Mvrw Wagner Vers 1845
Genre :

L'oeuvre littéraire.

Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
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UNE ESQUISSE AUTOBIOGRAPHIQUE (1842-43)

par Richard WAGNER

Texte de Richard Wagner (1842-43)

Traduction française par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs, 1884

Je me nomme Guillaume-Richard Wagner, et je suis né le 22 mai 1813 à Leipzig. Mon père était greffier de la police et mourut six mois après ma naissance. Mon beau-père, Ludwig Geyer, était acteur et peintre ; il a écrit aussi quelques comédies, parmi lesquelles celle intitulée le Massacre des Innocents eut du succès ; avec lui ma famille se retira à Dresde. Il voulait que je devinsse peintre ; mais j’étais très maladroit au dessin. Mon beau-père, lui aussi, mourut de bonne heure….., je n’avais que sept ans. Peu de temps avant sa mort, j’avais appris à jouer au piano Sois toujours loyal et fidèle, et la Couronne virginale, alors dans toute sa fraîcheur : la veille de sa mort, je dus lui jouer les deux morceaux dans la pièce voisine ; je l’entendis alors dire à ma mère dune voix faible : « Aurait-il par hasard des dispositions pour la musique ? » Le lendemain, de bon matin, comme il était mort, notre mère entra dans la chambre des enfants, dit quelques mots à chacun de nous et m’adressa ces paroles : « Il voulait faire quelque chose de toi. » J’ai ressouvenir de m’être longtemps imaginé que je ferais quelque chose.

À neuf ans, j’entrai à la Kreuzschule de Dresde ; j’allais faire mes études ; de musique il n’était pas question ; deux de mes sœurs apprenaient à bien jouer du piano, et je les écoutais, sans recevoir moi-même d’instruction instrumentale. Rien ne me plaisait autant que le Freischütz : souvent je vis Weber passer devant chez nous, quand il revenait des répétitions ; je le considérai toujours avec un effroi sacré. Un répétiteur à domicile, qui m’expliquait Cornélius Népos, dut finir par me donner aussi des leçons de piano ; à peine eus-je dépassé les premiers exercices des doigts, que j’appris secrètement pour mon compte, sans partition tout d’abord, l’ouverture du Freischütz ; mon professeur entendit un jour la chose et dit qu’on ne ferait rien de moi. Il avait raison : je n’ai de ma vie appris à jouer du piano.

À cette époque je ne jouais encore que pour moi : les ouvertures étaient mon fort, et j’y employais les plus épouvantables doigtés. Il m’était impossible de jouer une gamme proprement, aussi j’en conçus pour tout ce qui était trait une grande aversion. De Mozart je n’aimais que l’ouverture de la Flûte enchantée ; Don Juan me déplaisait pour être écrit sur un texte italien, et qui me semblait si fade.

Mais ces occupations musicales n’étaient que fort accessoires : le grec, le latin, la mythologie, l’histoire ancienne, étaient l’essentiel. Je faisais aussi des vers. Un de nos camarades vint à mourir, et nos maîtres nous imposèrent la tâche d’écrire une poésie sur sa mort ; la meilleure devait être imprimée….., ce fut la mienne, mais seulement après que j’en eus fait disparaître l’excessive enflure. En ce temps-là j’avais onze ans. Je voulus alors être poète : j’ébauchai des drames d’après le type grec, poussé par la connaissance que je fis des tragédies d’Apel[1], Polyidos, les Étoliens, etc. ; je passais d’ailleurs dans le collège pour une forte tête en littérature : en troisième j’avais déjà traduit les douze premiers livres de l’Odyssée. Un beau jour j’appris aussi l’anglais, simplement, à vrai dire, pour connaître Shakespeare bien à fond : je traduisis, en imitant le mètre, le monologue de Roméo. L’anglais bientôt fut aussi délaissé ; mais Shakespeare resta mon modèle ; je projetai un grand drame, à peu près composé d’Hamlet et du Roi Lear ; le plan était extrêmement grandiose : quarante-deux personnages mouraient au cours de la pièce, et je me vis forcé, au moment de la réalisation, de faire réapparaître la plupart d’entre eux sous forme de fantômes, sans quoi, dans les derniers actes, il ne restait plus personne. Cette pièce m’occupa pendant deux ans. Là-dessus je quittai Dresde et la Kreuzschule, et je vins à Leipzig. Dans cette ville on me mit en troisième au collège Nicolaï, alors qu’à Dresde j’avais déjà pris place sur les bancs de la classe de seconde ; cette circonstance m’exaspéra si fort, que désormais toute ardeur pour les études philologiques m’abandonna. Je devins paresseux et négligent ; seul, mon grand drame me tenait encore au cœur. Pendant que je l’achevais, j’apprenais pour la première fois à connaître la musique de Beethoven dans les concerts de la Halle aux Draps (Gewandhaus) de Leipzig ; son impression sur moi fut toute-puissante. Je me familiarisai aussi avec Mozart, surtout avec son Requiem. La musique de Beethoven pour Egmont m’enthousiasma tellement, que pour tout au monde je n’aurais laissé mon drame, cette fois terminé, sortir du chantier autrement que muni d’une musique de ce genre. Je me crus capable, sans plus de réflexion, d’écrire moi-même cette musique si indispensable ; pourtant je trouvai bon de me mettre d’abord au courant de quelques règles essentielles de la basse générale[2]. Afin de faire la chose à la volée, j’empruntai pour huit jours la méthode de basse générale de Logier[3] et je l’étudiai avec ardeur. Mais cette étude ne porta pas des fruits aussi rapides que je l’avais pensé ; les difficultés qu’elle présentait me stimulèrent et m’attachèrent ; je résolus de devenir musicien.

