L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.
PARSIFAL, WWV111
Parsifal, WWV111
LES ARTICLES THEMATIQUES
KUNDRY, UNE FEMME NOMMEE DESIR ?
Le 17 mai 1879, Cosima notait dans son Journal que Kundry était, d’après Wagner, « le personnage féminin le plus original de toute son œuvre » . On peut véritablement parler d’invention car Wagner a fondu en un seul personnage deux figures différentes apparaissant dans le poème de Wolfram von Eschenbach, Parzifal, duquel le Maître pensait « qu’il fallait tout réinventer » . De plus, il a repris et adapté celles de deux drames restés à l’état d’ébauches : Jésus de Nazareth et Les Vainqueurs. Ainsi, Kundry apparaît comme une des créatures les plus complexes de tout le théâtre wagnérien, la figure la plus déchirée, renversement de la première, Senta, la femme rédemptrice. Wagner renoue ainsi dans Parsifal avec la notion de double féminité, présente dans Tannhäuser, ne réapparaissant plus que dans Lohengrin, et finalement réunie en Kundry, montrant ainsi le véritable visage de l’Eternel Féminin qui le préoccupa jusqu’à sa mort, son dernier essai n’étant-il pas : Du Féminin dans l’Humain ?
L’unique source de Wagner fut, si l’on excepte l’introduction à l’épopée de Lohengrin de Goerres, le poème de Wolfram von Eschenbach, « Parzifal » inspiré lui-même principalement du récit inachevé, « Perceval le Gallois » du champenois Chrétien de Troyes. Outre l’achèvement du poème, Eschenbach l’amplifie et nomme les personnages anonymes du récit de Chrétien de Troyes. Ceci est le cas pour une créature sauvage qu’il dénomme Cundrie, la sorcière. Son apparition est épisodique (par deux fois seulement en plus d’une citation), son rôle secondaire et son caractère extrêmement réduit ; elle n’a donc pas la complexité du personnage de Kundry. Comme toujours, Wagner remanie et mêle de nombreux éléments, si bien que l’œuvre atteint une dimension nouvelle. Ce processus se retrouve pour la création de son héroïne, Kundry, qui résulte de la fusion de deux figures, comme il le signale à Mathilde Wesendonck en août 1860: « Vous ai-je déjà dit que la folle, la messagère sauvage du Graal, ne doit faire qu’un avec la séductrice du second acte? Depuis que cette idée m’est venue, presque tout m’apparaît clair dans ce sujet » . Transcendée, Kundry devient ainsi un personnage principal, seule, avec Parsifal, à apparaître au cours des trois actes.
A l’origine dans le poème d‘Eschenbach existent deux femmes que Wagner intègre l’une à l’autre. La première, répondant au nom de Cundrie, est « une hideuse demoiselle » montée sur une mule mais à « l’esprit riche de savoir« , qui à la fois sorcière et messagère de Montsalvat, rencontrera Parsifal à la cour du roi Arthur. La seconde femme est l’Orgueilleuse de Logres, transformée en Orgueluse par Eschenbach. Femme vaniteuse, indirectement responsable du coup de lance contre Amfortas, elle séduit les chevaliers d’Arthur, notamment Gawan, qui succombera à ses charmes et l’épousera après avoir pris le château de Chlinsor.
Mais le personnage de Kundry devient complet à partir du moment où Wagner introduit des figures existant déjà dans d’autres drames restés à l’état d’ébauche plus ou moins importante. Cela sera en premier lieu l’identification de Kundry au troisième acte, à Marie-Madeleine, apparaissant dans Jésus de Nazareth, dont Wagner conçoit l’idée vers le début de l’année 1849. Marie-Madeleine que Wagner, rappelons-le, identifie à la femme adultère de la Bible qui, après avoir été acquittée par Jésus et s’être repentie, se dévoue à lui comme « la plus humble servante de sa troupe » , en déclarant « la béatitude de l’amour qu’elle porte à son rédempteur dont elle a pressenti l’auguste projet » . Et ainsi se sent-elle sanctifiée d’avoir servi.
L’autre drame qu’il faut retenir est Les Vainqueurs daté de 1856, tiré d’une légende hindoue citée par Burnouf, dont l’héroïne Prakriti a sans aucun doute contribué le plus à l’élaboration du personnage de Kundry.
