L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

PARSIFAL, WWV111

Parsifal, WWV111

LES ARTICLES THEMATIQUES

QUAND PERCEVAL ET TRISTAN SE CROISENT, EN MUSIQUE

par Christophe IMPERIALI
in Le Moyen-Âge en musique : interprétations, transpositions, inventions
sous la direction d’Elisabeth GAUCHER-REMOND, Presses universitaires de Rennes (PUR)
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

Il n’est pas si fréquent, dans le corpus des romans arthuriens, que Perceval et Tristan se croisent. Dans les romans en vers de la fin du XIIème siècle, une telle rencontre ne se produit pas, et elle paraîtrait, au demeurant, plutôt surprenante aux lecteurs à qui ces textes sont familiers. Les deux chevaliers se croisent à quelques rares reprises dans le Tristan en prose, mais c’est à peu près à la même époque, c’est-à-dire autour de 1230-1240, que nous assistons à la première rencontre vraiment significative entre Tristan et Perceval: cela se passe dans la Continuation écrite par Gerbert de Montreuil pour prolonger et achever, enfin, le Conte du graal de Chrétien de Troyes- ce texte que l’on appelle communément la Quatrième Continuation.

I- Première confrontation: l’épisode de « Tristan ménestrel » chez Gerbert de Montreuil

Illustration médiévale pour « Le Roman de la Violette » de Gerbert de Montreuill

L’épisode est amusant (1) ; je le résume à grands traits. Dans un premier temps, Tristan arrive à la cour d’Arthur dans une armure dorée; il combat victorieusement trois chevaliers avant d’être reconnu par un ménestrel, au moment où il se bat contre Gauvain. Il est ensuite accueilli chaleureusement par Arthur, mais il est pris d’un tel désir de revoir Iseut qu’il réussit à convaincre douze des meilleurs chevaliers d’Arthur de venir avec lui à la cour du roi Marc, où il est interdit de séjour depuis que son aventure avec la reine a été découverte. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce n’est pas sous l’apparence d’un petit groupe de preux chevaliers qu’ils arrivent chez Marc, mais déguisés en ménestrels, avec des instruments de musique pendus à leurs cous. Sous ce déguisement, Tristan se fait reconnaître de la seule Iseut en jouant le « lai du chèvrefeuille » et les deux amants profitent de l’occasion pour se retrouver dans l’intimité. Le lendemain, les soi-disant « ménestrels » prennent part au tournoi dans le camp de Marc, et ils y font merveille, jusqu’à ce qu’un chevalier inconnu arrive, sur un cheval plus mort que vif, l’armure rouillée, les vêtements déchirés. Évidemment, Keu le malveillant, qui fait partie des chevaliers-ménestrels, le raille dès qu’il l’aperçoit, si bien que le pauvre chevalier se voit contraint de lui donner une leçon. Il entre ensuite en lice et bat Tristan, qu’il prend pour un ménestrel. C’est finalement Gauvain qui le reconnaît: il s’agit de Perceval, épuisé par des mois d’errance à la recherche du graal.

Sans chercher à expliquer tous les tenants et aboutissants de cet épisode, relevons simplement quelques traits structurants. Pour commencer, on peut noter un parallèle entre l’arrivée de Tristan à la cour d’Arthur et celle de Perceval à la cour de Marc: tous deux arrivent incognito, se mêlent au combat et s’y révèlent d’excellents chevaliers, avant d’être reconnus lors de leur combat contre Gauvain. Mais il faut relever tout de suite une opposition forte entre l’armure dorée de Tristan et les haillons de Perceval; ce qui empêche qu’on reconnaisse Tristan, c’est un déguisement délibéré, tandis que la raison pour laquelle on ne reconnaît pas Perceval est son état de délabrement physique, qui correspond étroitement, le texte le précise très nettement, à son état de délabrement psychologique et moral. On voit donc s’opposer deux modes de présentation de soi: Tristan se pare d’une luxueuse armure pour qu’on ne le reconnaisse pas; Perceval, à l’inverse, n’est pas reconnu parce que son état est tout le contraire d’un déguisement: il est la transparente expression de son état intérieur. D’ailleurs, Gauvain reconnaît Perceval à sa voix, c’est-à-dire à une expression directe de sa personne, tandis que Tristan est reconnu à cause de son déguisement, par un ménestrel qui connaissait ce déguisement. Et c’est ensuite sous un autre déguisement- un déguisement de ménestrel, précisément – que Tristan se cache, emmenant dans cette farce les meilleurs chevaliers d’Arthur qui, sous sa direction, affichent tous une apparence trompeuse. Tristan, qui est présenté comme grand amateur de tous les plaisirs et expert en toutes sortes de jeux, utilise largement les déguisements et les ruses pour accéder à son plaisir, et, en l’occurrence, pour retrouver secrètement Iseut et tromper ainsi à nouveau le roi Marc. À l’inverse, Perceval, dans l’ensemble de la Quatrième Continuation, ne cesse de se montrer le défenseur de la vérité. La fausse apparence revêtue par Tristan, Gauvain et leurs compagnons le fâche: au moment où il croit reconnaître la voix de Gauvain, le texte nous dit qu’il« tremble de courroux et de colère dece qu’il aperçoit l’instrument au cou» de celui qui, en vérité, n’est nullement un ménestrel. Le mot« voir » (vrai) revient sans arrêt dans la bouche de Perceval, qui apparaît en plusieurs endroits comme un pourfendeur du faux-semblant.

