Le 23 avril 2016, on a célébré partout dans le monde le quatrième centenaire de la disparition de William Shakespeare, ce « poète qui a le plus créé après Dieu « selon la formule d’Alexandre Dumas père. Il était donc tentant voire évident pour un wagnérien porté à l’écriture de saisir l’opportunité et de traiter de « Wagner et Shakespeare ».
Au premier abord, le grand Will, surnommé ultérieurement et respectueusement « le Barde », n’a pas la même importance dans le corpus wagnérien que dans l’oeuvre musicale de Verdi ou de Berlioz. Le seul et unique emprunt fait par Wagner au dramaturge anglais sera une comédie, Mesure pour mesure, d’où il tirera la matière de son deuxième opéra, La Défense d’aimer, jouée en 1836. Mais l’analyse attentive prouve le contraire : l’auteur de Hamlet fut moins une source d’inspiration qu’une source de réflexion à nulle autre comparable. Comme la lecture d’Eschyle, celle de Shakespeare sera une des plus fécondes et des plus déterminantes pour sa réflexion sur le drame. Toute sa vie durant, Wagner voua une admiration inconditionnelle pour « le plus grand » selon ses propres mots, au point de confier sans ambages à Cosima « qu’il est horriblement jaloux de Shakespeare ».
« Le seul être que l’on puisse comparer à Shakespeare! » (Journal de Cosima 23.01.1870) Dans une lettre à son amie et confidente Eliza Wille, datée du 9 septembre 1864,Wagner écrivait :« Je me souviens d’un rêve que J’ai fait dans les premières années de mon adolescence, Je rêvais que Shakespeare vivait et que Je le voyais et lui parlais réellement; l’impression m’en est à Jamais restée et se transforma en un ardent désir de voir Beethoven (qui était déjà mort aussi) Phrase qui n’est pas sans rappeler cet extrait de l’autobiographie « Cette image (de Beethoven) et celle de Shakespeare se confondirent dans mon esprit ; Je les retrouvais tous deux dans mes rêves extatiques, Je les voyais, Je leur parlais,et, au réveil, J’étais baigné de larmes ». Voilà adossés les noms des deux créateurs les plus importants aux yeux de Wagner, les « deux Prométhées » comme il les appelle, qui déterminèrent sa vocation.
Le parallèle entre ces deux géants sera repris non seulement dans ses essais théoriques mais également dans ses conversations privées. Ainsi, en 1870, en pleine rédaction de la monographie consacrée à Beethoven, Cosima écrit dans son Journal : « Une citation de Hamlet faite en passant l’amène à comparer Shakespeare et Beethoven ; les mélodies surgissent chez Beethoven comme les personnages chez Shakespeare, évidentes, incomparables, tout un monde incompréhensible ». Et vers la fin de sa vie, il confiait à son épouse que « la mélodie beethovénienne, la scène shakespearienne, c’est pour lui le monde entier ».
L’ami spirituel
Wagner demeura toujours proche d’un certain nombre d’auteurs qu’il estimait essentiels. C’est le cas pour Goethe, Eschyle et bien sûr Shakespeare, pour lequel l’intérêt passionné ne se démentit jamais depuis ses « humanités » jusqu’aux soirées de ses dernières années. Son œuvre lui apparut comme une « exception », « un mirage de la réalité qui ne se trouve nulle part », « terriblement grandiose et véridique ». Au crépuscule de sa vie, il confia : »C’est mon seul ami spirituel.
Shakespeare est avec Goethe et Schiller-sans oublier Cervantès, qu’il place au même niveau que le poète anglais-l’un des plus cités dans le Journal de Cosima ; on retrouve plus de deux-cent-quarante occurrences. Mais contrairement à Berlioz qui aimait émailler sa correspondance de citations en langue anglaise, Wagner n’a que très peu recours à des allusions shakespeariennes. En voici un petit florilège… A Franz Liszt en 1859, alors qu’il achève son Tristan, il écrit : « J’en suis au dernier acte ; et cet enfant conçu dans la douleur est acculé au to be or not to be ». Et lorsque le 12 septembre 1862, préparant une représentation de Lohengrin à Francfort, il écrit à Cosima : »En l’occurrence, je me comparais en esprit à Falstaff à la tête de ses recrues, et je ne cessais de me répéter pour excuser mes musiciens : Qu’attendre de simples mortels ? ». Enfin, plus seul qu’il ne l’avait jamais été, il raconte le 12 avril 1864 à son ami et médecin, Josef Standhartner, son dernier rêve dans lequel il s’imaginait être Le roi Lear.
