Personnages :
Shakya-Muni
Ananda
Prakiti
La mère de Prakiti
brahmanes, jeunes disciples, peuple
Texte de l’esquisse en prose de Richard Wagner pour Les Vainqueurs
Le Bouddha sur le dernier chemin de la sagesse. Ananda désaltéré à la fontaine par Prakriti, la jeune fille tchandala. Amour ardent de celle-ci pour Ananda, qui en est ébranlé.
Prakriti en proie aux ardentes douleurs de l’amour. Sa mère, par un charme, attire Ananda ; grand combat d’amour. Ananda, ému jusqu’aux larmes, prend peur. Il est libéré par Sakya. Prakritiva trouver le Bouddha sous son arbre à la porte de la ville, afin de lui demander de l’unir à Ananda. Il l’interroge: accepte-t-elle de remplir les conditions de cette union ? Entretien ambigu, conduit par Prakriti dans le sens d’une union conforme à sa passion. Épouvantée, elle s’effondre au sol en sanglots lorsqu’elle comprend enfin qu’elle devrait aussi respecter le vœu de chasteté d’Ananda.
Ananda, suivi par des brahmanes. Réprobation à l’encontre de l’entretien accordé par le Bouddha à une tchandala. Attaque du Bouddha contre l’esprit de caste. Il raconte ensuite quel fut le destin de Prakriti dans une vie antérieure. Elle était jadis la fille d’un fier brahmane ; le roi tchandala, se souvenant avoir vécu autrefois comme brahmane, la désira pour son fils, qui éprouvait pour elle un violent amour. Par orgueil et fierté, la jeune fille lui refusa son amour et se moqua du malheureux. Voici ce qu’elle doit à présent expier, et c’est pourquoi elle renaquit comme jeune fille tchandala, afin de faire l’expérience des douleurs d’un amour sans espoir – mais aussi, cependant, afin d’être guidée jusqu’au renoncement et, accueillie au sein des fidèles du Bouddha, jusqu’à sa pleine rédemption. Prakriti répond alors à la dernière question du Bouddha par un oui joyeux. Ananda la salue comme sœur. Ultimes enseignements du Bouddha. Tous deviennent ses fidèles. Il gagne le lieu de sa rédemption.
Texte de Richard Wagner écrit entre 1856 et 1858.
Traduction de Philippe GODEFROY in Les Opéras Imaginaires, Librairie Séduire, Archimbaud, 1989
Pour aller plus loin… à propos des Vainqueurs
Richard Wagner et le bouddhisme
par Nicolas CRAPANNE
A priori, Richard Wagner, notre cher compositeur que l’on a rapidement affublé sur les nombreuses caricatures d’un germanisme aussi pur que puissant tout droit hérité de Frédéric de Barberousse, de casques à cornes, d’hydromel ou autres peaux de bêtes … pourrait sembler bien étranger aux mystères des religions de l’Orient.
Et pourtant…
Notre étude qui vise à présenter les Vainqueurs, titre ô combien prometteur de ce qui ne restera à jamais qu’une simple esquisse du compositeur, tendra à mettre en lumière l’un des aspects les plus méconnus mais également les plus complexes de la pensée et de la dramaturgie wagnérienne : l’héritage des influences de l’Orient, de par ses textes, ses philosophies, ou bien encore sa pensée.
Certes, un parfum d’exotisme provenant d’Orient enivre les sociétés d’Europe occidentale durant tout le XIXème siècle (et plus particulièrement, la seconde moitié de celui-ci).
Cette mode, car il s’agit bien d’une mode dont on se pique avec curiosité puis fascination, va toucher tous les arts, plastiques, littéraires, musicaux. Mais, au-delà de l’aspect purement esthétique et artistique, cet afflux soudain de modes de pensée nouvelles, d’histoires de religions séculaires jusque là inconnues, ou encore de philosophies de vie va également se montrer bien présente dans les conversations des salons mondains et littéraires.
