L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

L'OPÉRA DE RICHARD WAGNER : DIMENSIONS MUSICALE, LITTÉRAIRE ET DRAMATURGIQUE

QUAND ANTIGONE S’ADRESSE À WAGNER…

par Jean-Pierre RAYBOIS
article paru dans la revue Regards sur Wagner n°4 (2002)

« Ce qui compte avant tout, pour être heureux, c’est d’être sage.
Et surtout il ne faut jamais manquer à la piété. » 

Sophocle, Antigone 

 

Parmi les mythes antiques qui inspirèrent Richard Wagner, celui d’Antigone semble occuper une place de choix par ses répercussions sur ses écrits théoriques (Opéra et Drame) et par sa présence en filigrane dans la Tétralogie en général et dans La Walkyrie en particulier, ainsi que Tristan et Isolde que Wagner considérait comme l’œuvre qui, faisant suite au Ring, était la seule capable de rendre compte de la puissance de l’amour

Bien entendu, afin d’éviter tout amalgame dont Wagner est trop souvent victime, nous n’aborderons pas les Antigones qui, au XXème siècle furent écrites par Anouilh et Brecht et celles qui donnèrent lieu à des interprétations personnelles par Maurras ou Gide, ou encore celles qui occasionnèrent des compositions d’œuvres lyriques par Orff ou Honneger

Si nous ferons quelques allusions aux philosophes et écrivains qui abordèrent le sujet à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, et dont Wagner aurait pu connaître les écrits, nous nous en tiendrons essentiellement à la tragédie de Sophocle et aux interprétations que Wagner donne de celleci

Pour commencer, nous dirons quelques mots du contexte dans lequel le compositeur fut amené à s’intéresser à l’Antigone de Sophocle, au sujet de laquelle Cosima consignait dans son journal en date du 18 juin 1869 : « voilà bien l’œuvre incomparable par excellence.»

Puis nous citerons quelques extraits d’Opéra et Drame pour mieux cerner la lecture que Richard Wagner avait de ce mythe en 1851. Ecrit vingt ans plus tard, un très important texte du Maître nous apprendra la filiation qu’il souhaitait établir entre Brünnhilde et Isolde et cela nous permettra de rattacher le « clairement exprimé » du mythe d’Antigone contenu dans le Ring au «nondit » de la tragédie de Sophocle exprimé dans Tristan et Isolde

Enfin, nous commenterons quelques extraits d’Antigone et nous comprendrons alors comment ils annoncent les drames wagnériens

Au sortir de la Révolution française, tous les grands systèmes philosophiques s’intéressent à l’hellénisme et plus particulièrement aux tragédies grecques dans lesquelles les héros sont aux prises avec le fatum qui les vainc; cependant, l’intensité de leur lutte est la preuve de leur liberté à s’opposer à lui. 

Les idéalistes et les romantiques du XIXème siècle placent Sophocle au premier rang des tragiques grecs, et son Antigone occupe pendant plus d’un siècle une place de choix parmi les écrits poétiques et les essais philosophiques. En effet, dès la fin du XVIIIème siècle, des penseurs aussi différents que Schelling, Hölderlin et Hegel analysèrent cette tragédie pour étayer leurs réflexions. 

Même si elle fut pour le féminisme un relatif échec, la Révolution française trouva dans le personnage d’Antigone une source de méditation sur la place de la femme dans la société. En fait, elle ne fit que consacrer (comme chez Sophocle d’ailleurs) l’intrusion du « politique » dans le « privé » – le politique étant l’élément typiquement masculin et le privé l’élément essentiellement féminin – et cela justifia ainsi l’attitude de Créon. 

C’est à une époque un peu plus tardive qu’apparut la thèse soutenue par Quincey et Kierkegaard selon laquelle la fille d’Oedipe serait une figure christique, une enfant de dieu, une messagère qui annoncerait l’Apocalypse. 