Wagner avait une connaissance extrêmement précise et complète des pièces du Barde. Il ne cessa depuis sa prime jeunesse, de lire et relire Shakespeare ; Edouard Schuré raconte dans ses souvenirs que Wagner en parlait constamment dans ses conversations. A Wahnfried, les soirées se passaient entre musique et lectures à voix haute de grands auteurs, et les pièces de Shakespeare, très prisées des époux Wagner, alimentent nombre de leurs conversations.
Sur la lecture précise des différentes pièces de Shakespeare, on possède des indications grâce au Journal de Cosima. L’impression suscitée par ces lectures révèle souvent une emphase voire une démesure. C’est tour à tour un « transport d’émotion et d’émerveillement », « une indicible émotion », »une véritable révélation », des « impressions célestes Voici quelques exemples ;
« Encore une fois, nous sommes comme anéantis »(Richard III)
« Nous décidons de ne lire jamais que très peu de pages de ces choses divines, afin de nous imprégner de chaque mot »(Jules César)
« Quel génie, quelle réflexion artistique »(Le Roi Lear)
« Nous ne cessons de nous étonner, d’admirer, de relire, de commenter ; on a l’impression de n’avoir jamais tout compris »(Richard II)
Sa rencontre avec Shakespeare Il semble que le jeune Richard ait pris connaissance de l’œuvre de Shakespeare à l’âge de treize ans, alors qu’il étudiait à la Kreuzschule de Dresde. Cette lecture stimula son imagination débordante. Cette même année, sa famille passa l’été à Blasewitz dans les faubourgs de Dresde, avec une certaine Frau Schneider qui apprit à Richard comment déclamer Shakespeare. Elle lui prêta aussi quelques tragédies qu’il trouva démoniaques et fantastiques. C’est surtout grâce à son oncle Adolf (1774-1835) qu’il put approfondir l’univers du dramaturge anglais. Cet oncle un peu fantasque, dont Richard parle avec tant de chaleur dans son autobiographie, était un universitaire renommé et respecté. Il joua un rôle décisif dans la formation littéraire de son neveu à la recherche de sa voie, guidant ses lectures, lui faisant découvrir les œuvres des tragiques Grecs, de Dante ou de Gozzi, mais aussi de Shakespeare dont il était un expert. C’est également lui qui lui conseilla de lire son œuvre dans le texte et non en imitant le mètre, le monologue de Roméo. L’anglais bientôt fut aussi délaissé mais Shakespeare resta mon modèle ; je projetai un grand drame, à peu près composé d’Hamlet et du Roi Lear ; le plan était extrêmement grandiose : quarante-deux personnages mouraient au cours de la pièce, et je me vis forcé, au moment de la réalisation, de faire réapparaître la plupart d’entre eux sous forme de fantômes, sans quoi, dans les derniers actes, il ne devait rester plus personne. Cette pièce m’occupa pendant deux ans (1826-1828) ».
C’est ainsi que naquit « l’objet du crime de l’adolescent de quinze ans » pour reprendre la formule de Ma Vie, une vaste tragédie en cinq actes intitulée Leubald, premier projet artistique de Wagner, et qui porte le numéro un dans le catalogue de ses œuvres.
Leubald
Ce projet débuta à Dresde en 1826. De retour à Leipzig, à la Noël 1827, négligeant sa scolarité à la Nikolaïschule, il poursuivit l’écriture de sa vaste entreprise dramatique. Cette œuvre, preuve de ses talents poétiques, du moins il l’espérait, justifierait amplement ses insuffisances scolaires. Il envoya le précieux manuscrit à l’oncle Adolf. C’était en effet lui qui avait encouragé son neveu à achever cette pièce et à tout miser sur elle. Il devait regretter ces paroles, en lisant l’aberration commise par son neveu. Se sentant responsable d’une telle débauche d’imagination, il informa immédiatement la mère de Richard des agissements secrets de son fils cadet.
« La détresse fut grande à la maison ; ma mère, ma sœur et mon beau-frère se consultèrent avec des mines soucieuses sur le moyen de surveiller désormais mes études et de me préserver des perpétuels errements ».
Richard retira de cet échec une conclusion inattendue ; ce qui manquait à sa tragédie c’était la musique ! Mais laquelle ?
Une musique dans le style du mélodrame, similaire à celle de Beethoven pour l’Egmont de Goethe ? Car, avec le temps, Beethoven s’était déjà ajouté à Shakespeare dans les passions du jeune Richard. Avait-il l’intention de composer une musique pour la totalité du livret ou simplement pour accompagner « Les diverses sortes d’esprits surnaturels et leurs apparitions (qui) devaient notamment être annoncées et accompagnées d’une musique qui leur donnerait leur véritable coloris » dit-il dans son autobiographie. « Le reste est silence » comme le dit Hamlet en rendant le dernier soupir ; car de cette musique aucune trace n’est restée, pour autant qu’elle ait été écrite ou même partiellement esquissée.