À ce titre, on peut dire que l’effet qui résulte de la confrontation entre Perceval et Tristan, dans ce texte, est de l’ordre du contraste. Cet épisode apparaît comme une sorte de lutte tacite entre les principes incarnés par Perceval, que Mireille Séguy décrit comme « le champion de la transparence et de l’univocité des signes » (2) et les principes incarnés par Tristan, qui serait, selon elle,« le champion de leur manipulation et de leur ambiguïté ».

Restons-en là pour ce texte, en insistant sur cet antagonisme des deux figures et en notant, au passage, que c’est« en musique » déjà, d’une certaine façon, que cela se joue, puisque le coeur de l’entreprise de manipulation tristanienne repose précisément sur cet instrument de musique pendu à son cou, qui lui permet non seulement d’être accepté à la cour de Marc, mais aussi de révéler discrètement son identité à la seule Iseut..

II – Wagner : de la rencontre manquée à la stéréotypie

Illustration pour « Tristan et Isolde » de Richard Wagner

Survolons l’océan des âges : il aurait pu se produire une autre rencontre, en musique, de ces deux figures, autour de 1860

On sait que Wagner, lorsqu’il travaillait à son Tristan, en 1854, avait sérieusement songé à faire apparaître Parsifal au chevet de Tristan blessé, au 3ème acte de l’opéra. Son projet était alors de créer un effet de contraste entre la souffrance toute charnelle de Tristan et la pureté désincarnée de Parsifal. Il y a renoncé, mais il a retrouvé cette idée sous une autre forme quelques années plus tard: on se souvient que, dans Parsifal, Amfortas se présente comme écrasé par une souffrance terrible. Il a commis le péché de chair, en succombant à Kundry ; il en a retiré une douloureuse blessure; mais en tant que prêtre du Graal, il se doit de continuer à officier et la présence du Graal renouvelle son sang, si bien que la blessure ne peut ni guérir ni emporter le malade. En découvrant cette dimension du personnage, Wagner écrit, dans une lettre exaltée de 1859 : « c’est mon Tristan du 3ème acte, mais avec une progression d’une inimaginable intensité » (3). Un Tristan à qui ne sera jamais accordé le bienfait d’une mort d’amour, qui le délivre des douleurs et des illusions trompeuses du monde, car la mort lui est refusée par le graal.

Pour Wagner, et surtout à partir de Wagner, dans les années qui suivent, Parsifal et Tristan apparaissent bel et bien comme deux principes antagonistes; tous les deux défient les limites de l’ordre établi en vertu d’un amour absolu, mais l’amour de Tristan est une passion charnelle, tandis que celui de Parsifal est une forme désindividualisée de compassion. Ce sont deux éthiques, et aussi deux esthétiques qui en découlent, qui plongent leurs racines respectivement au coeur de la pulsion sensuelle et de l’aspiration spirituelle – deux attractions qui sont plus présentes que jamais dans la littérature et les arts de cette fin de XIXème siècle, si imprégnée de wagnérisme.

III – Parsifal contre Tristan :
La Victoire du mari de Joséphin Péladan (1889)

Joseph-Aimé Péladan (ou Péladan) (1858-1918), est un écrivain, critique d’art et occultiste français.

