L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

LE VAISSEAU FANTOME, WWV63

Der Fliegende Holländer, WWV63

LES ARTICLES THEMATIQUES

LES DEUX VAISSEAUX FANTÔMES : CELUI DE RICHARD WAGNER ET CELUI DE PIERRE-LOUIS DIETSCH

par Nicolas CRAPANNE et Luc ROGER

 

IL EXISTE DEUX VAISSEAUX FANTOMES :
L’UN, FRANCAIS, L’AUTRE, ALLEMAND !

par Nicolas CRAPANNE

Le sujet des deux opéras, celui de Wagner et celui de Pierre-Louis Dietsch (compositeur français né à Dijon en 1808), est le même et pour cause : le compositeur allemand, à l’époque en quête de notoriété à Paris mais accablé de dettes, vendit le sujet de son opéra inspiré des Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski, d’après Heinrich Heine, en 1842. Il composa sa propre musique sur son propre livret et cette fois-ci en allemand, opéra créé l’année suivante, le 2 janvier 1843, à l’Opéra Royal de Dresde.

MVRW DIETSCH Pierre-Louis
Le compositeur et chef d’orchestre français Pierre-Louis DIETSCH (1808-1865)
Mais revenons à Paris… et aux circonstances qui donnèrent naissance à ce curieux Vaisseau fantôme français.
Ce poème que Wagner proposa (et composa) en français était initialement destiné à l’Opéra de Paris (l’Académie de Musique). Mais rédigé dans un français plutôt approximatif apparemment, le livret fut confié par Monsieur Léon Pillet, directeur de l’Opéra, à un autre librettiste, Paul Foucher, qui fut chargé de mettre le sujet en vers. Autrement dit, le français de Wagner comportait encore trop de fautes de syntaxe et de versification pour être livré tel quel aux soins d’un compositeur.
Peu importe, après tout, pour le tout jeune Wagner – alors obscur Kappelmeister de vingt-six ans, et à peine reconnu dans sa patrie d’origine pour ses talents de compositeur – s’il gardait le pouvoir sur la composition de la musique.  Wagner cède donc une première fois et accepte que son œuvre soit remaniée en français. Menant par ailleurs une existence misérable, les droits sur le livret qui s’élevaient à la modique somme de cinq cent francs de l’époque ne pouvaient se refuser. Mais une fois l’accord passé et le maigre salaire remis à Wagner, Pillet fit comprendre à notre infortuné compositeur que l’on se passerait bien de lui pour la  musique ! Humiliation suprême !

Ce fut à Pierre-Louis Dietsch, un compositeur “de la maison”, connu du public parisien et qui avait déjà fait ses (modestes) preuves sur la scène de l’Opéra qu’incomba la tâche de mettre en musique Le Vaisseau Fantôme ou Le Maudit des Mers.  Si le sujet demeure globalement le même entre les deux versions lyriques de la ballade de Heine mise en musique par Dietsch, puis par Wagner, la version du Français est plus concentrée (sur deux actes et une durée totale d’environ 1h45) ; l’action, quant à elle, se situe au large des îles de Shetland. Pour l’anecdote, dans la version de Dietsch, le personnage féminin principal se prénomme « Minna« , comme l’épouse de Wagner à qui était dédiée la version française de son opéra.
On ne peut pas vraiment dire que l’opéra de Dietsch marqua tellement la critique ni le public. Créé sur la scène de l’Opéra de Paris le 9 novembre 1842, l’opéra fut retiré de l’affiche après seulement douze représentations. Avant de tomber définitivement dans l’oubli.
Wagner qui était entre-temps reparti en Allemagne afin de superviser la création de Rienzi était bien trop accaparé par son propre destin (et la création de son “Vaisseau fantôme”, en allemand cette fois, et sous le titre de “Der Fliegende Holländer”) pour perdre son temps à en vouloir au compositeur français.

Mais les destins des deux hommes devaient se croiser quelques années plus tard sur la même scène de l’Opéra de Paris et, cette fois-ci, pour le pire… !