Pour sa part, Goethe pensait que Sophocle avait, au travers de son Antigone, donné une forme éternelle aux forces de terreur et de souffrance. 

Quant à Hegel, dans les années 1820, il déclarait que cette tragédie était : « l’une des œuvres d’art les plus sublimes et, à tous égards, les plus achevées, que l’esprit humain ait jamais produite. »

On croirait entendre la Waltraute du Crépuscule des dieux lorsqu’on lit l’analyse qu’Hölderlin fait de la fin de Créon : « les propos des hommes orgueilleux déclenchent contre eux les coups du destin, et seul le passage des ans leur apprend à penser sagement. » Ainsi seule la souffrance dans la vieillesse enseigne la sagesse. 

A l’époque qui nous intéresse, la production lyrique autour du mythe d’Antigone est relativement importante. 

– 1790 : Zingarelli met en musique l’Antigone de Marmontel. 
– 1791 : Peter von Winter : Antigone
– 1796 : Francesco Bianchi : Antigone
– 1799 : Francesco Basili : Antigone
– L’Oedipe à Colone d’Antonio Sacchini fut donné sur la scène de l’Opéra de Paris jusqu’en 1844. 

Enfin, et cela est peut-être un peu plus qu’une anecdote, des passages d’Antigone, existent dans la production de Hans Sachs entre 1550 et 1560.

Au total, entre la traduction de la tragédie de Sophocle publiée par Martin Opitz entre 1636 et aujourd’hui, on recense, en langue allemande, une centaine de traductions et d’imitations. Devons-nous compter l’œuvre wagnérienne parmi elles ? Probablement. 

Dans Opéra et Drame, Richard Wagner résume le mythe d’Oedipe en insistant sur deux faits : d’une part que le futur parricide ignorait que, en état de légitime défense, il s’opposerait à ce père qui, de crainte que l’oracle ne s’accomplisse, avait cherché à l’éliminer dès sa naissance ; d’autre part que, répondant à une pulsion naturelle pour Jocaste, il aurait quatre enfants de celle dont il ne savait pas qu’elle était sa mère. En se mutilant pour avoir donné libre cours à des élans interdits par la tyrannie du plus grand nombre, Oedipe justifie la naissance d’une société qui écarte d’elle tous ceux qui, telle Antigone, ne lui ressemblent pas. 

« Nous voyons ici l’Etat, qui est né sans qu’on y prit garde, de la société, s’est nourri de l’habitude de penser de celle-ci, et qui est arrivé à représenter cette habitude en tant qu’il ne représentait qu’elle, l’habitude abstraite, dont le principe est la peur et l’aversion pour ce qui n’est pas habituel. »

A la question de savoir pourquoi le peuple préféra le parjure Etéocle à Polynice le légitimiste, Richard Wagner répond sans ambages :

 « Ce qui leur déplaisait, c’était le changement de gouvernement, son renouvellement perpétuel, parce que l’habitude était devenue la véritable législatrice… tout citoyen qui reconnaissait dans la propriété la garantie de sa tranquillité habituelle était tout naturellement le complice de l’acte peu fraternel d’Etéocle, propriétaire le plus élevé. La force de l’habitude égoïste soutenait ainsi Etéocle, et c’est contre elle que lutta Polynice trahi, avec une ardeur juvénile. »

En faisant de ce dernier le frère cadet d’Etéocle, Wagner donne une force émotionnelle à la politisation de son propos qui devient alors quelque peu manichéen : 

« Les amis de Polynice étaient originaires de toutes les tribus du peuple: un intérêt purement humain les avait amené à soutenir la cause de Polynice, et ils représentaient ainsi le purement humain, la société dans son sens le plus large et le plus naturel, apposé à une société étroite, sans cœur, égoïste, qui se pétrifiait insensiblement en forme d’Etat, sous leur poussée. »