Dans cette période, nombreux sont les auteurs chez qui l’influence wagnérienne est très marquée et qui se saisissent des grandes figures mythiques ressuscitées par le compositeur pour dynamiser leur inspiration. Certains choisissent Tristan ; d’autres Parsifal. Et certains choisissent une sorte de troisième voie: ils choisissent de mêler Tristan et Parsifal. Je mentionne rapidement, avant d’en revenir à l’opéra, l’exemple d’un roman où cette dichotomie Tristan/Parsifal est problématisée de façon particulièrement nette: il s’agit de La Victoire du mari de Joséphin Péladan. Ce texte, qui est un parfait exemple de ces romans décadents « fin de siècle », est centré sur un couple fraîchement marié, Adar et Izel. Ils se trouvent à Bayreuth, pendant le festival, et assistent avec délices à une représentation de Tristan ; ils s’embrassent dans l’obscurité du 2ème acte et s’enfuient dès la fin du spectacle, sans manger, pour prolonger dans leur chambre les délices amoureuses dans lesquelles le spectacle les a plongés. Le lendemain, on donne Parsifal, mais Izel ne veut pas y aller :

– « Gardons le vertige de Tristan. Parsifal est chaste, doux et calme, Parsifal résiste à Koundry, c’est le chevalier saint, le mage impavide. Cette oeuvre est mon ennemie, elle t’éloignerait de moi. » (4)

Et de fait, Tristan les rapproche à tel point qu’ils consacrent toute leur énergie à des étreintes sans fin. Mais Adar n’est pas tout à fait serein: il aimerait tout de même voir Parsifal, et il profite qu’Izel se soit endormie pour s’enfuir.

« A peine les cloches de Mont-Salvat eurent-elles tinté dans l’orchestre, qu’il respira bruyamment comme la bouffée d’air frais et pur, au sortir d’une sphère asphyxiante [ … ]. Ses lèvres tuméfiées de baisers se rafraîchirent au réveil de son entendement. Son esprit réagit violemment contre l’état morbide où la passionnalité l’avait conduit. » (p. 112)

Et il sort du théâtre « aussi Parsifal qu’il en était sorti Tristan, les autres soirs » (p. 121).

On a là un modèle qui est surtout intéressant parce qu’il révèle, comme cette dernière phrase l’exprime parfaitement, qu’on peut « être Tristan » un soir et « être Parsifal » un autre. Tristan et Parsifal sont devenus deux modes d’être au monde.

Mais si Péladan joue ici la carte de la dissociation (Parsifal contre Tristan), il est intéressant de noter que plusieurs autres auteurs ne procèdent pas de la même façon et tentent plutôt leur incursion sur les terres wagnériennes sur le mode de la fusion.

Ces terres wagnériennes étaient d’ailleurs à peu près incontournables pour les musiciens qui se mettaient en tête, dans ces années-là, de composer un opéra. Impossible de revenir à ce qui se faisait avant Wagner ; impossible également de faire comme si on ne savait pas, comme si Wagner n’avait jamais existé; et peut-être plus impossible encore de faire du Wagner- qui serait fatalement du « sous Wagner ». C’est le dilemme, et même le drame dont bien des compositeurs ont rendu témoignage, de Humperdinck à Wolf, de Chausson à Debussy…

Prenons donc deux exemples, dans l’opéra français de ces années, d’une «rencontre», si l’on veut bien, de Tristan et Parsifal : Le Roi Arthus d’Ernest Chausson et Fervaal de Vincent d’Indy. Il n’est guère possible d’entrer ici dans le détail des aspects musicaux de la question et c’est donc surtout sur les livrets que reposent les considérations qui vont suivre. Dans les deux cas, il faut comprendre le terme de « rencontre »de façon moins littérale que dans les exemples évoqués jusqu’ici. Si Tristan et Parsifal se « rencontrent » dans ces deux ouvrages, ce n’est pas parce qu’ils y figurent vraiment en tant que personnages, ni même parce qu’on y joue les oeuvres dont ils sont les héros éponymes, mais parce que tous deux y sont nettement présents en tant qu’intertextes évidents, au point qu’il est difficile, dans les deux cas, de dire lequel y aurait la part la plus importante.

