L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

SIEGFRIED, WWV86C

Siegfried, WWV86C

LES ARTICLES THEMATIQUES

« LE JEUNE SIEGFRIED, LIVRET INITIAL D’UNE BILOGIE »

par logo_cercle rw Henri PERRIER

MVRW BAYREUTH 1876 UNGER Georg Siegfried

Dans la réalisation d’un film, il arrive que des prises de vues ne soient pas retenues au montage, sans pour autant qu’il s’agisse de séquences sans intérêt ou techniquement ratées. Simplement, l’auteur les a abandonnées pour d’autres qu’il jugeait plus conformes au sens qu’il voulait donner à son œuvre. Mais il arrive aussi parfois que cela se fasse au détriment de la cohérence, et donc de la compréhension, des faits, des dires ou de la psychologie des personnages. Cela n’est pas sans quelque analogie avec la manière dont Wagner a procédé dans l’élaboration de son grand poème tétralogique.

On se souvient qu’à l’automne 1848, il avait exposé « Le Mythe des Nibelungen, comme l’esquisse d’un drame » dans un article où se trouve déjà en germe le récit des événements des quatre journées du Ring à l’exception de la conclusion : pas de Crépuscule des dieux, mais au contraire leur rédemption par le sacrifice de Siegfried et Brünnhilde ; une différence évidemment essentielle. A l’époque, ce récit n’était pas autre chose qu’un préambule explicatif à la Mort de Siegfried, dont le poème fut achevé deux mois plus tard.

On connaît les circonstances (révolution de Dresde, exil en Suisse) qui firent que la composition musicale ne fut pas mise en chantier. Pendant près de deux ans, Wagner, réfléchissant intensément à l’essence du drame lyrique, écrit ses œuvres théoriques les plus importantes. Quand il revient à son sujet dramatique, il pense à un Jeune Siegfried comme pièce précédant la Mort de Siegfried, ainsi qu’il l’expose à son ami Theodor Uhlig dans une lettre du 10 mai 1851 : «tout au long de l’hiver, j’ai été tourmenté par une idée qui finalement s’est emparée de moi à tel point que maintenant je veux la réaliser. Ne t’ai-je point écrit une fois à propos d’un sujet gai ? Il s’agissait de l’adolescent qui se met en route pour apprendre ce qu’est la peur et qui est tellement stupide qu’il ne parvient jamais à l’apprendre. Songe à mon émotion quand je découvris soudain que cet adolescent n’est autre que le jeune Siegfried qui conquiert le trésor et réveille Brünnhilde. Le plan est maintenant prêt. Je suis pour le moment en train de rassembler toutes mes forces de façon à pouvoir, le mois prochain, écrire le poème du jeune Siegfried ››.

theatre_WeimarPar l’entremise de Franz Liszt, Wagner avait obtenu de l’intendance du théâtre de Weimar une sorte de contrat pour composer la musique de la Mort de Siegfried, contrat qu’il chercha à échanger en offrant à la place le nouveau poème du Jeune Siegfried. Quelques mois plus tard, la famille Ritter qui venait de faire un gros héritage proposa à Richard une rente annuelle de huit cents thalers, ce qui lui permit de se délivrer du contrat de Weimar et d’envisager de donner à son projet des Nibelungen la dimension colossale qu’on lui connaît.

