Cette section présente une série de portraits biographiques de ceux qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’édification de l’œuvre wagnérienne. Des amitiés ou des inimitiés parfois surprenantes ou inattendues, des histoires d’amour passionnées avec les femmes de sa vie, parfois muses et inspiratrices de son œuvre, mais également des portraits d’artistes (chanteurs, metteurs en scène, chefs d’orchestre…) qui, de nos jours, se sont “appropriés” l’œuvre du compositeur et la font vivre différemment sur scène.
CHEREAU Patrice
(né le 2 novembre 1944 – décédé le 7 octobre 2013)
Metteur en scène
Né à Lézigné (Maine-et-Loire), la famille de Patrice Chéreau s’installa à Paris au début des années 1950, à l’angle de la rue de Seine et de la rue des Beaux-Arts. A cette époque, son père et sa mère dessinaient des tissus pour les couturiers. Ils lui apprirent à dessiner. Déjà le goût du costume s’introduisait dans l’évolution du jeune garçon.
Puis en 1962, les Chéreau s’installèrent définitivement sur la rive droite où le père reprit la peinture, qu’il avait abandonnée pendant presque vingt ans. L’argent manquait souvent, mais les enfants furent épargnés par les soucis.
Néanmoins, c’est un caractère ombrageux qui semble dominer la personnalité du jeune homme ; un bouillonnement qui avait sans doute besoin d’un exutoire… Il le trouve -ainsi que sa vocation- à Louis-le-Grand, grâce à l’atelier théâtre du lycée. Il y passa d’ailleurs le plus clair de son temps, s’essaya tour à tour au jeu d’acteur ou bien encore à la mise en scène avec ses condisciples : Jérôme Deschamps, Jacques Schmidt, son futur costumier “attitré”, et Jean-Pierre Vincent.
Durant ses années de formation, Patrice Chéreau hanta pour ainsi dire les salles obscures : celle de la Cinémathèque notamment, où il découvrit Orson Welles et l’expressionnisme allemand, deux écoles qui allèrent marquer de leur influence l’œuvre future de l’artiste. Il poursuivit ensuite des études de lettres classiques et d’allemand et, comme la plupart de ses compagnons, s’engagea dès le début dans un théâtre politique où il pouvait afficher ses positions affirmées.
Chéreau devint ensuite animateur de troupe à Sartrouville en 1966 jusqu’à la faillite de celle-ci en 1969. Il s’engagea alors au Piccolo Teatro de Milan auprès de Strehler, qu’il considéra comme son maître. Parallèlement, c’est à cette période qu’il se lança dans la mise en scène d’opéra (L’Italienne à Alger de Gioachino Rossini sous la direction musicale de Thomas Schippers au Festival des Deux Mondes de Spolète).
Mais il lui faudra attendre les années 70 pour que, arrivé à une certaine maturité, Chéreau ne concrétise vraiment ses grandes réalisations, tant sur les scènes de théâtre et d’opéra que sur les plateaux de tournage de films. Ainsi dirigea-t-il conjointement le TNP de Villeurbanne avec Roger Planchon de 1971 à 1977, tout en s’essayant au cinéma. Dès 1975 il réalisa La Chair de l’orchidée, avec Charlotte Rampling.
Mais pour tout wagnérien, le nom de Chéreau rime irrémédiablement avec l’immortelle production de La Tétralogie “du Centenaire” de 1976 au Festival de Bayreuth, l’un des plus grands scandales qu’ait connus la Colline verte depuis le début de son histoire.
En effet, pour ce Ring “emblématique”, Wolfgang Wagner, alors directeur du festival, fit appel – non sans se heurter à la résistance véhémente de l’arrière-garde wagnérienne – à une équipe française (un affront si l’on considère les relations “difficiles” que Richard Wagner entretint toute sa vie avec la France) pour donner sur scène une totale relecture de l’épopée wagnérienne. Finis les naïades et les casques à cornes si chers aux puristes, finie l’abstraction emblématique de l’art de Wieland Wagner : à toutes ces versions devenues poussiéreuses, le tandem Pierre Boulez-Patrice Chéreau opposa l’épopée de Wagner sous l’angle de l’expressionnisme. Ainsi, La Tétralogie fut revue sur fond de la société industrielle et capitaliste du XIXème siècle, fidèle malgré les apparences en tous points en ce sens à l’esprit d’un Wagner socialiste et anarchiste prônant la lutte sur les barricades de 1848 aux côtés de Bakounine. Si sa mise en scène causa un scandale lors des premières représentations en 1976, elle fut saluée par quatre-vingt-cinq minutes d’applaudissements et cent un levers de rideau lors de la dernière représentation.