Prakriti, fille d’un fier Brahmane, a jadis dans une existence antérieure repoussé par orgueil et fierté, l’amour du fils d’un roi Tchândala. Pour expier cette faute, elle a dû renaître sous les traits d’une jeune fille tchândala, afin de faire l’expérience des douleurs d’un amour sans espoir.
On retrouve ainsi la notion de réincarnation qui est le caractère fondamental du personnage de Kundry, inexistant dans les légendes et introduit par Wagner, conférant à Kundry sa grandeur et sa complexité. Il en fait « un démon de l’univers » , créature pécheresse, condamnée à se réincarner pour expier jusqu’à ce qu’elle soit rachetée par un sauveur. Ainsi, le personnage de même que le drame prennent une tournure nouvelle et confirment la prévision de Wagner telle qu’il l’annonçait à Mathilde le 2 mars 1859: « Si jamais j’exécute ce poème, j’aurais fait là quelque chose de tout à fait original » .
En analysant le personnage de Kundry, on constate que celui-ci n’est dévoilé que progressivement. Ainsi, plane-t-il sur lui un certain mystère qui n’est parfaitement éclairci qu’à la fin du second acte.
Avec l’arrivée brutale, totalement inattendue, de Kundry sur un thème de chevauchée, apparaît le caractère démoniaque de la créature, manifestée à la fois par un thème musical -vertigineuse descente de cordes sur plusieurs octaves – d’un chromatisme maléfique et par les commentaires des pages qui se demandent si sa monture « jument du diable » ne volait pas dans les airs. Accentuant ceci, apparaît une femme « au costume sauvage, jupe troussée, avec une longue ceinture faite de peaux de serpents, cheveux noirs en tresses dénouées, le teint brun-rougeâtre avec des yeux perçants, jetant des lueurs sauvages » , qui s’approche presque titubante pour ensuite s’affaler à terre dans une position rappelant celle d’un animal. Position qu’elle gardera pendant tout ce premier acte, s’attirant ainsi les railleries des pages, lui demandant « que fais-tu là couchée comme une bête? » . Oscillant ainsi entre deux états, celui de femme et celui de bête, ce caractère se retrouve dans les termes employés par les chevaliers pour nommer Kundry : « farouche cavalière – sauvagesse » . Elle se manifeste essentiellement par des gestes, ses interventions extrêmement réduites se limitant généralement à des refus, évoquant ainsi une fuite perpétuelle, cachant la raison véritable de ses agissements. Son mutisme, ses cris et gémissements associés à ses fuites inexpliquées et sa passivité l’assimilent ainsi à une bête sauvage. Kundry ne se conforme qu’à son propre instinct et refuse d’obéir à la fois à Klingsor, témoin l’obsédant « je ne veux pas » et aux chevaliers. Ainsi lorsque Gurnemanz exige qu’elle paraisse devant Amfortas, « Kundry fait un geste de refus et reste à terre » .
Elle représente donc, par opposition à la colombe, l’incarnation du Mal, du Diabolique, provoquant le dégoût et surtout la crainte. Car en réalité, Kundry fait peur, telle que le montre l’attitude lâche des pages, la mettant au défi de reconquérir la lance perdue. D’ailleurs, n’est-elle pas « une magicienne – une païenne » ?, ne vient-elle pas d’Arabie ? Et il est fort probable que le baume apporté par Kundry provienne de chez « le Méchant d’Outre-Monts » . En effet, attitude suspecte, Kundry invoquant la lassitude refusera de s’expliquer davantage au sujet de cette « potion magique » , ainsi qualifiée par les pages. De plus, comme le fera remarquer Gurnemanz aux pages, « elle n’a rien de commun avec nous, jamais elle n’approche de vous » . Elle n’est donc absolument pas mêlée aux chevaliers, ne partageant pas même leur nourriture, ni intégrée dans cette société purement masculine, ceci en raison même de sa nature de femme. Et si elle est tolérée en ces lieux, c’est bien sans doute à cause de son rôle essentiel de messagère de Montsalvat, première notion apprise lors de son arrivée, comme l’indique le premier chevalier: « elle apporte sans doute un message important » et le confirme Gurnemanz: « elle