L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.
PARSIFAL, WWV111
Parsifal, WWV111
LES ARTICLES THEMATIQUES
L’ENCHANTEMENT DU VENDREDI-SAINT
La dimension révolutionnaire de l’œuvre de Richard Wagner pose souvent bien des problèmes aux nombreux commentateurs du patrimoine wagnérien, d’autant plus que cet aspect de ses œuvres est bien loin d’être secondaire ; et, sans vouloir réduire l’expression universelle de sa pensée, on est forcé de reconnaître qu’elle puise au moins partiellement dans la » contestation » bien des sources de son inspiration.
En fait, le problème est aussi de préciser ce que l’on entend par » révolutionnaire » ; car ce mot sous-entend toujours l’utilisation d’une action violente et de l’arbitraire pour imposer une solution que l’on croit être la bonne. Rien de tel chez Richard Wagner, qui n’impose au spectateur que de subir sa vision artistique des choses et des êtres, à condition encore qu’il veuille bien faire l’effort d’assister au spectacle !
En revanche, le wagnérien consciencieux qui médite et analyse les textes de ses œuvres est forcé de convenir que Richard Wagner n’hésite pas à remettre en question toutes les valeurs et tous les modes de raisonnement usuels en cette fin du XIXème siècle :
– Valeur sociale de la richesse et de l’entreprise individuelle dans la Tétralogie.
– Valeur sociale de l’amour et du mariage dans le Vaisseau fantôme et surtout dans Tristan.
– Valeurs religieuses chrétiennes dans Tannhäuser et, bien sûr, Parsifal.
C’est, bien entendu, le dernier volet de cette contestation trinitaire qui nous intéresse aujourd’hui, et si mon choix s’est porté sur l’étude plus particulière de l’Enchantement du Vendredi Saint, c’est que dans ce passage se trouvent explicitées les valeurs essentielles que l’auteur semble vouloir proposer pour jeter les bases d’une religion chrétienne renouvelée.
Nous pourrons, ensuite, comparer ces valeurs à celles de la religion chrétienne traditionnelle, pour conclure ensuite sur la révélation particulière que peut nous apporter Parsifal et l’idée que l’on pourrait se faire de la pensée religieuse de l’auteur. L’Enchantement du Vendredi Saint est tout entier plongé dans une ambiance musicale et dramatique fort particulière.
Notons, tout d’abord, que le passage commence par le sacre de Parsifal comme Roi du Graal, ce rituel se déroulant après une sorte de baptême effectué par Kundry et Gurnemanz. Et nous remarquons tout de suite la dualité générale qui semble régner sur cette cérémonie :
Elle est double, par l’usage de deux éléments distincts : l’eau et l’huile.
Elle est double dans son déroulement temporel : baptême et sacre.
Elle est double par les acteurs intervenant dans cette cérémonie : Kundry et Gurnemanz.
Elle est double par les parties du corps de Parsifal intervenant : les pieds et la tête.
Cette quadruple dualité peut se résumer en un seul schéma où nous placerons l’axe temporel horizontal et l’axe spatial vertical. D’un côté, nous placerons alors le Baptême associé à l’eau ; de l’autre le Sacre associé à l’huile. Puis, nous pouvons répartir en bas Kundry qui ne s’occupe que des pieds de Parsifal, et, en haut, Gurnemanz, qui ne s’occupe que du chef de ce dernier.
Le double rituel exécuté revêt alors un symbolisme que nous pouvons analyser de la manière suivante : Parsifal subit d’abord un Baptême, qui se traduit par une double aspersion d’eau. C’est tout d’abord l’eau de la Terre qui nettoie les scories matérielles qui restent sur les pieds de Parsifal. C’est l’eau de l’oubli des anciennes épreuves, des fautes et des errements. La poussière de la Terre a quitté l’impétrant qui ne relève déjà plus tout à fait de l’économie terrestre où toute dette doit être payée jusqu’au dernier centime.
