LE VAISSEAU FANTOME (Der Fliegende Holländer) WWV63 : DES SOURCES DU HOLLANDAIS VOLANT À L’ORIGINE DU MYTHE WAGNÉRIEN

L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

LE VAISSEAU FANTOME, WWV63

Der Fliengende Holländer, WWV63

LES ARTICLES THEMATIQUES

DES SOURCES DU HOLLANDAIS VOLANT À L’ORIGINE DU MYTHE WAGNÉRIEN

par logo_cercle rw Bernard REYDELLET

 

Le Hollandais Volant tient dans l’œuvre de Richard Wagner une place tout-à-fait particulière, puisque c’est le premier des dix opéras que l’on peut qualifier d’authentiquement wagnérien. C’est en effet le premier où l’auteur présente une réelle maturité musicale, où il se dégage  complètement des influences antérieures et où l’on commence à découvrir cette mélodie  continue qui fait fi des découpages artificiels de l’opéra de l’époque. Et c’est aussi l’une des premières œuvres où se fait jour l’exploitation dramatique de la mythologie, exploitation qui deviendra la caractéristique la plus marquée de ses drames  lyriques ultérieurs.

C’est ce deuxième point que nous allons étudier ensemble, pour essayer de dégager les  grandes lignes du mythe ici développé; ceci nous permettra d’ailleurs de découvrir que le Hollandais Volant regroupe, en un saisissant résumé, toutes les sujets de réflexion ultérieurs du Maître de Bayreuth.

D’après les exégètes de la pensée wagnérienne qui se livrent à une certaine mythologie comparée, le mythe du Hollandais Volant apparaît historiquement aux alentours du XVIème siècle, à la suite de l’événement considérable que fut, pour l’exploration mondiale, le  franchissement du Cap de Bonne Espérance. Le rapprochement est, en effet, fort judicieux car  les circonstances historiques de cet événement furent assez dramatiques. Magellan ne l’avait-  il tout d’abord pas nommé “Cap des Tempêtes” pour rappeler dans quelles conditions de  navigation dangereuses il avait été franchi ? Ces circonstances ne sont pas sans rappeler les  termes de la ballade de Senta au deuxième acte.

“Bei bösem Wind und Sturmes Wut
umsegeln wollt’er einst ein Kap ;
er schwur und flucht’ mit tollem Mut :
“In Ewigkeit lass ich nicht ab !”
(“Par mauvais vent et fureur de tempête
il voulut un jour doubler un cap ;
il jura et fit un serment d’une folle audace :
“De l’éternité, je ne renoncerai pas !”)

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La Ballade de Senta (acte II), ici interprétée par Lisbeth Balslev au Festival de Bayreuth, mise en scène d’Harry Kupfer (1978)

L’audace extrême de ce Hollandais, dont le nom serait d’ailleurs “Van der Decken” pour  les fanatiques de l’état civil, rejoint alors l’orgueil pur. Cet homme qui ne recule devant aucun  sacrifice, voire aucun sacrilège, pour assouvir sa recherche de nouveauté figure bien un  personnage classique de la civilisation occidentale : le pionnier, l’explorateur, le missionnaire,  bref, celui qui ose aller de l’avant, là où personne n’a encore mis le pied !

Wagner comparera  d’ailleurs lui-même son noir héros à un Christophe Colomb en négatif.  Ce type de personnalité est à la source d’une situation conflictuelle classique : faut-il  favoriser le développement et sacrifier au culte de la nouveauté à tout prix et dans tous les  domaines, ou faut-il consolider les acquis au profit de la stabilité et de la richesse de la  civilisation. Vaste problème qui, sous quelque forme qu’il se manifeste (querelle des anciens et  des modernes, développement économique continu ou croissance zéro, novation pédagogique  ou consolidation des acquis. etc…) , est encore bien loin d’être réglé dans notre monde moderne.

Dans ce contexte philosophique et quasi-sociologique, ce mythe doit être relié â tous les  mythes prométhéens classiques : le pionnier arrache au monde hostile ses secrets et ses  merveilles, au risque de se perdre lui-même, au risque de subir les éternelles conséquences de  son audace d’un instant. Cette version océanique du mythe prométhéen connut diverses transcriptions et variations plus ou moins littéraires, plus ou moins colportées de bouche à oreille dans le milieu  maritime. Wagner, au cours d’une tempête lors d’un voyage en mer, put lui-même constater que  la croyance dans les pérégrinations éternelles des vaisseaux fantômes étaient bien encore ancrée  dans l’esprit des marins de son époque.