Cependant mon grand drame avait été découvert par ma famille : elle tomba dans une vive affliction, car il fut manifeste que pour cela j’avais radicalement, négligé mes études classiques, et je n’en fus que plus rigoureusement tenu de les poursuivre avec assiduité. Dans de telles circonstances, je gardai pour moi l’intime conviction que j’avais acquise de ma vocation musicale, mais je n’en composai pas moins, dans le plus grand secret, une sonate, un quatuor et un air. Quand je me sentis suffisamment avancé dans mes études musicales personnelles, je m’enhardis enfin à les révéler. Naturellement j’eus alors de rudes assauts à soutenir, étant donné que les miens devaient regarder mon penchant pour la musique comme un simple caprice, d’autant plus qu’il n’était justifié par aucune étude préalable, et surtout par aucune habileté déjà quelque peu acquise sur un instrument.

J’étais alors dans ma seizième année, et porté, principalement par la lecture d’Hoffmann, au mysticisme le plus extravagant : pendant le jour, en un demi-sommeil, j’avais des visions, dans lesquelles la Fondamentale, la Tierce et la Quinte m’apparaissaient en personne, et me dévoilaient leur importante signification : les notes que je rédigeais là-dessus étaient un tissu d’absurdités. On me fit enfin donner des leçons par un bon musicien : le pauvre homme eut grand mal avec moi ; il dut m’expliquer que ce que je prenais pour des êtres surnaturels et des puissances étranges était des intervalles et des accords. Que pouvait-il y avoir de plus affligeant pour les miens, sinon d’apprendre que dans cette étude même je me montrais négligent et irrégulier ? Mon professeur secouait la tête, et les choses se passaient en apparence comme si, même en cette matière, on ne pouvait tirer de moi rien de bon. Mon goût pour l’étude faiblit de plus en plus ; je préférais composer des ouvertures pour grand orchestre, dont l’une fut jouée un jour au théâtre de Leipzig. Cette ouverture fut le point culminant de mes absurdités : pour mieux aider à l’intelligence de la partition, j’avais eu positivement l’idée de l’écrire avec trois encres ditrérentes, les cordes en rouge, les bois en vert, les cuivres en noir. La neuvième symphonie de Beethoven semblerait une sonate de Pleyel auprès de cette ouverture aux combinaisons étonnantes. À l’exécution, ce qui surtout me fit du tort fut un roulement de timbales fortissimo, lequel revenait régulièrement toutes les quatre mesures, tout le long du morceau : la surprise qu’éprouva d’abord le public devant l’entêtement du timbalier se changea en une mauvaise humeur non dissimulée, puis en une gaieté qui m’affligea fort. Cette première exécution d’un morceau par moi composé me laissa sous le coup d’une vive impression.

Vint alors la révolution de Juillet : du coup me voici révolutionnaire et parvenu à la conviction que tout homme tant soit peu ambitieux ne devait s’occuper exclusivement que de politique. Je ne me plaisais plus qu’en la compagnie d’écrivains politiques ; j’entrepris aussi une ouverture sur un thème politique. C’est dans ces circonstances que je quittai le collège et que j’entrai à l’Université, non plus pour me vouer à une étude de Faculté (car on me destinait encore à la musique), mais pour suivre les cours d’esthétique et de philosophie. Je profitai aussi peu que possible de cette occasion de m’instruire ; en revanche, je m’abandonnai à tous les écarts de la vie d’étudiant, et je le fis, à vrai dire, avec tant d’étourderie et si peu de retenue, que j’en fus bientôt dégoûté. Ma famille, à cette époque, eut beaucoup de mal avec moi ; j’avais laissé ma musique presque entièrement de côté. Mais je ne tardai pas à revenir à la raison ; je sentis la nécessité d’une étude de la musique entreprise à nouveau, rigoureusement réglée, et la Providence me fit trouver l’homme qu’il fallait pour m’inspirer une ardeur nouvelle et m’éclaircir la chose par l’enseignement le plus approfondi.