L’Orient et ses mystères, mais surtout ses approches radicalement opposées à la pensée occidentale ainsi qu’au mode de vie qui régit les sociétés de l’ère industrielle (si matérielle par essence) se trouve soudainement à la source et au cœur de discussions nouvelles. On entrevoit de nouveaux modes de pensées, plus imprégnées de spiritualité, qui iront jusqu’à alimenter les émanations de certains esprits des plus audacieux et les écrits théoriques les plus détonants, les plus inattendus, voire, par le biais d’extrapolations des plus folles, jusqu’à porter les germes des thèses les plus dangereuses.
Mais revenons à la littérature et à la musique. A l’Opéra, et sur la scène du tout nouveau Palais Garnier qui rivalise de créations de nouveaux spectacles montées avec des fastes de production, rien d’étonnant donc à ce que l’on respire là également ces effluves venues d’Orient. On considère naturels et fort à propos les décors ou d’autres éléments exotiques comme des colorants ou des atmosphères propres à dépayser l’action des livrets d’opéra ou des arguments de ballets.
Quoi de plus naturel donc, pourrait-on penser, à ce que les décors maures et les éléments orientaux de Parsifal (le deuxième acte : le château et le jardin enchanté de Klingsor, source de toutes les tentations et perditions) arrivent entre les mains de Richard Wagner comme les conséquences parmi tant d’autres de ce même phénomène, à savoir la recherche de facteurs nouveaux et exotiques.
Ce sont d’ailleurs ces mêmes artifices que l’on retrouve par ailleurs (pour ne citer que quelques-unes, et dans le désordre) :
– dans les chinoiseries de Turandot,
– mais bien avant Puccini, et plus contemporains de l’oeuvre de Wagner, les suaves parfums d’un Moyen-Orient magnifié dans Samson et Dalila de Saint-Saens (1877), Hérodiade ou Thaïs de Massenet,
– les effluves indiennes que l’on respire notamment dans Les pêcheurs de perles de Bizet (1863), Le roi de Lahore toujours de Massenet (1877) et Lakmé de Delibes (1883).
Nul n’est besoin d’en rajouter : à partir des années 50-60 de ce XIXème siècle, l’Orient est à la mode à l’Opéra, tout comme dans les moindres modes d’expressions artistiques.
Certes, ces Vainqueurs, esquisse de drame dont la genèse remonte d’ailleurs curieusement à celle de Parsifal, autre acte de foi de Richard Wagner, ne détonnent en rien dans le climat artistique de l’époque : Wagner va placer l’action de sa quête bouddhiste précisément dans les contrées du nord-est de l’Inde (celles qui virent naître la nouvelle religion orientale.
Mais, car, comme on le sait, notre compositeur associe à ce terme bien vulgarisé d’ »opéra » (un mot bien réducteur pour désigner l’oeuvre littéraire mise en musique et portée à la scène décrite dans Opéra et Drame) une signification bien plus complexe que pour celle de ses contemporains. Et quand Gounod, sur la base du livret pour le moins simpliste de Barbier et Carré, expédiera la rédemption de Marguerite dans la scène finale de Faust en quelques accords triomphants sur deux à trois mesures, Richard Wagner, déjà dans Tannhäuser, exprime une expression de la rédemption de l’âme avec un tant soit peu plus de complexité.
Non, résolument non, le cadre géographique tout comme les caractéristiques visuelles orientalisantes de Parsifal ou des Vainqueurs n’ont pas été choisis pour leur nouveauté, ni par simple effet de mode. En d’autres termes, Wagner ne souhaitait pas faire “in”.
C’est une rencontre – ou plus exactement une série de rencontres autour du même sujet – avec l’Orient, l’Inde plus précisément, berceau du bouddhisme, son histoire, mais également ses textes philosophiques et religieux, qui vont profondément marquer – et de manière durable – Richard Wagner. Jusqu’à opérer en l’homme une approche différente de l’existence, et donner de nouvelles significations à son oeuvre.