Ainsi est illustrée la parole du prophète placé dans la bouche de Dieu lui-même : « Je ne me souviendrai plus de leurs iniquités ». Puis, c’est l’eau du Ciel que Gurnemanz verse sur son front, véritable eau de naissance au monde et à la compréhension des vérités d’ordre supérieur, effusion spirituelle qui redonne au héros la compréhension universelle. Ainsi est illustrée la parole du Christ à Nicodème : « Nul ne peut entrer dans le Royaume des Cieux s’il ne naît de l’Eau et de l’Esprit ». Ainsi baptisé, Parsifal est libéré des chaînes de la Terre et prêt à s’ouvrir à l’effusion spirituelle qui doit lui révéler les mystères de sa mission ; c’est d’ailleurs bien en être libre de ces choix qu’il demande lui-même à Gurnemanz de le sacrer Roi du Graal ; en cet instant « où le Ciel et la Terre se rejoignent » tout redevient possible pour la communauté renaissante du Graal.
Comment peut-on alors interpréter cette onction d’huile que subit le héros? Ce liquide semble depuis toujours associé à la notion de royauté et de sacré, et utilisé dans les cérémonies religieuses comme signe du changement indélébile qui doit se produire chez l’impétrant lors du rituel. Il est vrai que la couleur de ce liquide n’est pas sans rappeler aussi bien l’or que les reflets du soleil dans l’eau; de plus, c’est un liquide combustible qui contient, en lui-même et à l’état potentiel, l’énergie nécessaire à la génération de la lumière.
Symboliquement, nous sommes donc amenés à dire que l’onction subie par le héros tend à l’imbiber, à fixer en lui, la lumière spirituelle qui lui a été délivrée lors de son Baptême. L’huile joue donc le rôle d’une véritable lumière liquide qui s’imprègne à son être le plus profond et l’envahit de manière irréversible: c’est ainsi que le Dauphin de France devenait Roi, c’est ainsi que l’homme devient prêtre dans l’ordre de Melchisédech et c’est ainsi que le Fol et Pur devient Roi et Prêtre de la Communauté du Graal.
Car il nous faut bien admettre ici que si l’onction est double, c’est que la fonction transférée l’est aussi; à la suzeraineté terrestre de la communauté des Chevaliers, se superpose la suzeraineté spirituelle indispensable à l’exécution du rituel du Graal. Et cela n’est pas sans nous rappeler quelques propos tirés de la Comédie de Dante: « Je te fais Pape et Empereur de toi-même » annonce Virgile à l’auteur en arrivant au Paradis Terrestre! Pouvoir temporel et autorité spirituelle sont donc conférés à Parsifal, par l’onction de ses pieds par Kundry d’une part, et de son front par Gurnemanz, d’autre part. Mystérieuse conjonction nécessaire à la plénitude de la vie de la communauté des chevaliers du Graal.
Mais ce rituel n’a pas encore fini de nous livrer tous ses secrets! Il est, en effet, possible de l’analyser suivant un plan différent; après cette lecture dualiste et analytique, envisageons une lecture plus spatiale et fondée sur les mises en scènes classiques: Dans celles-ci, la cérémonie doit se dérouler selon un schéma visuel à quatre niveaux suivant la verticale:
- En bas, aux genoux de Parsifal, Kundry.
- Parsifal assis sur le bord de la Fontaine Sacrée.
- Gurnemanz debout.
- La pointe de la Sainte Lance qui dépasse le groupe ainsi formé.
J’ai personnellement été très frappé de l’analogie que l’on peut faire entre ce baptême, ainsi structuré sur quatre niveaux fondamentaux, et le Baptême de Jésus par Jean le Baptiste dans l’eau du Jourdain. Là aussi, nous retrouvons quatre niveaux structurés suivant la verticale, aux résonances symboliques évidentes :
- Les eaux du Jourdain.
- Jésus agenouillé devant le Précurseur.
- Jean le Baptiste effectuant son Office.
- La Colombe divine qui apparaît pour confirmer les propos du Baptiste.
En somme, pour mieux comprendre le sacre de Parsifal, je vous propose d’approfondir symboliquement cet épisode assez étonnant de la vie du Christ. Étonnant car le Baptême de Jésus ne saurait être un simple Baptême de repentance que le Baptiste proposait à ceux qui venaient à lui et qu’il lui arrivait de qualifier de « race de vipères »! Jean n’est d’ailleurs pas dupe et, lorsque Jésus s’approche de lui, il n’ose pas effectuer le geste rituel qu’il effectuait pour les autres pêcheurs! Comment pourrait-on purifier le Fils de Dieu fait Homme, généré à l’abri de la tache du péché originel? Et c’est Jésus lui-même qui prend l’initiative et lui demande de le baptiser, comme Parsifal demande à Gurnemanz de le baptiser et de l’oindre. Que s’est-il donc passé en cet instant qui puisse nous éclairer sur la signification à donner à la cérémonie qui nous intéresse? La tradition ésotérique chrétienne nous enseigne que le Baptême de Jésus par Jean le Baptiste correspond à une opération de fixation alchimique définitive de l’Esprit Divin en Jésus; c’est le Christ, l’Oint du Seigneur qui ressort des eaux du Jourdain, pour continuer son cheminement et son enseignement terrestre. L’apparition de la colombe à la fin de cette cérémonie semble là pour sceller du symbole du Saint Esprit cette opération hautement significative qui clôt d’ailleurs la mission terrestre de Jean !