envoie les messages à des frères combattant dans les pays les plus lointains » . « Servante infatigable », elle apporte pour Amfortas des baumes qui, contrairement aux herbes de Gawan, soulagent, ainsi que l’enseigne un page revenant du bain du roi. Kundry se caractérise donc en ces lieux par des actions positives, comme elle le dira à Klingsor: « là je servais » , étant l’incarnation d’une féminité bénéfique. Mais grande caractéristique, comme le remarque Gurnemanz : « jamais elle ne cherche votre gratitude » . Ainsi, à plusieurs reprises, Kundry dira: « ne me remercie pas, je n’aide jamais » . Gurnemanz essaie de nous éclaircir sur ce point en expliquant : « qu’elle vit ici maintenant, peut-être pour expier une faute d’une vie antérieure, qui ne lui a là-bas pas encore été pardonnée » et que de par ses actions, « elle sert les chevaliers tout en se servant » . Ainsi Kundry tentant la difficile aventure de la rédemption, n’agit que pour elle-même à titre de sacrifice expiatoire, et ne se conforme qu’à sa propre discipline, ne désirant finalement qu’une chose: la paix. De là sa haine qui bien que tenue secrète choque les pages et son mépris pour Amfortas qu’elle n’arrête de railler. De même, après avoir secouru Parsifal qui auparavant avait tenté de l’étrangler, Kundry, en proie à un grave conflit intérieur, répond à Gurnemanz: « je ne fais jamais le bien » . Elle a agi pourtant avec sincérité et aussi se détourne-t-elle avec tristesse. Ayant vu en Parsifal l’élu, elle sait qu’elle va être à nouveau soumise à Klingsor, « le temps est venu » . Elle devra tenter de séduire Parsifal, ne faisant effectivement pas le bien. Car Kundry, sous l’effet du charme de Klingsor, est complètement soumise au magicien, malgré sa perpétuelle rébellion. Envoûtement qui agit sur elle à distance et la réduit à merci lorsqu’elle y a succombé, « malédiction qui condamne à un sommeil de mort Kundry que seul, il peut libérer » . Elle se traîne alors vers un buisson se faisant oublier de tous pour s’abandonner à ce sommeil profond. Pourtant, elle s’y refuse. Mais vaine rébellion, le charme est trop puissant. Au château du magicien, elle devient alors « une femme d’une effrayante beauté » , totalement transfigurée, méconnaissable, que ni Amfortas, ni Gurnemanz ainsi que Parsifal ne parviennent à reconnaître. A la séductrice, à la femme sensuelle qu’elle est devenue, « le plus ferme succombe s’il tombe dans ses bras » . Une fois sa « mission » accomplie, Kundry retourne à Montsalvat où on la trouve « inanimée, engourdie comme morte » , sous un buisson, tel un animal hibernant. C’est ainsi qu’à l’origine Titurel l’a trouvée. La magie de Klingsor explique donc les fuites inexpliquées de Kundry et aussi ses conséquences; ainsi que l’avait remarqué le vieux sage: « souvent quand elle restait loin de nous, un malheur fondait sur nous » . Et lorsque Gurnemanz s’avise de demander quelques explications, Kundry, fidèle à son habitude, se mure dans un silence pesant. En fait au cours du premier acte, Kundry ne dit rien ou presque et elle n’intervient réellement qu’après l’arrivée de Parsifal, justement lorsqu’elle n’a pas à se justifier mais au contraire à informer. Ainsi Kundry, malgré les apparences qui font qu’elle soit considérée par tous comme naïve, possède la connaissance du Monde, qu’elle partage avec Gurnemanz, l’homme qui « pourtant sait tout » mais dans des sphères beaucoup plus mystérieuses, connaissance qu’elle a acquise lors de ses nombreux voyages. Aussi connaît-elle tout ce qui concerne Parsifal : ses parents, son enfance, son destin, jusqu’à son nom que lui-même a oublié. Ceci lui confère une supériorité à la fois sur Parsifal, dont elle usera par la suite et aussi sur les chevaliers. C’est ainsi qu’elle révèle l’origine de Parsifal, qu’elle cite ses aventures et qu’elle annonce la mort de sa mère d’une manière extrêmement vive, son regard pénétrant dirigé sur Parsifal, elle qui d’habitude a « les yeux immobiles, fixes comme ceux d’un mort » .