Dans son autobiographie, Wagner raconte le projet résumé d’après ses souvenirs puisqu’il croyait le manuscrit de ce drame perdu. En fait, il ne s’était pas égaré ; la première épouse de Richard, Minna, l’avait en sa possession. C’est ainsi qu’il fut retrouvé en 1891 dans les papiers de Natalie, la prétendue sœur (en réalité sa fille) de Minna, et acquis par la fameuse collectionneuse anglaise Mary Burrell. Les Archives de la Fondation Richard Wagner de Bayreuth l’acquirent en 1978 et il fallut attendre 1988 pour que soit publié le texte intégral de cette tragédie. On doit à Philippe Godefroid d’en avoir fourni une précieuse traduction l’année suivante en français dans son ouvrage consacré aux projets non réalisés d’opéra de Wagner. C’est ainsi que l’on put tester la mémoire du compositeur… S’il y a bien environ trente personnages, seulement dix-huit meurent au cours de la pièce, et non quarante-deux, et certes… beaucoup de spectres ! Le manuscrit original composé de 61 pages manuscrites d’une écriture d’écolier, contient 4000 lignes, soit la longueur du drame phare et le plus long du corpus de Shakespeare,
Hamlet dans sa version non abrégée ; ce qui aurait donné une représentation de six heures… L’œuvre a été jouée pour la première fois en 1989 par la troupe de la Studiobühne de Bayreuth et reprise par le même ensemble en 2013, dans une version allégée et remaniée.
Mais la parenté avec Shakespeare va au-delà, comme le confirme Wagner lui-même dans Ma Vie. « J’avais donc griffonné ainsi un drame auquel avaient surtout contribué Shakespeare avec Hamlet et le Roi Lear (…). L’action était, au fond, une variante de Hamlet, avec cette différence que l’apparition du spectre vengeur du père assassiné dans des circonstances analogues à celles du drame de Shakespeare provoquait chez mon héros un tel bouleversement, qu’il commettait une série de meurtres, à la suite desquels son esprit se troublait.
Alors, Leubald, second Hamlet ? En partie seulement… D’abord, la pièce, outre tous les éléments des histoires de chevaliers, d’épouvante et de fantômes, en possède certes la complexité redoutable, mais il manque à ce drame-fleuve, ce qui est bien explicable par l’absence de pratique théâtrale de l’adolescent, la remarquable efficacité à la scène de son modèle. L’œuvre comprend cinq actes, composés de très nombreuses scènes (27 au total), chacune correspondant à des lieux différents de l’action. Celle-ci se déroule sur trois niveaux, celui des héros et des chevaliers, celui du peuple et celui de l’univers magique. Comme chez Shakespeare, l’intrigue principale est envahie et interrompue par des actions secondaires en corrélations plus ou moins étroites, voire très éloignées, avec l’intrigue proprement dite comme des joutes verbales et des rixes impliquant les mercenaires des divers camps ou encore les esprits au service de la sorcière.
Bref, Wagner avait tout à fait raison lorsqu’il écrivait dans Ma Vie : « Je puis certifier que je n’avais rien négligé pour donner à cette matière les développements les plus variés ». C’est ainsi que l’on retrouve comme dans Hamlet le spectre du père exigeant de son fils un serment de vengeance, une scène de folie, un duel, plusieurs morts spectaculaires.
C’est plutôt du côté de la langue, qu’il faut chercher des points communs avec le dramaturge anglais. Comme l’écrit Wagner, « Tout ce que j’avais retenu de Lear et de Macbeth y avait passé. Mais l’un des principaux ingrédients de ma création poétique était la langue expressive, pathétique et humoristique, que j’avais empruntée à Shakespeare ». Il reste toutefois que les vers du jeune Wagner sont emphatiques et parfois cocasses…
Autre point commun avec la tragédie d’Elseneur : la gamme des émotions exprimées est très vaste, passant de l’inquiétude à l’horreur, du déclamatoire au pathétique et de l’humour au grotesque. Mais, c’est surtout par le personnage principal que la pièce se rapproche le plus de son modèle. Leubald est mélancolique, marqué par un goût de l’introspection qui le coupe des autres personnages mais le rapproche de l’auditoire. Dès la deuxième scène, alors que Leubald en proie au chagrin et à un universel dégoût, va se poignarder, il nous offre un soliloque nuancé et subtil, d’une étonnante intensité, très inspiré de « To be or not to be ». Mais à côté de ce pathos de la plus adolescente exaltation voisine un vocabulaire beaucoup plus vert et plus cru, dont la richesse est impressionnante pour un jeune auteur de treize à quinze ans. En voici un florilège : « crève-la faim, âne bâté, cloche à fromage, asticot, ruminant, ravagé d’la trogne, pinardeux, cinglé, salopard, foutriquet, diable moqueur, diable railleur, massacreur, vieille croûte moisie ». Le mot « coquin » et termes voisins revient 104 fois ! Sans oublier quelques autres expressions plus graveleuses que Shakespeare n’aurait pas reniées. On comprend mieux la réaction de l’oncle Adolf, qui « fut tout particulièrement épouvanté par la hardiesse de mon emphase et de mes expressions » nous dit Wagner.
