L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.
WESENDONCK-LIEDER, WWV 91, Cinq mélodies pour voix de femme et piano
Fünf Gedichte für eine Frauenstimme (Wesendonck Lieder), WWV 91
Wesendonck Lieder , WWV91, cycle de cinq mélodies pour voix de femme et piano de Richard Wagner sur des poèmes de Mathilde Wesendonck
Titre original : Fünf Gedichte für eine Frauenstimme (Cinq poèmes pour une voix de femme)
composés entre 1857 et 1858
Les Wesendonck Lieder sont un cycle de mélodies composé par Richard Wagner au moment où il composait La Walkyrie, en 1857–1858. Cette œuvre, ainsi que Siegfried Idyll, sont ses deux compositions (hors opéras) encore régulièrement données au concert de nos jours.
Le cycle fut composé sur des poèmes de Mathilde Wesendonck, l’épouse d’Otto Wesendonck, par ailleurs l’un des mécènes les plus importants de Richard Wagner. Wagner avait fait la connaissance d’Otto Wesendonck à Zurich, où il s’était enfui de Saxe après l’insurrection de mai à Dresde en 1849. Pour quelque temps, Wagner et sa femme Minna vécurent ensemble dans l’Asyl (« le refuge », en allemand, ou encore « Asylum »), une petite résidence sur la propriété des Wesendonck.
Wagner éprouva une passion pour Mathilde, ainsi ce fut l’unique fois qu’il accepta de composer sur des textes non de lui. Etait-ce là une sorte d’alibi pour rencontrer sa Muse régulièrement ? Le contexte douloureux de cette relation tout autant que leur attirance réciproque contribuèrent certainement à l’intensité du premier acte de La Walkyrie — que Wagner composait à l’époque — et à la conception d’une œuvre inspirée des légendes de Tristan et Iseult ; sans doute, les poèmes de Mathilde subirent également la même influence.
Les poèmes sont d’une écriture pensive, influencée par Wilhelm Müller, auteur de poèmes utilisés par Schubert plus tôt dans le siècle. En revanche, le langage musical, tout aussi raffiné et lui aussi d’une grande intériorité, est toutefois d’une intensité bien différente, Wagner ayant fait grandement évoluer le style romantique.
Wagner lui-même nomma deux des lieder du cycle : Études pour Tristan et Isolde, utilisant pour la première fois des idées musicales développées par la suite dans l’opéra. Dans Träume, on peut entendre les mélodies du duo d’amour du deuxième acte, alors que dans Im Treibhaus (le dernier des cinq mélodies à avoir été composé), Wagner utilise des airs plus tard grandement développés dans le Prélude du troisième acte. Le style harmonique chromatique de Tristan se fait sentir dans tous les lieder et les unit pour former le cycle.
Wagner écrivit originellement les mélodies pour voix de femme et piano seul, mais le compositeur orchestra par la suite Träume, afin que celui-ci soit interprété par un orchestre de chambre sous la fenêtre de Mathilde à l’occasion de son anniversaire, le 23 décembre 1857. Le cycle entier fut joué pour la première fois en public le 30 juillet 1862 sous le titre Cinq mélodies pour voix de femme.
L’orchestration du cycle complet fut réalisé par Felix Mottl, le chef d’orchestre de Wagner. En 1976, le compositeur allemand Hans Werner Henze créa une version de chambre du cycle. Le compositeur Christophe Looten réalisa une transcription de l’œuvre pour voix et quatuor à cordes. Enfin, en 2013, le compositeur Alain Bonardi réalisa une version pour voix, piano, clarinette et violoncelle, comportant des intermèdes et faisant appel à des percussions orientales résonnantes.
LES WESENDONCK LIEDER DE RICHARD WAGNER
UNE SYNTHÈSE PARFAITE ENTRE LE MAÎTRE ET SA MUSE
par Heather J. Baldwin (2018)
traduction (depuis l’anglais) par @Le Musée Virtuel Richard Wagner
reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur
Soumis au programme de diplôme d’études supérieures à l’école de musique et à la faculté d’études supérieures de l’Université du Kansas en réponse partielle aux exigences du diplôme de Doctorat en Arts Musicaux.
Résumé
Richard Wagner publia ses Fünf Gedichte für eine Frauenstimme en 1862. Les textes de cette œuvre sont les poèmes de Mathilde Wesendonck, épouse de son bienfaiteur Otto Wesendonck. Les sentiments amoureux de Wagner pour Mathilde ont été longuement discutés par les spécialistes au sujet de la création de son opéra Tristan und Isolde, mais moins d’attention a été accordée à ces mélodies, qui ont été composées à la même époque. L’étude qui suit donne un aperçu détaillé de la vie de Wagner et de Mathilde au moment où ces mélodies ont été composées et souhaite montrer comment elles sont imbriquées avec la musique et le texte de Tristan und Isolde. Une analyse approfondie de la poésie de Mathilde révèle ses sentiments mutuels pour Wagner. La poésie des mélodies a été directement influencée par le livret de l’opéra, qui lui-même a subi l’influence de la philosophie d’Arthur Schopenhauer (en particulier l’idée de la renonciation à la volonté). La synthèse de la musique de Wagner et de la poésie de Mathilde est le chef-d’œuvre issu de leur liaison non consommée.
En 1862, Richard Wagner publie cinq mélodies pour voix et piano, intitulées Fünf Gedichte für eine Frauenstimme (Cinq poèmes pour voix de femme). Le poème des mélodies est le fruit de Mathilde Wesendonck, amie du compositeur, et épouse du bienfaiteur de celui-ci, Otto Wesendonck.
Bien que la renommée de Richard Wagner provienne essentiellement de ses compositions d’opéra, ce dernier a également composé quelques rares œuvres instrumentales, et quelques encore plus rares mélodies. La plupart sont des pièces de circonstance, issues de commandes ou d’événements particuliers ; cependant, le compositeur a accordé à ces Lieder une attention toute particulière par rapport aux autres mélodies qu’il a eu l’occasion de composer. Dans une lettre à Franz Liszt, Wagner mentionne d’ailleurs ces poèmes et la tâche qui l’attend de les mettre en musique. « J’ai mis en musique quelques jolis vers qui m’ont été envoyés, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant. »[1] Il est clair que Wagner a été suffisamment inspiré pour interrompre le travail qu’il effectuait sur son opéra Siegfried pour soudainement se mettre à composer des Lieder sur le texte d’un autre auteur que lui-même, ce qu’il n’a presque jamais fait. Il allait même considérer ces pièces comme un chef-d’œuvre et en éprouvait une particulière fierté à l’époque, qualifiant deux d’entre elles d’« étude pour Tristan und Isolde » sur la partition. Dans une de ses lettres du 9 octobre 1858, Wagner écrit : « Je n’ai jamais rien composé de mieux que ces mélodies, et très peu de mes œuvres peuvent être mises de côté[2]! ».
Pour écrire ces pièces, Wagner puise sa véritable inspiration dans son amour pour Mathilde Wesendonck. Les preuves montrent que Richard et Mathilde éprouvaient des sentiments très forts l’un pour l’autre, mais n’ont jamais franchi la ligne du décorum, et leur relation n’a jamais été consommée. En fait, c’est bien cette absence qui donne à ces mélodies, ainsi qu’à son opéra Tristan und Isolde, son si fort pouvoir émotionnel. Richard avait initié Mathilde à la philosophie d’Arthur Schopenhauer à travers son livre Die Welt als Wille und Vorstellung. C’est à travers cette philosophie que Wagner a commencé à éprouver cette obsession de l’idée du renoncement à la volonté. L’idée fondamentale est que la nature, et l’homme, par sa volonté de vivre, d’éprouver la souffrance, et de la soulager, doivent tous deux renoncer à la volonté. En plus de ces principes de base, il a également déclaré les arts, en particulier la musique, comme expression de la volonté. Apryl Heath discute du point de vue de Schopenhauer sur la création musicale par rapport aux autres arts :
Schopenhauer affirme que la musique, l’art suprême, n’observe pas et ne reproduit pas une Idée platonicienne. Au lieu de cela, c’est une idée platonicienne. La musique est transcendante comme le génie artistique est transcendant lorsqu’il « contemple ». Schopenhauer ne met pas l’accent sur le rapport du compositeur à la musique comme il le fait sur le rapport des artistes aux arts inférieurs parce que la musique existe elle-même à un niveau transcendant[3].
Il n’est pas difficile de comprendre l’intérêt de Wagner pour cette philosophie, compte tenu des circonstances de l’époque : un état de dépression constant, son exil d’Allemagne, son mariage malheureux et ce sentiment d’emphase de Schopenhauer sur l’Art de la musique. Au chapitre 7 de l’essai Oper und Drama, Wagner décrit la musique comme une femme et l’homme comme un poète. L’analogie est particulièrement frappante, lorsqu’il décrit les mélodies françaises, italiennes et allemandes comme respectivement une coquette, une prostituée et une prude. Wagner déclare :
[…] quel genre de femme devrait être la vraie musique ? […] Celle qui aime vraiment, dont la vertu est dans sa fierté, dont la fierté est dans son sacrifice, et dont le sacrifice est celui auquel, non pas une partie, mais le tout, de son être dans la plénitude la plus riche de sa capacité, est dévoué – dans la conception[4].
Il ajoute en poursuivant :
Nous nous arrêtons cependant à dessein à cet endroit, afin de poser la question fondamentale, à savoir qui doit être l’homme, que la femme doit aimer si inconditionnellement ? […] Nous allons donc considérer le poète[5].
L’idée wagnérienne de l’harmonie parfaite entre le Poète et la Musique, masculin et féminin, combinée aux idées du thème du renoncement de Schopenhauer, est le fondement sur lequel les Fünf Gedichte et Tristan und Isolde ont été créés.