Véritablement fascinée par Parsifal, Kundry ne peut détourner de lui son regard. Ayant le pressentiment de la prédestination du héros tout comme l’aura plus tard Gurnemanz, elle est attirée irrésistiblement vers lui. Intuition exacte, prouvée par le fait qu’ »elle se traîne vers le buisson« . « Le temps est venu » , Kundryressent l’appel irrésistible vers le versant sombre. La magie de Klingsor agit : Kundry cède, contrainte. C’est ainsi que l’on retrouve Kundry au second acte aux prises avec Klingsor, celui-ci tel Wotan invoquant Erda, lui ordonnant de surgir du sommeil profond dans lequel elle se trouve plongée. Cris paroxystiques, hurlements de plainte, mots hachés entrecoupés de O et de ACH, accompagnant cette crise, ce changement d’état où Kundry glisse de « la brutalité animale à la séduction raffinée » . Incarnation du désir, « rose d’enfer » , Kundry est « démone originelle, fiancée du diable » . Elle fut Hérodiade, cette âme damnée inspiratrice du meurtre de Jean-Baptiste, qui avait publiquement dénoncé son mariage avec son oncle Antipas. Elle fut Gundryggia, la walkyrie de la mythologie scandinave (non introduit probablement ici à titre purement poétique du fait des consonances G et K que Wagner, en bon saxon qu’il était, confondait). Et qui d’autre fut-elle? Archétype de la diablesse, éternellement jeune telle une déesse, Kundry est la réincarnation de l’ensemble des démones de l’Univers. Pour une faute non pardonnée, Kundry expie en se réincarnant en des êtres maléfiques jusqu’à ce qu’elle rencontre celui qui lui résistera et qui ainsi la délivrera. Comme tous les grands personnages Wagnériens, Kundry est condamnée à expier, à souffrir là où elle existe. Comment trouver le héros unique sinon en séduisant au risque de s’enfoncer encore plus dans la souffrance. Seul espoir, seul salut possible: attendre un sauveur. Aussi, il ne sert pas de se repentir, de servir à titre d’expiation. Quelle est donc cette faute que le repentir ne suffit pas à faire pardonner? Celle-ci nous sera révélée par la suite au cours de la grande confession de Kundry. Faute où est parfaitement exclue toute participation de Klingsor. Kundry, antérieure au magicien, existait déjà depuis plusieurs siècles. Klingsor (Wagner est très discret à ce sujet), du fait de ses maléfiques pouvoirs acquis par castration, a vraisemblablement eu connaissance du secret de Kundry, c’est-à-dire de ses réincarnations successives et il a su deviner quelle séductrice se cachait sous l’hideuse femme en qui Titurel, au contraire, avait trouvé une messagère. Le fameux pouvoir qui contraint Kundry à servir Klingsor réside dans l’essence même de cette créature et dont elle-même a parfaitement conscience: « ma malédiction – désir » dit-elle. Elle appartient donc à Klingsor du fait même de sa passion éternellement inassouvie. Kundry constamment en proie au désir a un besoin permanent d’amour physique. Elle croit que le seul salut possible réside dans « le don physique de soi à celui qu’elle croit le sauveur » (Wieland Wagner). Ainsi est-elle forcée de servir Klingsor, condamnée à séduire. Et au magicien de dire: « tu le veux, puisque tu le dois » . De plus, sa soumission réside aussi dans la chasteté forcée de Klingsor contre lequel elle ne peut rien. En fin de compte, malgré son refus d’obéir, Kundry succombe à sa passion en aspirant toutefois à la rédemption et tout comme Amfortas, au repos éternel.
Ainsi, contrainte par devoir et maléfice, Kundry doit séduire Parsifal. Au cours de la scène capitale où chacun réalisera son destin, Kundry sera l’initiatrice de Parsifal ; celui-ci faisant échec à la séduction, rompra le charme de Klingsor, délivrera Kundry pour ensuite la sauver définitivement au troisième acte.
La scène centrale du drame permet à Kundry d’évoluer de l’inconscience animale à la conscience éclairée, devenant ainsi la Femme Eternelle qui va s’initier elle-même et surtout se purifier. Dans le premier temps, la séductrice, profitant de l’émoi de Parsifal et de ses remords crées par ses révélations, s’identifie à Herzeleide afin de lui offrir le premier baiser de l’amour, ménageant ainsi chez cet innocent l’approche sensuelle.