Cela a le mérite d’être clair et justifie l’intervention des Dieux dans le combat fratricide fatal à chacun. Alors, ce que nous appelons aujourd’hui « la raison d’Etat » s’impose à Créon devenu roi de Thèbes en tant que frère de Jocaste : il interdit à Antigone d’enterrer Polynice et cela au mépris des coutumes et des croyances religieuses de l’époque. Le commentaire de Wagner est sans concession : 

« Par son ordre, il donna aussitôt la preuve la plus claire et la plus forte de ses bienveillantes dispositions envers l’Etat : il frappa l’humanité au visage et cria – Vive l’Etat ! »

 Dès lors, représentant la rédemption par l’amour féminin, le mythe d’Antigone peut devenir un des leitmotive essentiels de l’œuvre wagnérienne. 

« […] Elle aimait Polynice, parce qu’il était malheureux, et que seule, la force suprême de l’amour pouvait le libérer de sa malédiction ! Qu’était donc cet amour qui n’était ni un amour sexuel, ni un amour maternel, ni un amour filial, ni un amour fraternel ? C’était la fleur sublime de tous ces amours… Elle savait qu’elle avait à obéir à cette inconsciente nécessité qui l’opprimait, de s’anéantir soi-même par sympathie et ce fut avec cette conscience de l’inconscient qu’elle fut l’être humain le plus parfait, l’amour dans toute sa plénitude sublime et sa toute-puissance. » 

Wagner, lecteur de Sophocle, donne toute priorité à l’amour capable de métamorphoser les esprits, y compris celui de Créon lorsqu’il constate la mort de son fils. 

« Blessé au plus profond de soi-même, il bouleversa l’Etat, pour devenir homme dans la mort. » 

« La malédiction d’amour d’Antigone anéantit l’Etat. » 

Ainsi s’exprime Wagner annonçant ainsi l’apparition du mythe d’Antigone dans le Ring et la présence de l’héroïne de Sophocle dans le personnage de Brünnhilde. 

Maintenant nous pouvons aborder le texte écrit par Wagner en 1871 dont nous avons parlé en introduction et qui est trop souvent oublié : 

« Avec le projet de Tristan et Isolde, il me semblait que je ne m’éloignais pas, à proprement parler, du cercle des conceptions poétiques et mythiques qu’avait éveillées en moi mon travail sur les Nibelungen. En me révélant le lien qui unit tous les véritables mythes entre eux, mes études m’avaient rendu attentif aux merveilleuses variations qu’on remarque dans ce vaste ensemble, une fois qu’on l’a découvert. C’est l’une de celles-ci qui m’apparut avec une évidence ravissante dans la passion de Tristan et Isolde, comme le contraste de celle de Siegfried pour Brünnhilde… tandis que le poète de Siegfried, en maintenant avant tout la cohésion de l’ensemble du mythe des Nibelungen, ne pouvait envisager que la perte du héros par l’effet de la vengeance de la femme qui se sacrifie pour lui, le poète de Tristan trouve son principal sujet dans la peinture de la torture d’amour à laquelle sont livrés jusqu’à en mourir les deux amants éclairés sur leur situation réciproque. On n’a fait que traiter ici d’une façon plus large ce qui s’exprime dans la première action avec évidence; la mort par détresse d’amour qui trouve son expression dans la personne de Brünnhilde, seule consciente de la situation. Ce qui ne pouvait ici que s’exprimer qu’avec un caractère de violence, se développe là avec une infinie diversité; et c’est en cela que résidait l’attrait qu’exerçait sur moi ce sujet, et me poussait à la mettre en œuvre tout de suite afin de donner pour ainsi dire un épilogue au grand mythe du Nibelung, qui embrasse tout un monde de rapports. »