IV – Tristan quêteur d’Idéal ?
Le Roi Arthus d’Ernest Chausson (1903)

Illustration pour Le Roi Arthus d’Ernest Chausson

Tristan et Parsifal ont été les deux chocs majeurs dans l’expérience d’auditeur d’Ernest Chausson. À propos de ses séjours à Bayreuth, il écrit, dans des termes qui rappellent le contexte de La Victoire du mari :

Tristan et Parsifal à deux jours de distance ! Ce sont deux émotions aussi violentes l’une que l’autre, mais si différentes qu’on doit en ressentir comme un ébranlement nerveux sur le moment, et puis, avec le temps, il en reste un souvenir un peu moins violent, mais toujours aussi vibrant et qui ne s’efface jamais. (5)

C’est peut-être cette décantation, «avec le temps», qui permet à Chausson d’utiliser les sources wagnériennes comme il le fait dans Le Roi Arthus – commencé en 1886 et créé en 1903 seulement, quatre ans après la mort du compositeur.

On considère généralement que le modèle le plus prégnant dans ce Roi Arthus est Tristan. C’est ce qui apparaît de façon très nette, en particulier, dans le duo d’amour de Lancelot et Genièvre, au 1er acte, qui est d’ailleurs précédé de plusieurs allusions nettes à Tristan et même d’une citation explicite :

Ernest Chausson, Le Roi Arthus, extrait du duo d’amour de Lancelot et Genièvre (acte I)

Le texte de tout le duo qui suit, aussi bien que la ligne mélodique très chromatique, évoquent sans aucune ambiguïté le duo d’amour du 2ème acte de Tristan, jusque dans des détails comme l’intervention d’un «veilleur» qui met les amants en garde contre l’arrivée du jour. Il importe de préciser que Chausson, comme Wagner (et comme d’Indy que nous évoquerons plus loin), compose lui-même son livret. Si l’on considère les sources médiévales, il paraît clair qu’il aurait été très facile pour le dramaturge de faire de ce couple amoureux un doublon du couple Tristan-Isolde, c’est-à-dire de placer au coeur du drame la relation amoureuse du meilleur chevalier du royaume et de sa reine, sous les yeux d’abord aveugles puis désabusés du roi.

Chausson a d’ailleurs parfaitement conscience de la difficulté que présente un sujet si tristanien, comme il l’écrit dès 1886: « Le plus gros défaut de mon drame est sans doute l’analogie du sujet avec celui de Tristan» (7)Il travaille donc à s’éloigner autant que possible de Tristan, petit à petit, comme en témoignent diverses lettres ou écrits personnels. Il résulte de cet effort que le couple Lancelot-Genièvre perd peu à peu la place centrale que Chausson lui avait d’abord assignée: de manière de plus en plus manifeste, l’intérêt se déplace vers la quête d’Arthus, qui est une quête d’idéal-c’est d’ailleurs sur ce mot, « Idéal », que s’achève l’opéra.

Voilà donc que, pour fuir Tristan, Chausson tombe tout naturellement dans les bras de Parsifal, le quêteur d’idéal. Ne réinjecte-t-il pas nettement une dynamique parsifalienne dans son oeuvre lorsqu’il nous présente cette image inaccoutumée de Lancelot repoussant Genièvre- comme Parsifal repousse Kundry? Prenant le contrepied de toute la tradition médiévale, Chausson porte Lancelot à réaliser que ce n’est pas dans les bras de sa reine qu’il pourra s’accomplir pleinement, si bien que le chevalier rejette Genièvre pour faire allégeance, in extremis, à Arthus et à l’idéal de la Table Ronde. Il est difficile de ne pas voir ici la leçon de Parsifal se conjuguer à un plan tristanien : dans Parsifal, l’événement central et décisif est le baiser de Kundry, qui permet à Parsifal de comprendre, au sens le plus fort du terme, la blessure d’Amfortas, et de se mettre en route vers le graal, après avoir repoussé la femme tentatrice – et c’est bien là, dans les grandes lignes, ce qui se passe pour Lancelot.

Cécile Leblanc va même jusqu’à affirmer une nette prééminence du modèle parsifalien sur le modèle tristanien dans le Roi Arthus; elle s’appuie, entre autres, sur une étude génétique des manuscrits pour montrer comment Chausson, au fil de son travail, a cheminé vers un drame de plus en plus spirituel en s’éloignant progressivement de la problématique amoureuse. Elle relève par exemple le remplacement symptomatique de «sauver mon honneur», prononcé par Genièvre au 2ème acte, par «servir», écho de ce «dienen» qui est si important dans Parsifal, puisque c’est le seul mot que prononce Kundry de tout le 3′ acte, pendant lequel elle est pourtant intégralement présente sur scène.

