L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

``SIEGFRIED IDYLL``, WWV103

``De haut en bas de l’escalier``, acoustique et tempi dans ``Traüme`` et ``Siegfried Idyll``

par Chris WALTON,
« Upstairs downstairs : acoustics and tempi in Wagner’s Träume and Siegfried Idyll »
traduit de l’anglais par @Le Musée Virtuel Richard Wagner
Texte initialement rédigé et publié dans The Musical Times
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

 

Vue verticale de la descente de l’escalier de la Villa de Tribschen @Le Musée Virtuel Richard Wagner

L’acoustique du Festspielhaus de Wagner est célébrée à juste titre. Elle est à son apogée dans Parsifal, seule œuvre écrite spécialement pour cette acoustique, où, du mélange des couleurs orchestrales du prélude jusqu’au placement des différents chœurs hors scène, Wagner utilise l’espace à sa disposition pour créer des effets musicaux irrésistibles. Comme le prouve les études sur le rôle pratique de la conception du Festspielhaus, Wagner n’a pas seulement composé pour cette acoustique, mais il a également contribué à sa création. Bien que ses connaissances en acoustique semblent n’avoir été qu’intuitives, le succès du Festspielhaus ne fut pas une simple question de hasard, mais plutôt l’aboutissement d’un intérêt de longue date pour l’espace architectural.

Lorsque Wagner dirigea la Neuvième symphonie de Beethoven à Dresde en 1846, il fit construire une nouvelle estrade pour les chaises de l’orchestre et du chœur arrangée « sous forme d’un amphithéâtre » afin d’obtenir les meilleurs résultats acoustiques possibles. Il prit des mesures similaires à Zürich en 1853 lorsqu’il organisa un festival de sélection de pièces tirées de ses propres œuvres, en concevant une coque acoustique placée derrière l’orchestre sur la scène du théâtre de la Ville. On peut donc supposer que les considérations acoustiques ont également eu un impact sur la conception de sa musique dès le début. Quand il composa son Liebesmahl der Apostel pour une représentation dans la Frauenkirche de Dresde en 1843, il aurait réalisé ses propres calculs pour déployer les forces immenses de l’oeuvre. Il a probablement conçu Tannhaüser et Lohengrin avec en tête l’acoustique du vieil opéra de Dresde. Mais les théâtres de Dresde et Zürich ont brûlé peu d’années après que Wagner y ait dirigé et nous ne saurons donc jamais dans quelle mesure leur acoustique respective aurait pu influencer les choix compositionnels de Wagner. La Frauenkirche de Dresde a été détruite pendant la Seconde Guerre Mondiale, laissée en ruines durant des années sous le régime de la RDA, et elle fut seulement rouverte dans sa version restaurée en 2005. Les coûts de la re-création de la première représentation du Liebesmahl – il y avait quelques 1200 chanteurs, plus un orchestre incluant des vents par quatre – peuvent s’avérer prohibitifs pour tout musicologue désireux de rechercher l’impact de l’acoustique sur la conception de l’œuvre.

Il reste cependant deux lieux en Suisse pour lesquels Wagner a composé spécialement deux œuvres et qui existent encore de nos jours, en grande partie inchangés : le bas de l’escalier de la Villa Wesendonck et le haut de l’escalier de Tribschen. Il n’y a eu jusqu’ici aucune tentative de savoir comment les œuvres en question sonnent dans l’acoustique pour laquelle elles ont été écrites, probablement parce que l’idée semble plutôt étrange. Si l’on cherche le terme “acoustique”’ dans n’importe quel dictionnaire de musique, on trouve des descriptions d’amphithéâtres grecs, de cathédrales gothiques, d’églises baroques et d’assortiments de théâtres et de salles, grands et petits, mais rien sur les escaliers, qui n’ont jamais été considéré comme pertinent dans l’histoire de la musique occidentale. Pourtant, une étude plus approfondie de la façon dont la musique de Wagner y sonne peut nous permettre d’observer en miniature comment il approcha la composition dans un espace particulier.