Ce texte nous éclaire sur le désarroi de Richard Wagner devant L’Anneau du Nibelung dans lequel il respecte la règle de la tragédie grecque qui veut que le héros, assumant un destin hors du commun, meurt de façon violente. Cet accomplissement par la mort est vécu d’une manière extrêmement brutale par Siegfried et Brünnhilde, celle-ci faisant assassiner son époux avant de se suicider. Wagner prend alors conscience qu’il n’a pu développer suffisamment la détresse sentimentale vécue pour la fille de Wotan et cela pour des raisons de cohérence dramatique. C’est pourquoi Tristan et Isolde est pour lui l’occasion de donner à la Tétralogie un épilogue aux dimensions humaines. Lorsqu’aux dernières notes du Crépuscule des dieux, alors que les flammes enveloppent le Walhalla, on entend le thème de la « rédemption par l’amour », celui-ci ne sonne plus du tout comme dans La Walkyrie. Ne dirait-on pas qu’il a pris feu lui-même ? Tout se passe comme si Wagner, en nous le donnant à entendre, voulait nous dire : « Il est trop tard, la rédemption par l’amour n’a pu avoir lieu ». On comprend alors son texte de 1871, dans lequel il nous fait part de l’urgence qui l’a incité à écrire Tristan: Isolde est la seule capable d’accomplir l’œuvre pure d’un amour total car si Brünnhilde, héroïne de tragédie grecque, ne peut que subir son destin, fut-il exceptionnel, sa petite sœur Isolde choisit le sien: vivre dans le cosmos un amour hors normes.

La lecture de la tragédie de Sophocle nous permet de mettre en évidence certains thèmes de son Antigone utilisés, consciemment ou non, par Wagner dans sa Tétralogie. 

Dans le Prologue, Ismène dit à sa sœur à propos de leur père : 

« Lorsqu’il s’est lui-même découvert criminel, il s’est arraché les yeux, et sa femme, qui était sa mère, s’est pendue. »

Nous pensons alors à Wotan qui, averti une première fois par Erda dans L’Or du Rhin, prend conscience de sa faute à la deuxième scène de l’Acte II de La Walkyrie

« Que disparaissent
Gloire et splendeur
La honte éclatante
du faste divin !
Que s’effondre
ce que j’ai bâti !
J’abandonne mon œuvre.
Je ne veux plus qu’une chose,
la fin,
la fin. »

Devenu le Wanderer dans Siegfried, Wotan confirme à la mère de Brünnhilde son désir de renoncement, cette soif de « fin ». A propos de cette réplique d’Ismène, notons que si Oedipe se marie avec sa mère, Siegfried s’unit à sa tante ce dont, comme vous venez de le voir, Wagner ne saurait s’offusquer: deux personnes assouvissant leur attirance réciproque ne commettent pas de faute contre la nature mais seulement contre les lois de l’Etat.

Antigone répond alors à Ismène : 

« Je reposerai auprès de mon frère chéri, pieusement criminelle.»

Son sort paraît voisin de celui de la Walkyrie qui sera déchue, puis endormie durant un temps indéterminé pour avoir eu pitié de son demi-frère Siegmund tué par leur père, Wotan. Brünnhilde ne regrette nullement son acte : 

« L’aider fut alors
ma seule pensée ;
partager avec lui
la victoire ou la mort :
c’est le seul destin
que j’ai pu choisir. »

Avant elle, Antigone s’exprimait ainsi : 

« Je sais qu’ils sont contents de moi, ceux que d’abord je dois servir. Quoiqu’il me faille souffrir, je serai morte glorieusement. » 

Dans sa tirade, du premier épisode, Créon s’exprime en véritable chef  d’Etat, préfigurant le rôle de Wotan : 

Créon : 

« Quiconque assume la direction d’un État, s’il a d’autres soucis que le bien public et se laisse clouer la langue par je ne sais quelle timidité, je dis – et je l’ai toujours dit – que c’est le pire des lâches. » 

Wotan : 

« Docile, lutte pour Fricka,
préserve mariage et serment ;
son choix est
également le mien :
à quoi servirait une volonté propre ? »

De son côté, Fricka est bien « une » Créon. 