Cet homme était Théodore Weinlig[4], cantor à la Thomasschule de Leipzig. Déjà je m’étais exercé à la fugue ; pourtant ce ne fut qu’avec lui que je commençai l’étude approfondie du contrepoint, étude qu’il avait l’heureux don de rendre attrayante comme un jeu. J’appris seulement à cette époque à connaître et à aimer profondément Mozart. Je composai une sonate dans laquelle je me dégageai de toute enflure et m’abandonnai à un élan naturel et sans contrainte. Ce travail extrêmement simple et modeste fut gravé et publié chez Breitkopf et Hærtel. En moins de six mois, j’eus terminé mes études avec Weinlig ; il me dispensa lui-même de continuer, après m’avoir poussé assez loin pour me mettre en état de résoudre aisément les problèmes les plus difficiles du contrepoint. « Ce que vous avez gagné par cette étude aride, me dit-il, c’est l’indépendance. » Pendant ces mêmes six mois, je composai aussi une ouverture sur le modèle de celles de Beethoven, alors un peu mieux comprises par moi ; ce morceau, joué dans un des concerts du Gewandhaus à Leipzig, obtint un accueil encourageant. Après plusieurs autres travaux, je me mis à une symphonie : à mon modèle principal, Beethoven, se joignit Mozart, surtout avec sa grande symphonie en ut majeur. La clarté et la vigueur, à côté de mainte étrange aberration, étaient l’objet de mes efforts. La symphonie terminée, je me mis en route pour Vienne, pendant l’été de 1832, sans autre but que de faire une connaissance rapide avec cette cité musicale, autrefois si vantée. Ce que je vis et entendis là m’édifia peu ; partout où j’allais, c’étaient Zampa et des pots-pourris de Strauss sur Zampa, deux choses qui, surtout alors, m’étaient en abomination. En revenant, je m’arrêtai quelque temps à Prague où je fis la connaissance de Dionys Weber[5] et de Tomaschek[6] ; le premier fit jouer au Conservatoire plusieurs de mes compositions, parmi lesquelles la symphonie. J’écrivis aussi dans cette ville un poème d’opéra dans le genre tragique : la Noce. Je ne sais plus où j’avais trouvé ce sujet moyen âge : un homme fou d’amour escalade la fenêtre de la chambre nuptiale où la fiancée de son ami attend son fiancé ; celle-ci lutte avec l’insensé, et le rejette sur le pavé où il se brise et rend l’âme ; à l’office mortuaire, la fiancée, avec un cri, s’affaisse inanimée sur le cadavre. — De retour à Leipzig, je composai aussitôt le premier numéro de cet opéra ; il y avait là-dedans un grand sextuor qui faisait le bonheur de Weinlig. Le livret déplut à ma sœur ; je le détruisis sans qu’il en restât trace. — En janvier 1833, ma symphonie, exécutée aux concerts du Gewandhaus, y reçut un très engageant accueil. C’est alors que je fis la connaissance de Laube[7]. Pour aller voir un de mes frères, je fis le voyage de Würzbourg et j’y restai toute l’année 1833 ; mon frère, en sa qualité de chanteur expérimenté, avait pour moi quelque importance. Je composai cette année-là un opéra romantique en trois actes, les Fées, dont je m’étais fabriqué le texte moi-même d’après la Femme serpent de Gozzi[8]. Beethoven et Weber étaient mes modèles : dans les ensembles il y avait plus d’une chose réussie : le finale du deuxième acte surtout promettait de faire grand effet. Tout ce que je fis entendre de cet opéra dans les concerts à Wiirzbourg fit plaisir. Animé des meilleures espérances au sujet de mon œuvre terminée, je revins à Leipzig, au commencement de 1834, et je la présentai au directeur du tliéâtre de cette ville. Malgré sa bonne volonté tout d’abord déclarée de se prêter à mon désir, je dus bientôt faire l’expérience d’une chose que tout compositeur allemand a l’occasion d’apprendre aujourd’hui : par suite du succès des auteurs français et italiens, nous avons perdu tout crédit sur notre scène nationale, et l’exécution de nos opéras est une faveur qu’il faut mendier. L’exécution de mes Fées fut trahiée en longueur. Pendant ce temps, j’entendis la Devrient[9] chanter dans le Roméo et Juliette de Bellini : je fus étonné de voir réaliser une interprétation aussi extraordinaire d’une musique aussi complètement insignifiante. J’en vins à douter du choix des moyens qui peuvent conduire aux grands succès : j’étais fort loin de reconnaître à Bellini une grande valeur ; mais les éléments de sa musique me paraissaient toutefois plus heureusement appropriés à répandre chaleur et vie, que la pénible et laborieuse conscience avec laquelle, nous autres Allemands, nous ne pouvons guère arriver qu’à produire un semblant de vérité tourmentée. L’art flasque et sans caractère de l’Italie actuelle, aussi bien que l’esprit léger et frivole de la France contemporaine[10], me semblaient exiger des graves et consciencieux Allemands qu’ils se rendissent maîtres des procédés plus heureusement choisis et perfectionnés de leurs rivaux, afin d’arriver à l’emporter décidément sur eux par la production de vraies œuvres d’art.

J’avais alors vingt et un ans ; j’étais disposé à prendre plaisir à la vie, à trouver satisfaction au spectacle des choses ; Ardinghello et la Jeune Europe[11] me mettaient le diable au corps : l’Allemagne ne m’apparaissait que comme une infime portion du monde. J’étais sorti du mysticisme abstrait, et j’apprenais à aimer la réalité. La beauté de la matière, l’esprit et le génie, étaient pour moi de magnifiques choses ; en ce qui concernait mon art, je trouvais tout cela chez les Italiens et les Français. Je renonçai à mon modèle, Beethoven ; sa dernière symphonie, conclusion d’une grande époque artistique, me parut être la clef d’une voûte au-dessus de laquelle personne ne pouvait s’élever, et à l’abri de laquelle personne ne pouvait obtenir l’indépendance. C’est ce que Mendelssohn me sembla avoir senti, quand, laissant de côté la grande forme arrêtée de la symphonie beethovénienne, il se fit remarquer par des compositions orchestrales plus restreintes ; il me parut qu’il voulait, en débutant par une forme plus restreinte et entièrement indépendante, s’en créer lui-même une plus grande.

Tout, autour de moi, me semblait en fermentation : me laisser gagner par cette fermentation me parut la chose du monde la plus naturelle. Dans un beau voyage d’été aux eaux de la Bohême, j’esquissai le plan d’un nouvel opéra, Défense d’aimer, dont j’empruntai le sujet au drame de Shakespeare, Mesure pour mesure, avec la seule différence que j’en supprimai le ton sérieux prédominant, et le façonnai si bien dans le sens de la Jeune Europe, que la libre et franche sensualité, par sa seule et unique puissance, l’emportait sur le puritanisme hypocrite.

C’est aussi pendant l’été de cette même année 1834 que j’acceptai la place de Musikdirector au théâtre de Magdebourg. L’application pratique de mes connaissances musicales, dans les fonctions de chef d’orchestre, me causa bientôt un vif plaisir ; les relations insolites avec les chanteurs et les chanteuses, dans les coulisses et aux feux de la rampe, répondaient tout à fait à mou goût pour des distractions variées. La composition de ma Défense d’aimer était commencée. J’exécutai dans un concert l’ouverture de mes Fées : elle plut beaucoup. Néanmoins je me dégoûtai de cet opéra, et, ne pouvant surtout continuer à poursuivre en personne mes intérêts à Leipzig, je résolus bientôt de ne plus m’inquiéter de cette œuvre, ce qui revenait à y renoncer. À l’occasion d’un festival pour la nouvelle année 1835, je composai à la volée une musique qui intéressa généralement. De tels succès, facilement obtenus, me confirmaient fort dans l’opinion qu’il n’était nullement besoin, pour plaire, d’apporter dans le choix des moyens un soin par trop scrupuleux. C’est dans cet esprit que je poursuivis la composition de ma Défense d’aimer ; je ne me donnai pas la moindre peine pour éviter les réminiscences françaises et italiennes. Interrompu dans mon travail pendant quelque temps, je le repris dans l’hiver de 1835 à 1836, et je l’achevai peu de temps avant que la troupe du théâtre de Magdebourg se dispersât. Il ne me restait plus que douze jours jusqu’au départ des premiers sujets ; il fallait que, dans cet intervalle, non seulement mon opéra fût appris, mais encore représenté par eux. Avec plus d’étourderie que de réflexion, je laissai passer à la scène, après une étude de dix jours, un opéra qui contenait de très forts rôles ; je me fiais au souffleur et à mon bâton de chef d’orchestre. Malgré cela, je ne pus empêcher que les chanteurs ne sussent leurs rôles qu’à moitié tout au plus. Pour tout le monde, la représentation fut comme un rêve ; personne ne put se faire une idée de la chose ; ce qui marcha à moitié bien n’en fut pas moins dûment applaudi. La deuxième représentation, pour divers motifs, ne put avoir lieu.