Encart (anecdote Siegfried « doublé » à Bayreuth, Le Monde, 24 août 1977)
Le 20 août 1977, pendant une représentation de Siegfried, René Kollo, qui tenait le rôle titre, se cassa un pied au cours d’une partie de pêche. Il fut remplacé par Patrice Chéreau sur scène, puisque le ténor n’avait pas de doublure. Chéreau « mima » le rôle sur scène, pendant que le ténor interprétait la partie chantée depuis les coulisses. Les deux Siegfried vinrent saluer à l’issue du spectacle.
Mais Chéreau n’était pas homme à s’arrêter à un succès, si flamboyant fut-il. D’autres défis l’attendaient. Avec un retour au cinéma tout d’abord, où il tourna Judith Therpauve avec Simone Signoret. Puis il reprit ses fonctions de directeur de théâtre à partir de 1982 au théâtre des Amandiers, où il forma un tandem exceptionnel avec Bernard-Marie Koltès (créant notamment Combat de nègre et de chiens). Pour le bonheur de son public, et avec une rare intelligence, il sut alterner le répertoire classique (Marivaux, Mozart) et le contemporain. Il développa son style, basé notamment sur une expression corporelle forte et tourmentée.
Comme d’autres grands avant lui, tel Jean Vilar, il engendra une nouvelle école de comédiens. Parmi eux : Valéria Bruni-Tedeschi, Vincent Perez, Agnès Jaoui, Pascal Greggory. Des noms d’inconnus d’alors qui résonnent aujourd’hui comme des icônes. Patrice Chéreau obtint en 1984 le César du meilleur scénario avec L’Homme blessé, qui révéla Jean-Hugues Anglade dans le rôle délicat d’un jeune homosexuel tourmenté.
À la fin de la saison 1989-1990, Chéreau quitta le théâtre des Amandiers et se consacra presque exclusivement à l’opéra (Wozzeck, de Berg, 1993 ; Don Giovanni, de Mozart, 1994) et à la préparation d’une grande fresque cinématographique, la Reine Margot, puis à la réalisation d’un nouveau film Ceux qui m’aiment prendront le train.
Les années 2000 ne furent pas moins riches : Jusqu’à sa mort, Chéreau prit des risques, fit évoluer l’art cinématographique et théâtral, et ne céda jamais à la facilité.
Ainsi en 2005, avec Gabrielle, adapté d’une nouvelle de Joseph Conrad, il créa un huis clos sépulcral, porté par des dialogues énigmatiques, et développa une esthétique qu’on a qualifiée de post-moderne, alternant le noir et blanc et la couleur et utilisant des cartons de cinéma muet. Le film reçut deux Césars. Comme toujours dans la carrière de Chéreau, le parti pris de l’audace a rimé avec succès. Le théâtre, quant à lui, ne fut pas en reste, puisqu’il reçut également plusieurs Molière.
Quant au domaine lyrique, il travailla avec les plus grands : en 1992 Wozzeck d’Alban Berg, sous la direction musicale de Daniel Barenboïm avec la soprano Waltraud Meier (qui dès lors demeura sa muse jusqu’à la fin de sa vie) ; en 1994, Don Giovanni de Mozart pour le Festival de Salzbourg de nouveau sous la direction de Daniel Barenboïm, avec Cecilia Bartoli ; en 2005, Cosi fan tutte de Mozart sous la direction musicale de Daniel Harding ; en 2007, De la maison des morts de Leoš Janáček où il retrouva Pierre Boulez ; la même année, Tristan et Isolde de Richard Wagner à la Scala de Milan, dirigé par Daniel Barenboïm, avec la soprano Waltraud Meier dans le rôle d’Isolde. Ce spectacle est aujourd’hui une référence largement reconnue par le public et les professionnels.
Peu avant de s’éteindre, emporté par un cancer du poumon, Chéreau connut un nouveau triomphe en juillet 2013 avec sa mise en scène d’Elektra de Richard Strauss au Festival d’Aix-en-Provence.
La liste de ses productions, réalisations, récompenses est immense.
C’est sur deux lieder du recueil des Wesendonck-Lieder de Richard Wagner ( Im Treibhaus (Dans la serre) et Träume (Rêves)) chantés par Waltraud Meier, l’amie fidèle, que Patrice Chéreau fut inhumé au Père Lachaise le 16 octobre 2013.
NC
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