Enregistrement de Traüme dans la Villa Wesendonck en juillet 2009 pour le documentaire Wagner et moi. L’orchestre symphonique Bienne est dirigé par Thomas Rösner.

Wagner commença ses Wesendonck Lieder sur des textes de Mathilde, sa bien-aimée, à l’automne 1857, au moment où il entamait également son travail sur Tristan und Isolde. Trois des cinq mélodies sont achevées avant la fin de l’année («Der Engel» fin novembre 1857, «Träume» début décembre et «Schmerzen» mi-décembre). Parmi celles-ci, Wagner choisit d’orchestrer «Träume» pour violon solo et petit orchestre afin de l’offrir comme cadeau d’anniversaire à Mathilde le 23 décembre (moment propice puisque son mari n’était pas encore revenu d’un voyage d’affaires en Amérique). Wagner réunit alors un petit ensemble tôt le matin de son anniversaire et le fit jouer celui-ci dans le hall de la nouvelle villa de Mathilde, sous le palier où se trouvait sa chambre. Tôt le matin de son anniversaire, Wagner réunit un petit ensemble qu’il fit jouer dans le hall de la nouvelle villa de Mathilde, précisément sous le palier même de sa chambre. L’effectif de cet ensemble (outre le soliste) était de quatre violons, deux altos, un violoncelle, deux clarinettes, deux bassons et deux cors. Treize ans plus tard, Wagner écrivit une une nouevelle aubade d’anniversaire, cette fois, pour sa nouvelle épouse Cosima, qui tombait un jour après celui de Mathilde, mais qu’elle célébrait le lendemain, le jour même de Noël. C’est ce qui deviendra plus tard Siegfried Idyll. Jouée tôt le matin dans l’escalier de leur maison de Tribschen, devant le salon de Cosima. L’orchestre comprenait quatre violons, deux altos (le second – Hans Richter – jouant également la trompette), un violoncelle, une contrebasse, deux cors, une trompette (Richter encore, doublant l’alto), deux clarinettes, une flûte, un hautbois et un basson. Le jour même, Wagner fit répéter plusieurs fois l’oeuvre dans le salon du rez-de-chaussée.

Les deux œuvres ont été enregistrées dans leur cadre d’origine. « Träume » a été filmé en juillet 2009 pour un documentaire de Stephen Fry sur Wagner, diffusé par la BBC au printemps 2010 et qui cette année-là sortit dans une version cinématographique complète sous le nom de Wagner et moi. Siegfried Idyll a été filmé par le label canadien ATMA en novembre 2010. Dans chaque cas, l’orchestre était composé de membres de l’Orchestre symphonique de Bienne (Suisse) sous la direction de son chef d’orchestre Thomas Rösner ; le soliste de Träume était Alexandre Dubach, à juste titre un ancien maître de concert de l’orchestre de la Tonhalle de Zurich, dont les musiciens avaient été engagés par Wagner pour les premières représentations des deux œuvres.