Pendant ce temps, la rigueur de la vie avait frappé à ma porte : la rapide prise de possession de mon indépendance extérieure m’avait induit à toute espèce de folies ; j’étais à bout d’argent, criblé de dettes. Je m’avisai de risquer n’importe quel moyen exceptionnel pour ne pas glisser dans l’ornière banale de la misère. Sans la moindre perspective, je me rendis à Berlin, et je présentai ma Défense d’aimer au directeur du théâtre royal-municipal. Accueilli dès l’abord par les meilleures promesses, je dus reconnaître, après une longue attente, qu’aucune d’elles n’avait été loyalement faite. Je quittai Berlin dans la plus fâcheuse situation, et je me rendis à Kœnigsberg en Prusse, pour solliciter la place de Musikdirector au théâtre de cette ville, place que je réussis à obtenir plus tard. De plus, je m’y mariai pendant l’automne de 1836, et pour tout dire, dans une situation des plus hasardeuses. L’année que je passai à Kœnigsberg, au milieu des soucis les plus mesquins, fut entièrement perdue pour mon art. Je n’écrivis qu’une ouverture : Rule Britannia.

Pendant l’été de 1837, je fis un court séjour à Dresde. J’y fus ramené, par la lecture du roman de Bulwer, Rienzi, à l’idée, déjà couvée et caressée, de faire du dernier tribun romain le héros d’un grand opéra tragique. J’en fus empêché par des circonstances extérieures contraires, et je cessai d’ébaucher des projets. Pendant l’automne de cette même année, je me rendis à Riga pour entrer en fonction comme premier Musikdirector dans le théâtre récemment inauguré sous la direction d’Holtei. Je trouvai réunies là d’excellentes ressources pour l’exécution de l’opéra, et je me mis à les employer avec beaucoup d’ardeur. C’est alors que je composai, au service particulier de chaque chanteur, plusieurs morceaux à intercaler dans des opéras. Je fis aussi le texte d’un opéra comique en deux actes, l’Heureuse famille des ours, dont j’empruntai le sujet à un conte des Mille et une nuits. J’en avais déjà composé deux numéros, quand je m’aperçus avec dégoût que j’étais encore en train de faire de la musique à la Adam[12] ; mon sens le plus intime se trouva inconsolablement blessé par cette découverte. J’abandonnai mon travail avec horreur. La mise à l’étude et la direction quotidienne de la musique d’Adam et de Bellini avaient donc fini par produire leur effet, en me gâtant bientôt à fond l’insouciant plaisir que j’y prenais. La complète incapacité du public de théâtre de nos villes provinciales, en ce qui concerne un premier jugement à porter sur une œuvre nouvelle (habitué qu’il est à ne voir représenter que des œuvres déjà appréciées et accréditées à l’étranger), me suggéra la résolution de ne faire représenter pour la première fois dans des théâtres inférieurs, à aucun prix, une œuvre de quelque importance. C’est pourquoi, ayant éprouvé de nouveau le besoin d’entreprendre une œuvre de la sorte, je renonçai complètement à sa prompte et prochaine exécution ; je supposai qu’il y avait quelque part un théâtre d’importance qui la jouerait quelque jour, et m’embarrassai peu de savoir quand et où la chose se passerait. C’est dans ces dispositions que je conçus le projet d’un grand opéra tragique en cinq actes : Rienzi, le dernier des tribuns ; le plan, a priori, était si considérable, qu’il devenait impossible, au moins pour la première fois, de faire représenter cet opéra sur un petit théâtre. De plus, le despotique sujet n’admettait rien en dehors de lui, et dans ma conduite, la prévoyance cédait plutôt le pas à la nécessité. Je traitai le sujet pendant l’été de 1838. À cette époque, je faisais étudier à notre personnel d’opéra, avec beaucoup d’ardeur et d’enthousiasme, Jacob et ses fils[13], de Méhul.

Quand je me mis, en automne, à la composition musicale de mon Rienzi, je ne m’assujettis à rien autre qu’au but unique de répondre à mon sujet ; je ne me proposai pas de modèle, mais je m’abandonnai exclusivement au sentiment qui me consumait, au sentiment que j’avais d’être maintenant assez avancé pour exiger du développement de mes facultés artistiques quelque chose qui marquât, et pour ne rien en attendre d’insignifiant. La pensée d’être sciemment plat ou trivial, ne fût-ce qu’une seule mesure, m’était insupportable. Plein d’enthousiasme, je continuai à composer pendant l’hiver, si bien qu’au printemps de 1839, j’avais terminé les deux grands premiers actes. À ce moment, mon engagement avec le directeur du théâtre prenait fin, et des circonstances spéciales me dégoûtaient de rester plus longtemps à Riga. Déjà, depuis deux ans, je nourrissais le dessein d’aller à Paris ; dans ce but, j’avais déjà envoyé à Scribe, de Kœnigsberg, l’esquisse d’un sujet d’opéra, avec la proposition de le traiter pour son compte au cas où il lui plairait, et de me procurer la commande d’en faire un opéra pour Paris. Naturellement Scribe n’en avait fait aucun cas. Néanmoins, je n’abandonnai pas mes projets ; bien plus, dans l’été de 1830, je les repris activement ; bref, je décidai ma femme à s’embarquer avec moi à bord d’un voilier qui devait nous conduire jusqu’à Londres. Cette traversée restera pour moi éternellement inoubliable ; elle dura trois semaines et demie, et fut féconde en accidents. Trois fois nous eûmes à subir la plus violente tempête et, dans un des cas, le capitaine se vit forcé de se réfugier dans un port norwégien. Le passage à travers les brisants des côtes norwégiennes produisit sur mon imagination une impression merveilleuse. La légende du Hollandais errant, telle que j’en reçus confirmation par la bouche des matelots, revêtit en moi une couleur tranchée, spéciale, que purent seules lui prêter les aventures par moi courues.