Et en effet les années passées en exil à Zurich, après la désastreuse prise de position lors des révolutions populaires de Dresde, seront pour Richard Wagner marquées par l’introspection la plus totale, les années 1850 vont s’inscrire comme une période charnière dans l’évolution personnelle et intellectuelle du compositeur et dramaturge. De nouvelles lectures notamment vont lui ouvrir de nouvelles portes à partir desquelles le génial créateur va, peu à peu, reconstruire les bases même de son travail. Car à Dresde, le révolutionnaire que l’on a banni de son pays natal est un homme désabusé : les illusions ont fait leur temps. C’est ainsi qu’il se détourne du romantisme de Lord Byron, et découvre, entre autres, l’Oeuvre de Dante, beaucoup plus métaphysique.
Mais ce seront surtout une série d’ouvrages relative à la pensée indienne qui vont passionner l’artiste qui, quelque part, “renaît une seconde fois”. Une pensée dont la diffusion se développe d’ailleurs en parallèle avec le déclin de la philosophie hégélienne, conséquence des désillusions évoquées plus haut. Une diffusion qui a déjà connu en Europe dès le début du XIXème siècle un succès considérable.
En 1801, Anquetil-Duperron avait publié l’Oupnek’hat, anthologie tirée des Oupani-chads et, en 1808, s’appuyant sur les travaux de savants anglais, A.W. Schlegel terminait un ouvrage retentissant : De la langue et de la sagesse des Hindous.
C’est en 1855 que Richard Wagner, alors installé dans la paisible maison zurichoise mise à sa disposition par Otto Wesendonck, découvre L’Introduction à l’histoire du Bouddhisme d’Eugène Burnouf (oeuvre parue en 1844). Immédiatement après, comme éveillé par la sensation d’une nouvelle révélation spirituelle – ou du moins, à ce stade, intellectuelle – et pour épancher sa nouvelle soif d’une connaissance qu’il souhaite approfondir, Wagner lit rapidement l’oeuvre de l’un de ses compatriotes allemands traitant du même thème : La religion de Bouddha et sa genèse (Die Religion des Buddha und ihre Entstehung) de Carl Friedrich Köppen. Mais si Wagner fut profondément marqué par l’étude de Burnouf, le second ouvrage lui déplaît fortement ; il qualifiera celui-ci de “livre peu édifiant”. C’est à partir de ce moment précis que l’Inde et ses philosophies commencent à hanter l’esprit de Wagner. Et pour longtemps… puisqu’elles ne le quitteront plus.
Notons au passage que les conversations avec son beau-frère, Hermann Brockhaus, qui avait alors contribué à une révision et partiellement traduit des compilations de contes hindous, Kathasaritsagara, ont peut-être également encouragé l’intérêt de Wagner pour la littérature indienne.
D’autant plus que celui-ci analyse ces dernières par le prisme de la philosophie de Schopenhauer, (Le Monde comme volonté et comme représentation), l’oeuvre dont il dira souvent que ce fut celle qui inspira toute sa production, et dont il fera une lecture aussi frénétique que émerveillée. Cette lecture – quasi concomitante donc avec celle des textes hindous – se révèle comme étant la clef qui lui permettra de mieux comprendre la substance première des écrits de Burnouf.
Wagner sera profondément marqué par ces révélations spirituelles.
Des révélations qui allaient profondément naturellement marquer son oeuvre dramatique. À partir de ce moment, le bouddhisme agit comme dans le sur-moi de Wagner pour donner une nouvelle dimension à l’auteur de Tannhäuser et de de Lohengrin. En mai 1856, Wagner exprime pour la première fois son désir de composer une oeuvre sur le thème d’un épisode de la vie de Bouddha. Le drame est basé sur une légende que le compositeur a trouvée dans le livre d’Eugène Burnouf. Et très vite, le projet prend le titre des Vainqueurs.
