L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

TANNHÄUSER ET LE TOURNOI DES CHANTEURS À LA WARTBURG, WWV70

Tannhäuser und der Sängerkrieg auf Wartburg, WWV70

LES ARTICLES THEMATIQUES

« LE TANNHAUESER » par Franz LISZT

article paru dans le Journal des Débats, 18 mai 1849

Le Tannhaeuser

N.B. Richard Wagner, dont le dernier ouvrage fait le sujet de l’analyse suivante, partage avec Reissiger les fonctions de maître de chapelle du Roi de Saxe. Il est à la fois poète et compositeur distingué, et, de plus, habile chef d’orchestre. Depuis qu’il est à la tête de la chapelle royale de Dresde, il a écrit trois grands opéras : 1° le Vaisseau-Fantôme, ; 2° Rienzi ; et enfin 3° Tannhaeuser, dont M. Liszt fait ici un si bel éloge. Richard Wagner a longtemps habité Paris, où il menait une existence pénible et obscure ; il écrivit alors en langue française plusieurs articles de critique musicale, remarquables par le style autant que par la pensée ; mais, las de lutter avec des obstacles sans cesse renaissants, renonçant à faire connaître aux Français ce dont il était capable, il se décida enfin à retourner en Saxe, sa patrie. Les moyens de faire ce voyage venaient de lui être fournis par M. Léon Pillet, alors directeur de l’Opéra, qui, ayant eu entre les mains le plan du livret du Vaisseau-Fantôme, l’acheta à Richard Wagner et le fit ensuite mettre en musique par M. Dietsch.
Heureusement le Roi de Saxe, reconnaissant de prime-abord les hautes facultés de ce jeune poète compositeur, le mit bientôt à même de les développer, en les plaçant à côté de Reissiger, dans la position brillante qu’il occupe aujourd’hui.
H.B.