Pour nous remettre de ce voyage extrêmement fatigant, nous nous arrêtâmes huit jours à Londres ; rien ne m’intéressa autant que la ville même et les deux Chambres ; quant aux théâtres, je n’y mis pas les pieds. À Boulogne-sur-Mer, je restai quatre semaines : là, j’entrai pour la première fois en relations avec Meyerbeer, et je lui fis connaître les deux actes terminés de mon Rienzi ; il me promit son appui à Paris le plus amicalement du monde. Avec fort peu d’argent, mais force espérances, j’entrai donc à Paris. Je n’avais absolument pas d’autres recommandations que l’unique adresse de Meyerbeer ; celui-ci parut s’employer, avec les attentions les plus marquées, à tout ce qui pouvait servir à mes fins, et je me croyais certain d’atteindre bientôt le but désiré, sans la malchance qui voulut que, pendant presque tout le temps de mon séjour à Paris, Meyerbeer, le plus souvent, et même à peu près constamment, en fût éloigné. Il est vrai qu’il eut l’intention de m’être utile même de loin ; mais, d’après ses propres prédictions, des démarches par lettres ne pouvaient être suivies d’aucun résultat, dans des cas où c’était surtout une insistance personnelle sans relâche qui devait être de quelque effet. J’entrai d’abord en rapport avec le théâtre de la Renaissance, qui donnait alors à la fois des drames et des opéras. La partition de ma Défense d’aimer me sembla tout à fait appropriée à ce théâtre ; je me disais même que le sujet tant soit peu léger serait bon à arranger pour la scène française. J’étais si chaudement recommandé par Meyerbeer au directeur du théâtre, qu’il ne pouvait faire autrement que de me donner les meilleures assurances. En conséquence, un des dramaturges parisiens les plus féconds, Dumersan[14], s’offrit à moi pour entreprendre l’arrangement du sujet. Trois morceaux, destinés à une audition, furent traduits par lui avec un si grand bonheur, que ma musique avait l’air de mieux s’adapter au nouveau texte français qu’elle ne marchait sur les vers allemands primitifs ; c’était même de la musique telle que les Français ont le moins de peine à la comprendre et tout me promettait le meilleur succès, quand, sur ces entrefaites, le théâtre de la Renaissance fît faillite. Tous mes efforts, tous mes espoirs étaient donc vains. Pendant cette même saison d’hiver de 1839 à 1840, je composai, outre une ouverture pour la première partie du Faust de Gœthe, plusieurs mélodies françaises, parmi lesquelles une traduction française faite pour moi des Deux Grenadiers d’Henri Heine. Quant à la possibilité de réaliser une exécution de mon Rienzi à Paris, je n’y ai jamais songé ; je prévoyais avec certitude qu’il me faudrait attendre au moins cinq ou six ans, avant qu’un tel plan, même dans le cas le plus heureux, pût devenir exécutable ; la traduction de cet opéra, déjà à moitié achevé, aurait même créé d’insurmontables obstacles.

C’est ainsi que j’entrai dans l’été de 1840, complètement dénué de toute perspective prochaine ; mes relations avec Habeneck, Halévy, Berlioz, etc., ne pouvaient nullement contribuer à m’en ouvrir quelqu’une : à Paris, il n’existe pas d’artiste qui ait le temps de lier amitié avec un autre, chacun se démène et s’agite pour son propre compte. Halévy, comme tous les compositeurs parisiens de notre époque, n’a été enflammé d’enthousiasme pour son art que juste le temps qu’il fallut avant d’arriver à obtenir un grand succès : à peine celui-ci remporté, et l’auteur rangé dans la catégorie privilégiée des lions[15] de la musique, qu’il n’eut en tête qu’une chose, faire des opéras et en tirer argent. La renommée[16] est tout à Paris, elle fait le bonheur et la perte des artistes. — Berlioz, en dépit de son caractère déplaisant, m’attira beaucoup plus : il y a entre lui et ses collègues parisiens cette immense différence qu’il ne fait pas sa musique pour gagner de l’argent. Mais il ne peut écrire pour l’art pur, le sens du beau lui manque. Il reste complètement isolé dans sa tendance : il n’a personne à ses côtés qu’une troupe d’adorateurs, qui, platement et sans le moindre jugement, saluent en lui le créateur d’un système de musique tout battant neuf, et lui ont complètement tourné la tête ; en dehors d’eux, tout le monde l’évite comme un fou.

Mes opinions prématurées et inconsidérées sur les procédés musicaux reçurent le coup de grâce… des Italiens. Ces héros du chant si vantés, Rubini en tête, m’ont complètement dégoûté de leur musique. Le public qui les écoute a contribué pour sa part à cet effet. Le Grand Opéra me laissa tout à fait mécontent par l’absence de tout esprit supérieur dans ses interprétations : je trouvai tout commun et médiocre. La mise en scène[17] et les décors, je le dis franchement, sont ce que je préfère dans toute l’Académie royale de musique[18] L’Opéra-Comique aurait été bien plutôt en état de me satisfaire ; il possède les premiers talents, et ses représentations offrent quelque chose de complet et d’original, que nous ignorons en Allemagne. Mais ce qu’on écrit actuelfement pour ce théâtre appartient aux plus détestables productions qui aient jamais paru aux époques de dégénération artistique. Où s’est enfuie la grâce de Méhul, d’Isouard[19], de Boïeldieu et du jeune Auber, devant les ignobles rythmes de quadrille qui, à l’heure qu’il est, remplissent ce théâtre de leur fracas ?