Est-ce à dire que Parsifal est un nouveau Sauveur du Monde, un nouveau Messie, après l’échec apparent du Premier ? Pas du tout, car l’analogie n’est pas l’identité et certaines particularités décisives nous montrent bien que Richard Wagner, dans son intuition créative, n’est pas tombé dans un piège initiatique aussi grossier. Examinons donc en détail les correspondances que l’on peut établir pour en tirer les particularités qui nous intéressent. A l’eau du Jourdain correspond Kundry la pécheresse repentie, qui ne veut plus que « Servir! ». Et, de même que l’eau reste le symbole universel du milieu nourricier générateur de vie, de même la femme abandonnant définitivement son image de démone tentatrice au bénéfice de son rôle de servante deviendra source de vie rédiméé et rédemptrice. Nous trouvons ici une amplification considérable de l’image de la compagne de l’homme, qui devient véritablement son complément et non plus sa concurrente, et qui donne à ses enfants la vie totale, dans toute sa plénitude spirituelle, et non plus le simulacre d’existence qu’il possédait avant la Rédemption.
Cette dimension essentielle de la composante féminine de l’être humain se retrouve ici dans un personnage qui retrouve enfin la paix des larmes, après les siècles de folie et de tourment qu’elle a subis! Comme pour signer ce rachat définitif de toutes les tentatrices passées que furent Eve, Hérodiade, Kundry, la cérémonie où elle joue, pour la première fois son rôle de « Servante du Seigneur » se déroule le Vendredi, jour traditionnellement consacré à Vénus. Cette exaltation du rôle de la femme dans le plan de rédemption universelle rejoint donc, par cette correspondance, le Tannhäuser précédemment cité. Nous reviendrons sur ce curieux rapprochement tout à l’heure.
Au personnage de Jean le Baptiste, correspond Gurnemanz que l’on pourrait nommer « Le Sage de la Fontaine ». Il est le dernier représentant de la première génération des Chevaliers du Graal, celle de Titurel, « Le noble héros ». Il possède donc le fil de la tradition humaine, comme Jean le Baptiste, fils de Zacharie, prêtre au Temple de Jérusalem, possédait le fil de la tradition sacerdotale issue de Moïse. Mais comme Jean le Baptiste, Gurnemanz vit en dehors de la communauté humaine des Chevaliers, il s’est retiré dans le désert de la gaste forêt, pour mieux rester attentif aux prémonitions émanant du monde spirituel.
Il saura donc reconnaître « Celui qui doit venir » et jouer son rôle de porteur de la sagesse et de la mémoire humaine de la communauté du Graal, auprès du prédestiné, porteur de la Sainte Lance. Ensuite, il ne lui restera plus qu’à se retirer comme le fait « l’ami de l’époux » au soir des Noces. Ce rôle peut sembler inutile, à première vue ; puisque Parsifal rapporte la Sainte Lance, c’est qu’il a triomphé là où tous avaient échoué, et qu’il est donc digne de prendre la tête de la communauté, sans réclamer l’assentiment de Gurnemanz.
De même, Jésus ne semble pas avoir besoin du Baptême de Jean le Baptiste pour continuer sa mission de Fils de Dieu. Eh bien dans les deux cas, le rituel accompli est un signe de reconnaissance et de soumission! Jean le Baptiste reconnaît l’ »Agneau de Dieu » en Jésus et conseille même à deux de ses disciples, Jean et André, de suivre désormais ce dernier. A travers le Précurseur, c’est le Sacerdoce judaïque institué par Moïse qui se soumet, ipso facto, à l’autorité du Messie d’Israël, quoi que disent et quoi que fassent ultérieurement les représentants officiels de la religion juive. De même, Gurnemanz reconnaît le prédestiné « Le Pur et Fol », et c’est toute la communauté du Graal qui, à travers lui, se soumet à son autorité, clairement manifestée par la Sainte Lance. Et, pour compléter la formation philosophique de Parsifal, il lui offre la réponse humaine à son étonnante question sur la nature :
Parsifal :
O wehe des hächsten Schmerzentags!