Créon : 

« Quand as-tu vu les dieux honorer les scélérats ? »

Fricka: 

« Nul être noble
ne lutte avec l’esclave
seul l’être libre châtie le fautif. »

Créon termine sa longue tirade par un des éléments de base de la Tétralogie en général et de L’Or du Rhin en particulier, à savoir : 

« On voit chaque jour les profits malhonnêtes ruiner plus de gens qu’il n’en tire d’affaires. »

Le deuxième épisode, plus dramatique puisqu’il place face à face Créon et Antigone, annonce le dialogue Wotan-Brünnhilde de la scène 2 de l’Acte II de La Walkyrie

Créon : 

« Le méchant n’a pas droit à la part du juste. »

Antigone : 

« Qui sait si nos maximes restent pures aux yeux des morts. »

Créon : 

« Un ennemi mort est toujours un ennemi. »

Antigone : 

« Je suis faite pour partager l’amour, non la haine. »

Wotan : 

« Nulle part, plus jamais
le dieu ne doit plus te revoir. »

Brünnhilde : 

« Ma propre pensée
me poussait seulement
à aimer qui tu aimais. »

Wotan : 

« Suis donc à présent
qui tu dois aimer. »

Dans le domaine des vivants, comme dans le domaine des morts, seul l’amour peut avoir raison des règlements étatiques. C’est le fossé qui sépare Antigone de Créon quand, au cours du troisième épisode, celui-ci affirme : 

« L’élu d’un peuple doit être écouté en toutes choses, grandes et petites, justes et injustes. »

Et lorsque, prisonnier de sa logique, il demande à son fils : 

« Je commets une injustice quand je fais respecter mon pouvoir ? »

Hémon lui répond : 

« Elle mourra donc, mais de sa mort un autre périra. »

Il entraîne ainsi la violente colère d’un père qui y voit une rébellion. Dans Antigone comme dans le Ring, l’homme politique armé de ses lois écrase tout sur son passage car, qu’on le veuille ou non, d’un point de vue sociologique, cela est dans l’ordre des choses. 

Le long monologue d’Antigone situé au centre du quatrième épisode mérite de retenir toute notre attention car il nous ramène à un des aspects de la relation des jumeaux au premier acte de La Walkyrie

« Quel raisonnement me suis-je donc tenu ? je me suis dit que, veuve, je me remarierai et que, si je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre. Je n’ai pas considéré autre chose quand je t’ai honoré particulièrement, ô chère tête fraternelle. »

L’affection de la sœur est, traditionnellement, une des composantes de l’amour féminin toujours teinté du sens du devoir. C’est pourquoi dans le Ring de Nantes, Philippe Godefroid faisait arracher l’épée du frêne par Sieglinde

Au cinquième épisode, nous croyons entendre l’avertissement d’Erda lorsque nous écoutons les prédictions de Tirésias : 

« C’est pourquoi, préparant sans hâte leur embuscade funeste, les Erynies, exécutrices de la vindicte infernale, t’impliqueront dans les malheurs mêmes que tu as provoqués. »

Erda

« Le crépuscule arrive pour les dieux […] »
« Je t’ai averti,
tu en sais assez,
médite dans le souci et la crainte. »

Dans Le Crépuscule des dieux, Wotan est devenu le double de Créon ainsi décrit par le Messager dans le dernier épisode

« Créon naguère, me semblait digne d’envie. Il avait libéré le sol thébain, il était monté sur le trône, il régnait, monarque absolu, il fleurissait en beaux enfants: tout s’est évanoui! quand un homme a perdu ce qui faisait sa joie, je tiens qu’il ne vit plus, c’est un mort qui respire. »

Il faudrait citer ici tout le récit de Waltraute du Crépuscule des dieux, Acte I, scène 3 ; nous retiendrons quelques vers : 

« Depuis qu’il t’a quittée,
Wotan ne nous a plus
envoyées au combat […] »

« Ainsi il siège
sans mot dire
sur le noble trône,
muet et grave,
les débris de sa lance
serrés dans son poing,
il ne touche pas
aux pommes de Holda. »

Nous pouvons donc dresser une liste des principaux thèmes présents dans l’Antigone de Sophocle et dans la Tétralogie et Tristan de Wagner. 