V – Parsifal tristanisé ou Tristan parsifalien …
Fervaal de Vincent d’Indy (1897)

Illustration pour Fervaal de Vincent d’Indy

Le mélange de Tristan et de Parsifal se révèle plus sensible encore dans le Fervaal de Vincent d’Indy. Les traits parsifaliens de l’oeuvre sont nombreux et indiscutables : le héros, Fervaal, est un jeune homme dont la caractéristique première est la pureté. La chasteté est requise de lui, parce qu’il est l’élu, désigné par les dieux celtiques pour être le salut de leur race. Il a été élevé à l’écart du monde, dans la forêt, après que son père et ses six frères ont été tués et sa patrie dévastée. Fervaal est donc désigné pour être le Sauveur de cette race sur le point de s’éteindre. Mais la voix de la déesse, recueillie par le prêtre Arfagard, est explicite sur un point:

Unique, unique est le Sauveur :
le chef élu, le fils des Nuées,
unique, unique est le Sauveur.
Mais qu’il soit pur,
et que l’Amour jamais ne trouble son corps ni son âme. (8)

Fervaal a donc prêté serment: il a promis un « éternel renoncement au charme impur de la femme» (p. 27). Mais l’opéra débute à un moment où Fervaal, blessé, est recueilli par Guilhen. Guilhen est une Sarrasine; elle est présentée explicitement comme une enchanteresse, connaissant des onguents qui lui permettent de soigner Fervaal, des blessures qu’il a subies – comme Kundry cherche à guérir Amfortas avec des baumes qu’elle ramène d’Arabie. Guilhen guérit donc Fervaal, et ils tombent irrésistiblement sous le charme l’un de l’autre; puis, c’est le baiser fatal. Mais, à peine le baiser échangé, Fervaal se dégage : « Ah! Qu’ai-je fait! [ … ] Maudit soit l’Amour!… » (p. 45) ; il « repousse durement » Guilhen et« sort en courant », la laissant à terre,« sans mouvement ».

Une figure d’élu appelé à relever une terre « gaste » et devant, pour cela, rester chaste et pur; puis une succession séduction – baiser – rétractation: nul doute que nous soyons en plein terrain parsifalien. Mais il y a quelque chose de très différent entre les deux scènes de séduction: c’est la position de la femme. D’un côté, Kundry est dirigée par le sorcier Klingsor pour séduire Parsifal. Elle fait son devoir et elle met toute son énergie dans cette séduction hautement concertée. À l’inverse, ici, Guilhen est atteinte du même mal que Fervaal. Elle aussi a perdu toute joie, lui avoue-t-elle,

depuis ce jour où, gisant dans ton sang,
en mes yeux tu fixas ton regard,
ton clair regard au bleu reflet de neige … (p. 37)

Voilà qui fait bien plutôt penser à ce passage où Isolde raconte, en des termes très voisins, comment sa main vengeresse a été arrêtée lorsque ses yeux ont rencontré ceux de Tristan. Isolde qui, elle aussi, guérit par ses baumes la blessure mortelle de ce Tristan qu’elle est en train de commencer à aimer. Et ici aussi, dans toute cette scène, nous sommes en présence de deux amants qui se découvrent l’un à l’autre, et non pas d’une séductrice face à sa proie. Et quand, sur une musique intensément chromatique, ils entonnent en duo « Ô joie immense! / Ô joie amère! / Douleur charmante! / En l’unique étreinte / nos âmes unies / goûtent le bonheur, / le bonheur douloureux d’aimer ! » (p. 41), c’est évidemment, comme dans Le Roi Arthus, le 2ème acte de Tristan qui est convoqué.

On assiste ensuite à l’élection de Fervaal comme souverain de son peuple. Il accepte cette mission, même s’il est en proie au doute, parce qu’il sait qu’il a cédé à l’amour, contrairement à ce qui était prescrit par les oracles. Un présage sinistre de la déesse porte Fervaal à avouer son « péché » au prêtre Arfagard, et à lui annoncer qu’il mourra au combat pour sa patrie. Le combat fait rage, mais la mort fuit désespérément Fervaal, qui la répand autour de lui sans y succomber, malgré toute l’ardeur qu’il y met.