Ce projet, qui ne dépassera donc jamais le stade de l’esquisse, fut jetée par Wagner sur le papier le 16 mai 1856 précisément. Wagner est alors en train d’achever la composition de La Walkyrie et de débuter celle de Siegfried.
Et ces Vainqueurs, cette quête que l’artiste ne saura jamais définitivement remporter, et qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie, ces Vainqueurs ne laisseront aucun répit au génie créateur de Wagner, se rappelant sans cesse à lui : comme à la veille de sa mort, Wagner aurait paraît-il exprimé le souhait d’émigrer vers l’île bouddhiste de Ceylan pour y terminer ses jours (sources rapportées par son entourage et donc, néanmoins sujette à caution)
Il est pour le moins intéressant de s’interroger sur la raison pour laquelle Wagner ne gagna jamais ses précieux Vainqueurs.
Dans le journal de Cosima, nous trouvons une conversation du 23 novembre 1873 dans laquelle Wagner déclare qu’il a écrit Parsifal à 70 ans et qu’il aimerait écrire l’opéra de Bouddha … à 80. Histoire de gagner du temps sur un projet qu’il devinait qu’il allait le dépasser ?
Extrait du Journal de Cosima Wagner
Dimanche 23 novembre
“Le soir R. nous lit son esquisse des Sieger c’est splendide. J’espère que le Dieu qui me protège permettra qu’il crée aussi cette œuvre, Dieu m’écoutera, je veux, je voudrais l’y forcer par les prières que sont mes actes!… Nous lisons la Légende primitive dans Burnouf. R. me dit qu’à soixante-dix ans, il écrira Parsifal, à quatre-vingt, les Sieger, je lui dis : soixante-cinq et soixante-dix ; il me dit, oui, si mon esprit timoré n’y met pas obstacle et si je laisse terminer rapidement la maison. Nous rions et je continue de refouler mes larmes”
Malgré une volonté tenace et qui remonte à l’époque des grands projets d’opéras historiques (Jésus de Nazareth, Frédéric de Barberousse…), soit les années de « révolution engagée » (Dresde, 1848-49), et toute la vague des drames musicaux « éclairés » par une dimension spirituelle voire mystique – qui aboutira à Tristan, et trouvera son parachèvement dans Parsifal, en passant par les différentes esquisses puis versions remaniées du Ring.
Malgré cette volonté, Wagner a toujours semblé « remettre à plus tard » son projet d’opéra bouddhiste, comme si la quintessence même du message que le compositeur de Parsifal aurait souhaité mettre en drame musical scénique lui aurait toujours échappé. Comme si le bouddhisme, ou du moins les préceptes du bouddhisme tels que Wagner les admirait (jusqu’à en pratiquer certains : l’ascèse), étaient incompatibles avec sa nature et sa culture occidentale.
Il suffit de revenir au Journal de Cosima pour tenter de trouver également les raisons de la réticence de Wagner à écrire cet opéra sur un fragment de la vie de Bouddha.
Premier point : Richard Wagner admet qu’il manque de l’intuition sensuelle de la vie indienne. En tant qu’artiste, cependant, il doit avoir une impression sensitive des lieux et de la pensée hindouiste pour pouvoir composer avec le plus de réalisme possible monde lointain et étranger. De plus, le compositeur avait déjà exprimé dans Parsifal ce qu’il souhaitait apporter à la scène de la pensée bouddhiste (les premiers brouillons pour les deux pièces sont tout à fait concomitants et datent de la même époque, soit vers 1856/1857). Mais pour que Parsifal résonne de manière christique, il fallait utiliser les symboles comme ceux de la coupe du Graal ou bien encore de la Colombe, eux bien connus du public européen, pour faire admettre la dimension spirituelle, si ce n’est mystique de son oeuvre. Enfin, l’idéalisme de Wagner participant de l’ascèse et le dépassement de soi, comme le recommandait Bouddha ; en tant qu’artiste mais également être humain (et animé par la personnalité particulièrement hédoniste et jouissive de la vie qu’on lui connaît), notre homme ne pouvait pas vivre un tel précepte au quotidien.