La ruse féminine fonctionne, mais après ce baiser, par lequel Parsifal devenant Amfortas comprend que le désir est source de toute souffrance, Kundry dont « l’étonnement s’est mu en admiration passionnée » , devient à ce moment véritablement amoureuse. Ne voyant dans la transformation de Parsifal qu’un motif supplémentaire d’ardeur, Kundry, en amoureuse authentique avec une passion sincère, poursuit son jeu de séduction.
Ainsi donc, elle ne l’aime qu’au moment où elle le perd à jamais. Parsifal a d’ores et déjà gagné.
Au comble de la passion, Kundry implore Parsifal, tentant de l’émouvoir, lui qui « ne ressent que les douleurs d’autrui » , son appel amoureux se transforme en confession, aveu paroxystique au cours duquel le temps s’efface et où l’on plonge dans l’obscurité de son inconscient, à la recherche de sa faute originelle.
Kundry qui a ri du Christ, le recherche depuis que son regard s’est posé sur elle, errant de monde en monde, se réincarnant sans cesse en des créatures démoniaques. Elle croit obtenir le salut par l’amour, la libération dans l’exaspération du désir. Parsifal comprend son erreur. Aussi, dit-il à « cette victime de l’illusion universelle » : « La source dont il (le désir) coule, ne peut t’offrir le réconfort qui mettra fin à tes tourments : jamais salut ne te sera donné avant qu’en toi la source du désir tarisse » . Mais chez Kundry l’aspiration éperdue vers la rédemption est constamment associée au désir et l’ensemble fondu en un instinct irrésistible, douloureux qui la domine et l’entraîne.
Kundry, en errant de mondes en mondes, de vies en vies, a cherché le Sauveur dans ses réincarnations humaines possibles parmi les chevaliers. Elle a cru le trouver en Amfortas. Mais se donne-t-elle à lui, que son illusion se dissipe : ce n’est pas le rédempteur, mais un pécheur, un faible qu’elle tient entre ses bras. Alors son désir se métamorphose en haine. Elle éclate de ce rire, de ce même rire qu’elle a osé lancer à la face du Sauveur: « je ris, je ne puis pleurer … Avec rage, je dois crier, me déchaîner comme une folle » . Et alors la souffrance, l’errance se font plus grandes. Ce rire caractérisant les interventions de Kundry, témoin de sa malédiction, est le signe de la démonie de la créature pécheresse, raillerie, offense suprême au divin, qui semble avoir pour principe un amour changé en mépris et haine. Ainsi que l’explique Henri Lichtenberger dans son livre Richard Wagner, poète et penseur, on peut supposer que Kundry, alias Hérodiade, fut amoureuse de Jésus mais qu’elle ait été repoussée et qu’à ce moment, elle ait ri. Mais rien de prouve qu’elle ait ressenti une passion impie pour le Sauveur, même si l’on constate qu’ensuite l’amour de Kundry pour Parsifal se change en fureur puis en haine. En effet, la passion de Kundry ne tarde pas à faire place à une « exaltation sauvage« . Elle ne raisonne plus et reste sourde à l’appel de Parsifal, aveuglée par son instinct terrifiant. Devenant blasphématrice, elle proclame que son amour fera de Parsifal un dieu et pour une heure passée avec lui, elle renonce à son salut, acceptant la damnation éternelle. Toujours aussi pressante, elle persiste dans son erreur: « être divin, permets-moi de t’aimer, c’est le salut qu’ainsi tu me donnes » dit-elle, jusqu’à finalement « laisser exploser sa rage » , furieuse que Parsifal veuille sauver Amfortas et refuse de l’aimer ; jusqu’à ce que remplie de haine, ayant conscience de son échec, elle invoque Klingsor après avoir, dans un accès de fureur sauvage, maudit Parsifal : « sentiers et chemins qui t’éloignent de moi, je les maudis: errance » . Mais la pureté vainc Klingsor. Son sortilège s’écroule, la malédiction est levée, mais Kundry n’est pas encore libérée. D’ailleurs l’acte de libération, seul Parsifal, le nouveau rédempteur, sera capable de l’accomplir.