Ces deux compositions ont été écrites en même temps, s’influençant à la fois textuellement et musicalement. Les œuvres elles-mêmes sont les récits autobiographiques d’un amour auquel on renonce et qui ne s’unit que dans la musique. Si en effet Wagner croyait que l’union de la poésie et de la musique s’apparentait à l’amour sexuel d’un homme et d’une femme, alors ces pièces sont le produit de cette seule foi. Alors que les deux amants ne pouvaient pas vivre ensemble sur cette terre, ils seront à jamais liés dans ces remarquables mélodies. Nous étudierons donc les personnages impliqués et un regard chronologique sur la genèse et l’achèvement des mélodies, en plus de l’opéra Tristan und Isolde, puisque ces deux pièces sont si inséparables.
Agnes Mathilde Wesendonck est née à Elberfeld le 23 décembre 1828. Elle est la fille de Carl et Johanna Luckemeyer. Son père était un homme d’affaires qui dirigeait une société de transport de marchandises. Il avait fondé la compagnie de navigation à vapeur qui contrôlait le Rhin moyen et inférieur, lui donnant à la fois statut et respect dans sa communauté. Politiquement actif, il reçut le titre de conseiller du commerce. Sa mère, la fille du fondateur de la maison bancaire Johann Heinrich Stein à Cologne, était issue d’une famille respectée. Agnes était l’une de leurs quatre enfants : elle grandit privilégiée et très instruite, fréquentant un internat pour filles à Dunkerque avec sa sœur, Marie. Alors qu’elle assiste au mariage de sa cousine, Emilie Schnitzler, fin 1847, Agnes rencontre Otto Wesendonck, né le 16 mars 1815 de Karl et Sophia Wesendonck à Elberfeld, et de treize ans son aîné. C’était un homme d’affaires très prospère, représentant la société d’importation de soie Loeschigk, Wesendonck & Company jusqu’au milieu des années 1860.
Avant son mariage avec Otto, Mathilde s’appelait encore Agnès ; cependant, Otto lui demanda de changer de prénom après leurs fiançailles. Il semble que sa première épouse, Mathilde Eckhard de Krefeld, soit décédée tragiquement de la fièvre typhoïde au cours de leur lune de miel en Italie en 1844. Six semaines après leur rencontre, ils annoncèrent leurs fiançailles en janvier de l’année suivante et leur mariage en mai 1849. Ce n’est que six mois plus tard, le 27 novembre, que leur premier enfant, Paul, naquit ; malheureusement, il ne vécut pas assez pour voir son premier anniversaire. Le couple eut quatre autres enfants par la suite : Myrrha, leur fille unique, née en 1851, bientôt suivie de trois fils, Guido (1855), Karl (1857) et Hans (1862).
Les Wesendonck étaient souvent qualifiés de « très agréables » et étaient respectés en société tant en Allemagne, qu’à New York et à Zurich. Un ami se souvient à l’époque de Mathilde comme d’« une femme d’une beauté raffinée et poétique, mince et gracieuse et avec un beau sourire engageant, le type de femme qui exerce un charme dans chaque cercle dans lequel elle entre1».
Le couple était très aimé de leurs amis et ils organisaient des réunions auxquelles participaient des participants très distingués. Ils s’intéressaient tous les deux à la politique et aux arts, et leur richesse abondante leur permit de soutenir divers artistes et causes. En raison de leurs efforts politiques et du soutien des germanophones de Zurich pendant la guerre franco-allemande de 1870, ils furent contraints de quitter leur célèbre Villa Wesendonck à Zurich, également appelée « la Colline verte ». Un groupe de personnes en colère menaça de brûler la maison familiale, et sous la protection de l’armée suisse, ils s’échappèrent au milieu de la nuit avec leurs enfants à l’hôtel Baur-au-Lac.[2] Le domaine fut vendu et ils s’installèrent à Dresde ; les Wesendonck passèrent le reste de leur vie dans diverses régions d’Allemagne.
Mathilde vécut une vie enchantée ; cependant, ce ne fut jamais sans tragédies. Elle dut endurer la mort de tous ses enfants, à l’exception d’un seul. Le premier enfant fut perdu en bas âge, puis Guido mourut de maladie avant même son troisième anniversaire. Des années plus tard, elle apprit que son fils, Hans, était mort d’une pneumonie en février 1882 à seulement 20 ans. Malheureusement, Mathilde, Otto et leur fille se trouvaient alors en Égypte pour permettre à Myrrha un climat propice à l’amélioration de sa santé, et ceux-ci ne purent revenir à temps pour les funérailles. La dévastation de la famille était si grande qu’ils ne purent pas supporter de vivre dans leur maison de Dresde et décidèrent de déménager à Berlin. Puis, en 1888, Otto et Mathilde perdirent leur fille unique, Myrrha, malade, lors d’un voyage à Munich. De leurs cinq enfants, seul Karl restait, et c’est lui qui s’occupa de ses parents dans leurs années de vieillissement. Otto vécut jusqu’à 81 ans et mourut en 1896. Il était resté un partisan de Wagner pendant de nombreuses années, assistant à des spectacles tout au long de sa vie et l’aidant financièrement, y compris pour son patronage du Festival de Bayreuth. Mathilde survécut à son mari, à Richard, à quatre de ses enfants et à quelques-uns de ses amis les plus chers : Eliza Wille, décédée le jour de l’anniversaire de Mathilde en 1894, ainsi que Mary Burrell, en 1898. Mathilde elle-même mourut en paix le 31 août 1902 à l’âge de 73 ans ; elle est enterrée avec sa famille à Bonn. Hans von Wolzogen écrivit une nécrologie touchante dans les Bayreuther Blättern, « Une noble femme – une âme noble. » Une autre nécrologie rédigée par Marie von Bunsen déclare : « L’amie et bienfaitrice de Wagner, Mathilde Wesendonck, ne vit plus. Ce que Mathilde Wesendonck signifia dans la vie de Richard Wagner lui a toujours donné un arrière-plan doré à mes yeux, mais ce seul moment n’épuise en rien sa propre valeur[3] ».
En plus de l’héritage d’être la muse de Wagner, elle était une écrivaine et poétesse à part entière. Elle a publié deux livres du même nom intitulés, Gedichte, Volkslieder, Legenden, Sagen ; le premier, en 1862, le second, en 1874. Elle a également écrit des histoires et des pièces pour enfants, Märchen und Märchenspiele, ainsi que diverses autres œuvres, telles que Der Baldur-Mythos, Genovefa, Gudrun, Friedrich der Grosse, Alkestis et Naturmythen. Aujourd’hui, elle n’est connue que pour les textes des mélodies ainsi que pour sa correspondance, et beaucoup ont minimisé ses capacités. Cependant, elle a travaillé dur pour s’établir en tant qu’intellectuelle dans un monde où le rôle d’une femme était limité à celui de maîtresse de maison et d’amatrice d’art. Sa fascination pour Wagner a probablement été stimulée par le fait qu’il la prenait au sérieux et s’adressait à elle comme à une personne intelligente, échangeant sur de nombreux propos et lui enseignant divers aspects de la poésie et de l’écriture, de la philosophie et de la musique.
Richard Wagner est né à Leipzig, en Allemagne, le 22 mai 1813. Il est le fils de Johanna Rosine et de Carl Friedrich Wagner, décédé peu après sa naissance de la fièvre typhoïde. Il a été élevé par son « beau-père », Ludwig Geyer, lui-même, ami de Carl Wagner ; cependant, on ne sait encore si Ludwig et Johanna se sont officiellement mariés. L’amour de Wagner pour le théâtre a probablement été cultivé par son beau-père, acteur et peintre, et son éducation musicale a commencé par des cours de piano dans sa jeunesse. À la mort de son beau-père, il fut envoyé dans un pensionnat, où il fut initié aux œuvres de Shakespeare et de Goethe, et se familiarisa avec l’opéra grâce au Freischütz.
Il commença à suivre des cours d’harmonie auprès de Christian Gottlieb Müller en 1828 ; au cours de ses études théoriques, il s’est beaucoup intéressé à Beethoven et le restera toute sa vie. En 1831, il entreprend des études à l’université de Leipzig, prend des cours de composition avec Theodor Weinlig et commence à travailler sur son premier opéra, Die Hochzeit, demeuré inachevé.
Les chercheurs ont longuement discuté de sa personnalité et de ses croyances. Il est souvent décrit comme un homme égoïste, narcissique, arrogant, antisémite, difficile à vivre, avec des sautes d’humeur extrêmes. Il avait un besoin constant d’être le centre d’attention en toute situation. Cependant, ses contemporains parlaient très bien de lui et de nombreuses personnes semblaient essentiellement l’adorer. Apparemment, il avait une personnalité très polarisante ; il était soit aimé, soit méprisé par ceux qui le rencontraient. Dans le recueil de souvenirs du compositeur édité par Stewart Spencer, il y en a quelques-uns. Robert Schumann a déclaré : « il possède un formidable don de bavardage et est plein d’idées oppressives ; il est impossible de l’écouter longtemps[1]. »
À l’inverse, Eduard Hanslick se souvient d’une conversation avec Wagner au sujet de sa connaissance de Schumann :
À un niveau superficiel, nous sommes en excellents termes ; mais on ne peut pas converser avec Schumann : il est impossible, il ne dit jamais rien. Je l’ai appelé peu de temps après mon arrivée de Paris et lui ai dit toutes sortes de choses intéressantes sur l’Opéra de Paris, sur les préoccupations et les compositeurs – mais Schumann m’a juste regardé sans bouger un muscle ou a regardé droit devant lui et n’a rien dit. Alors je me suis levé et je suis parti. Une personne impossible[2].
Il semble probable que Wagner n’était pas un bon juge des signaux sociaux et, dans sa passion pour un sujet donné, il dominait les conversations. Certains ont envisagé divers troubles psychologiques pour tenter de diagnostiquer ses comportements inhabituels, tels que le trouble bipolaire, à la limite du trouble de la personnalité limite, voire le TDAH[3].