Autres rencontres décisives
Deux autres rencontres postérieures avec Shakespeare furent d’importance. En 1829, Rosalie, la sœur aînée de Richard, reçut un engagement pour le nouveau théâtre de Leipzig où, pour son inauguration, elle récita le Prologue de Jules César. Nul doute que son jeune frère dût être assis dans le public… et impressionné par l’apparition de sa sœur aînée. C’est cette année-là, quelques mois plus tôt en avril, qu’il entendit aussi la fameuse cantatrice Wilhelmine Schröder-Devrient dans Fidelio. Tellement impressionné, il lui adressa une lettre enthousiaste. Au printemps 1834, pour la seconde fois, alors que le jeune compositeur venait d’achever son premier opéra Die Feen, la rencontre avec la chanteuse donnera à ses sentiments artistiques une direction nouvelle. Elle était en tournée à Leipzig, où elle jouait le rôle travesti de Roméo dans Roméo et Juliette (comme on appelait alors I Capuletti e Montecchi de Belini). Wagner prit de nouveau conscience du pouvoir et de l’importance du jeu dramatique et comment l’interprète parvenait à muer une œuvre musicale faible en chef d’œuvre. Wagner fut moins impressionné par la musique de Bellini que par l’esprit de Shakespeare, ressuscité par l’interprétation de la Schröder-Devrient, qui deviendra pour lui le paradigme de l’actrice-chanteuse. L’impression produite par la chanteuse dans la mort de Roméo fut telle que quarante ans plus tard, Richard dira : « Je sais comment j’en suis arrivé à l’exubérance du deuxième acte de Tristan : c’est à cause de la Schröder-Devrient dans le rôle de Roméo… » Mais la conséquence immédiate fut bien différente et le résultat fut son nouvel opéra : Das Liebesverbot, inspiré de Measure for measure de Shakespeare.
La Défense d’aimer
A la mi-juin 1834, Wagner partit près de deux semaines à Teplitz en Bohême. C’est là, à l’auberge de la Schlackenburg qu’il ébaucha le canevas du livret achevé en août à Rudolstadt C’est seulement en janvier 1835 qu’il se lança dans la composition musicale de cette Défense d’aimer, dont la partition sera achevée un an plus tard. L’œuvre répétée et mise en scène en dix jours dut, sur l’intervention de la censure, être annoncée sous le titre de La Novice de Palerme ; la représentation devait avoir lieu durant la semaine sainte, où les représentations de pièces légères étaient interdites : ce fut le 29 mars de 1836, la seule et unique représentation du vivant du compositeur. Préparée à la hâte, avec des chanteurs peu convaincus, cette création fut un échec. Quant à la seconde représentation, elle dut être annulée à cause d’une bagare entre les interprètes avant le lever de rideau et aussi, et surtout, par manque de public, puisque selon Wagner, qui donne de ces événements un récit truculent dans son autobiographie, seuls trois spectateurs s’étaient déplacés ! Une tentative ultérieure de représentation échoua à Leipzig puis à Königsberg. Richard ressortira cette œuvre durant son premier séjour parisien, afin de la faire jouer en 1840 au théâtre de la Renaissance. Malheureusement, le théâtre faisant faillite, l’œuvre fut rangée dans ses cartons. Wagner ne put jamais la réentendre. Il la qualifiera de « péché de jeunesse » lorsqu’il fera don du manuscrit original au roi Louis II de Bavière. Ce n’est qu’en 1923 qu’une reprise verra le jour, sous la direction de Robert Heger. En France, il faudra attendre le quadri-centenaire de la mort de Shakespeare pour que l’œuvre, la plus légère que Richard Wagner écrivit, soit donnée par l’Opéra du Rhin, cent-quatre vingts ans après la première de Magdebourg. Il n’est pas de notre propos de revenir ni sur le synopsis de cet opéra, ni d’analyser dans le détail les modifications apportées par Wagner à Mesure pour mesure.