Tout cela pour en arriver à la conclusion que, pétri de doutes, Wagner avait toujours l’idée de dépasser son dernier travail avec une composition encore plus aboutie, celle qui se révélera finalement être son “éternel inachevé”.
Il est toutefois intéressant de noter que Wagner, d’une part, cultive sans équivoque une vision du monde bouddhiste telle qu’il l’a apprise de ses lectures, d’autre part, il se rend régulièrement à l’église avec sa famille dont il a toujours reçu les saints sacrements. En ce sens, Wagner mérite une fois encore son titre de pionniers d’une certaine forme de «double nationalité religieuse». Combien d’âmes aujourd’hui à sa suite s’en réclament également ?
Profondément influencé par la pensée bouddhiste tout en vivant dans le symbolisme chrétien, cette contradiction par laquelle Wagner va vivre son expérience de vie humaine Une contradiction ou la démonstration d’un génie intégrateur ? Cette capacité de synthèse est-elle par ailleurs l’une des raisons du charisme de Wagner ?
Attardons-nous un instant sur la portée de ces révélations spirituelles dans ce que l’on peut appeler la deuxième partie de l’oeuvre dramatique du compositeur.
A cette période de sa carrière, rappelons que Wagner tente de rassembler ses esprits tout comme les projets qu’il a entrepris d’écrire et de composer : le poème du Ring est achevé (dans sa première version), le compositeur est en phase de composition de L’Or du Rhin puis de La Walkyrie lorsqu’il est brusquement interpellé par un opéra de « commande » (ce qui deviendra Tristan et Isolde).
Alors que le compositeur est saisi par le choc de ses lectures et de ses révélations, le poème de la Tétralogie lui apparaît sous un jour nouveau. En effet, nombre de ses incompatibilités avec l’expression de la foi – jusqu’alors éclairées par les lumières seules du christianisme – , vont pouvoir trouver une nouvelle « porte de sortie ». Pour Wagner même dans ce qui apparemment aurait été d’inspiration la plus chrétienne (Parsifal) possible, il n’est peu à risquer de parier que le seul projet tangible et sur laquelle le compositeur peut espérer source de revenus (matériels mais également de reconnaissance et d’adhésion immédiate du public) demeure … Tristan.
Espérer combiner Tristan, la légende celte aux racines profondément occidentales avec l’éclairement du Bouddha ? A priori, le projet relève de la gageure.
Pourtant, comme on le sait, Wagner, tout frais sorti de ses lectures traitant du rapport de l’individu avec le monde (Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, mais également la découverte de la philosophie de la métempsychose), Wagner réussira cette somptueuse et galvanisante extrapolation/sublimation du mythe celte vue par le prisme des philosophies indo-occidentales qu’il vient d’assimiler. Les personnages de Tristan, Isolde dépasseront leur condition d’amants maudits, après avoir quitté leurs faux egos, leurs souffrances réciproques nées de leurs volontés de paraître, d’exister, et de leurs haines futiles, pour accéder à celle de reflets de l’Univers (« Et moi-même suis-je alors le Monde ? »).
Par l’amour, les héros se fondent avec la nuit, seule dimension par laquelle ils peuvent accéder à la transformation spirituelle de la transfiguration. C’est le dépassement de l’individualité et la réalisation de l’union mystique.
Mais il ne peut nous échapper qu’un sentiment – nouveau dans l’oeuvre wagnérienne depuis Lohengrin – domine avec puissance toute l’oeuvre : c’est le dépassement de la résignation (ou l’acceptation du renoncement) cette nouvelle composante qui devient indissociable de la pensée et du drame wagnérien :
– les personnages de Tristan et Isolde, qui vont dépasser l’état de résignation pour accomplit leur destinée dans une sorte de communion ultime avec le “grand Tout” (l’univers au sens large) ;
– ou bien encore le renoncement de Hans Sachs, magnifié dans le prélude de l’acte III des Maîtres chanteurs de Nuremberg ;
– la résignation du Wanderer qui ne peut qu’accepter la toute puissance de la destinée, Siegfried brisant en deux sa lance…
– et, enfin, la première rédaction de Parsifal qui se termine sur ses paroles significatives : “Grande est la force du désir, plus grande encore est la force du renoncement.”