Il est clair que son zèle pour la musique, le texte et le théâtre était dévorant. Il n’était pas financièrement stable et ne souhaitait rien de plus que composer pour gagner sa vie. Wagner a demandé de l’argent à beaucoup de ses amis, se faisant un fardeau pour les autres pendant la majeure partie de sa vie. Il fut exilé d’Allemagne pour son implication dans le soulèvement de mai à Dresde en 1849. Il s’est d’abord échappé à Paris, puis s’est installé plus tard à Zurich où il devait passer une décennie de son existence. Bien qu’incapable de mettre en scène des opéras dans son pays natal, il put faire pression sur ses amis pour qu’ils continuent à le faire pendant son exil. Il avait déjà écrit et mis en scène Rienzi, Der fliegende Holländer et Tannhäuser. Il termina Lohengrin avant la dissidence politique et fut contraint de partir avant de monter l’œuvre ; il demanda à son ami Franz Liszt de le faire pour lui. Wagner dirigea des concerts dans diverses villes, au programme desquels figuraient souvent des extraits de ses propres opéras, afin de s’assurer que sa musique était entendue. Il rédigea également des essais tels que Das Kunstwerk der Zukunft (L’œuvre d’art de l’avenir) en 1849 et Oper und Drama (Opéra et drame) en 1850. C’est également à cette époque que l’idée de Der Ring des Nibelungen commença à prendre forme.
Zurich était un refuge pour de nombreuses personnes cherchant à éviter les conflits et les troubles politiques qui se produisaient en Allemagne et dans les régions environnantes. C’était un endroit magnifique, plein de vie, et il devint un centre social de l’Europe à cette époque. Wagner rencontra le jeune couple Wesendonck alors qu’il dirigeait une série de concerts à la Société de musique, puisque son jeune ami Karl Ritter n’était pas pleinement en mesure de le faire. Dans sa biographie de Mathilde, Judith Cabaud relate les impressions de la jeune femme après avoir entendu l’ouverture de Tannhäuser : « Jamais je n’oublierai mes premières impressions de Tannhäuser sous sa direction dans la salle de concert obscure du Kunsthaus de Zurich. Mon cœur était rempli de joie et de bonheur. C’était comme une révélation. Nous étions tous galvanisés par le charme du Maître[4]. »
Dans les mêmes souvenirs, elle décrit les souvenirs du poète Charles Baudelaire de la même représentation,
« Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est sa grandeur. Elle représente ce qui est grand et conduit à ce qui est grand. Partout dans vos œuvres, j’ai trouvé la solennité des grands sons, les grands aspects de la Nature et la solennité des grandes passions de l’homme. On est immédiatement enchanté et captivé… J’ai ressenti… la joie de comprendre, de me sentir pénétré, imprégné d’une véritable volupté sensuelle, comme de voler dans les airs ou de naviguer sur la mer[5]. »
Il est clair que les gens s’attachent à la musique de Wagner sur un plan viscéral et qu’il s’est constitué un groupe d’adeptes fervents. Ceux qui reconnaissent le génie de la musique de Wagner sont capables de passer outre les défauts de sa personnalité, comme Otto et Mathilde Wesendonck.
Leur amitié débuta en 1852, et pendant les premières années, ils passèrent du temps à se rendre visite lors de dîners et de diverses excursions. La plupart des lettres de cette époque sont des invitations à dîner ou des visites nocturnes au cours desquelles Wagner lisait à haute voix des vers qu’il avait écrits, jouait de la musique sur laquelle il travaillait, ou parlait simplement de tout ce qui lui passait par la tête. Au cours des premières années de leur amitié, Wagner devint une sorte de professeur pour Mathilde, lui présentant de nouvelles idées ou développant des sujets avec lesquels elle était déjà familière. Les sujets les plus courants étaient les œuvres de Beethoven, la poésie classique de Goethe, la philosophie de Schopenhauer et, toujours, ses nouvelles idées et la création d’œuvres.
En 1853, Wagner offrit à Mathilde une sonate pour piano qu’il avait écrite pour elle. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un chef-d’œuvre, elle contient quelques belles mélodies ; cependant, elle était destinée à Mathilde et comme elle n’était pas une pianiste avancée, ce n’est pas une pièce d’une grande complexité. Il la présente à Otto avec le message suivant : « Pour l’album de Frau Mathilde Wesendonck. Pour inaugurer dignement ma nouvelle dette et être digne de votre confiance, je vais en rembourser une ancienne. Remettez à votre femme la sonate ci-jointe, ma première composition depuis Lohengrin (il y a six ans)[1]. »
Mathilde envoya une lettre à la femme de Wagner, Minna, pour le remercier de sa composition, et elle s’était renseignée sur un court morceau de musique et un texte écrit en haut de la page. Il s’agissait d’un fragment qui apparaîtra plus tard dans la première scène des Nornes dans Le Crépuscule des Dieux. « Wisst Ihr, wie das wird ? » (« Savez-vous ce qui va se passer ? »). Dans cette scène, les Nornes tirent sur le fil du destin, et comme elles continuent à tirer dessus, celui-ci finit par se rompre. Étant donné que Wagner semble accorder une importance particulière aux événements, aux dates et aux phrases musicales de ce genre, on peut en déduire que cela signifie quelque chose de précis pour lui ; cependant, à l’époque, Mathilde n’était pas sûre de la signification de cet indice.
La sonate est en la bémol majeur, une tonalité qui prendra toute son importance dans l’étude de Tristan und Isolde et des Wesendonck Lieder. En plus de la tonalité, le mouvement harmonique suspendu à la mesure 39 (voir exemple 1) est associé au motif de l’« Invocation de la nuit » utilisé dans la cinquième des mélodies, Träume, et dans le « Duo d’amour » de l’acte II de Tristan und Isolde.
Cette cadence semble sortir de nulle part avant le changement de tonalité de la section suivante. Cette cadence semble sortir de nulle part avant le changement de tonalité de la section suivante. Avant cette cadence, un ton de pédale en labémol, également courant dans Träume, se poursuit pendant 15 mesures avant qu’une arpégiation sur un accord en la bémol ne conduise à la mesure 29.
Au cours du temps, les deux couples se rapprochèrent, et à un moment donné, l’amitié entre Mathilde, la jeune poète en herbe, et Richard, le compositeur de génie, s’épanouit. De plus en plus, Wagner laissa de petits indices et des connexions secrètes dans son travail sur Die Walküre avec des initiales telles que « W.d.n.w.G. !! » dont on découvre qu’elles signifient « Wenn du nicht wärst, Geliebte !! » (« Si ce n’était pas pour toi, ma bien-aimée !! »). Dans une autre scène, on trouve les initiales « I.l.d.gr. » qui signifient « Ich liebe dich grenzenlos » (« Je t’aime infiniment »). Lorsque Siegmund et Sieglinde se regardent, il écrit « L.d.m.M. ? », c’est-à-dire « Liebst du mich, Mathilde ? » (« M’aimes-tu, Mathilde ? »), et lorsque Sieglinde et Siegmund restent seuls, il note « G.w.h.d.m.verl. ? ». « Geliebte, warum hast du mich verlassen ?? » (« Mon amour, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») [1]. Ces petites notes, comme celles d’un jeune amoureux écrivant dans la marge de son manuel scolaire, montrent qu’il pensait constamment à la jeune épouse de son bienfaiteur. Quelque chose de sa présence lui inspire une ferveur créatrice.
Entre 1853 et 1854, la famille Wesendonck achète un domaine qui sera plus tard appelé « La Colline verte ». Une maison attenante est prévue pour Wagner et Minna, qui sera appelée « Asyl » ; ils y prennent résidence en avril 1857. Les Wesendonck s’installent dans leur villa nouvellement construite quelques mois plus tard, en août. Cabaud mentionne que c’est là que « les relations de voisinage prennent une tournure intime. Wagner écrivait des petits mots à Mathilde pour lui dire s’il avait bien dormi ou s’il avait de la fièvre, ou même simplement pour lui demander quel temps il ferait ce jour-là. Elle lui envoyait de petits cadeaux, des cadeaux qui pouvaient aussi être acceptés par Minna, mais que Richard interprétait à sa guise [2]. »
Wagner avait commencé à travailler sur le livret de Tristan und Isolde, inspiré par son engouement pour Mathilde et son obsession pour l’idée de renoncement et l’expression ultime de l’amour. Il commence l’ébauche en prose du livret le 20 août, le termine en moins d’un mois, le 18 septembre, et le lit à haute voix à Mathilde. Cette date est d’une grande importance, comme le montre l’entrée de son Journal de Venise du 18 septembre 1858, après qu’il eut quitté l’« Asyl » :
Un an plus tard, aujourd’hui, j’ai terminé le poème de Tristan et t’ai apporté son dernier acte, tu m’as conduit à la chaise devant le sofa, tu as mis ton bras autour de moi et tu as dit : « Je n’ai plus de souhait ! » Ce jour-là, à cette heure-là, je suis né à nouveau. – Une femme gracieuse, timide et timorée, avait pris le parti de se jeter dans une mer de chagrins et de douleurs, pour façonner pour moi cet instant précieux où elle me dit : Je t’aime ! – C’est ainsi que tu t’es vouée à la mort pour me donner la vie ; c’est ainsi que j’ai reçu ta vie, que j’ai quitté le monde pour me séparer de toi, pour souffrir avec toi, pour mourir avec toi. – Aussitôt, le charme de la nostalgie s’est dissipé !… merci à toi, ange gracieux et aimant[3]! ––
Dans cette lettre, Wagner nous donne un aperçu extraordinaire de la conversation et des événements qui se sont produits lors de cette lecture privée. De son point de vue, elle était submergée par l’émotion et lui a littéralement avoué son amour à ce moment-là. Malheureusement, il n’existe pas beaucoup de documentation écrite sur sa version des faits. Peu de lettres que Mathilde lui a adressées ont survécu et aucune ne donne un aperçu de ses véritables sentiments. Cependant, un examen plus approfondi de ses poèmes et de ses récits révèle un modèle cohérent de désir et d’amour inaccessible dans les années qui ont suivi ses interactions avec Wagner. Les premiers poèmes de ce type sont ceux que Wagner a composés en 1857 et 1858, immédiatement après avoir terminé le livret de Tristan et Isolde.
Le premier poème présenté à Wagner lui a été remis en novembre 1857, environ deux mois après la lecture émouvante de Tristan und Isolde. Le texte est le suivant :
In der Kindheit frühen Tagen
Hört ich oft von Engeln sagen,
Die des Himmels hehre Wonne
Tauschen mit der Erdensonne.