Et c’est sur un champ dévasté qu’au début du 3ème acte il retrouve Arfagard, qu’il implore d’accomplir lui-même le geste sacrificiel réclamé par la voix des Nuées. Mais au moment où le prêtre brandit son couteau pour tuer Fervaal, le jeune homme entend la voix de Guilhen. Il se relève:

Tes dieux, je ne les connais plus !
Un pouvoir plus grand s’étend sur le monde,
un pouvoir plus haut m’impose sa loi :
L’Amour, l’ardent Amour possède mon être. (p. 113)

Et, d’un coup de glaive, il abat Arfagard et il se précipite vers Guilhen. C’est ensuite une parfaite mort d’amour: il a tout juste le temps de lui jurer qu’il l’aime, que déjà elle quitte la vie en disant à Fervaal qu’elle a rendu à son âme asservie « le libre choix » (p. 121).

Dans la dernière scène, où tout reste encore ouvert, du point de vue de la « morale » de l’histoire, on voit Fervaal gravir lentement le flanc de la montagne; les nuages couvrent le sol jonché de morts, une « aurorale lueur » s’épand sur les blanches cimes et des voix révèlent que « le jeune Amour est vainqueur de la Mort ! » – et le livret s’achève ainsi: « sur l’affirmation du thème de l’Amour éclate le premier rayon d’un idéal soleil » (p. 128).

Il semble que nous ayons bien ici quelque chose qui tient tout autant de la relecture de Tristan par Parsifal que de Parsifal par Tristan. On est très proche de la lumière diffuse qui accompagne les derniers mots de Parsifal, et de l’atmosphère de ce moment; les derniers vers de Fervaal conviendraient aussi parfaitement à la fin de Parsifal : « la Joie embrase le monde. / Partout s’étend la paix féconde: / Ils sont venus les temps prédits. » Mais c’est après une Liebestod, une « mort d’amour » bien tristanienne, que cela se produit, et cette clarté qui illumine le monde est explicitement celle de l’Amour.

Nous observons bien ici la fusion des deux dynamiques, dans un message nouveau. C’est bien encore la rédemption par l’amour qui est en cause, mais ce n’est certainement pas celle que met en scène Parsifal, puisque, ici, le prêtre a été tué sans scrupule, puisque les dieux sont morts, puisque le héros de ce renouveau a cédé à l’amour. Et cet amour est bien l’amour de la femme: pas question d’imaginer que, sur les décombres de cette lutte entre les croyances celtiques et sarrasines, s’élève enfin la religion d’Amour, le christianisme. C’est bien l’amour de la femme qui est en jeu, comme dans Tristan ; mais, contrairement à ce qui se passe dans Tristan et comme dans Parsifal, cet amour n’est pas attaché à la nuit, mais à la lumière; et cet amour régénère le monde, comme dans Parsifal, plutôt que de l’absenter, comme dans Tristan.

Concluons donc sur ce lever de soleil, en ressaisissant rapidement les quelques points essentiels de notre parcours. Après une première ébauche d’opposition, sur fond musical, dans la Continuation de Gerbert, Perceval et Tristan sont devenus, grâce à Wagner, deux principes, deux types, dont la littérature et les arts ont pu se servir de différentes manières: en jouant, comme Péladan, sur leur lutte, toujours sur fond musical, dans les jardins de Bayreuth – ou alors, comme Chausson ou d’Indy, en composant une synthèse de ces éléments et en combinant habilement des motifs empruntés aux deux grands chefs-d’oeuvre de Wagner, pour les faire se refléter l’un dans l’autre, se rediriger l’un l’autre – bref, pour poursuivre sur le mode du tressage intertextuel cet ancien dialogue et produire de nouveaux espaces où Perceval et Tristan se croisent … en musique.

CI
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Notes :
1. Il s’agil du passage qui s’élend emre les vers 3377 et 4726 de l’édition suivante: MONTREUIL G. de, La Continuation de Perceval, éd. M. WILLIAMS, tome 1, Paris, Honoré Champion, 1922, p. 104-145.
2. SÉGUY M., Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 335.
3. WAGNER R., Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, journal et lettres 1853-1871, trad. G. Khnopff, éd. C. RAULT, Paris, Parution, 1988, p. 162.
4. PÉLADAN J., La Victoire du mari, vol. VI de La Décadence latine, éthopée, Genève, Slatkine Reprints, 1979 [1889], p. 91.
S. Cité dans LEBLANC C., Wagnérisme et création littéraire en France (1883-1889), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 454.
6. Partition éditée chez Choudens en 1900.
7. Cité dans LEBLANC C., Wagnérisme et création littéraire en France (1883-1889), op. cit., p. 467.
8. INDY V. d’, FervaaL, action musicale en trois actes et un prologue, Paris, A. Durand, 1895, p. 27.

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