Alors que l’Académie de Musique parisienne demanda à Wagner de diriger les représentations de Tannhäuser en 1861, on fit comprendre à Wagner que seul un chef d’orchestre “de la maison” (et donc “digne de ce nom”) pouvait être en mesure de diriger son oeuvre. Wagner dut encore une fois céder aux instances de l’institution parisienne, et, lors de la création de Tannhäuser sur la scène de l’Opéra de Paris le 13 mars 1861 (qui s’avéra être le “four” et l’un des plus grands scandales de l’Histoire de la Musique que l’on connaît)… le chef qui dirigeait alors la fosse d’orchestre n’était autre que Pierre-Louis Dietsch ! Que naturellement Wagner rendit responsable de l’échec de son nouvel opéra !

 

NC


L’AUTRE VAISSEAU FANTÔME :
LE MAUDIT DES MERS DE PIERRE-LOUIS DIETSCH

par Luc ROGER

En 2013, le Palazzetto Bru Zane et les Musiciens du Louvre Grenoble de Marc Minkowski ressuscitaient Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers, l’opéra dont Pierre-Louis Dietsch avait reçu commande et qu’il composa à partir du scénario de Richard Wagner (et dont dont ce dernier avait cédé les droits à l’Opéra de Paris en 1840 pour la somme de 500 francs). C’est sur base de ce scénario que Paul Foucher et Henri Revoil en composèrent le livret qui s’éloigne cependant du scénario wagnérien car ses auteurs s’inspirèrent également du Pirate de Walter Scott et du Phantom Ship de Frederick Marryat ainsi que des écrits de Fenimore Cooper. Le Vaisseau fantôme de Dietsch, fut crée à Paris le 9 novembre 1842 ; deux mois plus tard, Der Fliegende Holländer de Wagner fut créé à Dresde le 2 janvier 1843. A noter que le thème du Vaisseau fantôme était connu du public français puisque en 1837 le Théâtre du Cirque Olympique montait Le Maudit des mers, drame en cinq actes par MM. Chabot et de Bouin. (Voir sur Gallica la critique du Monde dramatique de 1837), un spectacle que Dietsch a pu voir ou dont il se peut qu’il ait entendu parler.

Le Vaisseau fantôme de Dietsch ne rencontra que peu de succès en 1842 à Paris, puisqu’il ne connut que onze représentations. la dernière représentation eut lieu fin janvier 1843. Un rapport de l’Académie Royale de Musique analysait alors les raisons de cet échec : « [.. ]la commission regrette d’avoir à déclarer que la représentation du Vaisseau Fantôme a trompé son attente : elle n’a trouvé ni dans les décors, ni dans les costumes et autres accessoires ce caractère de grandeur et de magnificence par lequel doit se signaler notre première scène lyrique et dont le sujet ne pouvait se passer. Le genre fantastique impose des conditions qu’on ne saurait se dispenser de remplir ». (Arch. Nat., F 21. 1069)
La réception du  Vaisseau fantôme de Pierre-Louis Dietsch 
 