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Weymar, le 20 mars

Il y a quatre ans que Richard Wagner, maître de chapelle du Roi de Saxe, a fait représenter pour la première fois, à Dresde, son opéra le Tannhaeuser et la Guerre des poètes à Wartburg. Le génie de ce compositeur, maître de diverses formes, lui permet d’écrire aussi le libretto de ses opéras et d’être à la fois le poète de sa musique et le musicien de sa poésie, avantage précieux pour l’harmonieuse unité d’une grande conception lyrique. Ainsi qu’il arriva à cet instant où, ne se contentant plus du sentiment répandu dans leurs tableaux par les maîtres de la première école, on demanda à la peinture la réalité du dessin, du coloris et de la perspective, de même aujourd’hui, pour l’opéra, on prétend à un ensemble plus complet des qualités dramatiques, et la charpente du libretto fixe de plus en plus l’attention. Celui du Tannhaeuser est écrit avec un vif sentiment poétique et forme déjà à lui tout seul un drame émouvant, rempli des plus fines nuances du cœur et de la passion. Il s’y trouve de beaux vers, des vers hardis qui dessinent et accusent nettement les impulsions violentes ou sublimes. La musique exige de très bons chanteurs, et la représentation de l’ouvrage un assez grand déploiement de forces scéniques. Toutefois on a exagéré ces exigences, et c’est à tort qu’aucun autre théâtre ne s’est mis en devoir de le donner jusqu’à présent. Les difficultés qu’il présente seraient aisément abordables pour ceux du premier ordre, et ce qui le prouve, c’est le résultat obtenu par la tentative qui vient d’en être faite.
Une petite capitale, peu populeuse, peu animée, mais qui conserve avec respect les grandes traditions qu’y ont laissées les grands génies dont elle était d’abord la résidence, et plusieurs générations de princes remarquables et distingués ; cette petite capitale, en qui il est facile de reconnaître Weymar, continuant son hospitalité aux belles et grandes choses, a été la première à inaugurer l’enthousiasme de l’Allemagne pour le Tannhaeuser. On l’a donné pour la première fois le jour de la fête de S.A.I. Mme la grande-duchesse, qu’on célèbre chaque année avec un bonheur sincère, inspiré par les longs bienfaits que répandent autour d’elle, sous toutes les formes, sa constante vigilance aux intérêts de bien-être de ce pays, sa charité inépuisable, sa bienveillance éclairée, sa haute et délicate compréhension de toute les supériorités, et le royal accueil qu’elle sait faire à toute grandeur d’âme et d’intelligence.
L’action de la pièce se passe au château de Wartburg, près d’Eisenach, appartenant aux États du grand-duc, et restauré maintenant avec un goût parfait par le prince héréditaire. Ce château a été illustre au moyen-âge ; les landgraves de Thuringe y ont accordé une protection brillante aux minne-saenger, ces poètes chanteurs, et les vertus miraculeuses de sainte Élisabeth, qui y régna, ont été récemment encore rappelées au souvenir des cœurs croyants par la poétique et pieuse érudition de M. de Montalembert.
Ce jour-là, la pensée de l’auditoire, en remontant les âges, trouvait que ses souverains étaient restés noblement fidèles à ces antiques traditions de piété et d’amour des arts qui, en revanche, leur apportaient en tribut la plus douce des gloires. Les Mémoires de Herder, de Wieland, de Schiller, de Goethe, de Jean-Paul, de Humel, faisaient lever les yeux du public avec reconnaissance vers cette loge où se trouvaient réunis autour de Mme la grande-duchesse des princes et des princesses faits pour comprendre ce qu’il y a de grandeur à apprécier le génie et à favoriser son riche essor. Ses deux filles surtout, Mmes les princesses de Prusse, ont puisé dès leur jeunesse, dans cette atmosphère, la noble grâce qui les distingue ; et le beau profil de Mme la princesse Guillaume rayonnait de tout l’éclat de l’auréole que lui fait déjà la reconnaissance de plus d’un poète, de plus d’un artiste, auquel sa divination et sa louange ont été la plus belle des couronnes.
Le sujet de l’opéra est tiré des anciennes légendes de ces mêmes contrées. Au treizième siècle, le paganisme, mal effacé encore, avait laissé ses traces dans des croyances superstitieuses qui se liaient tantôt avec le culte chrétien, tantôt avec les noms de la mythologie grecque, qui de chez les savants arrivaient, à travers des notions confuses, jusqu’au peuple. Ainsi il advint qu’une déesse Holda, qui jadis avait été le type de la beauté, et qui présidait au printemps, aux fleurs et aux joies de la nature, se confondit peu à peu dans l’imagination populaire avec la Vénus hellénique, et finit par représenter l’entraînement de la volupté et l’attrait des plaisirs sensuels. Le personnage mythique, qu’on appela Dame Vénus, fut supposé avoir des demeures cachées dans l’intérieur des montagnes. Une des principales se trouvait, disait-on, dans le Horselberg, avoisinant le château de Vartbourg [sic]. Là, elle tenait cour plénière dans un palais féerique, entourée de ses nymphes, de ses naïades, de ses sirènes dont les chants étaient entendus au loin par les malheureux en proie à des désirs impurs, et qui alors, conduits par ces voix fatales, arrivaient, à travers des chemins mystérieux, à cette grotte où l’enfer se déguisait sous des charmes décevants, pour entraîner dans l’éternité de la perdition les âmes livrées à ces séductions damnables.
