Cette section présente une série de portraits biographiques de ceux qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’édification de l’œuvre wagnérienne. Des amitiés ou des inimitiés parfois surprenantes ou inattendues, des histoires d’amour passionnées avec les femmes de sa vie, parfois muses et inspiratrices de son œuvre, mais également des portraits d’artistes (chanteurs, metteurs en scène, chefs d’orchestre…) qui, de nos jours, se sont “appropriés” l’œuvre du compositeur et la font vivre différemment sur scène.
DUNCAN Isadora
(née le 26 ou le 27 mai 1877 – décédé le 14 septembre 1927)
Richard WAGNER, « TANNHÄUSER » et Isadora DUNCAN ou la fusion des mythes : le récit d’une rencontre « hors normes » au Festival de Bayreuth en 1904
Isadora Duncan (1877–1927), la célèbre danseuse américaine, a cherché toute sa vie à retrouver les mouvements de danse de l’Antiquité, révolutionnant le monde de la chorégraphie. Son existence sera ponctuée de voyages, de rencontres et de liberté.
En 1904, elle décide d’aller à Bayreuth pour s’abreuver de la musique du Maître.
Dans son ouvrage « My life », la danseuse consacre un long chapitre à son séjour à Bayreuth. Elle écrit notamment :
« Cette décision (d’aller à Bayreuth) fut inébranlable à partir du jour où je reçus la visite de la veuve de Wagner en personne. Je n’ai jamais rencontré de femme qui m’ait fait autant d’impression, pour qui j’ai ressenti autant de ferveur intellectuelle que Cosima Wagner avec son port majestueux, ses yeux superbes, un nez peut-être trop fort pour une femme, un front lumineux d’intelligence. Elle était versée dans la philosophie la plus profonde et savait par cœur chaque phrase, chaque note de la musique du Maître. Elle me parla de mon art en des termes encourageants et admirables, puis me dit le mépris de Wagner pour l’école de danse de ballet et pour ses costumes, son rêve de Bacchanale et des filles-fleurs, l’impossibilité d’accorder le rêve de Wagner aux habitudes du ballet de Berlin qui devait donner des représentations à Bayreuth cette saison même. Elle me demanda si je consentirais à danser dans les représentations de Tannhäuser. »
Isadora Duncan avait une aversion complète pour le ballet classique dans son académisme. Elle se rendit à Saint-Pétersbourg et à Moscou pour découvrir la Pavlova et la Kzechinska mais fut horrifié par le supplice infligé au corps. Elle souhaitait laisser le corps libre de ses mouvements naturels, recherchant les positions corporelles des Grecs dans la tragédie antique. Elle était vêtue d’une simple tunique blanche, avec des sandales ou bien pieds nus, et elle évoluait sur scène dans des danses antiques qui devinrent d’une grande modernité à une période de l’histoire de l’Art où les créateurs s’inspiraient du monde antique.
Wagner n’appréciait guère les ballets qu’on lui présentait pour agrémenter la célèbre bacchanale de Tannhäuser. Isadora Duncan imaginait très bien ce que le compositeur attendait.
Tous les soirs, la danseuse est invitée à Wahnfried, à la table de Cosima. Elle y rencontre « la grande figure de Hans Richter, la silhouette de Carl Muck, le charmant Mottl, et Humperdinck et Heinrich Thode » . Elle assiste à toutes les représentations (Cette année-là Tannhäuser, le Ring et Parsifal) Souvent elle se promène avec Cosima autour de la tombe de Wagner. Cosima insiste pour qu’elle mette en scène le ballet de la Bacchanale et Isadora Duncan s’interroge sérieusement pour imaginer quels seraient les danses les plus adéquates pour exprimer en gestes la musique de Wagner. Elle écrit alors comment elle imagine cette première scène de l’opéra. Pour elle, il s’agit de la vision onirique de Tannhäuser et non d’une réalité.