Nous reprenons à Etienne Jardin, du Palazzetto Bru Zane les commentaires de la presse musicale parisienne au moment de la première de 1842:
« La musique de M. Dietsch est marquée au coin de l’étude et du savoir ; elle a un parfum de distinction, de bon goût, d’élégance, et ne manque pas de teintes vigoureusement touchées. Les cantilènes mélancoliques et vaporeuses s’y mêlent à des chœurs pleins d’énergie. » (Revue et Gazette musicale, 13 novembre 1842.)
« M. Dietsch […] s’est acquitté de sa tâche avec talent et n’a pas failli à sa spécialité musicale. Son instrumentation a de l’ampleur, et ses mélodies ont une certaine teinte religieuse parfaitement appropriée aux situations sévères du poème. » (Le Ménestrel, 13 novembre 1842.)
Georges Servières analysa au début du 20e siècle les deux Vaisseaux fantômesdans un article publié d’abord dans la revue Le guide musical, repris par diverses journaux et revues, dont le Gil Blas du 17 mai 1897, et enfin  en 1914, par son auteur dans ses Episodes d’histoire musicale. Le avait déjà l’article de ServièresNous reproduisons ci-dessous l’article qu’y consacre La Revue musicale de Lyon du 4 avril 1909, dont Léon Vallas, était le directeur-rédacteur en chef, avait également intégralement repris  l’analyse de Servières:
« On sait que Wagner, pendant son premier séjour à Paris, proposa au directeur de l’Opéra de composer pour l’Académie de musique une partition sur le livret du Vaisseau-Fantôme. Le directeur de l’Opéra n’eut pas confiance en le talent de Wagner et proposa simplement au musicien de lui acheter son scénario pour le donner à un autre compositeur. Wagner, ayant besoin d’argent, le vendit pour cinq cents francs. Quelque temps après, le livret arrangé en opéra en deux actes par Paul Foucher et Bénédict-Henri Révoil, mis en musique par Dietsch, fut représenté sans succès à l’Opéra sous le titre le Vaisseau-Fantôme.
Il y a une douzaine d’années, M. Georges Servières eut la curiosité de comparer l’ouvrage français et l’ouvrage allemand, et il publia dans le Guide musical, auquel nous les empruntons, les observations suivantes :
     « Le Vaisseau-Fantome de Dietsch, ou le Maudit des Mers, est en deux actes et trois tableaux. Les librettistes se sont servis sans doute du scénario de Wagner, mais ils y ont amalgamé des éléments empruntés à d’autres interprétations de la légende, notamment à celle d’un roman anglais du capitaine Marryatt. On dirait même qu’ils se sont attachés à éviter les similitudes trop flagrantes avec le poème de Wagner. On en jugera par une brève analyse.
     D’abord, les noms de tous les personnages sont différents : Senta s’appelle Minna, elle est la fille de Barlow, négociant du Shetland, l’une des îles Orcades, où se passe l’action. Erik, le chasseur, devient un matelot des équipages de Barlow. L’amoureux de Minna se nomme Magnus. Enfin, le Hollandais errant répond au nom de Troïl le maudit, Norvégien d’origine.
     Le premier tableau, comme le deuxième acte de Wagner, se passe dans la demeure de Barlow. Des femmes veillent auprès de Minna, mais il n’y a pas de choeur des fileuses. Erik lui demande de chanter la légende du Vaisseau-Fantôme, qu’elle murmure souvent. D’après cette légende :
Du sang des rois, prince de la Norvège,
Mais du trône déshérité,
Troïl, aux flots, pirate sacrilège,
Va demander sa royauté.
Il s’agit pour lui de franchir un cap terrible, gardé par Dieu même. Toujours la tempête l’en écarte. Pour que le ciel se lasse, il faut qu’il rencontre une femme constante jusqu’à la mort, mais, jusqu’ici, nulle ne lui a été fidèle. Il lui est permis, pour la chercher, de descendre à terre une fois tous les sept ans. La quatrième strophe est dite par Magnus, qui reparaît après une longue absence :
Contre Troïl et son oeuvre infernale ‘.
Son pilote se révolta.
Frappé lui-même en leur lutte fatale,
Troïl dans les flots le jeta.
Et sur sa main la plaie accusatrice
Sans se fermer, reste à jamais.
Au bras sanglant jamais de cicatrice,
Au coeur coupable plus de paix.