Il s’en est expliqué largement et clairement dans une lettre à son ami Liszt en date du 20 novembre 1851 : «… La Mort de Siegfried était impossible pour le moment, je le savais ; je voyais bien qu’il fallait préparer son apparition par un autre drame, et c’est ainsi que j’adoptai un plan que je caressais depuis longtemps, celui qui consiste à faire du jeune Siegfried le sujet d’un poème : dans ce drame, tout ce qui est soit raconté, soit supposé à moitié connu dans la Mort de Siegfried devait être présenté d’une manière vraiment objective en traits vifs et lumineux… Or, d’après la conviction intime que je viens d’acquérir, une œuvre d’art et, par suite, le drame seul, ne peuvent produire leur plein effet que si, dans les moments importants, l’intention poétique est révélée complètement aux sens. Il m’est permis, il m’est possible moins qu’à personne de pécher contre une vérité reconnue par moi-même. Il faut donc que je présente mon mythe tout entier dans sa signification la plus profonde et la plus étendue, sous les traits les plus nets que l’art puisse lui donner, afin de le faire comprendre parfaitement; il ne doit rien rester en lui qui ait besoin d’être complété par la pensée, par la réflexion ; il faut que tout être sensible et sans prévention puisse comprendre l’ensemble grâce à ses organes perceptifs, car à ce prix seulement il peut se pénétrer des moindres détails. Il me reste donc encore deux moments principaux de mon mythe à représenter; et tous deux sont indiqués dans le jeune Siegfried : le premier dans le long récit que  fait Brünnhilde après son réveil (acte III); le second dans la scène entre Albéric et le Voyageur au second acte, et entre le Voyageur et Mime au premier acte. Ce n’est pas seulement la réflexion de l’artiste, mais c’est aussi le sujet merveilleux et extraordinairement fécond pour la représentation que m’offraient ces moments eux-mêmes, qui m’a décidé; tu n’auras pas de peine à t’en rendre compte, si tu envisager ce sujet de plus près. Figure-toi l’amour singulièrement funeste de Siegmund et de Siegelinde ; Wodan dans le rapport profondément mystérieux qu’il a avec cet amour ; puis, après sa rupture avec Fricka, le furieux empire qu’il exerce sur lui-même, lorsqu’il sacrifie à la coutume et qu’il décrète la mort de Siegmund; enfin la merveilleuse Walkyrie, Brünnhilde, lorsque, devinant la pensée secrète de Wodan, elle brave le dieu et est châtiée par lui ; figure-toi ce trésor d’émotions tel que je l’indique dans la scène entre le Voyageur et la Wala, puis – plus longuement – dans le récit mentionné plus haut, comme sujet d’un drame qui précède les deux Siegfried, et tu comprendras que ce n’est pas simplement la réflexion, mais surtout l’enthousiasme qui m’a inspiré mon dernier plan !

Ce plan porte sur trois drames : I/ La Walkyrie, 2/ le jeune Siegfried, 3/ la Mort de Siegfried. Pour donner le tout complet, il faut que ces trois drames soient encore précédés d’un grand prologue : l’Enlèvement de l’or du Rhin. Ce prologue a pour objet la complète représentation de tout ce qui a trait à cet enlèvement, l’origine du trésor des Nibelungen, le ravissement de ce trésor par Wodan et la malédiction d’Albéric, faits qui figurent dans le jeune Siegfried sous forme de récit. Grâce à la netteté de la représentation, rendue possible par ce moyen, toutes les longueurs, tout ce qui tient du récit disparaît entièrement ou, du moins, est resserré et présente sous une forme concise…»

On sait que Wagner a publié dans ses Œuvres Complètes le texte de la Mort de Siegfried [… .]. En revanche, il ne fit pas paraître le Jeune Siegfried datant de 1851 qu’il avait pourtant complètement écrit et versifié. Le texte en a été publié seulement en 1930 par Otto Strobel, l’archiviste de Bayreuth, dans un ouvrage intitulé : « Skizzen und Entwürfe zur Ring Dichtung» (Esquisse et ébauche pour le poème de l’Anneau). A notre connaissance, ce poème du Jeune Siegfried n’a fait l’objet d’aucune traduction ni de la moindre étude en langue française ; la seule traduction publiée est celle de la grande esquisse en prose du poème qui figure dans le programme du Festival de Bayreuth 1984. Aussi sommes-nous heureux d’apporter notre pierre en vue de combler cette lacune.

En fait, quand on parle du Jeune Siegfried, il faut distinguer deux versions. La première est celle de juin 1851, conçue comme la première partie d’une bilogie pour précéder la Mort de Siegfried. La deuxième, toujours intitulée Le Jeune Siegfried, date de fin 1852 ; elle figure dans la première édition du poème complet du Ring que Wagner fit imprimer à titre privé en janvier 1853. Elle présente encore certaines différences avec le texte de la partition qui s’intitulera finalement Siegfried pour lequel l’auteur a opéré les derniers remaniements seulement en 1856 au moment d’aborder la composition de la musique du premier acte.

Pour donner à connaître le contenu de ces deux poèmes, le premier de juin 1851, le deuxième presque définitif de l’automne 1852, le plus commode est de les comparer avec le poème final de la deuxième journée du Ring, le Siegfried que nous connaissons.