Dass, wo bang ein Herz in Sorgen
Schmachtet vor der Welt verborgen,
Dass, wo still es will verbluten,
Und vergehn in Tränenfluten ;
Dass, wo brünstig sein Gebet
Einzig um Erlösung fleht,
Da der Engel niederschwebt,
Und es sanft gen Himmel hebt.
Ja, es stieg auch mir ein Engel nieder,
auf leuchtendem Gefieder
Führt er, ferne jedem Schmerz,
Geist nun himmelwärts !
(Dans les premiers jours de l’enfance
J’ai souvent entendu dire des anges
Qu’ils échangeaient les sublimes joies du ciel
Pour le soleil de la terre,
Que, quand un cœur anxieux en peine
Cache son chagrin au monde,
Que, quand il souhaite en silence saigner et
s’évanouir dans un flot de larmes,
Que, quand avec ferveur sa prière
Demande seulement sa délivrance,
Alors l’ange descend vers lui
Et le porte vers le ciel.
Oui, un ange est descendu vers moi,
Et sur ses ailes brillantes
Mène, loin de toute douleur,
Mon âme vers le ciel !)
Ce poème est dans un mètre trochaïque cohérent, c’est-à-dire un schéma double de syllabes accentuées, suivies d’une syllabe non accentuée. Il comporte quatre strophes de deux paires de couplets avec le schéma de rimes aabb, ccdd, eeff, gghh. La plupart des couplets ont une terminaison féminine, c’est-à-dire qu’ils se terminent sur une syllabe faible ; cependant, la troisième strophe, ainsi que le dernier couplet, ont une terminaison masculine. Du point de vue poétique, il ne semble pas y avoir de raison particulière à cela, puisque ce n’est pas cohérent dans les deux secondes strophes. La base est de quatre pieds par ligne tout au long du poème, ce qui restera constant dans les quatre autres poèmes.
En découvrant les éléments poétiques de l’œuvre, il est important de comprendre quelques éléments de la poésie romantique allemande, style que Richard et Mathilde connaissaient bien. Les thèmes et l’imagerie communs sont « le monde évocateur de la nature », « la séduction du mystère », « l’individualité exacerbée » et « le salut spirituel[1] ».
Deborah Stein discute de quelques métaphores spécifiques associées à ces thèmes : « Le thème de l’individualité exacerbée est mis en scène par la figure du vagabond ; le monde évocateur de la nature est représenté par la forêt solitaire ; la séduction du mystère est représentée par la nuit ; et le salut spirituel est projeté par l’aspiration à une mort paisible[2]. » Un autre concept important est celui des « caractéristiques fondamentales de l’âme romantique, la quête insatiable d’aller au-delà de ce qui est connu et l’acceptation de la contradiction[3]. » Le thème principal de ce poème est celui du salut spirituel et de l’aspiration à une mort paisible. La première strophe est écrite à la première personne et raconte comment, enfant, elle entendait des histoires d’anges qui abandonnaient la félicité du Ciel pour venir sur Terre. La deuxième strophe se concentre ensuite sur la douleur de l’humanité, le cœur anxieux caché du monde, et son désir silencieux de saigner et de se fondre dans un flot de larmes. La troisième strophe poursuit avec la fervente prière du cœur pour qu’il soit libéré et que l’ange descende pour l’emmener au Ciel. C’est dans la quatrième strophe que le ton mélancolique change soudainement : « Oui, un ange aux ailes brillantes est venu à moi et me libère de toute douleur, mon esprit vers le Ciel ! » Il est clair qu’il s’agit de Wagner, ou du moins qu’il croit qu’il s’agit de lui. Cette dernière ligne en particulier correspond au thème de « l’aspiration à une mort paisible ».
Wagner composa la musique à la fin du mois de novembre, peu après avoir reçu le poème de Mathilde. La pièce commence par des accords arpégés en sol majeur, évoquant le son d’une harpe. La partition porte la mention « Sehr ruhig bewegt », qui signifie « très calme avec du mouvement », et l’accompagnement au piano porte la mention « sehr zart und weich », qui signifie « doux et lisse ». La ligne vocale semble flotter au-dessus du piano dans une belle mélodie legato pour la première strophe. Sur le mot « Engel », qui apparaît trois fois dans la pièce, il y a un saut d’une quarte. La deuxième occurrence correspond à un saut supplémentaire d’une quarte jusqu’à un sol, la note la plus élevée de la pièce, sur la phrase « da der Engel nieder schwebt » (« là un ange flotte vers le bas »), ce qui ajoute une peinture textuelle à la phrase alors que la voix descend doucement à la fin de la ligne. L’accompagnement devient plus actif dans la deuxième strophe, avec des notes répétées de huit qui entrent alors que les paroles dépeignent le cœur anxieux et la douleur.
Cette section module en sol mineur avant de passer par ré mineur et d’effectuer quelques autres changements de tonalité avant de revenir à sol majeur. Il est intéressant de noter qu’il ramène la musique à la section d’ouverture, avec le même accompagnement et la même tonalité, avant le début de la strophe finale. Robert Cart mentionne dans son analyse de l’œuvre que l’ouverture de Der Engel est similaire au début du prélude de Das Rheingold[4]. Il y a certainement des similitudes entre les deux, comme l’indication « ruhig heitere Bewegung » (« mouvement calme et joyeux ») et l’arpégiation graduelle des accords de la basse à l’aigu, comme on le voit dans l’exemple 2. La texture semblable à celle de la harpe de ce morceau est censée évoquer une présence céleste pour correspondre au texte de la poésie. Le même arpège revient dans la troisième section de la pièce, lui donnant une forme générale arrondie. Cette section revient au sol majeur, mais passe par des zones harmoniques différentes de celles de la première section.
La dernière phrase mélodique du lied est directement liée à la fin et au postlude de l’aria de Wolfram dans Tannhäuser, « O du mein holder Abendstern ». La phrase finale de Der Engel, comme on le voit dans l’exemple 3, est une mélodie cadentielle typique ; cependant, le lien peut être trouvé dans le rythme, la tonalité et le sens du texte (voir l’exemple 4 ci-dessous). Lorsque la nuit tombe et que Wolfram reste seul, l’obscurité s’installe et les étoiles sortent. Il craint qu’Élisabeth ne meure et prie l’Étoile du soir de l’accueillir sur son chemin vers les Cieux.
« O du, mein holder Abendstern,
wohl grüsst’ich immer dich so gern:
vom Herzen, das sie nie verriet,
grüsse sie, wenn sie vorbei dir zieht,
wenn sie entschwebt dem Tal der Erden,
ein sel’ger Engel dort zu werden. »
« Ô douce étoile, feu et soir
Toi que j’aimais toujours revoir,
Dis-lui, de grâce, adieu pour moi,
Quand elle passe auprès de toi,
Quand vers les sphères éternelles
Un ange saint étend ses ailes. »
Wolfram demande aux cieux – incarnés, dans ce cas précis, par l’étoile du soir – de lui porter son amour alors qu’elle s’élève pour devenir un ange. Ceci est similaire à Der Engel de Mathilde, où son esprit est porté vers le ciel par un ange ; dans ce cas, Wagner. Nous pouvons voir que, musicalement, Wagner lie Mathilde au personnage d’Elizabeth, ce qu’il était connu pour faire avec d’autres héroïnes dans ses opéras, comme Brünnhilde, Isolde et Eva.
Wesendonck a présenté le deuxième poème, Träume, au maître au début de décembre 1857. Wagner avait mis le poème en musique en commençant par le cinquième. Le texte est le suivant :
« Sag, welch wunderbare Träume
Halten meinen Sinn umfangen
Dass sie nicht wie leere Schäume
Sind in ödes Nichts vergangen?
Träume, die in jeder Stunde,
Jedem Tage schöner blühn,
Und mit ihrer Himmelskunde
Selig durchs Gemüte ziehn!
Träume, die wie hehre Strahlen
In die Seele sich versenken,
Dort ein ewig Bild zu malen:
Allvergessen, Eingedenken!
Träume, wie wenn Frühlingssonne
Aus dem Schnee die Blüten küsst,
Dass zu nie geahnter Wonne
Sie der neue Tag begrüsst,
Dass sie wachsen, dass sie blühen,
Träumend spenden ihren Duft,
Sanft an diener Brust verglühen,
Und dann sinken in die Gruft. »
« Dis, quels rêves merveilleux
Tiennent mon âme prisonnière,
Sans disparaître comme l’écume de la mer
Dans un néant désolé ?
Rêves, qui à chaque heure,
Chaque jour, fleurissent plus beaux
Et qui avec leur annonce du ciel,
Traversent l’air heureux mon esprit ?
Rêves, qui comme des rayons de gloire,
Pénètrent l’âme,
Pour y laisser une image éternelle :
Oubli de tout, souvenir d’un seul.
Rêves, qui comme le soleil du printemps
Baise les fleurs qui sortent de la neige,
Pour qu’avec un ravissement inimaginable
Le nouveau jour puisse les accueillir,
Pour qu’elles croissent et fleurissent,
Répandent leur parfum, dans un rêve,
Doucement se fanent sur ton sein,
Puis s’enfoncent dans la tombe. »
La structure du poème est similaire à celle de Der Engel. Il y a quatre pieds par ligne tout au long du poème. Il y a cinq strophes avec une structure abab à chaque quatrain. Beaucoup de mots ont une double rime, c’est-à-dire que les deux dernières syllabes sont identiques, comme « umfangen » et « vergangen ». Les trois premières strophes ont toutes des terminaisons féminines à chaque ligne, mais les strophes quatre et cinq montrent une alternance de terminaisons féminines et masculines. Le thème principal de ce poème est celui de la « séduction du mystère », celui de la nuit et des rêves. Le thème de la nature est omniprésent dans ce texte, avec des références aux rayons du soleil, aux fleurs de la neige et aux baisers comme le soleil du printemps. On trouve également des références au « salut spirituel » dans les lignes « avec leurs nouvelles célestes » et « peindre avec leur image éternelle ».