Da sollte, wähn’ich, was da blüht,
was atmet, lebt und wieder lebt!
Nur trauern, ach! und weinen!
Gurnemanz :
Du siehst, das ist nicht so.
Des Sünders Reuetränen sind es,
die heut mit heil’gem Tau
betraüfet Flur und Au’:
der liess sie so gedeihen.
Nun freut sich alle Kreatur
auf des Erlösers holder Spur,
will ihr Gebet ihm weihen.
Parsifal :
Oh! Douleur, jour suprême de la souffrance!
Tout ce qui fleurit là, me semble-t-il,
tout ce qui respire, vit et revit,
ne devrait qu’être en deuil,
ah! en pleurs
Gurnemanz :
Tu vois, il n’en est pas ainsi.
Ce sont les larmes de repentir du pécheur
Qui aujourd’hui formant cette sainte rosée
arrosent les champs et les prairies:
Elle les fait ainsi prospérer!
Alors, toute créature se réjouit
des nobles traces du Sauveur!
et s’offre elle-même en oraison!
Ainsi instruit à nouveau par la compassion qu’il sut ressentir et exprimer même pour la nature, Parsifal est-il totalement prêt à accomplir la tâche à laquelle le prédestinait sa naissance.
Au symbole de la Colombe qui figure l’Esprit de Dieu infusant le Christ, véritable confirmation de la nature divine de Celui-ci (« Celui-ci est mon Fils bien aimé en qui j’ai mis tout mon amour »), correspond la pointe de la Lance Sacrée, source miraculeuse du Sang Divin.
Ici, se trouve une de ces différences essentielles dont j’ai parlé plus haut. En effet, l’intervention du symbole de la Colombe fait partie des intentions explicites de l’auteur: Richard Wagner précise que les Chevaliers du Graal doivent porter une vêture semblable à celle des Chevaliers du Temple, avec une Colombe à la place de la Croix égale et juste de ces derniers; d’autre part, lors de la liturgie du Graal, au troisième acte, une colombe devrait apparaître dans les hauteurs de la coupole. Par deux fois, ce symbole intervient donc dans le drame. Alors pourquoi justement ne pas le faire intervenir à ce moment-là, puisqu’il semblerait en bonne et juste place, par correspondance avec le Baptême de Jésus ?
Nous sommes bien ici en présence d’une différence caractéristique et, je pense que l’on peut en tirer deux conséquences essentielles. Tout d’abord, la colombe, symbole de paix par excellence, est remplacée par la pointe d’une arme, fût-elle sacrée ! La Chevalerie du Graal a donc besoin d’un combattant, non d’un messager de paix, pour lutter contre des forces certainement supérieures en nombre (n’a-t-on pas coutume de faire dire au démon « Mon nom est légions »), forces souvent infiltrées au plus intime de notre être, mais contre lesquelles la victoire finale reste assurée si l’on se donne la peine de faire appel aux plans supérieurs. Le Fer de la Sainte Lance, fichée au sommet de sa hampe verticale figurant l’axe du monde, dominant la scène, c’est-à-dire le niveau où se joue le destin de l’homme, est bien là pour nous rappeler cette vérité essentielle à la Rédemption.