La seule chose, digne de remarque pour le musicien, que renferme Paris, c’est l’orchestre du Conservatoire. Les exécutions des œuvres symphoniques allemandes dans ces concerts ont produit sur moi une impression profonde, et m’ont initié de nouveau aux merveilleux mystères de l’art véritable. Qui veut apprendre à connaître à fond la neuvième symphonie de Beethoven, doit l’entendre jouer par l’orchestre du Conservatoire de Paris… Mais ces concerts sont complètement isolés, rien ne s’y rattache.

Je ne frayais presque pas du tout avec des musiciens : des lettrés, des peintres, formaient ma société ; j’ai fait à Paris plus d’une belle expérience d’amitié.

Me trouvant ainsi dans cette ville sans la moindre perspective en vue, je repris la composition de mon Rienzi ; je le destinais maintenant à Dresde, d’abord parce que je savais qu’à ce théâtre on avait sous la main les meilleurs interprètes, la Devrient, Tichatschek[20], etc., ensuite parce que je pouvais espérer, avec l’aide de mes relations de jeunesse, y trouver accès du premier coup. Je renonçai donc à peu près entièrement à ma Défense d’aimer ; je sentis que son auteur n’avait plus droit à mon estime. Je n’en fus que plus indépendant pour me conformer à ma vraie foi artistique pendant l’achèvement de mon Rienzi. Des soucis de diverses sortes, une misère noire, tourmentèrent ma vie à cette époque. Soudain Meyerbeer reparut pour quelque temps à Paris ; il s’informa avec le plus aimable intérêt de l’état de mes affaires, et voulut me venir en aide. Il me mit alors en relations avec le directeur du Grand Opéra, Léon Pillet : à cette occasion, il fut question d’un opéra en deux ou trois actes dont on me confierait la composition pour ce théâtre. Dans cette éventualité, je m’étais déjà pourvu d’un canevas de sujet. Le Hollandais errant, dont j’avais fait sur mer la connaissance intime, avait persisté à captiver mon imagination ; de plus, j’eus connaissance de l’emploi caractéristique qu’avait fait Henri Heine de cette légende dans une partie de son Salon. En particulier, le mode de rédemption de cet Ahasvérus de l’Océan, emprunté par Heine à une pièce hollandaise du même titre, acheva de me mettre en main tous les moyens propres à faire de cette légende un sujet d’opéra. Je m’entendis là-dessus avec Heine lui-même, je composai le canevas et le transmis à M. Léon Pillet, avec la proposition de faire faire d’après lui un livret français. Les choses en étaient arrivées là, quand Meyerbeer quitta encore Paris et dut abandonner au destin l’accomplissement de mes vœux. Bientôt j’appris avec stupéfaction que l’esquisse présentée à M. Pillet lui plaisait tellement, qu’il désirait que je la lui cédasse. Il se disait obligé, par une ancienne promesse, de confier un livret à un autre compositeur le plus tôt possible ; l’esquisse par moi imaginée lui semblait parfaitement appropriée à ce but ; il pensait que je n’hésiterais pas à consentir à la cession demandée, si je réfléchissais qu’il m’était impossible d’espérer obtenir, avant un laps de quatre ans, la commande immédiate d’un opéra, vu qu’il avait d’abord à remplir les promesses faites à plusieurs candidats ; naturellement il me semblerait trop long, en attendant cette époque, d’aller colportant mon sujet ; j’en inventerais un nouveau, et je me consolerais certainement d’avoir fait ce sacrifice. Je combattis opiniâtrement cette prétention, sans pouvoir obtenir autre chose que l’ajournement provisoire de la question. Je comptais sur un prompt retour de Moyerbeer, et je gardai le silence.

Pendant ce temps, je fus engagé par Schlesinger à écrire dans sa Gazette musicale : je fournis plusieurs articles développés Sur la musique allemande, etc. On goûta surtout vivement une petite nouvelle intitulée : une Visite à Beethoven. Ces travaux ne m’ont pas peu aidé à être connu et estimé à Paris. Au mois de novembre de cette année, j’avais complètement terminé la partition de mon Rienzi, et je l’envoyai sans retard à Dresde. Ce fut le point culminant de ma situation absolument déplorable : j’écrivis pour la Gazette musicale une petite nouvelle, la Fin d’un musicien allemand à Paris, dans laquelle je faisais mourir l’infortuné héros avec la profession de foi suivante : « Je crois en Dieu, en Mozart et en Beethoven ». Il était heureux que mon opéra fût terminé, car je me vis forcé de renoncer pour longtemps à l’exercice de tout ce qui était art ; je dus entreprendre, au service de Schlesinger, des arrangements[21] pour tous les instruments du monde, même pour cornet à pistons[22] ; à ce prix, je trouvai à ma situation un léger adoucissement. Je passai donc l’hiver de 1841 de la façon la moins glorieuse. Au printemps, je me retirai à la campagne, à Meudon ; la chaude approche de l’été me fit soupirer de nouveau après un travail intellectuel ; l’occasion devait s’en présenter plus tôt que je ne le pensais. J’appris positivement que mon projet de texte pour le Hollandais errant avait été déjà communiqué à un poète, Paul Fouché[23], et je vis que si je ne finissais pas par me déclarer prêt à m’en dessaisir, j’en serais entièrement frustré sous n’importe quel prétexte ; je finis par consentir, pour une certaine somme, à céder ce canevas. Je n’eus alors rien de plus pressé que de traiter mon sujet moi-même en vers allemands. Pour me mettre à l’œuvre, j’avais besoin d’un piano ; car, après avoir interrompu pendant neuf mois toute production musicale, je dus chercher d’abord à me replacer dans une atmosphère musicale : je louai un piano. L’instrument arrivé, je tournai autour, pris d’une véritable angoisse : je tremblais maintenant d’avoir à découvrir que je n’étais plus du tout musicien. Je commençai d’abord par le chœur des matelots et la chanson des fileuses ; en un clin d’œil tout marcha à souhait, et je poussai de bruyants cris de joie à cette constatation, profondément ressentie, que j’étais encore musicien. En sept semaines, l’opéra entier fut composé. Mais, à la fin de ce laps de temps, les plus vulgaires soucis matériels m’accablèrent : il fallut deux grands mois avant que je pusse parvenir à écrire l’ouverture de l’opéra terminé, bien que je la portasse à peu près achevée dans ma tête. Naturellement je n’eus rien de plus à cœur que de chercher à faire promptement représenter cet opéra en Allemagne : de Munich et de Leipzig on me répondit par cette formule de refus, que l’œuvre ne convenait pas à l’Allemagne. Naïf que j’étais, j’avais cru qu’elle ne convenait qu’à l’Allemagne, parce qu’elle touchait des cordes qui ne sont en état de vibrer que chez l’Allemand.