L’influence de la philosophie de Schopenhauer, et les nombreuses discussions qu’ils ont dû avoir concernant l’intrigue de l’opéra où les amants ne pouvaient être ensemble que dans la mort, ont évidemment influencé ce texte. Il existe un lien intéressant avec la lettre du 18 septembre 1858, dans laquelle Wagner déclare : « Ce jour-là, à cette heure-là, je suis né à nouveau », dans le texte de la deuxième strophe : « Rêves, qu’avec chaque heure, chaque jour plus beaux fleurissent. » Ce choix de mots ne peut être une coïncidence, car Wagner évoque également les mêmes thèmes que dans l’opéra Tristan und Isolde : « Ainsi, tu t’es voué à la mort pour me donner la vie ; ainsi, j’ai reçu ta vie, puis j’ai quitté le monde pour me séparer de toi, souffrir avec toi, mourir avec toi. » La fin de ce poème contient délibérément un double sens, tout comme la fin de l’opéra.
Les thèmes musicaux de Träume sont placés à des moments charnières spécifiques de l’opéra. L’introduction de seize mesures du lied contient le motif « Évocation de la nuit », comme on peut le voir dans les six premières mesures de l’exemple 5. La ligne ascendante de l’accord de septième diminuée en fa se termine par une suspension caractéristique de mi bémol à ré bémol. Ce geste cadentiel est également utilisé dans la sonate pour piano que Wagner a composée pour Mathilde en 1853 (voir l’exemple 1 ci-dessus). Ici, la suspension est liée au mot « Träume » tout au long de la pièce. Chaque fois que le mot est chanté, il est à un niveau de hauteur plus élevé, jusqu’à ce qu’il atteigne un fa descendant vers un mi bémol. Ce moment est le point culminant textuel et musical de l’œuvre. Le texte qui précède ce moment est « Allvergessen, Eingedenken ! » (« Oublier tout, ne se souvenir que d’un seul »). Cela évoque le doux oubli de la nuit, le mystère qui permet aux amoureux d’être ensemble contre le « jour insolent ».
Tout au long de cette pièce, il y a également des références à un autre motif que l’on retrouve dans Tristan und Isolde. Deux motifs qui sont associés au « jour » seront discutés ici. Le premier est une figure rythmique pointée (voir l’exemple 6). Un motif similaire est utilisé tout au long de la pièce, en particulier aux endroits qui font mention du jour, du soleil ou du printemps. Cependant, la pièce commence et se termine en la bémol majeur, la tonalité de la nuit, qui est aussi celle de la Sonate pour piano WWV 85.
Wagner a souscrit à l’idée de clé affective, comme l’ont fait de nombreux compositeurs avant lui. Selon les Ideen zu einer Aesthetik der Tonkunst de Christian Schubart en 1806, le la bémol majeur est la tonalité de la tombe[1]. Alors que Schubart voulait probablement dire la tonalité de la mort mortelle, Wagner glorifie clairement la mort à la fois dans le lied et dans l’opéra. Wagner a écrit sur l’esquisse de cette pièce avant sa publication qu’il s’agissait d’une « esquisse pour Tristan und Isolde », avec le poème Im Treibhaus. Il utilise le motif « Invocation de la nuit » dans la mélodie du duo d’amour de l’acte II « O sink’ hernieder » (exemple 7).
La tonalité utilisée dans cette scène est le la bémol, évoquant à nouveau un état de rêve pour dépeindre le royaume de la nuit. L’orchestration de l’exemple 8 utilise l’accord de septième diminuée ascendant d’une manière similaire à l’introduction de Träume. Dans cette scène, les deux amants se rencontrent secrètement sous le couvert de l’obscurité, laissant Brangäne en vigie pour les avertir de toute approche. Dans le duo, ils chantent que seul le royaume de la nuit leur permettra d’être ensemble et que le jour n’a rien de réel pour eux : il est trompeur et faux. Cette dichotomie est l’un des principes du romantisme allemand : la lutte entre les opposés ou les éléments contraires.
La mélodie pour le texte « sanft an deiner Brust verglühen » du lied de l’exemple 9 est reproduite exactement, y compris le changement enharmonique sur le texte « nie wieder erwachens wahnlos hold bewusster Wunsch » dans l’acte II (voir exemple 10).
Wagner orchestra cette pièce extraite du cycle à l’occasion de l’anniversaire de Mathilde dans une version pour orchestre et violon ; il la fit exécuter dans la Villa à son attention lors de son réveil matinal. Otto, qui revenait de New York, ne fut pas particulièrement heureux que Wagner se soit senti si à l’aise dans sa maison pendant son absence.
C’était un signe avant-coureur des événements qui allaient se produire au printemps, forçant Wagner à quitter son cher « Asyl ».
Le poème suivant que Mathilde a présenté à Wagner était Schmerzen, à la mi-décembre de la même année. Ce poème, sous la forme de quatre strophes, décrit un soleil qui se couche chaque jour et revient tel le héros glorieux. Pourquoi devrait-elle alors désespérer alors que le soleil lui-même doit aussi désespérer, puis mourir et chaque jour recommencer ?
Le texte est le suivant :
Sonne, weinest jeden Abend
Dir die schönen Augen rot,
Wenn im Meeresspiegel badend
Dich erreicht der frühe Tod.
Doch erstehst in alter Pracht,
Glorie der düstren Welt,
Du am Morgen neu erwacht,
Wie ein stolzer Siegesheld!
Ach, wie sollte ich da klagen,
Wie, mein Herz, so schwer dich sehn,
Muss die Sonne selbst verzagen,
Muss die Sonne untergehn?
Und gebieret Tod nur Leben,
Geben Schmerzen Wonne nur:
O wie dank ich, dass gegeben
Solche Schmerzen mir Natur!
Soleil, tu pleures chaque soir
Jusqu’à ce que tes beaux yeux soient rouges,
Quand, te baignant dans le miroir de la mer
Tu es saisi par une mort précoce ;
Mais tu t’élèves dans ton ancienne splendeur,
Gloire du monde obscur,
Éveillé à nouveau au matin,
Comme un fier héros vainqueur !
Ah, pourquoi devrais-je me lamenter,
Pourquoi, mon cœur, devrais-tu être si lourd,
Si le soleil lui-même doit désespérer,
Si le soleil doit disparaître ?
Et si la mort seule donne naissance à la vie,
Si la douleur seule apporte la joie,
Oh, comme je suis reconnaissant
Que la Nature m’a donné de tels tourments !
Les strophes sont disposées en quatrains à motif abab. Là encore, elle utilise les mêmes quatre pieds par ligne, mais avec beaucoup moins de cohérence dans le schéma des terminaisons féminines et masculines. Elle adhère au mètre trochaïque vu dans les poèmes précédents, mais n’utilise pas la double rime, comme dans Träume. Le thème principal de cette pièce est le « monde évocateur de la nature », mais plutôt que la métaphore de la forêt solitaire, ce poème se concentre sur le soleil souffrant et mourant. Le soleil couchant est décrit comme pleurant ses yeux rouges, la couleur du coucher du soleil, et le soleil baignant dans l’eau se couche derrière l’eau de l’horizon. La deuxième strophe fait référence au soleil qui se lève chaque jour dans un monde triste et sombre, comme un « fier héros victorieux ». Les troisième et quatrième strophes sont à la première personne : si le soleil doit souffrir chaque jour et se renouveler à travers la mort et la douleur pour atteindre la félicité, alors il sera reconnaissant à la nature de la leçon qu’elle lui a donnée.
Musicalement, il s’agit de la plus courte des pièces ; elle ne comporte en effet que 32 mesures. Le moment le plus dramatique de la pièce est un fortissimo dans le haut de la gamme sur les mots « fier héros victorieux », suivi du motif de l’épée de Die Walküre (exemple 11).
Le motif rythmique pointé de l’exemple 6 est utilisé ici aussi, et pour les mêmes raisons.
La figure pointée associée au « Jour » dans Tristan und Isolde est parfaitement logique, au regard du sujet traité. Il est important de se rappeler que ce lied a été écrit avant la musique de l’opéra. Wagner utilise la figure dans une ligne ascendante et descendante constante, imitant le coucher et le lever du soleil. Le premier accord de la pièce est l’harmonie motivique utilisée pour dépeindre le « Jour d’insolence » dans Tristan und Isolde (exemple 12). Cette harmonie particulière est frappante au début de cette pièce, car elle met parfaitement en valeur le premier mot « Sonne » (Soleil). La fin de la ligne vocale est harmonisée avec une cadence en la bémol majeur ; cependant, le postlude, que Wagner a réécrit trois fois avant d’être satisfait, se termine finalement en do majeur, la tonalité que le compositeur semble associer à la nature, le motif de l’épée sonnant comme un écho final.
Avant que le quatrième poème ne soit écrit, le compositeur termina l’esquisse de composition du premier acte de Tristan und Isolde. Il l’offrit à Mathilde la veille du Nouvel An 1857 avec une dédicace toute particulière : « Bienheureuse, arrachée au tourment, libre et pure, à toi pour toujours… Les lamentations et les renoncements de Tristan et d’Isolde dans le langage chaste et doré des sons, leurs larmes et leurs baisers, je dépose tout cela à tes pieds pour qu’ils célèbrent l’ange qui m’a portée si haut[1]! »
Une telle dédicace personnelle fut à l’origine de quelques tensions palpables, d’autant plus que cette dernière n’intervenait que sept jours après le concert du 23 décembre, qui avait déjà particulièrement contrarié Otto. Wagner se montrait de plus en plus amical envers Mathilde en public, ce qui ne manquait pas de provoquer quelques tensions. Wagner profita de cette période pour se rendre soudainement à Paris sous prétexte de gérer certaines intendances relatives à des droits d’auteur. Il revint le 6 février, et Mathilde lui fit alors don du poème suivant du cycle, Stehe Still.
Le texte est très fortement influencé par Schopenhauer :
Sausendes, brausendes Rad der Zeit,
Messer du der Ewigkeit;
Leuchtende Sphären im weiten All,
Die ihr umringt den Weltenball;
Urewige Schöpfung, halte doch ein,
Genug des Werdens, laß mich sein!