Réunissant et reliant des faits épars dans diverses chroniques, l’auteur en a tissé un épisode plein d’éléments poétiques, fantastiques et dramatiques.
Tannhaeuser, chevalier et poète, avait, à l’un de ces combats où l’on se disputait la palme de l’art, remporté une brillante victoire, et la princesse Élisabeth de Thuringe aima celui pour lequel l’admiration ne lui semblait qu’un froid hommage ; mais peu de temps après il avait disparu sans que personne pût se rendre compte de son absence. Un jour que le landgrave revenait de la chasse, accompagné des minne-saenger qui avaient été ses rivaux et qui formaient la lumineuse pléiade de cette époque, ils le trouvèrent non loin du château, agenouillé sur le grand chemin, et priant avec ferveur en écoutant le chant des pèlerins qui traversaient la vallée pour se rendre à Rome. Bientôt reconnu, questionné, il ne répond qu’avec peine et réserve. « Il revient de loin, dit-il. » Et, plein de tristesse et d’abattement, il refuse de se joindre à eux, et veut poursuivre sa route solitaire. Wolfram d’Eschinbach, un des poètes de ce temps qui a laissé le plus de renommée, s’obstine à le retenir, et lui parle d’Élisabeth, qui, silencieuse, pâle et voilée de mélancolie, n’écoute plus les bardes, ne revient plus aux fêtes, et se consume dans un lent chagrin, depuis qu’il s’est éloigné d’elle. Le chevalier répète ce nom avec l’accent des joies inattendues et, vaincu enfin dans sa singulière résistance, il s’écrie : « Vers elle ! vers elle ! » (Zu ihr ! zu ihr !)
À ce retour soudain, la princesse, la princesse renaît à la vie, et sa tendre affection pour elle inspire au landgrave l’idée d’un nouveau combat des minne-saenger dont il la proclame reine. Persuadé que Tannhaeuser en serait derechef le vainqueur, il promet de ne refuser aucun prix aux vœux de celui qui triompherait ce jour-là, et il choisit l’Amour pour thème de leurs chants.
Wolfram commence ; lui aussi, épris d’Élisabeth, épris de cet amour profond qui s’anéantit dans le sacrifice et aspire au bonheur de ce qu’il aime, fût-ce aux dépens du sien ; lui qui avait ramené l’amant oublieux à celle dont il ne pouvait espérer d’autre aveu que ces vers de la ballade de Schiller :
« Ritter, treue Schwester-Liebe,
Widmet euch dies’ Herz
Fordert keine andre Liebe.
Denn es macht mir Schmerz !
Ruhig mag ich euch erscheinen,
Ruhig gehen sehen ;
Eurer Augen stilles Weine. »
« Chevalier, une fraternelle amitié,
Ce cœur vous l’a vouée.
N’en exigez pas d’autre ;
Car cela me serait douloureux !
Sans trouble je vous vois approcher
Ou bien vous éloigner ;
Et les larmes silencieuses de vos yeux,
Je ne saurais les comprendre. »
Mais, comme le chevalier Toggenburg, lors même qu’il n’était pas aimé, il continuait d’aimer, et cette abnégation qui affaisse l’âme par la surexcitation, et son énergie latente, se trahit dans son chant, rempli d’une muette adoration pour ce sentiment qui dans sa simplicité navrante se contente d’exister.
Tannhaeuser se lève pour dire qu’il comprend et admire cette forme du sentiment, mais que cette prostration d’espérance et de désir n’est qu’un résultat souffrant, douloureux, maladif des luttes de notre être ; que dans la plénitude de ses facultés l’homme veut posséder ce qui l’attire, et jouir de toutes les jouissances dont il se sent capable ; que cette source du beau, devant laquelle Wolfram se prosterne dans un respectueux éloignement, peut être approchée avec ferveur, car elle est aussi intarissable que la soif en est inextinguible, et que l’amour, pour déployer son entière puissance, doit marcher dans toute sa force et dans toute sa liberté.
Walther de Vogelweide, renchérissant sur la délicatesse du renoncement de Wolfram, identifie Saint-Amour avec la vertu, et tandis que celui-ci ne faisait que s’abstenir de troubler par une coupable témérité la transparence limpide de la source mystique, Walther déclare qu’on ne saurait jamais approcher ses lèvres de la pureté immaculée sans en détruire la magie.
Tannhaeuser s’indigne de ces creuses idolâtries, de ces conventions factices démenties par chaque battement de son cœur. Il reproche à Walther une si morose conception de l’amour, et l’engage à reporter aux étoiles des cieux, que nous ne sommes pas destinés à atteindre, ces ascétiques contemplations, et de na pas confondre avec le besoin que nous éprouvons de nous approprier ce qui vit de notre vie, s’anime de notre souffle et tressaille de nos tressaillements.