Un tel mythe qui, en plus de trois siècles, perdure, se développe, et s’enrichit même,  possédait donc un pouvoir suffisant sur l’inconscient collectif pour intéresser l’esprit toujours  curieux de ce compositeur débutant en quête de quelque sujet original.  Conformément à ce qui devint ultérieurement une habitude, Wagner en profita pour  accentuer certains traits du personnage et sélectionner les éléments qui, dans l’histoire, lui  paraissaient les plus significatifs. Il s’en expliquera d’ailleurs lui-même plus tard dans son ouvrage Une communication à mes amis.  Écoutons le donc.

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Une Communication à mes amis, par Richard Wagner

“La figure du Hollandais Volant est une création poétique et mythique du  peuple. En lui s’exprime avec une saisissante énergie un des traits primitifs de l’être humain. Ce  trait est, dans sa signification la plus générale, l’aspiration au repos après les tempêtes de la vie. Dans la sérénité du monde hellénique, nous la trouvons dans les erreurs d’Ulysse, dans sa  nostalgie de la patrie, de la maison, du foyer et de la femme, de tout ce qu’i1 y a de réellement  accessible au fils joyeux de l’antique Hellas et qui est, finalement, possédé par lui.

Le christianisme, qui n’a pas de patrie terrestre, incarna ce trait dans la figure du Juif Errant : cet éternel voyageur, toujours sans but et sans joie, condamné à une vie pire que la mon  où ne fleurit aucun espoir de rédemption terrestre; il ne lui restait plus qu’un seul désir : l’aspiration à la mort, une seule espérance, la perspective du néant.

A la fin du Moyen-âge, une  impulsion nouvelle, active, emporta les peuples vers la vie ; au point de vue de l’Histoire universelle, cette impulsion se manifesta avec le plus grand succès dans les voyages et les découvertes.

La mer devint alors le sol de la vie, non plus la petite mer intérieure du monde hellénique,  mais l’océan, ceinture du monde. Alors, c’est la rupture avec le monde antique, le désir d’Ulysse de revoir sa patrie, son foyer et sa femme, après s’être élargi dans les souffrances du Juif Errant  jusqu’au désir de la mort, s’accrut encore jusqu’à l’aspiration vers quelque chose de nouveau, d’inconnu, d’invisible encore, mais pressenti. Ce trait de caractère, si extraordinairement  agrandi, nous le trouvons dans le mythe du Hollandais Volant, cette légende du peuple  navigateur enfantée à l’époque historique des voyages de découvertes. Nous trouvons là, mis en oeuvre par l’esprit du peuple, un remarquable mélange du caractère du Juif Errant avec celui  d’Ulysse.”

Comme vous pouvez le constater, l’explication est très riche, souvent elliptique, mais  toujours reliée à une idée synthétique et précise, si ce n’est exacte, de l’évolution humaine. “L’aspiration au repos, après les tempêtes de la vie”, exprimé dans le mythe hellénique  d’Ulysse, se serait donc trouvée exacerbée jusqu’à l’aspiration au repos éternel, c’est-à-dire la  recherche du “néant”, du “non-être” absolu.

Force nous est de reconnaître qu’un certain télescopage s’était produit entre le mythe originel et une espèce de “mal du siècle” présent dans l’ambiance psychologique de l’époque : la recherche de la mort ainsi que l’exprime fort bien le monologue du Hollandais au premier acte :

“Wie oft in Meeres tiefsten Schlund
strürzt ‘ich voll Sehnsucht mich hinab :
doch, ach ! den Tod, ich fand ihn nicht !”
(Que de fois, au gouffre le plus profond de la mer ;
je me suis précipité plein d ‘un nostalgique désir :
mais hélas ! La mort, je ne l’ai pas trouvée !)

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C’est le néant, le non-être absolu, l’absence totale de sentiment de conscience que  recherche effectivement Le Hollandais déçu par toutes ses tentatives de rédemption. En ce sens, le personnage se rapproche effectivement, comme le rappelle Wagner, d’un éternel maudit, le juif errant Ahasvérus dont le personnage fut fort en vogue dans la deuxième moitié du XIXème siècle.

Rappelons brièvement son histoire : dans une première version du mythe, ce serait un portier du grand Prêtre Caïphe qui aurait bousculé violemment Jésus au cours de son interrogatoire ; puis ce devint un juif, cordonnier de son état, qui aurait refusé au Christ, peinant sur son chemin de croix, le droit d’entrer quelques secondes dans sa maison pour se désaltérer. Quelle que soit son erreur, la mort a depuis refusé de lui accorder l’oubli de cette faute commise envers le Fils de Dieu et il erre, de pays en pays, dissimulant à l’aide d’un bandeau, suivant certains auteurs, une croix gravée sur son front ; son tourment ne prendra fin qu’avec le retour  du Christ, retour qui doit se produire à la fin de ce cycle de manifestation, c’est-à-dire lors de  ce qu’il est coutume d’appeler “la fin du monde”, ou “le jugement dernier.”  Ce personnage mystérieux dont l’existence historique du vivant de Jésus est absolument  incontrôlable, a cependant provoqué maints commentaires et suscité de nombreux ouvrages,  poèmes ou ballades.