Halte an dich, zeugende Kraft,
Urgedanke, der ewig schafft!
Hemmet den Atem, stillet den Drang,
Schweiget nur eine Sekunde lang!
Schwellende Pulse, fesselt den Schlag;
Ende, des Wollens ew’ger Tag!
Daß in selig süßem Vergessen
Ich mög’ alle Wonne ermessen!
Wenn Auge in Auge wonnig trinken,
Seele ganz in Seele versinken;
Wesen in Wesen sich wiederfindet,
Und alles Hoffens Ende sich kündet,
Die Lippe verstummt in staundendem Schweigen,
Keinen Wunsch mehr will das Innre zeugen:
Erkennt der Mensch des Ew’gen Spur,
Und löst dein Rätsel, heil’ge Natur!
Sifflant, mugissant, roue du temps,
Arpenteur de l’éternité ;
Sphères brillantes du vaste Tout,
Qui entourez le globe du monde ;
Création éternelle, arrêtez,
Assez d’évolutions, laissez-moi être !
Arrêtez, puissances génératrices,
Pensée primitive, qui crée sans cesse !
Ralentissez le souffle, calmez le désir,
Donnez seulement une seconde de silence !
Pouls emballés, retenez vos battements ;
Cesse, jour éternel de la volonté !
Pour que dans un oubli béni et doux,
Je puisse mesurer tout mon bonheur !
Quand un œil boit la joie dans un autre,
Quand l’âme se noie toute dans une autre,
Un être se trouve lui-même dans un autre,
Et que le but de tous les espoirs est proche,
Les lèvres sont muettes dans un silence étonné,
Et que le cœur n’a plus aucun souhait,
Alors l’homme reconnaît le signe de l’éternité,
Et résout ton mystère, sainte nature !
Le poème est composé de onze couplets rimés. Il n’y a qu’un seul cas de rime double et un seul cas de rime triple. La base est constamment de quatre par ligne tout au long du poème. La première moitié du poème est écrite avec des terminaisons masculines, puis passe aux terminaisons féminines dans sa seconde moitié, sauf pour le dernier couplet. Cela semble significatif, en raison du sens du texte. La première moitié du poème est axée sur la rotation du monde, le temps et l’incapacité à s’arrêter ou à ralentir et à se concentrer sur le moment présent. À la fin de cette section, le poète supplie le temps de ralentir, puis de s’arrêter. La deuxième moitié se concentre sur ce moment délicat où deux êtres se trouvent l’un l’autre, ce qui rappelle beaucoup le moment dans Tristan und Isolde où les yeux du couple se rencontrent après avoir bu le philtre d’amour. Le dernier couplet dit : « l’homme perçoit le chemin de l’éternité, et résout ton énigme sainte nature ! » « Sainte nature » vient directement de l’étude de Mathilde sur Goethe et les idéaux romantiques allemands classiques. Outre son importance en tant que poète, Goethe était également un scientifique qui a écrit un traité intitulé La métamorphose des plantes, et il avait commencé à travailler sur un autre, La métamorphose des animaux, dans lequel le « lecteur, qui s’adresse à la deuxième personne, doit être conduit à un ‘sommet’ d’où il serait possible d’examiner le terrain traversé… ». Comme dans l’élégie achevée, il se proposait de révéler à son élève la solution d’une énigme, « la clé de toute formation[1] ».
Daniel Wahl a traduit certaines des théories de Goethe et discute du concept de « l’énigme » du savant. « La poésie s’intéresse aux énigmes de la nature et tente de les résoudre par des images. La philosophie s’intéresse aux secrets de la compréhension et tente de les résoudre par des mots. Le mysticisme s’intéresse aux énigmes de la nature et à la compréhension, cherchant à les résoudre par des mots et des images[2]. » La ligne qui précède cette conclusion, « l’âme ne ressent plus le besoin de produire », contient la réponse supposée à l’énigme, l’achèvement de deux âmes. Cette croyance mystique veut que deux êtres, en se trouvant l’un l’autre, n’ont plus besoin de rien, le temps s’arrête et ils perçoivent l’éternité.
Il ne fait aucun doute que Wagner et sa muse étaient pris dans un tourbillon émotionnel qui devenait périlleux. La fin est proche ; Otto est de plus en plus conscient des sentiments de Mathilde pour Richard. Cabaud parle d’une lettre qu’Otto a envoyée à son ami François Wille, lui demandant des conseils : « Wille aurait conseillé à son ami Wesendonck de dire à sa femme qu’elle ne devait pas hésiter à sauter du balcon, si elle menaçait de le faire, avec un ‘Allez hop, Mathilde !’[3] » Ceci indique qu’Otto avait discuté de la situation avec Mathilde, et que sa réaction avait été assez dramatique. La musique de « Stehe Still » n’était pas moins dramatique. La première moitié contient de vastes figures de doubles croches qui montent sur chaque temps, avec des accords stables dans la basse. Les fioritures de la main droite donnent un sentiment constant d’élan et de dynamisme. La voix entre à la mesure 3 avec un intéressant mouvement circulaire ascendant, comme on le voit à l’exemple 13.
Alors que le contour de la phrase se déplace vers le bas, chaque temps de la ligne vocale commence sur une hauteur plus élevée, créant un mouvement circulaire qui correspond au texte, « roue du temps ». Cet accompagnement et ce contour mélodique se poursuivent tout au long de la première moitié de la pièce. Le mouvement harmonique de cette section suit également le même schéma ascendant. Wagner commence en do mineur et se déplace régulièrement à travers plusieurs harmonies : ré diminué, mi mineur, et fa mineur, pour finalement arriver sur une dominante de sol (septième) qui mène à une cadence en do majeur sur le texte « lass mich sein ! » (« laisse-moi être »). Il poursuit ensuite avec le même schéma que la première moitié du poème. La seconde moitié du lied commence par des fioritures de doubles croches descendantes de l’aigu vers le grave. Soudain, l’accompagnement change et le mouvement harmonique ralentit de plus de la moitié. La ligne vocale devient très legato et onirique. Wagner utilise la directive d’exécution « Allmählich immer etwas zurückhaltend », ce qui signifie « progressivement, toujours une certaine retenue ». Chaque phrase est une ligne mélodique ascendante qui assure l’allongement et l’extension. Les phrases deviennent de plus en plus longues dans une tentative de ralentir le temps sur le texte « Quand œil dans œil boit la félicité, une âme s’enfonce complètement dans une autre. » La ligne vocale devient un peu plus active, toujours avec l’arpégiation dans l’accompagnement, alors qu’elle se déplace vers un nouveau centre tonal qui deviendra finalement do majeur. Les dernières phrases de la ligne vocale soulignent le dernier couplet dans une glorieuse et dramatique ligne ascendante legato. L’harmonie passe par plusieurs harmonies de dominante avant une progression IV, V7, I, mettant l’accent sur le do majeur, faisant à nouveau référence à la nature, avec un arpège dramatique. Il répète la même progression dans le postlude, en mettant à nouveau l’accent sur la tonalité d’ut majeur.
Il n’y a pas de lien direct apparent dans cette pièce avec Tristan und Isolde, mais le mouvement harmonique est très caractéristique du style qu’il utilise pour souligner les moments dramatiques de l’opéra. L’accompagnement est un paysage sonore, tout comme la voix, pour le drame du texte. Cette pièce raconte une véritable histoire au fur et à mesure de sa progression.
Dans un effort pour apaiser les sentiments et conserver ses bonnes grâces auprès d’Otto, Wagner a prévu un concert pour l’anniversaire de son mécène. La date initiale avait été fixée au 16 mars, mais elle dut être reportée au 31 mars afin d’accueillir les instrumentistes nécessaires. Il dirigea plusieurs mouvements détachés de symphonies de Beethoven, le compositeur préféré d’Otto. Tout semblait aller pour le mieux dans la famille Wesendonck, mais seulement temporairement. Mathilde prenait des cours d’italien avec un professeur exilé pour raisons politiques sous le nom de de Sanctis. Ce dernier était de plus en plus jaloux de lui pour diverses raisons, et alors que Mathilde avait fait une tentative pour que les deux messieurs apprennent à se connaître, cela tourna au désastre. De Sanctis n’avait pas seulement retenu l’attention de Mathilde, mais il était un expert dans de nombreux sujets dans lesquels Wagner se considérait comme un expert. La nuit du 6 avril 1858, leurs discussions s’envenimèrent et Wagner, fidèle à sa réputation, se mit en colère et partit en trombe. Le lendemain matin, le 7 avril, il écrivit une longue lettre, surnommée la « confession du matin », pour faire amende honorable et s’excuser de son comportement. Cabaud cite cette lettre : « Ah non ! ce n’est pas de Sanctis que j’abhorre, mais moi-même d’avoir été surpris que mon pauvre cœur soit dans un tel état de faiblesse ! Puis, le matin, je suis redevenu raisonnable, et j’ai pu exprimer une prière à mon ange au plus profond de mon cœur ; et cette prière, c’est l’amour ! L’amour ! La joie la plus profonde de l’âme dans cet amour, source de mon bien-être[1] ! » Alors que le reste de la lettre est assez innocent, il n’en fallait pas plus pour rendre Minna furieuse lorsqu’elle eut intercepté la lettre. Minna soupçonnait son mari d’avoir une liaison, et lorsqu’elle eut l’occasion de le dénoncer, elle n’a pas hésité.
Dans sa fureur, elle menace de confronter immédiatement Mathilde et de le dire à son mari. Minna alla voir Mathilde, et c’est là que les choses changèrent pour la famille Wagner. Le moulin à rumeurs de Zurich murmurait déjà sur la relation inhabituelle entre Richard et Mathilde, mais lorsque Minna partit pour une « cure » à Brestenberg, puis plus tard publia ouvertement une annonce dans un journal pour vendre ses biens, cela renforça leurs soupçons.
À la fin du mois d’avril, Mathilde présente à Wagner le dernier poème, « Im Treibhaus ». À ce moment-là, les choses avaient atteint un seuil critique ; Minna était en colère, Otto se montrait résolu, Wagner était frustré et nerveux quant à son avenir à l’« Asyl », Mathilde était embarrassée et, si l’on se fie au poème, mélancolique. Wagner termina la mise en musique peu de temps après, le 1er mai 1858.