Réminiscences
Sa fuite rocambolesque de Riga en juillet et août 1839 et son premier séjour à Londres qui s’ensuivit fut 1’occasion pour Wagner de revivre ses souvenirs shakespeariens d’adolescence. « Nous passâmes de bon cœur devant le beau château d’Elseneur dont l’aspect me rappela immédiatement mes impressions de jeunesses sur Hamlet ». Souvenir ravivé quelques semaines plus tard, dans l’abbaye de Westminster, où il resta plongé dans ses pensées au Poet’s Corner, devant le mémorial de Shakespeare, jusqu’à ce que Minna le tirât par son habit. Faute d’argent, il ne put assister à une représentation d’une pièce du Barde. Pour poursuivre ce theme jusqu’au bout, il est intéressant de connaître les pièces auxquelles Wagner a pu assister, même si 1’on sait pertinemment qu’aucune d’elles n’a pu jouer de rôle déterminant sur ses choix artistiques et sur son œuvre. Grâce à l’immense documentation que nous possédons, on peut se faire une idée assez précise des représentations qui l’ont marqué et Oswald Georg Bauer, dans son ouvrage « Richard Wagner geht ins Theater » a pu reconstituer son parcours de spectateur. Voici donc son parcours shakespearien au théâtre parlé, uniquement… car il ne saurait être question d’évoquer les œuvres musicales inspirées de Shakespeare, auxquelles Wagner assista.
Richard Wagner va au théâtre
Probablement qu’enfant, Richard put voir quelques pièces de Shakespeare. On sait que sa sœur Rosalie joua sur la scène du théâtre de Leipzig, jusqu’en mai 1832, les rôles de Cordélia (Le Roi Lear), Portia (Le Marchand de Venise), Ophélie (Hamlet), Desdémone (Othello) et Béatrice (Beaucoup de bruit pour rien). Plus tard, à Riga, en 1839, il assista à une très bonne représentation du Roi Lear. Ce n’est que début 1844, à Berlin, à l’occasion de son déplacement pour deux représentations de son Hollandais volant qu’il put voir pour la première fois Le Songe d’une nuit d’été avec la musique de scène composée par Mendelssohn. On peut supposer qu’il assista à Dresde à de nombreux spectacles shakespeariens. Pendant son séjour de quatre mois à Londres en 1855, il vit notamment avec beaucoup d’intérêt Les Joyeuses commères de Windsor et Roméo et Juliette. A propos de cette dernière représentation, il raconte à Minna le 4 mai une anecdote amusante : Nous avons eu une drôle de surprise, avec l’interprète de Roméo : un vieux bonhomme efféminé, auquel nous donnions soixante ans, presque sans nez, la bouche tombante, le menton énorme, et qui nous faisait un effet si abominable que, chaque fois, qu’il se présentait de profil, nous éclations de rire. Après le premier acte, nous avons regardé l’affiche pour savoir qui était ce vieux jeune premier et, à notre stupeur, nous avons vu que c’était une mistress Cushman, une femme !
Deux ans plus tard, en Suisse, il assista en compagnie du couple Wesendonck, à une représentation Othello, donnée dans le cadre de la tournée européenne du célèbre acteur noir Ira Aldridge, élève du fameux Edmund Kean. Le 2 août 1862, en compagnie du couple Büllow, c’est à Beaucoup de bruit pour rien qu’il assista au Stadttheater de Francfort. Son séjour à Munich lui donna l’occasion de voir plusieurs représentations au Hofftheater, dont celle de Richard III en compagnie de Mathilde Maier et de sa mère. Durant les quatorze dernières années de sa vie, il assista avec Cosima à plusieurs spectacles : Henri IV à Vienne en 1875, Jules César à Meiningen et Richard III à Londres en 1877. Comme il vous plaira fut la dernière représentation qu’il suivit d’une pièce de Shakespeare le 14 novembre 1880. Cosima écrit : « Dès la première scène, nous sommes saisis par la toute-puissance shakespearienne, malheureusement, la représentation est si mauvaise que nous partons après le deuxième acte ». Désormais, la lecture seule le fer à côtoyer son ami spirituel.
Shakespeare dans les œuvres théoriques de Wagner
L’œuvre d’art de l’avenir, qui renferme la fameuse théorie de l’œuvre d’art totale, propose un examen méthodique des différentes formes d’art. L’examen de la poésie, laquelle trouve son accomplissement dans le théâtre, sera pour Wagner l’occasion d’écrire que Shakespeare est « le plus puissant poète de tous les temps », non sans ajouter que son œuvre « n’était pas encore l’œuvre d’art de tous les temps. Puisque, à ce stade de son évolution artistique, le compositeur estime que seuls la poésie et la musique combinant leurs efforts de manière à ne pas se contrarier l’une et l’autre, peuvent atteindre par une alliance intime et fécondante le résultat dramatique idéal. Et de fait, « l’exploit de l’isolé Shakespeare, qui fit de lui un homme universel, un dieu, n’est que l’exploit de l’isolé Beethoven, qui lui fît découvrir la langue de l’homme artiste de l’avenir : là seulement où ces deux Prométhées – Shakespeare et Beethoven -, se tendront la main ».