Le but de cet exposé relatif à des textes qui devaient être largement modifiés est, outre d’apporter des éclaircissements sur le processus de création de la Tétralogie, d’éclairer certaines obscurités que l’on peut relever dans le poème définitif.

Comparaison entre Der Junge Siegfried ( juin 1851) et le Siegfried définitifMVRW BAYREUTH 1876 SCHLOSSER Karl Mime

Disons tout d’abord qu’il est sensiblement plus long avec près de quatre cents vers de plus. Voyons maintenant les différences en comparant les deux textes, scène par scène, puisque le découpage entre les scènes ne sera pas modifié. Dans les indications scéniques du début du premier acte, Wagner donne un portrait détaillé de Mime, équivalent à celui d’un nain de Blanche-Neige : petit, boiteux, longue barbe, bonnet rouge, etc.. Mime raconte ses problèmes en essayant de forger une épée pour Siegfried qui apparaît en tenant en laisse un grand loup. Le dialogue qui s’instaure est identique assez longtemps à celui de la version définitive jusqu’à ce que Siegfried ordonne à Mime de fabriquer une épée nouvelle avec les tronçons de Balmung (l’épée qui deviendra Notung).

Au lieu de s’enfuir alors joyeusement dans la forêt, Siegfried est alors retenu par Mime qui lui déclare que sa mère Sieglinde aurait demandé à ce que son enfant apprenne ce qu’est la peur avant de partir dans le monde. Siegfried veut apprendre et Mime lui dit : « quelqu’un d’intelligent l’apprend facilement, mais pour un sot, c’est difficile ; c’est la ruse qui nous enseigne la peur… qui elle nous montre le danger, reste plutôt dans la forêt, car si tu ne connais pas la peur tu te perdras dans le monde« . Siegfried lui répond : « justement puisqu’il faut que j’apprenne la peur, il faut que j’aille dans le monde je n’apprendrai rien auprès de toi alors hâte-toi de forger » et il s’en va. Il y a donc là un allongement de la fin de la première scène. De plus, avant l’arrivée du Voyageur, Mime rumine encore longuement : il pourrait bien emmener Siegfried apprendre la peur auprès de Fafner, mais sans épée victorieuse le jeune homme ne pourrait abattre le dragon et lui, Mime ne pourrait pas s’emparer du trésor.

Dans la scène suivante, la description du Wanderer nous apprend, outre ce que nous savons (grand, borgne, manteau bleu sombre, chapeau à larges bords) que sa barbe est brune et bouclée. Dans le dialogue, les questions de Mime sont les mêmes mais les réponses du Voyageur sont bien plus longues et détaillées : elles constituent les prémices de ce que Wagner développera plus tard dans L’Or du Rhin. Mais ces réponses diffèrent par certains éléments d’importance. Par exemple, il est dit que ce sont les géants eux-mêmes qui demandent aux dieux de leur procurer le trésor d’Alberich en paiement de la construction du château ; il n’est pas question de l’échange avec Freia. Les dieux enlèvent le trésor, mais il n’est pas dit que l’anneau soit maudit par Alberich. Notons que cette omission de la malédiction de l’anneau ainsi que de la malédiction de l’amour perdure dans les réponses du Voyageur dans la version définitive. Mais à cette différence que le spectateur qui a vu l’Or du Rhin et la Walkyrie en est largement informé.

On apprend de la bouche du Voyageur que de Wodan, le maître du monde, naissent les héros qu’il alimente de son haleine et de son esprit. Il n’a qu’un seul œil, car l’autre est dans le ciel : c’est le soleil qui brille pour les héros. Il n’est pas dit que la lance de Wodan (écrit avec un d comme dans les imprécations d’Ortrud) ait été enlevé au frêne du monde dont par la suite le tronc s’est desséché. On voit donc que dans la rédaction primitive, d’une manière générale, la faute du dieu est minimisée et que son prestige est renforcé. Les questions du Wanderer et les réponses de Mime ne diffèrent pas dans les deux versions. En revanche, les dernières paroles du dieu ne sont pas du tout les mêmes. Il dit seulement à Mime : « Seul Siegfried forgera l’épée » et en guise d’adieu : « Garde ta sage tête pour toi, je n’ai rien à craindre de ce qui est inutile. Cependant, fais désormais attention quand ta langue hésitera, ne dis pas de bêtises« . Alors que, rappelons-le, dans le Siegfried définitif, Wodan dit « Seul celui qui n’a jamais appris la peur forgera Notung. J’abandonne ta tête à celui qui ne connaît pas la peur« .