Ensuite, le personnage de Parsifal ne peut être assimilé à Jésus-Christ, en toutes ses dimensions et caractéristiques existentielles. Certes, certaines analogies profondes subsistent. Par exemple, tous deux sont purs et prédestinés. Malgré toutes les précautions prises par Herzeleide, la Chevalerie retrouvera Parsifal « au coin du bois » et cette rencontre le mettra sur une voie, certes tortueuse, mais à la destination finale évidente : il est appelé à devenir Chevalier puis Roi du Graal, depuis toute éternité serais-je tenté d’écrire. Mais, alors que Jésus est profondément enraciné dans la tradition religieuse hébraïque, qu’il comprend d’ailleurs mieux que tous les sages d’Israël réunis puisqu’il est venu pour la transmuer, lui donner l’impulsion indispensable à sa survie, Parsifal, lui, reste vide de toute connaissance autre que sa propre expérience. A travers Jésus, c’est tout le peuple d’Israël qui chemine vers sa transformation en peuple de la Nouvelle Alliance ; Parsifal semble au départ ne « rouler que pour lui », si vous me permettez cette expression. Et ce n’est que par la « compassion » que va enfin s’ouvrir pour lui le chemin de la Sagesse universelle. Par cette brèche taillée dans son innocence forcenée, pourra désormais s’engouffrer tout l’univers psychologique humain: du désir sulfureux que lui porte Kundry à la souffrance sans issue d’Amfortas, en passant par le rayonnement merveilleux de la nature en ce matin de printemps. Cette révélation va bousculer son être le plus profond et le faire basculer dans une autre économie, celle instaurée justement pas Jésus-Christ lui-même, qui transforma les nécessités de la connaissance intellectuelle de la Loi Divine en une unique Loi d’Amour universel.
En somme, le personnage de Parsifal évolue dans le droit fil de la tradition chrétienne ; il assume un rôle très important dans cette filiation ; mais il ne saurait être pris pour l’initiateur même de cette tradition, ni pour un quelconque remplaçant de cet initiateur. J’ai déjà eu l’occasion de montrer combien les interprétations purement philosophiques ou non-chrétiennes du drame sacré Parsifal sont sujettes à caution, tant sur le plan des idées que sur celui des intentions de Richard Wagner lui-même. Il s’agit bel et bien d’un drame sacré chrétien, qui ne peut se comprendre que dans le contexte de rédemption du péché originel, assumé par un Sauveur mort le Vendredi Saint sur la croix. Certes, le nom de Jésus-Christ n’est jamais cité, mais le portrait que je viens de faire peut difficilement convenir à un autre personnage.
Est-ce à dire que Parsifal est le testament catholique, apostolique et romain de Richard Wagner, solution que semble proposer Frédéric Nietzsche en ses invectives trop célèbres ? Est-ce à dire que la liturgie du Graal n’est qu’une messe légèrement déguisée, et dans ce cas, dans quel but d’ailleurs ? Est-ce à dire que le Sacre de Parsifal n’est que son ordination en tant que prêtre dans l’ordre de Melchisédech suivant la filiation apostolique romaine ?
Cette conclusion simplificatrice et réductrice est tentante et beaucoup de Wagnériens catholiques convaincus s’en contentent. Mais là encore, c’est vouloir ne pas examiner à fond certains détails symboliques fondamentaux. Tout d’abord, la liturgie du Graal diffère notablement de la liturgie Eucharistique Dans celle-ci, ce sont le pain et le vin qui se transforment en Corps et Sang du Christ. Alors que, si l’on suit les sources littéraires médiévales, dans la liturgie du Graal, c’est l’action magique liée au sang coulant de la Sainte Lance dans le Calice qui fait apparaître des nourritures sacrées dans les plats des Chevaliers. Richard Wagner a d’ailleurs, comme d’habitude, simplifié le mythe historique puisqu’il ne parle plus que de pain et de vin.
Ce ne sont donc pas les aliments naturels qui se transsubstantient, mais l’épanchement miraculeux du sang dans le Graal qui engendre des aliments surnaturels. Il y a là matière à réflexion, d’autant plus que ce rituel se déroule l’après-midi du Vendredi Saint alors que la Messe Eucharistique fut instituée au soir du Jeudi Saint et se déroule normalement le Dimanche ; enfin l’apparition de la Colombe qui couronne le rituel du troisième acte, la seule liturgie complète du Graal qui nous soit proposée, ne saurait symboliquement être reliée ni à la mort ni à la résurrection de Jésus-Christ, alors que la liturgie eucharistique fait explicitement commémoration de ces deux événements !
Il nous faut donc chercher ailleurs la signification symbolique de cette cérémonie et reconnaître que la messe eucharistique, répétition de la Sainte Cène, ne coïncide pas avec la liturgie du Graal, qui serait plutôt une commémoration du geste de Joseph d’Arimathie, recueillant le Sang du Sauveur de la blessure infligée par le soldat romain Longinus à Jésus sur la Croix.