Rappelons-le : la révélation du bouddhisme chez Wagner précède juste de quelques mois à peine la conception et la composition de Tristan. Et, naturellement, quand on sait le rôle de Mathilde Wesendonck dans cette épopée qui dépasse les limites de l’art (dans son acceptation traditionnelle) et emprunte à la métaphysique, elle seule, la Muse de Tristan, tout comme elle est également celle des Vainqueurs, sera la confidente et le témoin des révélations spirituelles qu’aura Wagner à cette époque, tout comme le cheminement de pensée de l’artiste qui le conduira aux Vainqueurs.
En témoigne une lettre – de Richard à Mathilde, en date du 5 octobre 1858 – un monument du genre et dans laquelle Wagner, avec la fougue habituelle qui caractérise sa plume surtout lorsqu’il s’adresse à Madame Wesendonck, expose à celle-ci la nouvelle dimension spirituelle que ses lectures autour du bouddhisme lui ont révélée, le développement par lui-même du message contenu dans l’esquisse des Vainqueurs et qui dès lors s’impose comme une série d’évidences, Richard invitant enfin Mathilde à endosser la personnalité de l’héroïne hindoue, pendant que lui, le héros naturellement, achève cette missive dans une profusion d’exclamations des plus emphatiques. Et que l’on retrouvera quasiment telles quelles dans les vers du duo d’amour entre Tristan et Isolde.
Avant cette formidable transfiguration du mythe de Tristan, la fameuse deuxième version de la fin de L’’Anneau du Nibelung, écrite par Wagner en 1856 sous l’influence du bouddhisme, montre le désir associé à l’amour, une souffrance non seulement des interprétations bouddhistes, mais aussi de Wagner. Sa propre expérience de vie a laissé de profondes traces. Dans cette deuxième version, Brünnhilde annonce qu’elle a vaincu ses désirs et ses illusions et acquis des connaissances. Comment ? Par compassion («plus profonde compassion» du «mineur en deuil»). Car surmonter l’illusion (avidya, moha) est le thème central du bouddhisme.
Compréhension, conception, adaptation -sans nul doute- car Wagner n’a pas hésité à adapter le bouddhisme à ses propres vues et désirs (sur la base de l’interprétation de Schopenhauer).
Et le bouddhisme – sans doute plus que Les Vainqueurs à proprement parler – de s’imposer comme sujet de conversation aussi fréquent que régulier. Même en ces années 1881-1882 où toute la maison Wahnfried vit au rythme des répétitions – particulièrement éprouvantes – de Parsifal, Cosima de rapporter que le compositeur qui s’est sans doute approché le plus près du Saint Graal, ne peut s’empêcher d’entretenir famille comme amis ou simples visiteurs, de son admiration pour les différentes voies que le bouddhisme lui aura fait entr’apercevoir.
Dans leurs écrits intimes respectifs, le couple va jusqu’à annoter quelques remarques sur le changement dans leurs modes de pensée et se pencher sur leurs passés respectifs avec un nouveau regard.
Cela nous donne une appréciation plus précise des idées religieuses de Richard Wagner à la fin de sa vie.
Petite précision :
Certes, Richard et Cosima ont souvent discuté du bouddhisme et du brahmanisme en relation avec l’Inde, et sans doute avec le projet des Vainqueurs.
Mais il apparaît légitime de se poser la question : “Qu’en est-il exactement du bouddhisme wagnérien ?”