Siegfried revient s’enquérir du travail sur l’épée en tirant cette fois un ours. Mime lui répond qu’il n’a pas pu le faire parce qu’il a passé son temps à réfléchir comment il pourrait lui apprendre la peur : il emmènera à Neidhöhle, mais jamais Siegfried ne pourra apprendre la peur avec une épée que lui, Mime, aurait forgée. Le héros comprend l’astuce et décide de se mettre aussitôt au travail. Ce passage est donc bien plus court que dans la version définitive où Wagner a placé l’assez long dialogue sur ce qu’est la peur et la façon de l’apprendre.

Ensuite la scène finale du premier acte est peu différente si ce n’est que Mime n’a pas besoin de chercher comment préserver sa tête et il décide tout simplement d’empoisonner le héros dès qu’il aura tué Fafner pour pouvoir s’emparer du trésor. Évidemment, dans le chant de la forge, Siegfried dit : « Balmung, Balmung!… »

forge_Siegfried

Au deuxième acte, le dialogue entre Alberich et le Wanderer est bien plus long que dans le poème définitif: il s’agit de faire connaître des événements qui seront portés à la scène dans L’Or du Rhin et qui ne sont résumés que succinctement dans le texte final. Ensuite, l’identité est quasiment complète dans le dialogue Mime-Siegfried ainsi que dans la scène des Murmures de la Forêt et du combat avec le dragon. Seul le discours de Fafner expirant est un peu plus développé. Une différence notable est à signaler quand Siegfried comprend le langage de l’oiseau (petit détail, dans l’esquisse en prose il est dit qu’il s’agit d’un rossignol) : le héros dit: « Il me semble que c’est ma mère qui chante » (Mich dünkt, meine Mutter singt zu mir). De là à dire que l’oiseau serait une réincarnation de Sieglinde, il y a un pas qu’il n’est pas interdit de franchir. La phrase en question persiste dans la deuxième version du Jeune Siegfried, mais disparaîtra dans le texte final.

Dans la scène suivante, le dialogue entre Mime et Alberich, les textes sont pratiquement identiques ; ce qui permet d’expliquer une anomalie de la version définitive quand Mime dit à propos de l’anneau: «Les géants te l’ont arraché, lâche» (Dir Zagem entrissen ihn Riesen). Ceci est en contradiction avec le cours des événements du Rheingold, où les géants ne désirent pas posséder l’anneau délibérément mais seulement en remplacement de Freia. A ce sujet, il faut noter aussi que dans les différents récits qu’on trouve dans le jeune Siegfried, il n’est pas question du marché conclu entre Wotan et les géants exigeant Freia en paiement du Walhall, ce qui est logique puisque, on l’a déjà dit, ce sont les géants qui demandent aux dieux de leur conquérir le trésor en paiement de l’édification du palais. Jusqu’à la fin du deuxième acte, dans le dialogue Siegfried-Mime, puis dans le dialogue Siegfried-l’Oiseau, il n’existe pas de différence entre les textes.

Il va en être tout autrement au troisième acte. Certes, le découpage des diverses scènes reste le même, mais le contenu de ce qui y est dit et fait, présente des différences considérables. Le dialogue entre le Wanderer et la Wala (qui ne s’appelle pas encore Erda) est d’abord très semblable jusqu’à ce qu’il soit question de la fin des dieux. Le Wanderer dit alors ; « Les dieux craignent leur fin depuis que tomba celui qui apportait la joie » (Der Erfreunde), c’est-à-dire le dieu Balder qui était garant de la paix. Alors vint la nécessité des combats puisque seule la victoire pouvait donner la paix. Cependant Wodan ne se soucie pas de cette fin, car il va léguer son héritage de la puissance éternelle de la vie au héros et à sa fille rebelle (remarquons que cette notion de la fin des dieux est toute nouvelle par rapport à la Mort de Siegfried qui se terminait par une vision d’apothéose au Walhall. L’évolution pessimiste, schopenhauerienne, du drame s’est donc dessinée progressivement dans l’esprit de l’auteur).