La Villa Wesedonck qui abrite aujourde le Musée Rietberg, près de Zurich

La Villa Wesendonck abrite aujourd’hui le Musée Rietberg, un musée d’art oriental dans la ville de Zurich. Une extension récente a permis de retirer de nombreuses expositions de la villa elle-même, libérant une grande partie de son espace. Il existe des photos de l’intérieur de la Villa au début du XXe siècle, bien que nous ne sachions guère comment elle était meublée en 1857, quelques mois seulement après son achèvement. Nous ne pouvons pas savoir s’il y avait des tapis ou des tentures dans le petit hall central à partir duquel monte l’escalier principal, bien que l’acoustique de l’espace en soit probablement peu modifiée en raison des nombreux espaces plats et angulaires qu’il contient. Ils vont des marches elles-mêmes (qui n’étaient probablement pas recouvertes de moquette, comme aujourd’hui) aux plusieurs piliers en faux marbre, aux fenêtres qui s’étendent dans l’escalier et aux plafonds des différents étages lorsqu’ils s’étendent au-delà de l’espace principal de la salle. Wagner a écrit de ce foyer dans Mein Leben : «La fierté de la villa Wesendonck était un escalier relativement spacieux qui était meublé assez élégamment avec des stucs de Paris et j’avais une fois soutenu que la musique n’y serait pas inopportune». Une telle déclaration qui paraît étonnante aujourd’hui, car à la première impression, l’acoustique offre une terrible réverbération – un simple claquement de main résonne de haut en bas à plusieurs reprises – et lorsque les musiciens se réunirent à la villa pour l’enregistrement en question, il y eut une certaine consternation sur les résultats qui pourraient s’avérer totalement inutilisables. La surprise fut donc d’autant plus grande lorsque le sound-check a commencé, car il s’est avéré que la pièce n’avait aucun effet néfaste sur l’acoustique. Au lieu de cela, il devint évident que Wagner avait composé pour certains vents (pas de flûtes, ni de hautbois, pas de cuivres graves ou aigus). Les clarinettes, bassons et cors sont tous maintenus dans leurs registres graves ou moyens et se marient parfaitement aux cordes. Le rythme harmonique lent de la pièce et le léger écho dans le foyer (beaucoup plus léger que prévu au départ) ajoutent même une emphase érotique à l’effet «sospirando» des accords ponctués des vents tandis que le violon solo plane au-dessus.

Jouer «Träume» dans son acoustique originale montre également pourquoi Wagner a choisi d’orchestrer cette mélodie plutôt que «Der Engel» ou «Schmerzen», les deux autres qu’il avait composées à l’époque. Certes, il avait des raisons personnelles, car la mélodie n’est pas moins une sublimation romantique du  « rêve  » de Wagner d’une union avec Mathilde (le thème des « rêves  » revient encore et encore dans le journal de Venise de Wagner, écrit comme une sorte de dialogue imaginaire unilatéral avec Mathilde un an plus tard). Mais il est également difficile d’imaginer une orchestration de «Der Engel» ou «Schmerzen» ayant autant de succès dans l’acoustique de Wesendonck. L’accompagnement de ces deux mélodies a une tessiture beaucoup plus large que «Träume», s’étendant plus haut dans le registre des aigus, tandis que le rythme harmonique moins statique de «Schmerzen» serait brouillé dans n’importe quelle représentation. Le choix du cadeau d’anniversaire de Mathilde par Wagner a peut-être été influencé principalement par l’espace physique qu’il était censé occuper. Il est tentant de spéculer davantage en imaginant que Wagner aurait pu planifier l’orchestration de la mélodie dès le début. Puisqu’il s’agit d’une étude de ce qui est devenu la scène d’amour dans Tristan und Isolde, cela signifierait que la musique de l’opéra lui-même aurait pu en partie être déterminée par l’acoustique de l’escalier Wesendonck. Mais maintenant nous aurons des difficultés pour le prouver.