« Je ne puis vous donner une vague indication, une esquisse imprécise de ce que la plupart des danseurs seront plus tard, c’est-à-dire des masses se précipitant en ouragans au rythme des vagues folles de cette musique, pleine d’extase et de sensualité fantastiques. Si j’ai le courage d’oser à moi seule cette entreprise, c’est parce que tout cela appartient au domaine de l’imagination pure. Ce ne sont que les visions de Tannhäuser endormi dans les bras de Vénus.
Pour traduire ces rêves, un seul geste d’appel sera capable d’évoquer mille bras tendus, un seul mouvement de tête brusquement rejetée en arrière représentera le tumulte bachique qui est l’expression de la passion brûlant dans les veines de Tannhäuser.
Il me semble que cette musique renferme toute l’insatisfaction des sens, l’attente désespérée, la langueur passionnée, tout le cri de désir du monde. »
Un jour, Cosima Wagner rend visite dès l’aube à la danseuse. Cette dernière s’inquiète devant la pâleur de la veuve du Maître et craint de l’avoir offensée. En effet, Cosima hésitait malgré tout à laisser la jeune danseuse présenter des danses jugées à l’époque indignes et impudiques. Isadora Duncan refusait de danser avec des collants et était quasiment nue sous sa tunique blanche transparente. La veille de la venue de Cosima, les deux femmes avaient eu une discussion animée sur l’interprétation de la danse des Trois Grâces de la Bacchanale. Cosima avait « fouillé dans ses reliques et avait découvert parmi les écrits du Maître un petit cahier contenant la description plus précise que tout ce qui avait été publié du sens qu’il donnait à cette danse de la Bacchanale.
La chère femme n’avait pu attendre ; elle était venue dès l’aurore reconnaître que j’avais raison. Toute secouée, toute agitée, elle me dit : « Ma chère enfant, vous êtes sûrement inspirée par le Maître lui-même. Voyez ce qu’il a écrit. Cela coïncide exactement avec votre intuition. Je n’interviendrai plus désormais, je vous laisse entière liberté pour diriger la danse à Bayreuth.»
Cosima est tant sous le charme qu’elle souhaite que Siegfried Wagner épouse Isadora Duncan, afin que cette alliance permette la transmission de l’esprit du Maître. Cette dernière se défile malgré tout. Plusieurs fois cependant Isadora Duncan fera des bévues avec Cosima. Un soir, à la table de Wahnfried, la danseuse se permet de critiquer le Maître devant Cosima, disant que le drame lyrique ne peut pas exister, puisque le drame est essentiellement du langage parlé, la musique est une extase lyrique et qu’il est impossible d’imaginer l’union des deux. Une fois le blasphème prononcé, toute l’assistance est consternée.
Une autre fois, elle invite au Festspielhaus Ernst Haeckel, grand iconoclaste et admirateur de Darwin, dont les idées ne sont pas du goût de Cosima, catholique pratiquante et qui voit d’un très mauvais œil la présence de cet homme chez elle.
Arrive la première de Tannhäuser, et Isadora Duncan fit sensation :
« Ma tunique transparente, qui montrait toutes les parties de mon corps de danseuse, avait produit un certain effet au milieu des jambes roses du corps de ballet, et, à la dernière minute, la pauvre Mme Wagner avait même perdu son courage. Elle dépêcha dans ma loge une de ses filles, avec une longue chemise blanche, me suppliant de la mettre sous le voile diaphane qui me servait de costume. Mais je fus inflexible. Je voulais m’habiller et danser comme je l’entendais, ou ne pas paraître. »
Malheureusement, si Isadora Duncan déploya des richesses d’expression et de sensualité, le corps de ballet ne la suivit pas et se contenta des poses classiques. Seul le solo de danse d’Isadora Duncan porta la première scène de l’opéra vers la modernité chorégraphique. Accompagnée de deux jeunes filles, elle interpréta les Trois Grâces, s’inspirant notamment des tableaux de Botticelli. Malheureusement nous n’avons pas conservé d’images ou de reproduction de cette Bacchanale de 1904 qui ouvrit Bayreuth à l’art de la danse.
CPL
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