Aussi, Kundry au cours du troisième acte, n’a-t-elle rien à dire, enfermée dans un rôle purement gestuel, ses seules paroles étant « servir, servir« . Devenant servante volontaire dont le silence sera cette fois-ci celui du recueillement, elle aborde une nouvelle phase de sa vie, et non pas comme de trop nombreux commentateurs l’ont dit, une nouvelle réincarnation. Son cycle de métempsycoses en êtres maléfiques, lié à sa faute, se termine. Accédant à ce nouvel état tant attendu qui implique le sacrifice de soi-même, Kundry, métamorphosée, dont « le visage est plus pâle » et dont « les traits et le maintien ont perdu de leur sauvagerie » , prend une attitude de soumission acceptée. Rien ne rappelle en elle la créature des actes précédents – à Gurnemanz d’y voir l’effet du Vendredi Saint – si ce n’est un jeu de scène qui la relie à son rôle du deuxième acte : Kundry détourne la tête en voyant la lance. A présent, pleinement consciente, elle se place en toute liberté au service de Parsifal. S’identifiant à Marie-Madeleine, elle accomplit l’onction de béatitude dans une évocation scénique très belle, telle qu’elle est présente à l’acte IV de Jésus de Nazareth. Parsifal reconnait en Kundry la séductrice du second acte, et les mots ambigus qu’il lui adresse et qu’accompagne le thème des plaintes des filles-fleurs « je vis flétrir les fleurs qui riaient près de moi, aspirent-elle aujourd’hui à la rédemption » , sont lourds de sens.
Parsifal accomplit son premier acte de nouvel élu : le rachat de la pécheresse. Ainsi, anoblie par ce baptême, Kundry expie sa faute « les yeux humides elle paraît sangloter » , elle qui ne savait que rire ou crier. En son corps, le désir est mort mais afin d’avoir la révélation suprême, elle est admise par Parsifal à la célébration du Graal ou nul ne semble remarquer ce qui autrefois aurait été un sacrilège. Ses réincarnations étant achevées, ayant été rachetée, elle « tombe à terre sans vie » sans que personne ne fasse attention à elle. Cette femme maudite qui n’a cessé d’être l’image d’un mal que les hommes n’ont pu s’empêcher de désirer, est délivrée de l’existence. Ancienne et éternelle comme Vénus, elle a été mille femmes qui toutes ont poussé l’homme au péché. Toujours prête à séduire, à aimer, elle a cru ainsi trouver la rédemption dans l’amour physique partagé, mais l’amour n’est pas cette puissance libératrice apportant le salut : il entraîne au contraire la chute de l’homme faible qui, s’abandonnant au désir, oublieux de lui-même et de sa mission, est alors plongé dans la douleur. Et la femme fautive, voulant réparer les malheurs qu’elle a causés, se dévoue alors humblement. La femme éternelle oscille ainsi entre deux états. A la fois ange de lumière et incarnation de l’esprit du mal, servante et séductrice, elle est emprisonnée dans une ambivalence perpétuée par la chrétienté qui oppose Dieu à Satan, le Bien au Mal, Marie à Vénus. Kundry est déchirée, tel Tannhäuser (d’ailleurs anticipation de Kundry), entre ces deux voies antagonistes. Mais, au contraire de Tannhäuser qui rêvait d’unir ces deux conceptions distinctes symboliquement et musicalement, Kundry, la duale, réunit ces deux aspects montrant le véritable et double visage de l’éternel féminin dont l’amour, « ce piège tendu par la nature » (Schopenhauer) entretient l’illusion universelle. Par ses mirages trompeurs, l’amour embellit la vie qui n’est que douleur – l’univers étant bâti sur une dissonance fondamentale – et pousse l’homme à se perpétuer, exaspérant ainsi l’illusion. Tout en pressentant ceci, la femme est condamnée à aimer et est amenée ainsi à souffrir encore plus. Aucun apaisement possible. Ainsi en est-il, de l’histoire de Kundry qui n’est finalement que la tragédie de l’amour. « Amour-tragique » écrira d’ailleurs Wagner, juste avant de rendre son âme au grand néant.
PB in WAGNERIANA ACTA 1999 @ CRW Lyon
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