L’acoustique de la Villa de Tribschen est assez différente de celle de la Villa Wesendonck, et même plus problématique. Les Wesendonck utilisaient leur spacieux escalier pour souligner leur statut d’industriels « nouveaux riches » (la famille n’a été anoblie qu’une génération plus tard), mais Tribschen est une maison bourgeoise beaucoup plus modeste avec des escaliers résolument étroits. Ces derniers sont aujourd’hui tapissés, bien qu’une fois de plus les murs nus, les fenêtres et les portes des plusieurs étages auxquels mène l’escalier font que son acoustique est probablement peu différente de celle de 1870 lorsque Wagner y dirigea pour la première fois sa Siegfried Idyll. Hans Richter, l’homme à tout faire de la maison, écrivit 39 ans plus tard à Theodor Müller-Reuter pour expliquer les circonstances de la première audition. Richter avait été chargé de l’organisation des musiciens pour l’occasion. Il y eut une répétition dans le foyer du Théâtre municipal de Zurich le 21 décembre (dirigé par Richter), puis une autre l’après-midi du 24 dans la salle de l’Hôtel du Lac à Lucerne sous la direction de Wagner. Les musiciens passèrent la nuit à Lucerne et arrivèrent rapidement à 7h30 à la Villa Tribschen pour interpréter l’Idyll dans l’escalier, devant le salon de Cosima le 25 décembre. La lettre de Richter à Müller-Reuter comprend une description sur la façon dont les musiciens étaient disposés dans les escaliers, ajoutant un petit croquis pour clarifier les choses (bien qu’il oublie les cors). Wagner ne pouvait pas voir le violoncelle et la contrebasse, alors Richter, se tenant à un endroit où il pouvait les voir ainsi que le chef d’orchestre, aidait à transmettre les souhaits gestuels de ce dernier aux deux cordes basses pendant la représentation. Plus tard dans la même journée, Wagner a donné plusieurs fois l’œuvre dans le salon du rez-de-chaussée.

Plan de la disposition des musiciens pour la représentation de Siegfried Idyll dans la lettre de Hans Richter du 18 septembre 1909.

L’acoustique dans l’escalier est particulièrement déplorable. Même Wagner n’aurait pas pu réaliser le miracle de se fondre dans quoi que ce soit. Lorsque vous vous tenez à côté des musiciens, le son est irrégulier, réverbérant et tout simplement trop fort pour entendre quoi que ce soit correctement. Cependant, il n’était pas destiné à un public placé dans l’escalier. Cosima a enregistré l’épisode dans son journal comme suit :

« A mon réveil, mon oreille perçoit un son qui va s’amplifiant toujours ; il ne m’est plus possible de croire que je continue à rêver, de la musique retentit, et quelle musique ! Lorsqu’elle s’est éteinte, Richard entre dans ma chambre avec les cinq enfants et me tend la partition de l’hommage symphonique d’anniversaire. Je suis en larmes et avec moi toute la maison ; Richard a installé son orchestre dans l’escalier, consacrant ainsi notre Tribschen pour l’éternité ! L’Idylle de Tribschen, ainsi s’intitule l’œuvre […] Après le petit déjeuner, l’orchestre recommence à jouer et l’Idylle résonne de nouveau dans la partie inférieure de la maison, pour notre plus grande émotion […] « Laisse moi mourir » dis-je dans un cri à Richard. »

Si l’on écoute à huis clos dans l’ancienne chambre de Cosima (comme cela se fit), alors tout se marie parfaitement. L’ouverture de l’œuvre avec ses trois « faux départs » (sur le Si, le mi et le sol # respectivement) sonne comme un réveil rituel, chacun plus insistant que celui qui le précède (« s’amplifiant toujours » selon les mots de Cosima). C’est comme si Wagner l’avait écrit pour s’arrêter brièvement à chaque fois comme pour écouter et voir si Cosima remuait encore. Les cordes sont au départ à peine perceptibles depuis la chambre, avec la première entrée de la flûte qui se lance dans un motif particulier. Si Cosima ne se réveilla pas en effet au début de l’oeuvre, alors cette entrée de bois aura été la première chose dont elle prit pleinement conscience. A juste titre, c’est la flûte qui joue le «motif de sommeil» qui clôture Die Walküre (et dans la même tonalité). S’il semble étrange que Wagner ait eu l’intention de réveiller Cosima avec la musique qui a endormi Brünnhilde, il ne faut pas oublier que ce motif résonne aussi dans le troisième acte de Siegfried avant que Brünnhilde ne se réveille. Cosima aura également trouvé satisfaction en ce que le thème d’ouverture de l’Idylle – le passage « Ewig war ich » de Siegfried – est la même musique que Wagner avait, parait-il, composée en 1864 lorsque lui et Cosima consommèrent leur relation dans un chalet au bord du lac de Starnberg.