L’acte d’amour unissant Sieglinde à Siegmund, et voulu par Wagner, est l’aboutissement du thème de la sororité présent dans la Grèce antique, comme l’amour de la sœur pour le frère qui transcende l’érotisme dans L’Homme sans qualité de Musil. 

Même si le châtiment infligé par Créon à Antigone est de même nature que celui subi par Brünnhilde de la part de Wotan, c’est-à-dire éminemment politique. La réalisation de soi par l’héroïne de Sophocle passe nécessairement par son auto-annihilation, conclusion logique de son amour pour son frère. Il en va ainsi pour Tristan et Isolde qui ne pourront vivre la plénitude de leurs sentiments qu’après la mort, seule garante de la suppression définitive de leur identité. 

La figure christique précédant l’Apocalypse que certains ont détecté chez Antigone et qui pourrait correspondre dans l’œuvre de Wagner à un subtil mélange d’Erda, de Brünnhilde et de Waltraute, n’est pas évidente chez Sophocle ; mais le destin d’un mythe n’est-il pas d’être récupéré ? En effet, l’Antigone de Kierkegaard est anti hégelienne car Hegel voit chez Sophocle une série de conflits entre l’Etat-nation et la famille, les droits des vivants et ceux des morts, la loi du législateur et la morale coutumière. A l’individu situé au centre de la famille s’oppose le citoyen qui tue en lui « l’individuel » pour se mettre au service de l’Etat. Ce conflit est une des composantes politiques que Wagner développe dans la Tétralogie :

Temporelle, le règlement est la loi de l’Homme, (c’est-à-dire Wotan, Hunding et Hagen.) qui donne le pouvoir. 

Intemporelle, la loi divine est la loi de la Femme intuitive, c’est-à-dire Sieglinde, Brünnhilde mais aussi Elisabeth et l’Elsa revue et corrigée par Wagner (trois ans après la composition de Lohengrin dans Une communication à mes amis.) 

Ces deux lois sont incompatibles et la tragédie de Sophocle est le terrain où elles s’affrontent: la première – la lettre de la loi- détruit la seconde – l’esprit des lois. Mais souvenons-nous, le héros tragique doit mourir pour réaliser son destin exemplaire, son fatum

A ce propos, la notion de déterminisme est sensiblement différente chez Wagner et chez Sophocle. Dans la Tétralogie, il est « extérieure » – malédiction de l’anneau, accumulation d’erreurs personnelles – alors que dans Antigone, il est d’ordre héréditaire : la malédiction se transmet de génération en génération. 

Par contre, chez les deux auteurs, les oracles et les prédictions rendent des verdicts incontournables. 

Chez Sophocle et Wagner, les fautes originelles sont des « volontés de savoir » qui se paie comptant : Wotan perd son œil en buvant l’eau de la source de la connaissance et Oedipe se crève les yeux quand, au bout de sa quête, il apprend la vérité. 

Quelle réminiscence remontant du plus profond de son inconscient héréditaire et collectif, fait-elle demander à Brünnhilde, au moment d’être endormie sur son rocher, qu’une barrière de feu la protège de toute agression ? Peut-être le souvenir d’Antigone recouvrant de poussière le corps de Polynice pour la même raison. 