Le rappel de ce douloureux instant peut alors nous mettre sur une autre voie de recherche ; ce coup de lance qui fit jaillir de l’eau et du sang, comme en témoigne Jean l’Evangéliste, est, en fait, appliqué à un homme déjà mort, comme le baptême pratiqué par Jean le Baptiste avait été appliqué à un homme déjà purifié ! Pour ouvrir et pour clore l’enseignement public de Jésus-Christ, nous trouvons donc deux actions qui présentent la particularité commune d’être apparemment inutiles ! Voilà un bien curieux raccourci symbolique pour retrouver la colombe, mais à un moment où elle doit remonter à sa source, le Ciel, plutôt que d’en descendre ! Ainsi, peut-on placer cette liturgie du Graal sous le symbole si cher aux alchimistes de la colombe prenant son envol au-dessus du compost pour recouvrer sa céleste nature, instant sublime et complémentaire de la descente de l’Esprit au sein des espèces, réalisée au cours de la liturgie eucharistique. Les deux liturgies semblent donc bien agir en sens inverse, pour mieux compléter la plénitude surnaturelle de la révélation chrétienne.
Mais, me direz-vous, s’il est aisé d’assister à une messe eucharistique, comment doit-on faire pour assister à un rituel du Graal effectué par d’autres acteurs que ceux d’un quelconque opéra ? Autrement dit, si l’église du Graal existe, où peut-on la rencontrer et quelles en sont les particularités ? Eh bien, on en retrouve déjà trace dans les écritures elles-mêmes ! Ainsi, dans le dernier chapitre de l’Evangile de Jean, on trouve ce passage très étonnant, où Jésus, après sa résurrection, appelle Pierre près de Lui : (Chapitre 21; 20/24) « Pierre, s’étant retourné, vit venir derrière lui le disciple que Jésus aimait, celui qui pendant le souper, s’était penché sur le sein de Jésus et lui avait dit : « Seigneur, qui est celui qui te trahira ? En le voyant, Pierre dit à Jésus : « Seigneur, et celui-ci, que lui arrivera-t-il ? » Jésus lui répondit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi ! » Le bruit se répondit parmi les frères que ce disciple ne mourrait point. Cependant, Jésus n’avait pas dit : « Il ne mourra pas », mais « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? C’est le même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites ; et nous savons que son témoignage est véridique ».
Replongeons ce passage dans son contexte : Jésus vient de questionner Pierre par trois fois : « Pierre, fils de Jona, m’aimes-tu? » et d’ajouter après sa réponse affirmative : « Paix mes agneaux !« . Nous assistons donc, visiblement, à l’institution de l’Eglise de Pierre, à qui Jésus confie par trois fois ceux qui croiront en Lui ; cette institution historique donnera naissance aux rameaux catholiques, orthodoxes, etc. que nous connaissons actuellement. Pierre est-il surpris de cette prééminence qu’il vient de recevoir ? Toujours est-il qu’il questionne Jésus au sujet de Jean qui lui semblait, peut-être, plus capable d’assumer cette mission. Ici, le conteur prend la peine de préciser par deux fois l’identité de cet apôtre, puis de bien spécifier encore qu’il s’agit du conteur de l’Evangile ; deux fois plus une, ce rythme ternaire n’est pas sans nous rappeler justement les questions de Jésus-Christ à l’apôtre Pierre. Dans ce contexte symbolique, la réponse de Jésus-Christ nous semble fort claire : il affirme que Jean subsistera jusqu’à son retour en Gloire, non sous forme purement humaine comme le crurent un instant les apôtres, mais sous une forme sans doute comparable à celle de l’Eglise de Pierre, qui vient d’être instituée: pour toutes ces raisons, nous sommes tout naturellement amenés à penser qu’un courant chrétien « parallèle » vient d’être instauré, totalement indépendant de l’Eglise de Pierre puisque Jésus précise à Pierre « Que t’importe!« . Il est difficile de donner une interprétation plausible de ce passage, qui n’aboutisse pas à la conclusion que nous venons d’établir : Jean l’Evangéliste apparaît donc comme le personnage visible le plus adapté pour étudier l’ésotérisme chrétien, et en approfondir les mystères.
Pour cette raison, nous nommerons cette école de pensée l’Eglise de Jean, bien qu’il ne faille pas voir dans cette appellation une quelconque référence à une institution ou administration légale. Quant à trouver, aujourd’hui encore, des représentants patentés de ce courant sacerdotal, cela est un autre problème dont la solution se trouve peut-être dans le discours du Graal de Lohengrin : si un Chevalier du Graal est identifié au cours de sa mission, il doit aussitôt se retirer et regagner ce pays merveilleux, » inabordable aux humains normaux « . Autrement dit, ne croyez pas trop rapidement ceux qui se vanteraient d’en faire partie !