Le pilote victime de Troïl, c’était le père de Magnus. Celui-ci exprimé son amour à Minna. Elle consent à l’épouser si Barlow le permet. Tandis que, restée seule, la jeune fille songe, pendant l’orage, au sort du maudit et invoque Dieu en sa faveur, un changement à vue fait apparaître le vaisseau-fantôme battu par la tempête. Erik annonce à Minna le retour de son père ruiné, mais sauvé par un navire inconnu;Barlow vient rassurer sa fille et lui apprend que, lié par la reconnaissance, il a promis sa main à son sauveur. L’équipage suédois est descendu à terre, il fraternise avec les matelots de Shetland. Erik offre à ses nouveaux amis, comme breuvage, du rhum mélangé de poudre. Etrange mixture romantique! Il chante une barcarolle. Echange de politesses; le pilote Scriftus répond par une ronde. Les Suédois vont forcer leurs hôtes à danser, quand le capitaine Troïl les renvoie à leur navire. Troïl, dans une cavatine, demande à Minna d’être l’ange du rivage, la madone du port. Minna consent à s’unir à Troïl. Désespoir de Magnus. Choeur final d’allégresse.
Au deuxième acte, on voit au fond de la scène un immense rocher du haut duquel Minna se précipitera dans la mer. A droite, la chapelle de Sainte-Olla, en laquelle va être célébré son mariage avec le capitaine étranger, qui s’est fait connaître sous le nom de Waldemar. Prévenu contre le fiancé par Erik, Barlow n’a cure de ses avis : Vive l’enfer! s’écrie-t-il, s’il m’apporte l’opulence et le bonheur! Scène d’explications entre Minna et Magnus. Celui-ci, révêtu de l’habit religieux, révèle que, sacrifiant son amour, il est entré au couvent, vouant son âme au culte des autels. A cette scène en succède une autre avec Troïl où celui-ci vient dire adieu à Minna. Il lui dévoile son véritable nom: il est Troïl le maudit. Osera-t-eîle le suivre sur son vaisseau?-— Je m’attache à toi, pour te sauver! répond-elle. Dans la scène du mariage, le prêtre (Magnus) leur demande d’échanger leurs anneaux. Troïl hésite à découvrir sa main sanglante. Magnus lui arrache son gant, et, reconnaissant en lui l’assassin de son père, s’écrie : Anathème à Troïl l’homicide, à Troïl le damné! Ne souille plus notre île de tes pas ! Fuis, ta patrie est la tempête !
On isole Minna de Troïl, on le repousse. Celui-ci, voué à la damnation, invoque les puissances infernales. Minna s’écrie qu’elle le sauvera malgré lui, gravit le rocher, se précipite, dans la mer; le vaisseau-fantôme s’engloutit avec un bruit terrible. Apothéose.
On voit que les inventions de mélodrame par lesquelles les librettistes ont compliqué la simplicité de la légende empruntée par Wagner à un conte de Henri Heine ne sont pas heureuses. La versification est ridicule.
Quant au compositeur, Dietsch, maître de chapelle à Saint-Eustache, étant connu surtout comme auteur de musique religieuse, son oeuvre fut naturellement jugée ennuyeuse, dépourvue de mélodie, « d’une science qui effraye », disait le correspondant d’un journal de province. C’est « une steppe dont les horizons ne changent jamais ». Sa partition ne méritait pas de telles appréciations, qu’on réserve habituellement aux novateurs de génie : elle est simplement d’une honnête banalité. On y apprécia cependant l’air à vocalises en rythme de polonaise, chanté par Mme Dorus-Gras à la fin du premier acte, plusieurs ensembles, notamment le double choeur des Suédois et des Shetlandais, et un choeur de moines au second acte. Berlioz cite encore avec éloges la cavatine résignée de Magnus devenu moine.
L’interprétation, confiée à un baryton belge, Canaple, qui faisait ses débuts à l’Opéra dans le rôle de Troïl, à Marié (Magnus), F. Prévost (Bai’low), Octave (Erik), Saint-Denis (Scriftus), fut terne. Mmc Dorus-Gras (Minna)., seule, fut applaudie. Enfin, la mesquinerie des décors de la scène finale et de l’apothéose contribua à la chute de l’ouvrage, qui, joué en lever de rideau avant les ballets, n’eut que onze représentations. Wagner était vengé. »
Hector Berlioz évoque brièvement l’opéra de Dietsch dans ses mémoires: « […]bien que M. Dietsch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son Vaisseau fantôme (dont le poëme, composé par Richard Wagner, avait été acheté cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Dietsch, qui inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le mettre en musique !) […]. Le point d’exclamation final en dit long sur l’appréciation de Berlioz.
En 1938, alors qu’on rejoue en France le Vaisseau fantôme de Wagner, l’hebdomadaire Ric et Rac revient sur le Vaisseau fantôme de Dietsch, dans la section du journal intitulée Hier et aujourd’hui signée Francheville. L’article reprend les circonstances du rachat du scénario initial de Wah´gner par Léon Pillet:
« Les deux Vaisseaux fantômes