Le texte est le suivant :
Hochgewölbte Blätterkronen,
Baldachine von Smaragd,
Kinder ihr aus fernen Zonen,
Saget mir, warum ihr klagt?
Schweigend neiget ihr die Zweige,
Malet Zeichen in die Luft,
Und der Leiden stummer Zeuge
Steiget aufwärts, süßer Duft.
Weit in sehnendem Verlangen
Breitet ihr die Arme aus,
Und umschlinget wahnbefangen
Öder Leere nicht’gen Graus.
Wohl, ich weiß es, arme Pflanze;
Ein Geschicke teilen wir,
Ob umstrahlt von Licht und Glanze,
Unsre Heimat ist nicht hier!
Und wie froh die Sonne scheidet
Von des Tages leerem Schein,
Hüllet der, der wahrhaft leidet,
Sich in Schweigens Dunkel ein.
Stille wird’s, ein säuselnd Weben
Füllet bang den dunklen Raum:
Schwere Tropfen seh ich schweben
An der Blätter grünem Saum.
Couronnes de feuilles, en arches hautes,
Baldaquins d’émeraude,
Enfants des régions éloignées,
Dites-moi pourquoi vous vous lamentez.
En silence vous inclinez vos branches,
Tracez des signes dans l’air,
Et témoin muet de votre chagrin,
Un doux parfum s’élève.
Largement, dans votre désir impatient
Vous ouvrez vos bras
Et embrassez dans une vaine illusion
Le vide désolé, horrible.
Je sais bien, pauvres plantes :
Nous partageons le même sort.
Même si nous vivons dans la lumière et l’éclat,
Notre foyer n’est pas ici.
Et comme le soleil quitte joyeusement
L’éclat vide du jour,
Celui qui souffre vraiment
S’enveloppe dans le sombre manteau du silence.
Tout se calme, un bruissement anxieux
Remplit la pièce sombre :
Je vois de lourdes gouttes qui pendent
Au bord vert des feuilles.
Il est évident, d’après le texte, que Mathilde souffre et qu’elle éprouve du chagrin. Elle utilise les arbres, des canopées d’émeraude, leurs bras étendus, comme une métaphore de sa prise de conscience que son lien avec Wagner doit prendre fin. La structure est très similaire à celle des autres poèmes en ce qui concerne la scansion et le mètre : quatre pieds par ligne en mètre trochaïque. Une chose qui distingue la structure de ce poème est l’alternance constante des terminaisons féminines et masculines tout au long du poème. Chaque strophe contient un schéma de rimes en abab, cdcd, efef, etc. Le premier et le troisième vers de chaque strophe sont féminins, tandis que le deuxième et le quatrième sont masculins. Les poèmes précédents n’avaient pas une structure aussi cohérente ; il est curieux que Mathilde recoure à une telle structure ici. Il est possible que, grâce à la pratique des autres poèmes, elle soit devenue plus habile, mais d’un autre côté, il peut y avoir une raison plus émotionnelle. Se pourrait-il qu’elle les intègre délibérément, de manière égale, afin de les unir, elle et Richard, sous la forme de la poésie ?
Les métaphores ne peuvent être ignorées ici. Il est intéressant d’évoquer les arbres comme des « enfants de pays lointains », car pendant la construction de la maison et des jardins du domaine, Otto et Mathilde ont fait apporter et transplanter des arbres rares. Mathilde avait une place spéciale dans son cœur pour ses jardins, et elle aimait les beaux arbres du domaine. La mention de la souffrance muette des arbres et des bras (branches) larges de désir qui embrassent le vide désolé décrit la solitude et le vide qu’elle ressent. La quatrième strophe est à la première personne, en empathie avec les arbres eux-mêmes ; elle connaît leur souffrance, car sa patrie, Wagner, n’est pas là. Elle se réjouit lorsque le soleil s’en va, laissant celle qui souffre, dans une obscurité silencieuse. La dernière strophe décrit la lourdeur de l’attente, car les choses sont encore incertaines. Manitt pense qu’il y a là « une référence implicite aux Moires, divinités du destin dans la mythologie grecque, tissant la toile de la vie de tous, y compris des dieux[1]. » Il poursuit en soulignant que les mots allemands « Weben » et « Saum » peuvent être traduits différemment, donnant à cette dernière strophe un nouveau sens. « Weben » peut être traduit par « tissage », et « Saum » est souvent traduit par « ourlet ».
Ce changement, bien que subtil, ajoute soudainement une nouvelle interprétation à la strophe, qui se lit comme suit : « Le silence vient, un tissage chuchoté remplit la pièce sombre, je vois de lourdes gouttes sur l’ourlet vert de la feuille ». Cette interprétation prend tout son sens, si l’on considère la référence aux Nornes dans la Sonate pour piano : « Savez-vous ce qui va se passer ? » Le sentiment d’anticipation, d’attente de voir comment les événements se dérouleraient, était présent dans leur esprit à tous les deux. À ce stade, Wagner n’avait pas encore quitté l’« Asyl » ; peut-être gardait-elle l’espoir que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes et redeviendraient ce qu’elles étaient auparavant.
Cette pièce est l’une des deux que Wagner a désignées comme étude pour Tristan und Isolde. Les deux thèmes de l’opéra qui sont associés à ce morceau s’appellent « Douleur de la mort » (exemple 14) et « Désolation » (exemple 15). Ces motifs sont utilisés dans le prélude de l’acte III, scènes 1 et 2. Le prélude relie la fin de l’acte II, où Tristan a subi une blessure mortelle, au début de l’acte III, où il est inconscient dans son château de Karéol avec son fidèle ami Kurwenal. L’atmosphère du prélude est d’une noirceur dévastatrice, pleine d’angoisse et de désespoir. Un nouveau motif commence au m. 26 du prélude, comme le montre l’exemple 16, appelé « Angoisse ». Ce motif commence juste après que le motif « désolation » ait terminé sa montée sur la note entière supérieure. Il consiste en un mouvement sinueux, avec de fréquents groupes de notes chromatiques et de courts sauts de tierces.
Dans « Im Treibhaus », ces motifs évoquent les mêmes sentiments de tristesse et d’isolement. L’introduction de la chanson comprend cinq mesures, où deux des motifs, « Désolation » et « Douleur de la mort », sont présentés, comme le montre l’exemple 17. L’introduction se répète, et cette fois-ci, la voix entre, flottant au-dessus des autres pendant les premières phrases. Les deux phrases suivantes, qui terminent la première strophe, introduisent le motif « Angoisse ». Ce motif, qui contient le même contour que dans l’exemple 16, avec des rythmes ajustés et une tonalité différente, produit une contre-mélodie à la voix, montrée dans l’exemple 18. La pièce commence et se termine en ré mineur mais passe par plusieurs tonalités, ce qui est caractéristique du style de Wagner. La quatrième strophe, où le texte est à la première personne, « pauvres plantes, je connais bien ta souffrance, car nous partageons un même destin », est écrite dans le style d’un récitatif, et la ligne vocale est exposée, sur des accords tenus. Cela évoque une connexion très intime, car elle exprime sa douleur personnelle à travers la voix de la nature. Wagner utilise cette même texture exposée au début de la dernière strophe, « Tout se calme, un bruissement anxieux ». La basse, en octaves, interjette une ligne ascendante inquiétante. Lorsque la mélodie s’élève jusqu’au mot « Raum » (« chambre »), l’harmonie s’épanouit soudainement en sibémol majeur et le motif « Angoisse » revient dans le dernier couplet du poème, mais cette fois-ci, au lieu de la tristesse, se manifeste un sentiment de nostalgie. Le postlude encadre la pièce en revenant au ré mineur, avec le retour des motifs « Désolation » et « Douleur de la mort ». Cabaud affirme que le manuscrit de cette chanson, offert jadis à Mathilde, porte à la fin, de la main de la dame, l’inscription suivante : « Choisi pour moi, perdu pour moi, Cœur aimé pour l’éternité[1]. » Cette phrase, inspirée des paroles d’Isolde, revêt un sens profond, un regard rare sur le cœur de Mathilde.
Quelques jours plus tard, le 4 mai, le compositeur commença l’ébauche musicale de l’acte II de Tristan und Isolde. Il le termina le 1er juillet, et l’orchestration fut achevée le 15 septembre 1858. L’opéra entier fut envoyé à l’éditeur le 9 mars 1859. Entre l’achèvement de l’esquisse musicale de l’acte II et l’orchestration, Wagner quitta définitivement sa maison de l’« Asyl » et partit pour Venise en août 1858. Alors que certains supposent qu’Otto a éloigné Wagner, les preuves indiquent qu’il est parti de son propre chef. Il s’était rendu compte qu’il n’y avait rien d’autre que de l’inconfort émotionnel. Le 21 août, il écrit sa première entrée dans son Journal de Venise :
La dernière nuit dans l’Asile, je me couchai après onze heures : le lendemain, à cinq heures, il me fallait partir. Avant de fermer les yeux, je fus vivement impressionné par le souvenir du temps où je m’endormais en me disant qu’un jour je mourrais ici même : je serais couché ainsi lorsque tu viendrais à moi pour la dernière fois, entourant de tes bras ma tête en présence de tout le monde et recevant mon âme en un suprême baiser ! Cette mort, je me la représentais avec bonheur ; elle s’accordait par les moindres détails au décor de ma chambre à coucher : la porte vers l’escalier était close ; tu entrais par la portière du cabinet de travail, ainsi tu m’enveloppais de tes bras, ainsi je te regardais en mourant ! Et maintenant cette possibilité de mourir m’était également refusée ? Froidement, comme si j’en étais chassé, je quittais cette maison, où j’étais enfermé en compagnie d’un démon que je ne pouvais plus conjurer que par la fuite ! Où, où donc mourir, à présent ?… C’est ainsi que je m’endormis[1]…
Sa dépression se poursuit alors qu’il pleure la perte de son amour et de son foyer. Le journal était un moyen de rassembler ses pensées et de communiquer avec Mathilde alors qu’il était incapable d’envoyer des lettres. Ses tentatives d’écrire à Mathilde par l’intermédiaire de leur amie commune, Eliza Wille, échouèrent et ses lettres revinrent non ouvertes. Il s’installe provisoirement au Palazzo Giustiniani pendant que Minna est envoyée en Allemagne. En octobre, son piano Érard bien-aimé arrive et est installé. L’entrée du journal de Wagner du 6 octobre est pleine de souvenirs de l’arrivée de son piano à « Asyl ». Il décrit comment l’instrument était « plein de sens » et se rappelle comment elle est entrée sans prévenir dans la pièce et s’est assise sur une chaise pour le regarder. Il appelait l’instrument son « cygne », en référence à Lohengrin, mais dans cet article, il poursuit : « J’ai dû attendre, mais le voici enfin, cet instrument rusé au timbre ravissant, que j’ai gagné au cours de ces semaines où je savais que je devais perdre ta présence. Comme il est simple et symbolique que mon génie me parle ici, mon démon ! Comment inconsciemment je suis tombé sur le piano, et pourtant ma sournoise étincelle vitale savait ce qu’elle voulait ! – Le piano ! – Oui, une aile, – fût-elle l’aile de l’ange de la mort ! – » Dans l’article suivant, il parle des chansons écrites à partir des paroles de Mathilde : « De nos chansons, je n’avais que des gribouillis au crayon, souvent non travaillés, et si faibles que j’avais peur de les oublier proprement un jour. J’ai donc commencé par me les repasser, en me rappelant chaque détail, puis je les ai écrites avec soin ». Ce sont ces versions, écrites de mémoire à partir des originaux, qu’il envoya plus tard pour publication dans un moment de nécessité financière.