Je finis par envoyer mon nouveau travail à Meyerbeer à Berlin, en le priant de le faire recevoir au Théâtre royal de cette ville. La chose fut faite assez vite. Mon Rienzi étant déjà reçu au théâtre royal de Dresde, j’envisageai la représentation de deux de mes œuvres sur les premières scènes allemandes, et je fus involontairement obsédé de cette pensée, que par une fortune singulière Paris m’avait été du plus grand secours pour l’Allemagne. Quant à Paris même, je n’y avais maintenant plus rien en perspective de quelques années : je le quittai donc au printemps de 1842. Pour la première fois je vis le Rhin….; les yeux mouillés de claires larmes, je jurai, pauvre musicien, une fidélité éternelle à ma patrie allemande.

 

Richard WAGNER, 1842-43

 

——————-

 

Notes du traducteur :

1- Apel (Jean-Auguste), de Leipzig (1771-1814), écrivain dramatique. — « Plus profondément encore que le philosophe G.-A.-F. Ast, auteur d’une étude dans la manière antique, Crésus (1804), il pénétra l’esprit et la forme de la tragédie grecque. Outre Polyidos (Leipzig, 1805), les Étoliens (ibid., 1806), et Callirhoé (ibid., 1807), il écrivit aussi un Kunz de Kaufungen (Dresde, 1809) et un Faust. » (Histoire de la littérature allemande, Heinrich Kurz, Leipzig, chez B.-G. Teubner, 1865 ; 3° volume, 4e édition).

2- En Allemagne, dans le langage technique, le mot Generalbass répond à ce que nous entendons par études d’harmonie et de contrepoint.

3- Logier : voir au tome V de la Biographie universelle des Musiciens, par F.-J. Fétis, une notice très détaillée sur cet inventeur d’un système d’enseignement musical, sur sa méthode d’étude de piano à l’aide du chiroplaste, sur son long séjour à Londres, sa vogue, ses luttes, sur l’essai fait à Paris par le Munichois F. Stœpel pour répandre son invention, sur ses compositions, ses ouvrages didactiques, leurs traductions françaises et les critiques qu’en fit Fétis dans la Revue musicale. Logier (Jean-Bernard) descendait d’une famille française réfugiée en Allemagne après la révocation de l’édit de Nantes ; il naquit en 1780 à Kaiserslautern, dans le Palatinat, où son grand-père et son père avaient été organistes ; il mourut à Dublin, le 27 juillet 1846, à l’âge de soixante-cinq ans.
Outre les écrits d’organistes, pianistes et critiques allemands, tels que Girschner, F. Stœpel, G.-F. Muller, C.-G. Wehner, sur le système de Logier, on trouve aussi de longs articles analytiques sur le même système dans le Quarterly musical magazine and Review (t. I, p. 111 à 139), et dans la Gazette musicale, de Leipzig (t. XXIII et XXIV).

4- Weinlig (Christian-Théodore), neveu de Chrétien-Ehregott Weinlig (organiste et compositeur d’oratorios), et né comme lui à Dresde, le 25 juillet 1780, fit ses études musicales sous la direction de son oncle ; plus tard, il étudia à Bologne avec Mattei. Revenu en Allemagne, il succéda à Schicht, le 10 juillet 1823, dans la place de cantor à l’école Saint-Thomas de Leipzig. Il occupa cette place pendant dix-huit ans, et mourut à Leipzig le 7 mars 1842. Différents ouvrages techniques pour le chant et des œuvres de musique sacrée ont été publiés de lui.

5- Frédéric-Dyonis Weber, né en 1771 à Welchau (Bohême). Après des études musicales et universitaires très complètes, il devint le maître de musique le plus occupé chez la noblesse de Prague ; une cantate en deux parties : la Délivrance de la Bohême, exécutée au théâtre de Prague par trois cent cinquante musiciens (chiffre à remarquer pour l’époque), à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’empereur, le fit connaître comme compositeur (1797). Un autre ouvrage, la Perle trouvée, destiné au théâtre allemand de Prague, ne put être donné à cause du fâcheux état de ce théâtre avant que Charles-Marie de Weber le réorganisât. Chose amusante, ce sévère théoricien, prédécesseur de Lanner et de Strauss, écrivit un grand nombre de danses qui obtinrent un brillant succès, et rajeunit les formes de ce genre de musique. Il existe plusieurs recueils de ses quadrilles, gravés à Prague et à Vienne. En 1810, quelques magnats constitués en société fondèrent le Conservatoire de Prague ; Dionys Weber fut appelé à le diriger. Ce fut alors que la rivalité qui existait entre lui et Tomaschek (voir ci-dessous) dégénéra en une vive inimitié, entretenue par d’imprudents amis de ces deux artistes. Dionys Weber fit preuve de talent dans sa direction, sous laquelle se sont formés entre autres, Moschelès, Kalhwoda, Joseph Dessauer ; mort à Prague, le 25 décembre 1842, il laissa deux ouvrages théoriques importants. On trouve, dans le catalogue de ses compositions, un sextuor pour six trombones !