Mais cette poussière ne peut être apportée par le vent. Elle doit être placée par les mains prévues à cet effet : celles d’Antigone. Tout comme l’épée qui ne peut être arrachées du frêne que par celui qui la mérite ou bien ressoudée par celui dont les forces mentales sont suffisantes; celles-ci seront d’ailleurs assez fortes pour briser la lance de Wotan et ce d’autant plus facilement que le Wanderer ne croit plus vraiment en ce qu’elle a longtemps représenté.

Demandons-nous maintenant si Wagner connaissait les traditions spartiates et étrusques liées aux questions de filiation et selon lesquelles Etéocle et Polynice seraient les progénitures que Jocaste aurait eu avec un autre monarque. On aurait alors un schéma intéressant : 

Antigone sauve son demi-frère Polynice de la disparition éternelle et Brünnhilde fait de son demi-frère Siegmund le vainqueur d’un combat mortel.

Notons également que, Antigone-Brünnhilde punie et disparue, le drame Créon-Wotan peut commencer. Tous deux perdent leur fils – Hémon pour le premier et Siegmund pour le second. Tous deux comprennent trop tard et les adieux de Wotan sont un écho au cri de Créon « Ô mon enfant ». Le roi de Thèbes est « comme mort » alors que le Dieu des dieux devient l’Errant. Mais leur auto-sacrifice servira-t-il à quelque chose ? 

Un autre détail réunit Sophocle et Wagner : l’éclat du soleil qui, dans le récit épique, se reflète sur les boucliers et les armes et qui, dans le drame lyrique, est salué par Brünnhilde lors de son réveil au troisième acte de Siegfried. Mais La Rochefoucauld n’écrivait-il pas : « La mort et le soleil ne peuvent se regarder en face » ?

Tout au long d’Antigone et du Ring, l’autorité de l’Etat met à sa disposition les libertés individuelles, les annihile au profit du politique, irrémédiablement. Et si Wagner, le monarchiste, avait aussi récupéré Sophocle dans un but subversif après la déconvenue vécue à Dresde lors des événements de 1849 ? Les partisans d’Antigone, c’est-à- dire ceux qui, comme elle, sont révolutionnaires pour de nobles motifs, deviennent, dès qu’ils sont vainqueurs, des Créon de la pire espèce. Alors l’individu doit-il se mettre au service de l’Etat ou celui-ci doit-il permettre à celui-là de vivre pleinement ses exigences personnelles ? 

JPR

Bibliographie indicative :

Richard Wagner: Œuvres Complètes en prose (trad. J-G Prod’homme, 13 vol (1941, Delagrave, Paris)
Guide des Opéras de Richard Wagner (1988, Fayard, Paris)
Sophocle : Antigone, trad. Jean Bollack et Mayotte Bollack (1999, Editions de Minuit,  Paris)
Jean Bollack : La mort d’Antigone : la tragédie de Créon (1999, Presses Universitaires de France, Paris)

NDR: Jean-Pierre RAYBOIS, le président fondateur du « Cercle Richard Wagner de Toulouse » nous a quittés en ce triste matin le 6 janvier 2023. Nous conservons le souvenir de son énergie débordante, de sa curiosité intellectuelle et de son implication pour la cause wagnérienne. Conférences, articles, jumelage avec les wagnériens de Barcelone, une multitude d’activités diverses conduites avec un entrain communicatif, et cela, au milieu de tâches professionnelles paramédicales très prenantes effectuées avec dévouement. Son nom restera indissociable de l’histoire du CRWT, et l’on peut trouver ses écrits sur ce site, ainsi que sur « le Musée Virtuel Richard Wagner » dont il était, depuis sa création, un membre passionné. Toujours prêt à s’enthousiasmer, il nous avait exprimé récemment sa joie impatiente de la prochaine sortie en librairie de cette traduction française tant attendue du « Carnet brun » (chez Gallimard, prévue vers la mi-février) dont il suivait de près l’évolution, ne nous ménageant pas depuis 3 ans ses solides encouragements ! (MBFE)

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