C’est dansOpéra et Drame, que Wagner développe dans la deuxième partie une théorie systématique de l’histoire de la littérature occidentale et du théâtre parlé et entame d’abord une critique des grandes formes dramatiques. C’est ainsi qu’il évoque le théâtre shakespearien : « Shakespeare, que nous devons toujours considérer ici en compagnie de ses prédécesseurs et seulement comme chef, condense le roman narratif en drame, quand il le traduit en quelque sorte pour la représentation sur la scène théâtrale. Les actions humaines, seulement décrites auparavant par la poésie narrative orale, il les fit maintenant représenter à la vue et à l’oreille par des hommes parlant réellement, qui s’identifiaient pour la durée de la représentation par leur aspect et leurs gestes avec les personnages décrits dans le roman. Il inventa dans ce but une scène et des acteurs qui (…) s’étaient dérobés à l’œil du poète ; mais il les découvrit bien vite de son regard scrutateur, lorsque la nécessité le contraignit à les inventer. »
Mais Wagner a bien conscience que l’auteur élisabéthain peine à condenser la multiplicité épique de son sujet en une action qui puisse être entièrement représentée sur scène et son drame présente donc du point de vue de la forme, un grave défaut, celui de faire varier le lieu et le temps de l’action, en usant d’intrigues complexes, constituées de plusieurs récits narratifs qui s’entremêlent sollicitant constamment le recours à l’imagination du spectateur :
Dans Beethoven, l’un de ses essais tardifs les plus importants, publié en 1870, l’opinion de Wagner sur l’auteur anglais est inchangée : » Ce formidable dramaturge fut vraiment sans analogie aucune avec tout autre poète… Ses drames apparaissent comme une copie du monde… ; aussi, considérés avec étonnement comme des produits d’un génie surhumain, ont-ils servi de thème d’étude à nos grands poètes, à peu près comme des merveilles de la nature, pour la recherche des lois de leur formation. De combien Shakespeare dépasse le poète proprement dit, cela s’exprime dans la vérité extraordinaire de chacun des traits de ses créations… Il nous faut reconnaître que ce drame sera à « l’opéra », comme une pièce de Shakespeare à un drame littéraire, et une symphonie de Beethoven à une musique d’opéra ».
Dans sa conférence d’avril 1871, De la destination de l’opéra, une idée nouvelle apparaît : le jeu de l’acteur comme prolongement de la musique qui peut donner à l’œuvre une force que le livret et la musique sont parfois insuffisantes à provoquer. Il prend bien évidemment l’exemple de la Schrôder-Devrient interprétant Roméo (voir plus haut). Wagner appelle ceci « l’improvisation mimique », qui n’est pas autre chose que le jeu d’acteur et ce sont les acteurs shakespeariens qui en ont légué le modèle. Malheureusement, dit Wagner « les capacités de nos acteurs d’aujourd’hui échouent immédiatement devant la tâche imposée par Shakespeare. »
Mais le compositeur a la solution : »Ce qui était pratiquement impossible à Shakespeare, à savoir d’être le mime de chacun de ses rôles, le musicien y parvient avec la plus grande netteté, car il s’adresse directement à nous par chacun des musiciens exécutants ». Comment ne pas penser à la pantomime de Beckmesser entrant dans la boutique de Sachs au troisième acte des Maîtres. Cette idée d’amplification de l’œuvre par le jeu d’acteur est reprise dans son essai de septembre 1872, Acteurs et chanteurs, dédié « à la mémoire de la grande Wilhelmine Schrôder-Devrient ». Wagner explique que pour parvenir à un idéal de représentation, il faut rendre au théâtre et à l’opéra une nouvelle dramaturgie. Le drame de Shakespeare avec sa liberté permet au jeu d’acteur de se développer et aux personnages d’évoluer car tous « portent en eux-mêmes et avec tant de netteté le sceau de la vérité naturelle la plus fidèle ». Et ce nouveau théâtre devra donc cultiver à la fois l’héritage de la tragédie antique et celui du théâtre shakespearien.
Roméo et Juliette
Au printemps 1868, Wagner nota deux esquisses musicales, qui sont les seules preuves écrites de l’intention qu’il avait d’écrire une œuvre ayant pour thème Roméo et Juliette ; projet qui devint en mai 1873 une « Marche funèbre de Roméo et Juliette ». Plus tard, il songera par deux fois à utiliser ces fragments musicaux dans Parsifal « pour l’enterrement de Titurel », avant de s’apercevoir que le thème conviendrait mieux pour une symphonie. C’est un témoignage de projet de symphonie en un mouvement que Wagner souhaitait composer dans les dernières années de sa vie, de même qu’une série d’ouvertures orchestrales dont aucune n’est allée au-delà du stade d’annonce.