Quatre-vingt-quinze ans après la création et l’échec complet de l’oeuvre au théâtre de Dresde, le 2 janvier 1843, notre Opéra vient de représenter pour la première fois Le Vaisseau fantôme de Wagner, tout d’abord intitulé Le Hollandais volant, et dont le sujet est tiré d’une vieille légende racontée par Henri Heine. Composé à Meudon, joué à Riga en 1843, à Berlin en 1844, à Bruxelles en 1872, entré en France par le Grand-Théâtre de Lille le 28 janvier 1893, enfin monté le 17 mai 1897 à l’Opéra-Comique, qui le reprit 1904 et 1911, ce drame wagnérien eut des débuts assez malheureux… En outre, ce n’est que le second Vaisseau fantômequi navigue;sur la scène de l’Opéra.

                                                                              ***
Voici la curieuse histoire du premier, qui y fut créé le 9 novembre 1842 et ne tarda pas à faire naufrage. La musique était de Louis Dietsch, maître de chapelle renommé,et le livret de Paul Foucher, d’après le scénario primitif que Wagner avait élaboré sur les flots déchaînés de la mer Baltique, en revenant de Riga où il était chef d’orchestre.
Au cours de 1840, il avait présenté ce scénario au directeur de l’Académie royale de musique, Léon Piller, qui, en principe, l’avait accepté sur les instances de Meyerbeer.

— Laissez-moi le manuscrit; avait-il dit au jeune Wagner, je le ferai mettre en vers par Paul Foucher, qui est le beau-frère de Victor Hugo et l’auteur d’Amy Robsart, du Pacte de famine et de vingt autres pièces applaudies… Quand il aura terminé, vous adapterez votre musique sur les paroles et j’espère que ce sera très bien…

                                                                             ***
Au bout de quelques semaines, il convoqua la Wagner rue Le Peletier.
— Eh bien ! voilà, mon cher ami, lui dit-il carrément, toute réflexion faite, votre sujet n’est pas fameux; j’ai peur qu’il ne reçoive des pommes cuites. Aussi je préfère le confier décidément à un compositeur de mon choix. Voulez-vous me le céder ? Je vous l’achète cinq cents francs comptant !          Cinq cents francs ! c’était alors une somme considérable, surtout pour Wagner qui, fort besogneux (quoique habitant 25, rue du Helder), et ne trouvant nulle- part l’emploi de son génie, était obligé de fabriquer des romances invendables et les couplets d’un vaudeville, La Descente de la Courtille, que les choristes des Variétés refusaient de chanter… Il accepta l’offre de Léon Pillet, parce qu’il avait une femme-dépensière, Minna.Planner, et un chien vorace, le terre-neuve Robber, qu’il.fallait attacher avec des saucisses ».
     Mais, prudent, […] Wagner eut soin de ne vendre que la version en langue française, c’est-à-dire de se réserver la propriété de son scénario lorsqu’il serait joué en allemand.
    Ainsi Léon Pillet, devenu l’armateur du Vaisseau fantôme n° 1, le fit voguer chez lui sur la partition en deux actes qu’il avait commandée à Louis Dietsch, contrebassiste si distingué, chef des choeurs à l’Opéra et compositeur de talent spécialisé jusque-là dans les messes et les cantiques. Ce fut d’ailleurs sa seule et unique production théâtrale. Jugée ennuyeuse et monotone, elle fut accueillie fraîchement et disparut à tout jamais au bout de douze représentation,
     Cette concurrence ne porta donc pas grand préjudice au Vaisseau fantôme n° 2, paroles et musique de Wagner, qui, peu de temps après, commença en Allemagne une carrière ; que le succès finit par couronner. Et les mélomanes de l’époque en vinrent bientôt à  hasarder timidement cette opinion, dont la  hardiesse les effrayait eux-mêmes :
    -Pillet a peut-être eu tort de préférer à Wagner !  »

Une esquisse de la vie de Louis Dietsch, publiée à l’occasion de ses obsèques

Voici l’article biographique que A. Labat  consacrait à Pierre-Louis Dietsch dans La France à l’occasion de ses obsèques, peu après les obsèques du compositeur à la Madeleine et son enterrement au cimetière Montmartre.