Quelques années plus tard, alors que Wagner avait de nouveau besoin d’argent, il essaya de persuader l’éditeur Schott d’acheter la partition non encore achevée de Die Meistersinger von Nürnberg. L’éditeur n’étant pas intéressé par une œuvre inachevée, Wagner lui offrit les Fünf Gedichte, qui furent publiés en 1862. Les pièces étaient disposées dans l’ordre suivant : « Der Engel », « Stehe Still », « Im Treibhaus », « Schmerzen » et « Träume ». La première exécution de l’œuvre par Emilie Genast, avec Hans von Bülow au piano ? eut lieu le 30 juillet 1862. Judith Cabaud rapporte la réaction du public à cette représentation : « L’effet était fascinant. Tout le monde était saisi d’émotion, et Cosima von Bülow fondit en larmes. Franz Schott se frotta les mains avec satisfaction et enferma soigneusement le manuscrit dans un tiroir[1]. »
La version orchestrale complète de l’œuvre fut arrangée par Felix Mottl, considéré comme un expert de la musique de Wagner, et dirigea plusieurs de ses opéras à Bayreuth, Karlsruhe, dans des opéras de Londres et au Metropolitan Opera de New York.
Dans les années qui suivirent le départ de Wagner de Zurich et de sa chère Mathilde, il continua d’écrire les deux derniers opéras qui complètent l’Anneau des Nibelungen. Il épousa Cosima von Bülow au terme d’un scandale, car celle-ci était mariée à Hans von Bülow, l’un de ses amis et fervent défenseur de ses œuvres. Cosima et Wagner eurent trois enfants : Isolde, Eva et Siegfried. Cosima a essentiellement vénéré Wagner et l’a aidé dans toutes ses entreprises, jusqu’à la fin de sa vie et au-delà. Cosima était toujours jalouse de Mathilde, et le compositeur sembla minimiser son attirance et ses sentiments pour Mathilde dans ses souvenirs, probablement dans le but de ne pas contrarier Cosima. Wagner trouva finalement un soutien financier en la personne du jeune roi Louis II, fervent admirateur du compositeur. Après plusieurs retards, il put construire son Festspielhaus à Bayreuth, un opéra permanent conçu selon ses recommandations pour présenter ses œuvres. Sa santé déclina et un an après avoir terminé son dernier opéra, Parsifal,il mourut d’une crise cardiaque à Venise à l’âge de 69 ans, le 13 février 1883. Il fut ensuite emmené en Allemagne pour être enterré à Bayreuth.
La plupart des documents qui subsistent et qui détaillent la liaison entre les deux protagonistes sont des lettres et des extraits du journal de Wagner, mais on en trouve aussi dans les œuvres littéraires de Mathilde. Si le texte de ces cinq lieder est suffisamment révélateur, il existe également de nombreux poèmes et récits très personnels qui reprennent les mêmes thèmes : le chagrin, la nostalgie et les amants qui sont destinés à être séparés. Cela ne veut pas dire qu’elle n’aimait pas son mari, Otto. Elle était une épouse et une mère loyale et aimante, et elle et Otto soutinrent la musique de Wagner jusqu’à la fin de leur existence. Mathilde semble cependant avoir gardé une place spéciale dans le cœur du compositeur. N’est-il pas possible que le cœur puisse contenir de la place pour plus d’une personne ? Se pourrait-il que les idéaux romantiques qu’ils épousaient soient quelque chose qu’ils vivaient ?
Le lien entre Wagner et sa muse, Mathilde, a pris fin, mais leur histoire a survécu à travers la musique de ces cinq lieder et l’histoire de Tristan und Isolde. Dans une lettre de Wagner datée du 2 juillet 1858, on peut lire : « Quelle merveilleuse naissance de notre enfant de douleur ! Devions-nous vivre, alors, après tout ? À qui pourrait-on demander d’abandonner ses enfants ? Que Dieu nous soutienne, pauvres créatures ! Ou sommes-nous trop riches[2] ? » Wagner fait ici référence à l’opéra Tristan und Isolde, comme un enfant de leur souffrance, ce qui signifie que la musique elle-même était la consommation de leur amour. Les Wesendonck Lieder peuvent certainement être considérés de la même manière. L’amour entre Richard et Mathilde n’a pas été consommé au sens traditionnel du terme, mais dans ces cinq mélodies, tissées dans la musique de Tristan und Isolde, et il est devenu l’union sans tache des amants en poésie et en musique.
Notes :
BIBLIOGRAPHIE :
(NDLR : la bibliographie ci-après reprend à l’identique celle reproduite par l’auteur à la fin de sa publication . C’est pourquoi elle mentionne, pour les titres à l’origine écrits et publiés en français ou en allemand, les publications des traductions en anglais. Nous laissons aux lecteurs le soin de se référer, au besoin, aux références des publications originales.)
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[1] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 164.
[2] Wagner, Richard Wagner to Mathilde Wesendonck, p. 24.
[1] Wagner, Richard Wagner to Mathilde Wesendonck, p. 31. Édition française : Richard Wagner à Mathilde Wesendonk : journal et lettres, 1853-1871, Journal de Venise, traduction de Georges Khnopff. Berlin, Alexandre Duncker, éditeur, 1905, tome premier, p. 43-44.
[1] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 116.
[1] Russ Manitt, « Exploration Morphologique et Sémantique des Leitmotive communs á Tristan und Isolde et aux Wesendonck-Lieder de Richard Wagner », Intersections, 27(1), 16-53, 133 (2006), p. 45.
[1] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 113.
[1] Nicholas Boyle, Goethe, The Poet and the Age, Volume II Revolution and Renunciation 1790-1803 (NY: Oxford University Press, 2000), p. 677.
[2] Daniel Christian Wahl, « The tip of the Iceberg’ Goethe’s Aphorisms on the theory of Nature and Science », Medium, 10 novembre 2001, consulté le 7 novembre 2017, https://medium.com/@designforsustainability/the-tip-of-the-iceberg-goethe-s aphorisms-on-the-theory-of-nature-and-science-ba6e12ebd5f1.
[3] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 109. L’expression en italique figure en français dans le texte original.
[1] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 108.
[1] Christian Schubart, Ideen zu einer Aesthetik der Tonkunst (1806), traduit par Rita Steblin, UMI Research Press, 1983. Consulté le 24 janvier 2018, http://www.wmich.edu/mus-theo/courses/keys.html.
[1] Deborah Stein et Robert Spillman, Poetry into Song (Oxford: Oxford University Press, 1996), p. vii.
[2] Ibid., p. 6.
[3] Ibid., p. 5.
[4] Robert Cart, « Dreams: Richard Wagner’s Five Poems by Mathilde Wesendonck an Analysis by Robert Cart », Artsong Update, consulté le 28 octobre 2017. http://www.artsongupdate.org/Articles/WesendonkLiederRobertCart.htm. 24 Richard Wagner, Das Rheingold (Mainz: B. Schott’s Söhne, 1861).
[2] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 95.
[3] Richard Wagner, Richard Wagner to Mathilde Wesendonck, traduit par William Ashton Ellis (London: H. Grevel, 1905), p. 42-43.
[1] Cabaud, Mathilde Wesendonck, p. 58.
[1] Stewart Spencer, Wagner Remembered (Londres : Faber et Faber, 2000), p. 45.
[2] Ibid, p. 46.
[3] Trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. Daniel John Carroll, « The Psychopathology of Richard Wagner », The Wagnerian. http://www.the wagnerian.com/2012/08/the-psychopathology-of-richard-wagner.html
[4] Judith Cabaud, Mathilde Wesendonck : Le rêve d’Isolde (Milwaukee : Amadeus Press, 2017), p. 40.
[5] Ibid.
[1] Gustav Kobbé, Wagner and his Isolde (New York, NY : Dodd, Mead & Company, 1905), p. 8.
[2] Shad, Meine erste und einzige Liebe, p. 79.
[3] Ibid., p. 95.
[1] 1 Martha Schad, Meine erste und einzige Liebe : Richard Wagner und Mathilde Wesendonck, traduction de l’auteur (Munich : Langen Müller, 2002), p. 43.
[2] Ibid.
[3] Apryl Lea Denny Heath, « Phelps, Browning, Schopenhauer et la musique », Comparative Literature Studies 22, n° 2 (1985), p. 211.
[4] Richard Wagner, Opera and Drama, traduit par Edwin Evans (Londres, New Temple Press, 1913), p. 191.
[5] Ibid.
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