Grâce au Journal de Cosima, on sait qu’il donna deux titres à l’une d’elle : « Chant de Juliette sur son tombeau » et « Epilogue de Roméo et Juliette ». Il reste toutefois difficile de se faire une idée d’une œuvre qui n’est pour nous qu’imaginaire, et dont seuls quelques thèmes nous sont parvenus. Mais les wagnériens ne doivent pas trop avoir de regrets, car après avoir créé le chef-d’oeuvre absolu, Tristan et Isolde, Wagner ne pouvait guère tenter sa chance dans une œuvre, qui plus est avait inspiré Berlioz… dont il commentait ironiquement, en1877, la symphonie dramatique : art, seul le génie préserve des sottises.
A propos de dramaturgie shakespearienne
On aurait tort de penser que la relation sur le plan purement dramatique de Wagner avec Shakespeare cesse avec La Défense d’aimer. Ses livrets portent eux aussi la marque de la fréquentation assidue de l’auteur élisabéthain. De par les thèmes d’abord, comme l’amour contrarié par des familles ennemies qui fait évoquer immédiatement Rienzi. La toute première scène de ce grand opéra historique est très évocatrice de la scène inaugurale de Roméo et Juliette, où une rixe matinale sur une place publique éclate entre les représentants des deux maisons ennemies de Vérone.
L’œuvre du grand Will comme celle de Wagner exploite aussi les registres de la vengeance et de l’exil sans oublier la transgression, qui est aussi un ressort fondamental de ces deux univers. La magie présente sous de multiples formes et les philtres y occupent une place essentielle, de même les rêves qui ont souvent fonction de présage.
On n’osera pas entrer ici dans le vif d’un sujet auquel s’intéresse la littérature comparée, à savoir la comparaison entre Roméo et Juliette et Tristan et Isolde. Signalons seulement quelques éléments essentiels. Les deux œuvres ont bien sûr des points communs : le thème de l’amour fou, secret et contrarié et défiant des sociétés désapprobatrices, rivalité et honneur bafoué, et en conclusion la mort comme seul moyen de se retrouver mystiquement unis pour l’éternité. Pourtant, le mythe de Tristan et Yseult offre des perspectives bien plus profondes. Le fossé esthétique entre les deux œuvres est assez efficacement résumé par les scènes initiales et finales de chacune des œuvres : la pièce de Shakespeare s’ouvre sur une scène de bal et se termine par la réconciliation des familles qui décident d’ériger une statue en or à la mémoire de leurs enfants, alors que la vision wagnérienne commence en plein affrontement sanguinaire entre la Comouaille et l’Irlande, et s’achève sur une scène jonchée de cadavres auxquels le roi Marke donne la bénédiction. Parmi ce foisonnement de thèmes, on pourrait aussi signaler celui, beaucoup plus romantique, de la nuit, de refuge et d’évanouissement, sinon de mort… Et c’est bien-là le point commun avec l’œuvre de Wagner : l’amour qui trouve refuge dans la nuit éternelle de la mort pour échapper au jour.
On pourrait rapprocher aussi Les Maîtres chanteurs d’une autre comédie shakespearienne A Midsummer night’s dream, deux pièces où la douceur magique de la nuit d’été constitue un ressort dramatique très marqué.
Des héros wagnériens ne sont pas sans analogie avec quelques personnages du théâtre shakespearien : Wotan, tel le roi Lear, laisse son ambition détruire ce qu’il avait de meilleur en lui, jusqu’à renier sa fille préférée ; Klingsor est, comme Prospero dans La Tempête, un être déchu et exilé aux pouvoir magiques, vivant dans un lieu enchanté.
Enfin, il serait superflu de souligner que, comme Shakespeare, Wagner se signale en dressant le portait de femmes remarquables, à la forte personnalité. Mais les deux personnages les plus shakespeariens sont sans nul doute le couple constitué d’Ortrud et de Telramund, qui fait penser à Lady Macbeth et à son époux. Ortrud, mue par une volonté de tuer et d’accaparer le pouvoir, insinue le doute chez Elsa comme lago chez Othello. Comme Lady Macbeth, elle s’adonne aux sciences occultes et défie les forces surnaturelles. Tel Macbeth, Telramund est un valeureux noble mais crédule qui, pour satisfaire les ambitions de son épouse, entre dans une spirale assassine et dont l’exil suscitera la vengeance. Pour rester dans Lohengrin, on pourrait noter que cette pièce montre aussi une femme impuissante et calomniée ; l’accusation à tort étant un thème récurrent dans les pièces du poète anglais. Enfin, les prophéties des Nornes, qui chez Wagner sont à la fois voyantes et conteuses, ne pourraient-elles pas évoquer les sorcières de Macbeth ?