     « Aujourd’hui ont eu lieu à la Madeleine, au milieu d’une nombreuse assistance, où l’on remarquait nos artistes les plus distingués, les obsèques de M. Dietsch, maître de chapelle de cette église, ancien chef d’orchestre de l’Opéra.
     M. Dietsch. est mort subitement, frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante (d’une hypertrophie du cœur), chez M. Athanase Coquerel, auquel il était allé faire une visite.
     Sa mort excite dans le monde des arts les plus vifs regrets. Pourquoi ces regrets, et quel vide a-t-il laissé? Nous répondrons à cette double question par la simple esquisse de sa vie.
     Louis Dietsch était né le 17 mars 1808 à Dijon, la patrie de Rameau. Il avait six ans quand, dans sa ville natale, il fut admis à la maîtrise dirigée par l’italien Travesini. Son aptitude, ses progrès se firent jour avec tant de bonheur, que lorsque, à seize ans, il vint à Paris, il entra à l’Ecole Choron comme professeur ou plutôt comme aide du maître, et d’un maître tel, qu’un pareil titre, tout modeste en apparence, en dirait assez pour lui donner dans le monde artistique les lettres de noblesse les plus flatteuses, en même temps que les plus sincères. Que fit-il dans cette école? Il donna des leçons; il en prit une de Choron, ou mieux l’exemple de Choron affermit et développa dans son cœur cette dignité, ce respect de lui-même qui nous autorisent à dire de lui, et sans crainte d’être démenti, ce qu’on a dit de son maître Dietsch était artiste, il n’a jamais été ni jaloux, ni envieux, ni charlatan. 1830 arriva. Les tripotiers du règne nouveau, dans leur ardeur de niaise économie, imposèrent à Louis-Philippe, le débonnaire, leurs bourgeoises rivalités et leurs mesquines rancunes. L’école de Choron n’eut plus de subvention, elle tomba, entraînant dans la ruine la ruine de son directeur; elle avait l’immense tort d’être née sous la Restauration. Il fallut chercher fortune ailleurs. Le jeune professeur se présenta en qualité d’élève contrebassiste au Conservatoire. On lui donna, comme épreuve d’admission, à déchiffrer un morceau à première vue. Dietsch sortait de chez Choron, et Chérubini détestait Choron. C’était donc une petite humiliation plutôt à l’adresse du maître qu’à celle de l’élève postulant. Dietsch la sentit vivement; il ne souffla mot, se contenta de mettre la feuille la tête en bas et les pieds en l’air, exécuta sans hésiter et se retira comme si de rien n’était. Trois mois après, il partageait le prix de contrebasse avec un autre disciple de Choron, demeuré son ami comme il est demeuré l’ami de tous ceux qui le connaissent, avec Marié de l’Opéra.
    Quelque temps plus tard, Dietsch prenait place à l’orchestre des Italiens en qualité de troisième contrebasse. On chantait alors les récitatifs avec accompagnement de clavecin. Un soir, l’accompagnateur ne parut point; on pria Dietsch de le remplacer. Lablache entre en scène; il était de joyeuse humeur, il aperçoit un nouveau visage et veut l’amener à se déconcerter il va, vient, passe et repasse d’un ton à un autre, modulant par-ci, fesant [sic] des points d’orgue par là; mais il avait beau faire, l’habile jouteur avait trouvé un digne adversaire; et. le lendemain, Dietsch, mandé chez le directeur, se trouva surpris d’avoir gagné la veille une petite position. Ce ne fut pas seulement an point de vue pécuniaire qu’il dut en être satisfait.
  Rossini le vit de près, l’apprécia et le fit passer des Italiens à l’Opéra, comme chef des chœurs. – A. l’Opéra, sous la direction Pillet, il obtint un poème. Il donna le Vaisseau-Fantôme, le seul péché, nous a-t-il dit souvent, qu’il eût sur la conscience. L’oeuvre, malgré de sérieuses qualités, ne réussit point. Des rivalités d’artistes, et qu’une omnipotente influence rendait alors très-dangereuses, lui portèrent une atteinte fatale. Il n’en commit point d’autres! Décoré en 1856, Dietsch conserva la position de chef des chœurs, jusqu’au moment où Girard, mort comme lui, subitement, succombait l’archet à la main. Ce soir-là