Dans son dialogue qui suit avec Siegfried, le Voyageur est également plus bavard ; comme dans la version définitive, il dit que celui qui éveillera la Walkyrie anéantira sa puissance. Mais, il conclut simplement en disant : « Apprends donc la peur maintenant ou ne l’apprends jamais ! Pénètre dans le feu si cela te plaît. Vas-y, je ne te retiens pas » et il disparaît.

Il y a donc là une différence d’une importance capitale : Wodan ne barre pas le chemin avec sa lance et donc Siegfried ne la brise pas. Le dieu sait que sa fin est inéluctable, mais il est encore en sursis. De toute manière, la fin des dieux était programmée par le destin (Alles, was ist,-endet ! dira Erda) ; ni la faute du dieu, ni la malédiction d’Alberich n’en sont la cause, elles en fixent seulement le moment. Notons que le passage difficilement compréhensible dans la version définitive où Wodan dit : « C’est avec cet œil qui me manque que toi-même tu contemples celui qui n’est resté pour voir » devient facilement explicable si on se reporte à la scène entre le Wanderer et Mime du premier acte où, dans le Jeune Siegfried, le dieu dit que l’œil qui lui manque est le soleil qui éclaire le monde.

Le début de la troisième scène est identique dans les deux poèmes : le grand monologue de Siegfried, le réveil de Brünnhilde et le commencement du duo jusqu’aux paroles de Brünnhilde : « Cette pensée, puisses-tu la comprendre, était uniquement mon amour pour toi« . Le Jeune Siegfried lui demandant de parler encore, car jamais il n’a entendu chose si belle, Brunnhilde se lance dans un long récit, vraiment très long (une centaine de vers) puisqu’il résume les trois actes du deuxième volet de la Tétralogie, La Walkyrie. Il contient même quelques détails supplémentaires en particulier sur les Wälsungen : la race est ancienne, Siegmund et Sieglinde en sont des descendants ; Sieglinde a eu des enfants avec Hunding mais ce ne sont que des lâches ; pour maintenir la race héroïque, Siegmund doit s’unir à sa sœur. Après ce récit, le dialogue reprend sous une forme identique dans les deux versions jusqu’à la fin. Comme dans le poème définitif. Brünnhilde appelle de ses vœux le Crépuscule des dieux et la destruction du Walhall.

[…]

Modifications apportées dans le deuxième Jeune Siegfried datant de l’automne 1852

Ces modifications ont été apportées après que les poèmes de l’Or du Rhin et de La Walkyrie eussent été écrits. L’épée s’appelle maintenant Notung et Siegfried n’apparaît qu’une seule fois avec un animal, un ours. A part cela, la différence persiste dans la scène entre Mime et Siegfried en ce qui concerne l’apprentissage de la peur. Dans la scène avec le Voyageur (le dieu est appelé encore Wodan), les réponses aux questions sont écourtées et correspondent tout à fait à la version finale. Par contre, la conclusion reste celle de la première version : c’est Siegfried qui forgera l’épée et le Wanderer se désintéresse de la tête de Mime qu’il a gagnée au jeu. Le texte de la troisième scène reste très semblable à celui de la version primitive. On voit donc que ce premier acte devra encore subir des modifications d’importance pour aboutir à la relation subtile entre Siegfried, celui qui ne connaît pas la peur, celui qui forgera l’épée, celui qui tuera le dragon et aussi celui à qui la tête de Mime est dévolue. Wagner n’opérera ces modifications qu’au moment où il entamera la composition musicale de ce premier acte, c’est-à-dire à l’automne de 1856.

Mort de Fafnir par Howard Pyle

A quelques mots près, le texte du deuxième acte est celui de la version définitive. Il en est de même pour le troisième acte. C’est donc après avoir écrit les poèmes de l’Or du Rhin et de La Walkyrie que Wagner introduit l’épisode capital où Siegfried brise la lance de Wotan.