En revanche, Parsifal nous donne l’occasion d’appréhender de manière précise certaines particularités doctrinales de ce courant religieux. Le Sacerdoce du Graal possède certainement une composante féminine d’une importance capitale ; ce que nous retrouvons dans le rituel étudié tout à l’heure, où Kundry pratique sur les membres inférieurs de Parsifal les mêmes gestes rituels que Gurnemanz.
Deux domaines d’action distincts, mais complémentaires et tous deux indispensables. Voilà une particularité de taille par rapport au sacerdoce apostolique, où la Sainte Cène est instituée devant les seuls apôtres, un Jeudi soir, jour consacrée à Jupiter, régnant masculin s’il en est ! D’autre part, le texte de l’Enchantement du Vendredi Saint nous suggère un sacerdoce beaucoup plus tourné vers la nature, beaucoup plus près de la matière et de la souffrance du créé que le Sacerdoce romain. C’est une pensée bien wagnérienne que de vouloir arriver à concilier en un même élan transcendant les réalités de la matière et les nécessités spirituelles. Et si Parsifal semble beaucoup plus détaché des envies matérielles que Tannhäuser, il n’en reste pas moins extrêmement sensible à la beauté de la nature, dont il semble même partager les souffrances et les espoirs, ce » sanglot du créé » dont parlent certains auteurs hermétiques.
Enfin, la Chevalerie du Graal semble se distinguer de la pensée chrétienne officielle par la croyance en une prédestination extrêmement puissante, tout au moins pour les Chevaliers du Graal. Seuls les élus, ceux dont le nom apparaît sur le Vase Sacré, peuvent devenir serviteur du Graal. C’est presque la réapparition du destin tout puissant cher aux mythologies scandinaves, et bien loin des théories chrétiennes sur un libre arbitre absolu de la créature, trop souvent fort mal interprété.
Une analyse plus approfondie de ce point nous entraînerait bien loin, dans un exposé dont le pivot central serait la réincarnation en laquelle Richard Wagner n’avait sans doute pas cessé de croire. Pour résumer ces particularités, nous dirons que le christianisme de l’Eglise de Jean est plus près de la nature et de ses beautés que l’Eglise de Pierre, souvent trop puritaine, qu’elle laisse aux femmes une place fondamentale dans la rédemption universelle et qu’elle s’appuie sur la trame subtile du libre arbitre et de la prédestination pour suivre l’évolution humaine à travers diverses incarnations.
Au vu de ces particularités pour le moins surprenantes pour une église qui se veut chrétienne, on comprend que l’Eglise de Jean ne tienne pas trop à se manifester ouvertement et qu’elle réserve ses activités à des personnes averties, ayant déjà derrière elles un cheminement spirituel solide et une foi chevillée à l’âme. Quant à certains wagnériens qui douteraient de l’existence d’un tel rameau secret, j’espère qu’ils admettront avec moi qu’il s’agit au moins d’un » christianisme accommodé à la sauce wagnérienne « , tel qu’on peut l’extraire, par distillations successives, du livret de Parsifal.
En conclusion, j’aimerais soulever une dernière question, et non la moindre, dans l’aura de tous ces exposés que nous avons pu suivre sur cette œuvre. Que doit-on penser de la dimension prophétique de ce drame sacré ? Richard Wagner n’a-t-il pas tenté d’ébaucher, en parallèle avec son « Œuvre d’Art de l’Avenir », les fondements d’une « Religion de l’Avenir », en nous livrant Parsifal ? Dans l’esprit de l’auteur, les deux restent d’ailleurs intimement mêlés puisque la beauté ne saurait aller sans la transcendance, et réciproquement.
La réponse à une telle question dépend beaucoup de l’idée générale de l’évolution de l’humanité que chacun peut se forger en son for intérieur. Je vais vous en proposer une que ne démentirait peut-être pas l’auteur de Parsifal et qui, en tous cas, explique certaines particularités de cette œuvre. Tout d’abord, nous nous placerons dans la tradition religieuse judéo-chrétienne, puisque j’ai déjà eu l’occasion de montrer les incohérences des interprétations non chrétiennes de ce drame sacré. La première alliance entre Dieu et les hommes commence avec le sauvetage de Noé, se confirme lors de l’odyssée d’Abraham et aboutit à l’institution et la structuration de la religion judaïque par Moïse, personnage hors du commun, Grand Législateur devant l’Eternel.