même nous nous trouvions à Lyon avec Dietsch (II y venait pour traiter avec Mme Vandenheuvel-Duprez. Il nous parlait d’un malentendu fâcheux, survenu entre Girard et lui, envenimé surtout par de méchants propos. Il nous exprimait ses regrets de ce froid, qu’une explication loyale eût si facilement fait disparaître; et comme, tout en causant, nous venions à parler de la santé chancelante du chef d’orchestre (Girard avait éprouvé déjà deux fois des défaillances d’un sinistre augure) -D’un jour à l’autre, lui disions-nous, il tombera malheureusement étouffé à son pupitre, et l’on sera bien forcé d’avoir recours à vous pour le remplacer. – C’est possible, reprit-il mais sacbez-le bien, je n’ai jamais fait, je ne ferai jamais un pas ni pour moi ni pour les miens (C’est une vérité vraie que nous avons cru utile de mettre en lumière.) Le lendemain Dietsch partait pour Dijon, où nous étions prié de lui faire parvenir ses lettres, et où vint le trouver la dépêche télégraphique qui le mandait à Paris, et le nommait chef d’orchestre de l’Opéra.
     Dans son nouvel emploi, il monta ou reprit Pierre de Atédicis, Sémiramia, le Tanhauser, la Reine de Sales, la Mule de Pedro, le Papillon, la Muette, enfin les Vêpres Siciliennes. Si Dietsch ne demandait jamais rien, il ne souffrait pas non plus que l’on prit sa modestie pour de la pusillanimité. Déjà de sérieuses discussions avaient eu lieu avec Wagner à propos de Tanhauser, Wagner voulait conduire la première représentation à Paris, cela ne se fait point. Dietsch ne céda ni devant les menaces, ni devant les prières il conduisit le Tanhauser. Mais cet excellent M. Royer n’était plus directeur, quand on reprit les Vêpres Siciliennes.Fatigué de répéter à satiété un ouvrage joué tant de fois, l’orchestre s’était montré récalcitrant pendant tout un premier acte. Verdi était furieux. Le directeur appela Dietsch, et, l’interpellant vivement, lui demanda s’il n’était plus maître de son orchestre. Dietsch convoqua ses musiciens au foyer. Messieurs, leur dit-il, vous ne comprenez pas que vous tirez sur Dietsch et non pas sur Verdi ? Je vous en prie, pas d’enfantillage, je serais forcé de quitter le pupitre. Il n’en fallut pas davantage (je dirais, si je ne devais être suspecté d’une partialité trop sympathique, il en faut si peu avec des cœurs de cette trempe). Tout alla bien pendant le reste de la soirée;  il en fit la remarque au directeur. Vous le voyez,  dit-il, ce n’est pas de leur chef immédiat que les artistes sont mécontents. Et quelques jours plus tard, à minuit cinq minutes, avec un raffinement de formes qui révolta tout le monde, amis ou ennemis, Dietsch recevait sa mise à la retraite. signée d’un nom qu’à plus d’un titre il entourait de son respect affectueux, d’un nom qui rendait plus poignante pour lui cette brutale démission, car celui qui le porte si haut et si digne était un de ses glorieux compatriotes, un enfant de Dijon! Dietsch pourtant ne s’y méprit pas; il n’ignorait point d’où partait le coup qui l’avait frappé et qui l’avait mortellement frappé. Pour sa femme, pour les siens, par amour-propre, il affecta de n’en être point ému; il refoula dans son cœur toute son amertume, mais il devait en mourir, il en est mort t! Malgré les services que nous venons de retracer ( 23 ans ), ce n’est pas dans la musique profane que Dielsch a surtout marqué sa place. Sa réputation, comme auteur lyrique, est toute dans la musique religieuse. Maître de chapelle aux missions étrangères, plus tard à Saint-Eustache de là à la Madeleine où il suivit son ami, M. l’abbé de Guerry, Dietsch a composé vingt-trois messes, (aujourd’hui même la vingt-quatrième est sous presse chez Lecoffre). Il a publié des mottets, des caciques, le répertoire des maîtrises et enfin son oeuvre capitale, l’antiphonaire, suivant le rite Romain, ouvrage en deux volumes, dont le seul défaut est de s’adresser à un public trop restreint pour qu’il puisse donner à son auteur tout le relief, nous allions dire toute la gloire qu’il mérite.