Vue de l’escalier de la chambre de Cosima : à droite puis à gauche

Il n’y eut aucune tentative de recréer les répétitions de Wagner de l’Idylle dans les salles du rez-de-chaussée, car l’orchestre mis à disposition fut utilisé uniquement pour les contrôles de sons et l’enregistrement dans l’escalier. Mais un concert donné avec le même effectif dans une minuscule salle de concert une semaine auparavant avait déjà confirmé que l’orchestration de l’œuvre est plus transparente et mieux équilibrée lorsqu’elle est exécutée par 13 musiciens, plutôt qu’avec une section de cordes complète. Comme le souligne l’ouvrage Wagner Werk-Verieichnis, Wagner lui-même utilisa plus de cordes lorsqu’il dirigea l’œuvre à Mannheim en décembre 1871, demandant six à huit premiers violons, sept à huit seconds violons, quatre altos, quatre violoncelles et deux à trois contrebasses. Mais peut-être seule la plus grande acoustique de la salle de Mannheim l’incita à utiliser un effectif plus important, puisque dans le Journal de Cosima (du 14 janvier 1874), elle rapporte que Wagner rejetait l’idée d’arranger l’œuvre pour un orchestre plus grand. Cela «ne marcherait pas si bien», lui a-t-il dit. Le jeu des différents motifs ressort bien mieux lorsque l’oeuvre est exécutée avec juste une poignée de cordes. Et quant aux cuivres de l’époque utilisés par Wagner, comme dans l’enregistrement en question, leur son, moins brillant que celui des instruments d’aujourd’hui, leur permet de mieux se fondre. Jouer dans l’acoustique sèche et étroite de l’escalier de Tribschen a un impact au-delà de la découverte de la capacité des instruments à se derrière des portes closes. Car il est impossible dans les escaliers de soutenir le rythme tranquille de l’œuvre qui est la norme aujourd’hui, surtout dans la partie médiane. Le plus long enregistrement existant est de Glenn Gould – son premier et dernier en tant que chef d’orchestre – qui tourne à un étonnant 24mn 28s. Celibidache et l’Orchestre philharmonique de Munich mettent 23mn 47s presque tout aussi lourd que le précédent. L’enregistrement de Maazel avec le Philharmonique de Berlin en 1999 dure 21’03” mais bien plus originaux pour les tempi sont les enregistrements des dernières décennies avec les versions de Karajan, Sawallisch, Thielemann, Kempe et Menuhin, tous un peu moins de 20 minutes. Lors de la représentation à Tribschen évoquée ici, la durée totale était de 19 minutes, bien que les contrastes de tempo aient été plus prononcés que d’habitude, car il a été constaté que l’acoustique de l’escalier amenait à éliminer toute trace de langueur dans la section du milieu; ici le tempo était 144 à la noire. Ce tempo rapide donne un son étonnamment « moderne  » aux passages centraux de l’œuvre, avec ce qui semble être de clairs échos anticipés de la première symphonie de chambre de Schoenberg, même à un moment, de la section dansante de Also sprach Zarathustra de Strauss. Les tempi plus lents communs au cours des dernières décennies ne dérangent pas nécessairement même si l’acoustique résonne et qu’il y a tout un ensemble de cordes pour le soutenir. L’expérience de l’écoute de l’œuvre dans son acoustique originale fait cependant prendre conscience qu’une tendance à l’immobilité n’est pas inhérente à l’œuvre elle-même, mais une question d’interprétation. Une enquête sur les enregistrements existants révèle que ce n’est qu’au cours des 40 dernières années que les interprétations ont ralenti (à une ou deux exceptions près pour confirmer la règle). En gros, plus on recule, plus le tempo devient rapide. Les enregistrements de Klemperer durent environ 18 minutes, ceux de Furtwängler encore un peu plus rapides. Plusieurs enregistrements existent par la génération avant Furtwängler et Klemperer. Celui réalisé par Karl Muck (1859-1940) avec le Berlin State Opera Orchestra à la fin des années 1920 est de 17mn 34 s. Au cours de la même décennie, Siegfried Wagner (1869-1930) dirigea lui-même le London Symphony Orchestra dans un enregistrement qui dura 16mn 9s, tandis que Toscanini (1867-1957) – qui dirigea l’Idylle à l’extérieur de la Villa Tribschen lors de l’ouverture du premier Festival de Lucerne en 1938 – fit trois enregistrements sur plus de deux décennies allant de 16mn 5s à 16mn 2s. Dans son enregistrement le plus rapide (avec l’Orchestre philharmonique de New York au Carnegie Hall en 1936), la section médiane est un eu plus rapide que la noire à 144 de notre récent enregistrement à Tribschen. En octobre 1938, Felix Weingartner (1863-1942) a enregistré l’Idyll avec le London Philharmonic Orchestra en juste 15mn 44.