Ce changement tardif indique non seulement la volonté de renoncement du dieu mais aussi peut-être la nécessité qui l’amène à laisser briser sa lance pour être ainsi certain de son anéantissement qu’il désire. Je me dois de rappeler ici l’idée géniale que j’avais eue, dans la mise en scène de notre fameux spectacle Ring Story, de faire partiellement scier par Wotan lui-même le bois de sa lance pour être bien sûr que Siegfried puisse la briser.

L’autre changement par rapport à la version primitive est la suppression du grand récit de Brünnhilde relatant les événements qui forment la substance des trois actes de La Walkyrie. Ceci ne va pas sans inconvénient sur la compréhension de la dernière journée, le Crépuscule des dieux, et spécialement de tout ce qui concerne la psychologie du héros, Siegfried. Dans la première version, on sait qu’ il était «au courant» notamment sur le «pedigree» de Brünnhilde et la nature divine de Wotan. Dans le texte de la version finale, Brünnhilde s’exprime d’une manière très elliptique que Siegfried ne peut pas comprendre. Nous devons nous contenter d’admettre que le Siegfried du Crépuscule n’a rien compris ou bien qu’il n’a prêté aucune attention à d’éventuelles explications complémentaires que Brünnhilde lui aurait données entre la fin de la troisième partie et le début de la quatrième partie de la Tétralogie.

Il faut remarquer aussi que le Siegfried du Crépuscule, qui raconte à qui veut l’entendre qu’il a tué un dragon, est d’une discrétion absolue sur sa rencontre avec le Wanderer et le bris de la lance. Il n’en a même pas parlé à Brünnhilde puisque celle-ci l’apprend seulement de la bouche de Waldraute. De même, dans son récit du troisième acte, le héros qui a pourtant retrouvé la mémoire, continue à omettre l’épisode.

Ceci est évidement un signe des difficultés auxquelles Wagner s’est trouvé confronté quand, voulant développer son grand sujet dramatique de Siegfrieds Tod, il décida en même temps d’en changer complètement la résolution passant de la rédemption des dieux par le sacrifice de Brünnhilde et Siegfried à la fin de la race divine laissant le sort du monde entre les mains du genre humain. Par coquetterie, par pudeur ou même peut-être par embarras, Wagner, d’ordinaire si prolixe, en particulier dans sa correspondance, n’a jamais voulu s’expliquer clairement sur le sujet. Dans une longue lettre (reproduite intégralement dans le Wagneriana Acta 1986) adressée à August Röckel qui lui avait sans doute fait des observations dérangeantes, il répondit d’une manière peu convaincante et passablement embrouillée, résumée par cette citation : « Il est évident qu’une trop apparente manifestation des intentions trouble au lieu d’aider à la compréhension« . Dans son autobiographie, il a évoqué avec un peu d’ironie les efforts de la princesse Caroline de Wittgenstein (l’amie de Liszt) pour tenter de saisir la véritable intrigue de la destinée des dieux dans l’Anneau : « Un jour, elle me fit venir chez elle, en particulier tout comme un professeur de Zurich. Je devais lui donner sur ce point les éclaircissements nécessaires et j’avoue avoir été intimement convaincu qu’elle désirait vraiment connaître les fils délicats et mystérieux de l’action. Mais elle exigea de mois une précision si mathématique qu’à la fin j’avais l’impression de lui avoir expliqué une pièce française à intrigue ».

En somme pour lui, ces difficultés devaient se résoudre par la perception intuitive de l’action dramatique et de sa nécessité sans faire appel à l’entendement logique abstrait. Dans la courte préface de la première édition privée de l’Anneau, Wagner demandait à ses amis de considérer son projet selon sa nature qui pourra trouver sa réalisation seulement lorsque l’œuvre poétique qu’il leur présentait aurait été développée musicalement et représentée scéniquement. Une manière de dire que l’œuvre d’art totale n’est pas une œuvre parfaite dans chacune de ses composantes, mais que c’est précisément la juxtaposition ou plutôt la fusion de ces composantes qui est le mieux à même de tendre vers l’inaccessible perfection de l’œuvre d’art idéale.

HP

PS : Revenons encore sur ces trois composantes : œuvre poétique, composition musicale et réalisation scénique. Heureusement que notre Maître ne pouvait pas savoir ce que les metteurs en scène de l’avenir feraient de la troisième composante. Sinon, le risque aurait été grand qu’il renonçât à écrire les deux premières !

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