     Cette courte notice, s’adressant surtout à lit grande famille des artistes, nous n’hésitons pas à leur dire, quelle épreuve cruelle la mort de Dietsch est pour cette digne compagne de sa vie qu’il a tant aimée et dont toute une existence de douleurs n’avait pas besoin d’une douleur de plus, d’une douleur auprès de laquelle toutes les autres ne sont rien. Il faut avoir éprouvé certaines émotions pour les comprendre il faut avoir entendu son cœur vous réclamer cent fois par jour un être qui n’est plus pour ressentir ce que renferme de tortures une éternelle séparation! Aussi, n’avons-nous pas essayé et ne tenterons-nous pas d’adoucir une blessure que le temps seul peut emporter, quand Dieu nous donne la force de lui survivre. A. LABAT. »

L.de Fourcaud évoque plus brièvement la personnalité et l’oeuvre de Pierre-Louis Dietsch dans un article puis une étude consacrés au sculpteur  François Rude:

     « Louis Dietsch, je crois l’avoir indiqué, est un homme de nature douce et bienfaisant d’humeur. Une chance heureuse, qui lui est récemment échue, le fait meilleur encore : compositeur religieux, il désirait depuis longtemps essayer ses talents au théâtre lorsque Léon Pillet, directeur de l’Académie royale de musique, est venu lui proposer d’écrire un opéra sur un livret de Paul Foucher: le Vaisseau fantôme. Pillet a acheté cinq cents francs la donnée de la pièce à un jeune musicien allemand, nommé Richard Wagner, qui publie des articles humoristiques dans la Revue musicale de l’éditeur Brandus, vit de petites besognes qu’on lui confie, compose des opéras, paroles et musique, et ne parvient pas à faire jouer une note de lui. On dit que plusieurs compositeurs ont eu connaissance de la version de Foucher et ont reculé devant le caractère « nébuleux » de la légende. Dietsch se déclare, à l’inverse, parfaitement satisfait. »

Bibliographie

– A l’exception des textes cités par Etienne Jardin, tous les textes cités se trouvent en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
– Le texte de Louis de Fourcaud a été une première fois publié dans la Gazette des Beaux-Arts: courrier européen de l’art et de la curiosité  (Paris) dans un article l à François Rude en juillet 1890, avant d’être repris dans François Rude, sculpteur : ses oeuvres et son temps (1784-1855), Librairie de l’art ancien et moderne (Paris) 1904.
– Georges Servières, Épisodes d’histoire musicale, Paris, Librairie Fischbacher, 1914, 330 p. (OCLC 5128446, notice BnF no FRBNF43270720, lire en ligne[archive]), « Les deux Vaisseau-Fantôme », p. 257–270.
L’Europe artiste : beaux-arts, peinture, sculpture, gravure, théâtre, chorégraphie, musique, expositions, musées, librairie artistique, bulletin des ventes.., [s.n.] (Paris), 1865.
– « Le Tannhäuser me tue ! » Richard Wagner et Pierre-Louis Dietsch. un article de Peter Jost, Festspiel Buch (Bayreuth), 2005, pp. 99 -106.

 

LR
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Pour information :
Les deux versions du Vaisseau Fantôme (celle de Dietsch et celle de Wagner) ont été données récemment en concert, en mai 2013, à l’Opéra Royal de Versailles, sous la direction de Marc Minkowski. Les deux opéras se côtoient dans un enregistrement CD, sous le label Naïve (parution 2014).
 

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