Biterolf l’interrompt vivement, et, dans sa rudesse chevaleresque, le provoque à un autre combat. Il a toujours, dit-il, rompu des lances pour l’honneur des femmes ; mais si cet honneur est inconnu à ce barde étranger, l’apologie des plaisirs vulgaires ne lui semble même pas digne du combat qu’il lui propose.
On applaudit à cette brusquerie guerrière, comme on avait applaudi tous les adversaires de Tannhaeuser, lequel lui répond avec mépris qu’en effet tout ce que la nature de loup féroce de Biterolf pourrait jamais ressentir de tendresse, de rêverie et de bonheur , ne valait guère la peine d’être disputé en champ clos.
Le tumulte survient ; le cliquetis du fer succède aux accords de la lyre ; Wolfram veut rétablir la paix, bannir toute image troublante de cette salle, de cette présence sacrée ; il invoque les plus hautes inspirations de l’amour pour chanter dignement cette divine essence des cieux qui seule nous y fait remonter.
Tannhaeuser, exaspéré par le sarcasme, la colère, la malveillance dont il se voit l’objet, l’écoute à peine, et entonne un chant à la louange de la déesse païenne. « Malheureux, s’écrie-t-il à la fin, que parlez-vous d’amour, vous qui ne savez rien de la volupté et de son âpre délire ? allez, allez auparavant la goûter au mont de Vénus ! »
Un cri d’horreur part de toutes les poitrines. Les nobles dames fuient effarouchées par ce seul mot, qui offense leur pudeur. Tous les hommes tirent l’épée et se précipitent sur l’audacieux criminel, dont la longue disparition s’explique tout à coup. Mais Élisabeth, qui à cette révélation s’était d’abord affaissée dans son accablement, se relève, se jette devant lui, le couvre de son corps vierge comme d’un éblouissant bouclier, « sans craindre d’être atteinte par les coups des glaives, son âme venant d’être percée d’un bien autre glaive de douleur ! » Elle repousse même leur rage aveugle ; elle réclame pour lui les droits du repentir, les bienfaits du sang divin, l’appel à la céleste miséricorde qui peut plus pardonner que l’homme ne peut pécher. Elle, la chaste vierge dont il venait de flétrir si rudement tout le bonheur, elle qui l’a tant aimé qu’il vient de blesser à mort, elle les adjure, eux, à qui il n’avait jamais fait de mal, de respecter « l’auguste infortuné que son âme désire, » et pour lequel ils ne savent pas si la grâce n’a pas réservé de merveilleux secrets. Et la vaillante jeune-fille finit par conquérir la vie de son amant !
Quel courroux du ciel et des hommes eût résisté à la force impérieuse de ses supplications d’amour ? Émus, touchés, tous s’arrêtent, et Tannhaeuser, foudroyé par cet amour dont l’ardeur fait surgir l’espoir dans l’abîme du désespoir, s’élance pour se joindre aux pèlerins qui allaient à Rome, afin d’y chercher l’absolution de son terrible égarement.
De longs jours et de plus longues nuits la princesse de Thuringe attendit le moment de son retour, priant, pleurant, espérant.
Un soir que, dans cette vallée où il avait été retrouvé par le landgrave, elle s’était agenouillée aux pieds d’une madone, les pèlerins avec lesquels il était parti repassèrent par cette même route pour rentrer dans leurs foyers. Haletante, elle se lève pour voir s’il est au milieu d’eux… Elle ne le retrouve pas, elle retombe prosternée devant la sainte patronne consolatrice des affligés ; et dans une de ces prières qui emportent l’âme dans leur vol, elle demande au ciel sa mort à elle, son salut à lui.
Lorsqu’elle se relève pour remonter la colline du château, Wolfram en vain veut l’accompagner. Restée seule sur terre, il n’y a plus que la solitude qui lui soit chère, car elle est à jamais inconsolée.
Il revient toutefois, le chevalier-poète, l’illustre coupable ; mais qui reconnaîtrait, sous les habits déchirés de ce pèlerin aux yeux hagards, à la démarche chancelante, le brillant vainqueur de tant de rivaux ? C’est avec peine que Wolfram retrouve ses traits si changés par une livide pâleur ; il l’interroge, impatient de connaître son sort. Tannhaeuser ne lui répond qu’en lui demandant avec ironie le chemin de la grotte maudite. Saisi d’horreur, Wolfram pourtant ne se rebute pas, continue ses questions, et le pénitent décharné, dans l’amertume et l’écrasement de son cœur, lui fait le récit de ce voyage, durant lequel, transporté d’un seul sentiment, il eût voulu amasser toutes les souffrances pour en combler la douleur de sa sainte maîtresse ; alors que les ronces et les épines des chemins lui paraissaient un duvet trop moelleux pour ses pieds meurtris, alors qu’il ne préservait ses membres ni de la neige des glaciers ni des ardeurs du soleil, et que, fermant les yeux à toutes les beautés de ce monde, il baissait les paupières en traversant les splendeurs de l’Italie pour ne pas se laisser surprendre par une seule joie ! Il était ainsi arrivé à Rome, plus macéré que les plus austères, plus repentant que les plus humbles ; il avait confessé son crime….. Mais celui qui a puissance de lier et de délier le frappa de cette sentence : « Quiconque a une fois brûlé des flammes de l’enfer, n’échappe plus à leur perdition. Il serait plus aisé au bois de la crosse de reverdir par l’effet d’une sève miraculeuse qu’à l’âme qui s’est livrée aux sinistres blasphèmes de Vénus de renaître à la lumière des justes. »