Cette première alliance est caractérisée par un signe corporel d’appartenance à cette religion, par l’importance donnée à la filiation sanguine, et la rigueur de la Loi qui prévoit, dans les moindres détails, le prix, bien souvent matériel, à payer en cas de faute. Nous sommes donc dans le royaume du corps, de la loi et de la quantité. L’histoire ultérieure du peuple juif est, à l’évidence, une suite d’échecs dans l’application rigoureuse de ces trois critères de rédemption. Survient alors Jésus-Christ, qui institue l’Alliance Nouvelle, qui fait éclater le carcan de la rigueur mosaïque, en accomplissant, pour la première fois totalement, la Loi instituée au Mont Sinaï. Un basculement définitif se produit, où Dieu se sacrifie Lui-même et se fait Nourriture Sanctifiante pour Sa créature et l’aide ainsi à « remonter du gouffre ». Le poids terrible du Péché Originel est désormais levé ; à chaque individu de choisir, dans ses comportements quotidiens, la voie du bien ou du mal, indépendamment de toute appartenance culturelle ou raciale.
Au Peuple Élu succède l’Assemblée des Elus, l’Eglise ; mais l’élection n’est plus déterminée par la filiation sanguine ; elle ne dépend que de l’application totale de la Loi d’Amour. Nous quittons définitivement le monde du corps, pour entrer dans celui de la Grâce, où la primauté est donnée à la responsabilité individuelle de chaque homme par rapport à son destin ultérieur.
L’histoire de la civilisation chrétienne nous montre que, malgré des exemples individuels de réussite indéniable de ce programme, la majorité de la population reste encore trop soumise au poids de ses erreurs.
Doit-on en conclure que Jésus-Christ a échoué ? Pas le moins du monde car il a ouvert une voie de salut que l’homme est libre de choisir ou de refuser, car Dieu ne sauve pas les hommes malgré eux ! En revanche, il semble souhaitable d’opérer » une piqûre de rappel « , si vous me permettez l’expression, pour confirmer, au niveau collectif, les réussites individuelles de certains. Une dimension collective devrait donc intervenir et l’on pourrait presque imaginer que la prochaine phase de révélation divine s’opérera, non par l’intermédiaire d’un seul individu, mais par la médiation d’un groupe humain, surnaturellement soudé et unifié, sans que ses composantes ne perdent aucune de leurs particularités individuelles.
Or, qu’est-ce que la Communauté des Chevaliers du Graal ? N’est-ce pas un groupe capable de se mettre, dans son ensemble, en résonance totale avec les plans supérieurs, par la médiation de son Chef, Roi et Prêtre du Graal, en présence de la Coupe et de la Saint Lance ? La Colombe du troisième acte, signe visible de l’irruption du Saint Esprit, apparaît que lorsque Parsifal, dûment consacré et investi, est en action au sein de la Communauté enfin totalement reconstituée et rassemblée autour des Saintes Reliques. Cette religion de l’avenir semble donc placée sous le signe du Saint Esprit, comme la première Alliance était placée sous le signe du Père, et la seconde sous celui du Fils, et sous le signe d’une liturgie collective, où chacun joue son rôle. A notre époque, certains seraient peut-être tentés de dire que la mondialisation de nombre de phénomènes matériels et médiatiques est un signe non négligeable de l’émergence de cette composante religieuse collective.
Ainsi, la communauté des Chevaliers du Graal forme peut-être un prototype de » société humaine de troisième type « , où seule la mise en phase collective des énergies psychiques individuelles pourrait aboutir à la réussite de la liturgie de la troisième Alliance. Cette dimension collective n’est pas totalement absente de la religion chrétienne actuelle, de même que la nouvelle Pâque chrétienne était incluse, au moins à l’état potentiel, dans la Pâque juive ; mais elle prend ici un aspect déterminant ! Une telle interprétation pourra vous sembler suffisamment » révolutionnaire » pour être plus que hasardeuse ! Elle a cependant le mérite de placer Richard Wagner dans une situation exceptionnelle parmi les autres créateurs artistiques ; une situation qui n’est peut-être pas sans rapport avec l’étonnante fascination philosophique et esthétique qu’il provoque au sein de notre culture occidentale.
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