Le tempo de l’Idylle était un sujet de préoccupation pour Wagner lui-même. Le pianiste Joseph Rubinstein joua sa version piano de l’Idylle à Cosima et Richard en août 1878, après quoi Cosima écrivit dans son journal que «R. se plaint de la manière dont même Rub., malgré sa grande compréhension, joue mal les triplés, de manière frivole, comme s’ils étaient une figure insouciante. Il les prend en revanche avec plus d’hésitation, malgré le tempo par ailleurs très fluide de la pièce. » […]. Bien que cela rend suspecte la critique de Wagner à l’égard de Rubinstein, nous nous retrouvons toujours avec l’affirmation que Wagner qui voulait que le tempo de l’idylle soit «sehr fliessend». Deux ans plus tard, une performance d’Alfred Reisenauer, pianiste élève de Liszt, a suscité le commentaire suivant : « Le jeune homme talentueux ne peut trouver ni le tempo ni l’accentuation de Siegfried Idyll! » Nous n’avons aucune instruction quant à la précision de tempo que Wagner voulait vraiment – « sehr fliessend » reste la somme de nos connaissances – mais bien qu’il ait cru que le vrai tempo de toute œuvre est inhérent à l’œuvre elle-même, son omission des marques métronomiques ne devrait pas nous surprendre. Le mot «idylle» apparaît à plusieurs reprises dans les écrits de Wagner et souvent dans les journaux de Cosima. Cela avait évidemment la même signification pour eux que pour nous – un état arcadien au contenu béat avec des nuances pastorales – et c’est la même définition, dérivée du grec, que l’on retrouve dans les dictionnaires allemands à partir de la fin du XVIIIe siècle. Il y a cependant une référence dans le journal de Cosima le 11 décembre 1869 à «l’idylle héroïque» de Siegfried (le drame musical), ce qui suggère que le mot avait pour les Wagner une connotation plus large que le simple repos et la tranquillité. L‘Idylle était régulièrement jouée dans la maison familiale, soit par des visiteurs, soit par Richard lui-même, il semble donc raisonnable de supposer que Siegfried Wagner, bien qu’âgé de seulement 13 ans à la mort de son père, aura entendu l’œuvre assez souvent quand il était enfant pour avoir intériorisé le tempo voulu par le compositeur. Ainsi, ses propres tempi rapides, bien qu’enregistrés quatre décennies plus tard, étaient probablement similaires à ceux que son père avait favorisés. Comme indiqué ci-dessus, les enregistrements des chefs d’orchestre de l’ancienne génération ayant eu des contacts étroits avec Wagner ou son entourage sont tous considérablement plus rapides que ceux de leurs successeurs, nous pouvons donc en conclure qu’il existait une tradition d’exécuter l’œuvre rapidement, qui a depuis été largement perdue. . Il serait inapproprié de tirer des conclusions générales sur les tempi de Wagner à partir de cette seule enquête sur Siegfried Idyll, mais il convient néanmoins de noter que d’autres recherches récentes soutiennent l’idée que Wagner a favorisé des tempi plus rapides que ce que nous entendons aujourd’hui. C’est la conclusion à laquelle parvient par exemple Michael Allis dans ses recherches sur les vitesses métronomiques enregistrées par Edward Dannreuther lors de la répétition finale du Rheingold à Bayreuth en 1876. Et déjà en 1897, Félix Weingartner se plaignait du fait que les tempi de Parsifal tels que dirigés par Felix Mottl étaient beaucoup plus lentes que celles imposées par Wagner en 1882.