Le pèlerinage raconté ainsi, le tableau de ce trajet où tant d’amour avait fait éclater tant de repentir et soulevé tant d’espérance, forme une des plus déchirantes pages qui aient jamais été écrites.
Les chroniques qui citent l’oracle de l’évêque ajoutent que le chevalier, repoussé avec cette inexorable sévérité, s’en était retourné dans sa patrie pour se reprendre aux débauches dont on ne voulait pas le sauver ; mais qu’un matin le prêtre sans charité vit fleurir sa crosse d’amandier comme preuve que le bois mort revivrait s’il le fallait, mais qu’un cœur contrit ne serait pas rejeté.
Tannhaeuser, désespéré par cet implacable arrêt, ne parvenant pas à toucher ces oreilles fermées à la pitié, cherche pour s’y replonger l’antre de Vénus ; il veut retrouver les sentiers mystérieux….. et le chant des sirènes et la voix de la déesse se font entendre. Il se précipité au-devant d’elles avec le désespoir de l’anathème ; Wolfram le retient, se cramponne à lui, mais ne parvient à rompre le charme qu’en prononçant le nom d’Élisabeth. La vision impure disparaît. Les mélodies d’une si infernale suavité s’évanouissent, et Tannhaeuser a encore redit le nom avec ce même amour et la même espérance. À cet instant, on voit s’approcher la procession funèbre qui accompagne à sa dernière demeure celle qui avait voulu ne vivre et ne mourir que pour lui. Il tombe devant ce cercueil où repose une victime qui avait souffert une passion afin que les siennes fussent rachetées. Il tombe, il meurt…. il est sauvé !
Je viens de vous entretenir d’un des plus beaux chefs-d’œuvre qu’artiste ait réalisé, longuement, sans hâte ni presse, comme si à l’heure qu’il est aucun autre succès ne nous détournait de l’admiration des choses d’art et de poésie, persuadé qu’elles gardent toujours leur importance. Ceux pour qui la poésie de la vie en est la plus vraie réalité, comprennent que ces types suprêmes du sentiment marquent aussi dans l’histoire du développement de la pensée humaine. Plus la beauté de ces conceptions est parfaite, plus elle rend l’idéal accessible à la généralité, plus elle élève le niveau des esprits, et plus elle augmente le nombre des âmes éprises et de cet idéal.
C’est avec une grande habileté que Wagner a su garder la délicate ligne que peut suivre la poésie entre la fiction et le mythe, donnant assez de vie à ses personnages pour les dramatiser, et laissant flotter assez de vague sur leurs contours pour que chaque intelligence compréhensive y puisse dessiner ses propres traits.
Le plan réunit, aussi bien que la partition, une rare entente des moyens pratiques de l’art, une admirable distribution des effets, avec une grande abondance d’idées et de style.
Lorsqu’elle sera plus connue, on disséquera le squelette de cette belle œuvre ; on se disputera même sur telle de ses articulations et telle de ses proportions. À quoi servirait maintenant d’entrer dans les détails de cette merveilleuse instrumentation, d’analyser le savant et harmonieux emploi des violons, des flûtes, des harpes, des trombones, etc., etc., et d’énumérer les tons divers, si heureusement appliqués aux divers moments du drame ? Encore une fois, les grands théâtres d’Allemagne ne sauraient tarder à faire toute sa place au Tannhaeuser sur leurs répertoires et dans l’opinion du public. Espérons aussi que le Conservatoire de Paris s’appropriera bientôt l’ouverture gigantesque qui résume avec tant de magnificence tant d’extraordinaires beautés.
Là le chant des sirènes et le chant des pèlerins s’entrelacent comme deux puissants jouteurs. D’abord le motif religieux apparaît, calme, profond, à larges mouvements, comme le rêve du plus beau, du plus grand de nos sentiments. Plus loin, il semble submergé par les insinuantes modulations de voix pleines d’énervantes langueurs, d’assoupissantes délices, quoique fébriles et aiguës ; mélange de volupté et d’inquiétude ! La voix de Vénus, le chant de son captif, s’élèvent au-dessus de ces flots, qui montent peu à peu ; les appels des sirènes et des bacchantes deviennent toujours plus hauts et plus impérieux. Les notes voluptueuses continuent longtemps ; et ce n’est qu’après une agitation qui ne laisse aucune corde silencieuse, et qui fait résonner toutes nos fibres, que l’immense aspiration de l’infini, s’emparant de toutes ces vibrations, les fond dans une suprême harmonie, et déploie dans toute leur vaste envergure les ailes de l’hymne triomphant !

Liszt.

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