6- Tomaschek (Jean-Wenceslas), né à Skatsch (Bohême), le 17 avril 1774, mort à Prague, le 3 avril 1850. — Fétis, dans une notice qu’il faut lire (Biographie universelle, etc., précédemment citée), après avoir parlé de sa jeune voix de contralto, de ses études universitaires poussées très loin, de ses lettres des théoriciens allemands (Marpurg, Mattheson, Kirnberger, Vogler, etc.), dit que les voyages de Mozart à Prague, et les œuvres qu’il y écrivit, décidèrent la vocation de Tomaschek pour la composition ; que cependant il se destinait au barreau, et ne songeait à cultiver la musique qu’en amateur, quand un certain comte de Bucquoy, ayant entendu sa Leonore (ballade de Bürger) qui obtint un très grand succès, lui créa une position indépendante en lui confiant, la direction de sa musique. Tomaschek, peu connu en France, a joui, paraît-il, en Bohême et même en Allemagne, d’une grande réputation. Il a formé Schulhoff.

7- Laube (Heinrich), littérateur et écrivain politique, né en 1806, à Sprottau, en Silésie (voir le Dictionnaire des contemporains de Vapereau, et le Grand Dictionnaire de Larousse. — À cette époque, Laube fit un chaleureux éloge de la symphonie de Wagner, dans sa Gazette du monde élégant.

8- Gozzi (le comte Carlo), né à Venise en 1718, mort vers 1801, composa un grand nombre de pièces-féeries : le Roi cerf, le Monstre bleu turquoise, le Petit oiseau d’un beau vert, l’Amour des trois oranges, etc. ; il fut revendiqué par l’école romantique.

9- Schroeder-Devrient (Wilhelmine), née à Hambourg (6 octobre 1805), morte à Cobourg (26 janvier 1860) ; fille de l’actrice célèbre Sophie Schrœder : débuta à Vienne dans la tragédie (Phèdre de Racine, rôle d’Aricie ; drames de Schiller) ; puis, ayant étudié le chant, aborda la scène lyrique le 20 janvier 1820 (rôle de Pamina, Flûte, enchantée), avec un succès éclatant…, à quinze ans, s’il faut en croire ces dates de Fétis ; continua avec Fidelio, Euryanthe, Oberon, Don Juan ; épousa à Berlin (1823) l’acteur Devrient (Charles-Auguste), engagé peu après à Dresde avec elle. — Wagner, qui la cite très souvent dans ses écrits avec une admiration profonde, l’entendit pour la première fois à Leipzig en 1831, ainsi qu’il le dit ici ; mais il ne fit vraiment connaissance avec elle qu’après être revenu de Paris, pendant le deuxième séjour qu’elle fit à Dresde, et qui dura de 1837 à 1847. Elle chanta dans Rienzi sous la direction de l’auteur.

10- Ne pas oublier la date déjà éloignée à laquelle fut écrite cette esquisse.

11- La Jeune Europe. Dans l’énumération des ouvrages les plus connus du littérateur Heinrich Laube, dont il est question plus haut, figure le titre suivant : la Jeune Europe (1833-1837), 4 volumes (Mannheim). — Ardinghello est un roman de Heinse (Joh.-Jak.-Wilh.), né en 1749, à Langewiesen (Thuringe) ; étudia le droit à léna et les belles-lettres à Erfurt sous la direction de Wieland ; se rendit, en 1776, à Düsseldorf, où il collabora avec Jacobi à la rédaction du journal l’Iris, visita l’Italie de 1780 à 1783, puis obtint l’emploi de bibliothécaire de l’électeur de Mayence ; mourut en 1803. On loue dans Ardinghello (1787) un style d’une énergie admirable et d’un coloris brillant, mais on y blâme une trop grande licence. On cite de lui un autre roman, Hildegard de Hohenthal (1795), des Épigrammes, une traduction de Pétrone, Laïdion ou les Mystères d’Eleusis (1773), Anastasie ou Lettres sur l’Italie (1803), une Correspondance, publiée à Zurich (1808), enfin, des lettres à Gleim, sortes de Salons, où il rend compte et fait la critique des galeries de tableaux de Düsseldorf. Ses ouvrages se font remarquer, paraît-il, par un mélange d’images et de considérations artistiques, par une sensualité très ardente, qui le rapprochent de notre Diderot. Ses œuvres complètes ont été éditées à Leipzig en 1838 (10 vol.), par les soins de Laube.

12- En français dans le texte.

13- Il s’agit de Joseph. En Allemagne, on aime à changer les titres ; c’est ainsi que Faust devient Marguerite.

14- Dumersan. S’agit-il de Théophile Dumersan (1780-1849), vaudevilliste, et numismate ? Ce Dumersan collabora avec Désaugiers, Bouffé, Scribe, etc. (Voir Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle.)

15- En français dans le texte.

16- En français dans le texte.

17- En français.

18- En français.

19- Nicolo Isouard (on Isoard), l’auteur de Joconde.

20- Tichatschek (Joseph Aloys), ténor célèbre, né en Bohême (11 juillet 1807), étudiait en 1827 la médecine à Vienne, quand la beauté remarquée de sa voix lui fit conseiller de renoncer à cette carrière, et le décida à entrer au théâtre d’opéra. Berlioz, dans ses Mémoires, parle de lui à plusieurs reprises. Avant d’aller à Dresde (1838), où il devait passer de longues années, il débuta comme premier ténor à Grætz (1834) et à Vienne. En 1839, il fit le voyage de Londres pour y chanter l’opéra allemand pendant la saison ; il y retourna les deux années suivantes. Naturellement, ce fut à Dresde que Wagner le connut. Fétis dit l’avoir entendu en 1830 au théâtre de cette ville, et le perd de vue à partir de cette époque. Tichatschek, s’il vit encore, a donc soixante-seize ans, âge que doit rarement atteindre un premier ténor célèbre.

21- En français.

22- En français.

23- Paul Fouché. — Dans une Étude publiée par le Ménestrel en 1866, sous ce titre : la Nouvelle Allemagne musicale, Richard Wagner, par A. de Gasperini, on lit à la page 29 : « Le Vaisseau-Fantôme, malgré les vers élégants de M. Paul Fouché et l’honnête musique de Dietsch, sombra après quelques représentations. »

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