Le titre original de l’Idyll était Tribschener Idyll mit Fidi-Vogelgesang und Orange-Sonnenaufgang [Idylle de Tribschen avec chant d’oiseau de Fidi et lever de soleil orange]. Fidi était le surnom que les Wagner avaient donné à leur fils Siegfried, alors que l’orange est expliqué par Cosima dans son journal par le reflet du soleil levant qui brille sur le papier peint de la chambre juste après la naissance de Siegfried. Cinq semaines après la première de l’Idylle, Cosima a écrit que Wagner « y a inconsciemment tissé toute notre vie, la naissance de Fidi, mon rétablissement en pleine santé, l’oiseau de Fidi, etc. » Dans d’autres parties du journal, au fil des ans, laissent peu de doute sur le fait que le contenu programmatique de l’œuvre n’était en aucun cas « inconscient » mais tout à fait intentionnel et bien connu dans la famille. Et ce contenu ne supporte guère l’idée d’une interprétation langoureuse et pastorale tout le long. Il n’y avait pas de secret sur les thèmes cités par Wagner, car le duo d’amour du troisième acte de Siegfried avait fourni le matériau principal : le « Ewig war ich, ewig bin ich » de Brünnhilde (le thème du Starnberg), « Siegfried, Hort der Welt », puis les séries de quartes qu’elle et Siegfried chantent à la fin (ce que les commentateurs allemands appellent le «motif de l’union d’amour»). Les enfants Wagner font sentir leur présence dans l‘Idylle avec l’introduction sous forme de berceuse. Les représentations domestiques ultérieures de l’Idylle étaient régulièrement associées à l’histoire de la naissance de Siegfried que racontait Richard Wagner, il ne fait donc aucun doute que cet épisode de la vie de Wagner était aussi consciemment dans la pièce. Le 7 juillet 1878, Cosima écrivit dans son Journal que « R. chante une partie de l’Idylle « Un fils est né! » – bien que malheureusement, nous ne savons pas quel passage il a chanté. Si Wagner voulait raconter dans l’ouvrage le récit de sa relation avec Cosima, y ​​compris la naissance de Siegfried, leur mariage et « l’Idylle » domestique qui suivit à Tribschen, alors c’était plus que simplement «idyllique» au sens commun du terme. Et si la naissance est vraiment insérée dans la composition, alors les sections énergiques de l’œuvre correspondent parfaitement (Cosima criant comme un perdu dans la chambre pendant que Richard arpente la pièce en essayant d’admirer le papier peint orange). On peut imaginer beaucoup de choses dans l’Idylle, mais il ne fait guère de doute que c’est globalement la célébration pour Wagner d’avoir enfin un héritier. Wagner n’était pas seul à avoir des ambitions dynastiques. Au moment de la conception de son Idylle à la fin de 1870, la Prusse venait de gagner la guerre contre la France et il était clair pour beaucoup que le roi Guillaume de Prusse serait bientôt couronné empereur d’une Allemagne unie. Wagner et Cosima avaient eux-mêmes discuté de cette éventualité dès août 1870 et Wagner se rendit compte de plus que la marée montante du nationalisme allemand pourrait s’avérer bénéfique pour son grand projet, de trouver un opéra pour son Anneau du Nibelung, fondé sur les mythes germaniques. Déjà le 12 décembre 1870, Cosima avait noté dans son journal que «[Richard] dit que je devrais écrire à la comtesse Bismarck que l’empereur allemand est prédestiné, qu’il a besoin d’un empereur pour l’œuvre d’art de l’avenir. » À peine cinq jours après la première représentation de l’Idyll, trois semaines avant la proclamation de Guillaume comme empereur à Versailles en janvier, Wagner a reçu une offre de 1500 francs de la maison d’édition CF Peters pour une marche du couronnement. Il a accepté, terminant la partition en quelques semaines.