Parfois la présence de Shakespeare est non seulement décelable au travers des situations dramatiques ou des thèmes évoqués, mais également par certains vers chantés par les personnages de Wagner, que l’on trouve presque à l’identique dans l’œuvre shakespearienne. Nous avons cité Rienzi. En voici deux autres exemples. Au quatrième acte(scène7), le Roi Lear retrouvant sa fille Cordelia dans les campements français à Douvres s’exclame : « Où étais-je ? Où suis-je ? Il fait grand jour ? (…) Suis-je en France ? ». Ce à quoi elle répond : « Dans votre propre royaume, monsieur ». Tristan, en se réveillant à Kareol, chante « Où donc étais-je ? Où suis-je? (…) Suis-je en Comouailles. A Kurwenal de répondre : » Non voyons : à Kareol ».
De même, l’allusion de Kundry à l’Arabie peut faire songer à l’hallucination de lady Macbeth voyant sa main tachée de sang.
Conclusion
En véritable héritier du modèle shakespearien, en dramaturge qui remodèle des histoires préexistantes, Wagner transforme et transcende les œuvres-sources. Shakespeare a redonné une nouvelle vie aux sources anciennes par la force des options dramaturgiques qu’il imposait aux intrigues. Tout comme le poète anglais qui rejetait de ses sources ce qui ne servait passa visée dramaturgique, Wagner fera des choix essentiels. Profondément enraciné dans son époque, nourri de l’Histoire et de l’Antiquité, le théâtre de Shakespeare appartient à tous les temps. D’où sa modernité ! Shakespeare nous entraîne à la découverte d’un monde vieux de plus de quatre siècles mais qui ne cesse de nous révéler son actualité. Comme Wagner, il offre « à la vie un miroir » ainsi que le dit Hamlet, quand il reçoit les comédiens au château d’Elseneur : comme dans les pièces de Shakespeare, des drames de Wagner surgissent les vérités les plus profondes, les réflexions de la plus haute intelligence et de la plus grande sagesse. Ce que commentera Franz Liszt à la princesse Sayn-Wittgenstein en parlant des Maîtres chanteurs : « C’est allègre et beau, comme Shakespeare ! ».
Nous avons analysé l’importance de Shakespeare dans les oeuvres de jeunesse, chez un compositeur qui se cherche et qui se réfère à ce qu’il y a de plus grand. Mais progressivement, ce qui intéressa Wagner fut de saisir l’esprit de la tragédie shakespearienne et il apportera à ses poèmes cette maîtrise de la dramaturgie qui font la force et la constance de l’écriture wagnérienne. On comprend mieux que Wagner ne put s’en inspirer, car il se sentait Shakespeare lui- même. Ce qu’illustre les deux commentaires suivants, l’un alors qu’il venait d’achever L’œuvre d’art de l’avenir : » mes idées sur le drame (étaient) un appel à un véritable bouleversement dont devaient naître de nouveaux Shakespeare ». Et le second : à la question de savoir à quelle époque il aurait aimé vivre, il répond assurément : « Pas à Stratford auprès de Shakespeare, cela n’aurait pas été supportable ». La célèbre caricature parue dans un journal satirique berlinois en 1876 montrant Shakespeare et Eschyle s’inclinant devant Wagner sur la scène de son théâtre à Bayreuth n’est-il pas le plus parfait exemple. On comprend mieux sa critique envers les musiciens qui s’inspirent de Shakespeare : « Si un musicien se sert du poète, c’est bien Berlioz, mais son malheur est qu’il accommode toujours ce poète à sa fantaisie musicale, et qu’il arrange à son gré tantôt Shakespeare, tantôt Goethe ».
On laissera le mot de la fin à Cosima. Celle-ci dit à son époux, quelques mois avant sa mort, « ses œuvres et celles de Shakespeare demeureront toujours comme sources d’émotions. » On ne peut que lui donner raison, car l’œuvre de Wagner comme celle de Shakespeare est avant tout une leçon d’humanité, et le maître de Bayreuth, comme celui de Stratford, « un grand distributeur de vie ». Tous deux ont créé un monde que l’on peut croire rêvé, mais qui est l’exact reflet de notre humanité. » Un vieux sage immortel » pour Shakespeare, « un vieil enchanteur » pour Wagner, ils n’en finiront pas de faire revivre au gré des siècles des drames universels. »
in WAGNERIANA ACTA 2017
(Cercle Richard Wagner-LYON)