu… Il n’a mis en scène que deux ouvrages lyriques : un Offenbach, un Rossini. D’ailleurs, à vrai dire, l’opéra » l’ennuie « . Alors, Wagner !!! Le metteur en scène confiera (plus tard) que s’il avait déjà dans son adolescence assisté à un opéra de Wagner (La Walkyrie), il s’y était endormi ! Le principal a priori de Chéreau pour le monde de l’opéra, c’est que les chanteurs ne sont pas des acteurs. Sur les scènes de la Scala, de l’Opéra de Vienne, même du Met à New-York, on privilégie le chant, la musique au jeu d’acteur. C’est un défi que le metteur en scène se propose de relever, tant pour lui-même que pour Bayreuth. Après Chéreau, et son « coup de poing » de 1976 avec ce Ring « du Centenaire », plus rien ne sera comme avant sur une scène d’opéra.
Lorsqu’il débarque à Bayreuth, Chéreau a quatre mois devant lui pour faire répéter ses « chanteurs-acteurs » et leur faire passer le message qu’il compte apporter sur la scène du Festival avec sa Tétralogie. C’est peu, compte tenu de l’ampleur du travail sur l’écheveau ; malgré tout, le metteur en scène pourra compter sur eux. Indéfectiblement. Gwyneth Jones (Brünnhilde), en tête. Elle connaît sa partie parfaitement, elle connaît Bayreuth : la talentueuse soprano a déjà interprété le rôle de la vierge-guerrière dans la production du Ring de Wolfgang Wagner de 1970. L’artiste se montrera tout à fait à l’écoute des idées nouvelles du metteur en scène. « C’était passionnant que de travailler avec Patrice (Chéreau) » dira-t-elle plus tard. Avec Donald Mc Intyre (Wotan), ce sera la même confiance aveugle.
Le metteur en scène réunit ses futurs complices et leur raconte une histoire. Car le Ring c’est avant tout une histoire, un mythe, une fable que Wagner nous raconte sur près de seize heures de musique… et de théâtre. Chéreau veut revenir au plus près des indications de Wagner sur la partition. Et replacer l’œuvre (le mythe) dans le contexte historico-politique du compositeur. Le metteur en scène replace donc l’action de la tétralogie en plein milieu du XIXème siècle dans une ère industrielle qui cherche ses repères, qui génère des richesses comme de la pauvreté ; aux débuts du capitalisme (dénoncé par Wagner, le révolutionnaire des barricades de 1848, ami de Bakounine) qui mène à la convoitise, à la corruption, à la glorification de la richesse sur l’amour. Y a-t-il un sujet plus intemporel, plus actuel ? Non. Chéreau, en remplaçant l’action dans le contexte originel de sa création avait, avec le regard neuf d’un enfant qui se plonge dans un beau livre d’images, « tout » compris à son Ring. Le choc pour le public si conservateur et privilégié de Bayreuth viendra peut-être de ce qu’il verra sur scène… ce qu’il ne voulait pas voir dans sa réalité du quotidien.
Fi donc des cabanes en bois dans lesquelles on se bat en peaux de bêtes, des Palais des bords du Rhin où l’on se jure serment, coupe d’hydromel à la main, des profondeurs vaseuses du Rhin ou bien des dragons cracheurs de feu perdus dans des forêts tantôt réalistes (Ring façon 1876) ou abstraites (Ring revu à partir des années 30 jusqu’aux années d’après-guerre). Dans les superbes décors de Richard Peduzzi, Patrice Chéreau, loin des abstractions du « Nouveau Bayreuth » de Wieland Wagner, évoque un contexte universel et commun à toutes les sociétés industrielles de la seconde moitié du XIXème siècle avec son barrage hydraulique (et ses prostituées façon East End), des mines de charbon façon Germinal, l’univers glauque des premiers docks de New-York, ou bien encore un palais néo-classique fait de bric et de broc, la demeure des dieux, un » autre » Walhalla.
Chéreau ne sera pas le seul à bénéficier des injures de la presse et de l’hostilité du public. Pierre Boulez, qui s’était donc déjà illustré sur la Colline dans « sa » version de Parsifal entre 1966 et 1970 va encore plus loin dans sa quête de transparence et de clarté de l’orchestre. Une limpidité qui rend hommage aux solos des instruments dans ce que l’on a plus tard qualifié de version « de musique de chambre » de La Tétralogie. Le talentueux chef d’orchestre se verra même opposer une partie de l’orchestre du festival qui, pendant les répétitions, fera grève… pour protester auprès de Wolfgang Wagner et obtenir l’autorisation… de pouvoir jouer plus fort !
Loué soit alors le directeur du Festival qui donne les pleins pouvoirs au chef pour diriger « sa » conception de l’immense fresque wagnérienne. Avec le succès et la reconnaissance du public… quelques années après.
Lorsque, au lendemain de la Première, Patrice Chéreau est » convoqué » par Winifred Wagner (qui n’est plus en charge de la direction du Festival, mais qui règne encore sur celui-ci dans l’ombre), le metteur en scène confiera avoir éprouvé une appréhension comme rarement auparavant. Lorsque la vieille dame – qui avait, en son temps, épaulé son mari Siegfried, le fils même du compositeur, dans la mise en scène de La Tétralogie – se retournera vers lui, celle-ci manifeste au jeune metteur en scène qui n’a encore que trente-et-un ans toute sa colère. Puis, se ravisant, elle libérera sa fureur dans un éclat de rire salvateur en lui disant « Well… isn’t it better to be furious than to be bored ? »
Le pari était gagné.
NC
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