Lorsque le tempo de l’Idylle est «fliessend», comme le voulait Wagner, ses passages culminants trahissent sa proximité chronologique avec la Kaisermarsch. Ils partagent certaines caractéristiques thématiques, surtout dans les séries de quartes imbriquées et descendantes dont l’origine est vraisemblablement identique, à savoir le motif « union d’amour» dans Siegfried. Ce leitmotiv est entendu au moment culminant de l’action dans les dernières pages du dernier acte de l’opéra, qui a été achevé à peu près au même moment que la Kaisermarsch. Qu’elle soit intentionnelle ou non, cette fécondation croisée entre une marche pour le Kaiser et une scène d’amour pour l’alter ego de Wagner, son l’opéra Siegfried, n’est pas anodine. Tout se passe comme si les effusions quasi-amoureuses auxquelles Wagner se livrait dans ses lettres au roi Louis de Bavière homosexuel s’étaient retrouvées dans ses relations avec le Kaiser Wilhelm, l’hétéro bourru, à travers la musique. On sait que Wagner était de plus en plus obsédé par la détermination de sa réception posthume, alors qu’il était sur le point de publier le premier volume de son autobiographie et venait de commencer à planifier une édition complète de tous ses écrits. Mais la naissance d’un fils avait transformé le souci de la postérité en une considération bien plus dynastique.

Kaisermarsch, de Richard Wagner, quelques mesures avant la fin

La proximité de Siegfried Idyll et de la Kaisermarsch n’est pas une simple coïncidence, car chacun célèbre la naissance d’une nouvelle dynastie, Wagner désireux de coupler le sort de la sienne au succès de l’autre. La preuve la plus concluante en est peut-être une parodie que Wagner lui-même a faite de sa Kaisermarsch pour la «sérénade» de l’anniversaire suivant de Cosima. Exactement un an après la première représentation de l’Idyll, Wagner a fait chanter à ses enfants pour Cosima l’air de la Kaisermarsch en utilisant de nouvelles paroles, les strophes disant «Heil! Heil der Mutter! » et «Heil Deinem Siegfried! Unserem Fidi » c’est-à-dire « Gloire ! Gloire à la mère! » et « Gloire à ton Siegfried ! A notre Fidi ! ». Les incursions occasionnelles de Wagner dans le monde de la parodie étaient rarement dépourvues d’intention sérieuse (voir sa pièce embarrassante «Eine Kapitulation» sur la chute de la France). Ainsi, remplacer le Kaiser dans sa Kaisermarsch par sa propre femme et son fils (la première étant célébrée dans sa fonction de mère) peut nous dire quelque chose sur les intentions plus larges de Wagner. Si la Kaisermarsch concerne implicitement autant la dynastie wagnérienne que les Hohenzollern, alors il semble naturel que cette pensée dynastique eût été aussi présente dans Siegfried Idyll écrite juste avant elle. L’Idylle est en fait autant wilhelminienne qu’arcadienne, aussi triomphaliste qu’idyllique. Il est peut-être temps, alors, pour les représentations de jeter l’immobilisme au vent et de remettre un peu plus de Siegfried dans l’Idylle.

CW
« Upstairs downstairs : acoustics and tempi in Wagner’s Träume and Siegfried Idyll »
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Pour écouter Siegfried-Idyll, WWV103 dans l’interprétation de Sir Donald Runnicles à la tête du BBC Scottish Symphony Orchestra (Royal Albert Hall, 3 août 2012) :

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