Les connaissances que Wagner a lui-même de l’Inde et de ses philosophies sont par nature indirectes, mêlant récits de voyages, contes populaires, études textuelles sur le bouddhisme, essais philosophique et autres sources…. Le tout baignant dans le fantasme exalté et inspiré d’un regard romantique sur l’Inde. Souvent, la différence entre la religion brahmanique et le bouddhisme n’était pas claire et même le bouddhisme pali n’était pas vraiment connu. Wagner a découvert pour la première fois l’étude détaillée du Bouddha par Oldenberg un an avant sa mort. Wagner appréciait la sagesse philosophique et esthétique de cette vision du monde indienne et la comparait au christianisme. Il était particulièrement attiré par l’éthique de la compassion, «karuna». Le bouddhisme et le brahmanisme ont servi à Wagner de modèle de contraste pour critiquer le christianisme et le développement culturel européen. Il s’agissait principalement de critiquer le matérialisme occidental et le réductionnisme dans le contexte d’une spiritualité indienne holistique.
Les rapports de Cosima, dans son Journal, témoignent notamment de la préoccupation intensive du bouddhisme par Wagner. Le 27 septembre 1882, presque cinq mois avant la mort de Wagner, elle note :
“Nous parlons en ce moment presque sans cesse de Bouddha ; il m’a dit récemment qu’il y aurait été impossible d’écrire une œuvre sur lui s’il lui avait fallu manier des fleurs de mango et de lotus”.
Et le 1er octobre :
“R. dit que le bouddhisme lui-même est la fleur de l’esprit humain, en comparaison de laquelle tout ce qui a suivi n’est que décadence est contre laquelle le christianisme est apparu par une sorte de compression. Le bouddhisme témoigne d’une force extraordinaire et juvénile humain, non sans ressemblance avec l’état dans lequel le langage a été inventé »
Ces notes dans le Journal de Cosima, tout comme une part de la correspondance de Wagner montrent que ce dernier n’hésite pas à comparer à plusieurs reprises le christianisme au bouddhisme. Il aime particulièrement le bouddhisme, qu’il n’y a pas d’église et pas de contrainte, pas de culte, seulement le repentir et les bonnes œuvres. Le christianisme doit concurrencer le bouddhisme, dit Wagner. Mais cela nécessite qu’il se libère de ses plus grandes erreurs. Ce sont : son organisation ecclésiastique et son orientation dogmatique.
En guise de postlude, nous indiquons que si Wagner ne vit jamais – et pour cause – ses chers Vainqueurs sur scène ni même ailleurs ou autrement que dans son esprit de son propre vivant, il vint à l’idée d’un compositeur contemporain, Jonathan Harvey (compositeur anglais né en 1939), de reprendre (en partie) le projet du compositeur de Parsifal : ainsi fut conçu, composé puis créé en 2007, la pièce Wagner Dream, opéra sur un livret de Jean-Claude Carrière. Le but n’est pas des moins intéressants : car en effet, au-delà d’imaginer et de composer d’après l’esquisse que Wagner laissa, le compositeur et son librettiste imaginèrent une action qui fait s’entrelacer les événements bien réels de la dernière journée de vie de Richard Wagner avec quelques-uns des réminiscences extraites de l’esquisse pour les Vainqueurs.
Wagner Dream fut créée au Grand Théâtre de Luxembourg en avril 2007, avant d’être présentée au Westergasfabriek d’Amsterdam, dans une production de Pierre Audi pour De Nederlandse Opera qui en avait formulé la commande. Pour renforcer l’ambivalence entre le quotidien “allemand” de Wagner et ses aspirations “bouddhistes”, l’allemand était utilisé pour le texte parlé tandis que les personnages bouddhistes chantaient en pali.
La première britannique de l’oeuvre eut lieu au Barbican Centre sous forme concertante à Londres le 29 janvier 2012. La première représentation britannique de la version mise en scène fut donnée le 6 juin 2013 au Wales Millennium Centre Cardiff par le Welsh National Opera, dans la mise en scène de Pierre Audi.
NC