Certains ont voulu y voir, non sans raison, un complément négatif, et donc fautif, de l’apôtre Saint-Jean l’Evangéliste. Rappelons en effet que ce dernier a accepté d’accueillir chez  lui, à défaut de Jésus, du moins la Vierge Marie, jusqu’à sa mort. D’autre part, l’auteur de  l’Apocalypse doit “demeurer jusqu’à ce que je revienne”, suivant les paroles mêmes du Christ  à Saint-Pierre. Autrement dit, Ahasvérus a raté ce que Saint-Jean a réussi ; le Juif Errant doit  témoigner de son erreur jusqu’à la fin du monde ; Jean l’Evangéliste de sa fidélité.

Enfin, comme pour entretenir encore plus la confusion, Gustave Meyrink, dans son  remarquable roman Le Visage vert, fait jouer au Juif Errant le rôle de médiateur universel  entre les hommes en recherche d’initiation et les forces magiques.

Suivant l’état d’esprit, égoïste ou altruiste, dans lequel s’effectue cette recherche, il se manifestera sous deux aspects différents:  le serpent primordial à visage d’homme qui vampirise progressivement l’énergie vitale de celui qui l’évoque, ou le vieil homme bienveillant qui guide et réconforte les pas du pèlerin.  Et puisque nous en sommes aux synthèses surprenantes, nous ne manquerons pas de noter que Richard Wagner en a lui aussi réalisé une, consciemment ou non, en la personne de Hans Sachs : un cordonnier qui se prénomme Jean et qui se lamente de devoir payer éternellement la faute originelle d’Eve en travaillant le cuir depuis la fuite du Jardin d’Eden ! Mais quittons ces voies de traverse pour revenir à notre sujet, pour lequel il me semble  toutefois bon de rapprocher Ahasvérus, et par là même Le Hollandais, de deux personnages wagnériens ultérieurs fort importants :
– d’une part Kundry qui subit une malédiction identique ; le navigateur et le cordonnier  maudits fuient tous deux “la malédiction qui, sans fin, me tourmente à travers le sentiment  d’être !” (den Fluch, der mich endlos durch das Dasein quält !) pour reprendre les paroles mêmes de l’héroïne de Parsifal.
– d’autre part, Tristan dont l’existence, entièrement placé sous le signe et la couleur de la  mort, appelle de tous ses vœux le néant et le repos éternel pour calmer la déchirure béant au sein même de son âme tourmentée.

Nous voilà donc plongés, avec le personnage du Hollandais Volant, dans ce qui deviendra  l’un des problèmes majeurs évoqués dans l’oeuvre wagnérienne : celui de l’être et du néant,  problème illustré par les jeux d’ombres et de lumière plus ou moins compréhensibles, mais  toujours dramatiques. de la vie et de la mort.

Notons cependant quelques traits précis qui différencient ces personnages mythiques.

Tout d’abord, contrairement à Kundry qui a ri de Jésus sur son chemin de croix,  contrairement à Ahasvérus qui brutalisa ou refusa d’héberger un court instant le même  personnage, ce n’est pas un acte particulier qui est reproché au Hollandais ; ce n’est pas le fait  d’avoir franchi le fameux cap qui lui vaut sa malédiction. Ce sont ses propos, son serment “De  l’éternité, je ne renoncerai pas !” qui ont entraîné son tourment. Il faut d’ ailleurs reconnaître qu’il s’est ainsi fait son propre bourreau puisque Satan n’a fait que prendre “au pied de la lettre” son propos !

Par cette condamnation fondée sur de simples paroles, le mythe du Hollandais Volant est là pour nous rappeler deux particularités humaines que nous avons un peu trop tendance â perdre  de vue.  Tout d’abord, les propos que nous proférons ne doivent pas être pris à la légère: nous  restons responsables de leurs implications et de leurs conséquences, quelque forme que prennent  ces dernières.

Il y a d’ailleurs derrière cette affirmation bien plus que ce dont nous sommes  objectivement conscients, c’est-à-dire les effets immédiats et logiquement prévisibles de nos  paroles. Il y a aussi toutes les résonances occultes et pourtant puissantes du Verbe, Verbe Créateur dont nous sommes, que nous le voulions ou non, dépositaires en tant qu’hommes.

Nos paroles nous engagent, sans doute, bien au-delà de ce que nous percevons par la  simple raison; bien au-delà même de ce que nous pressentons par notre sensibilité psychologique. Le développement excessif des moyens de communication et d’expression nous a donné  la mauvaise habitude de confondre verbiage et Parole; gavés que nous sommes de banalités  verbales multi-journalières nous ne sommes même plus aptes à discerner le vrai du faux, l’essentiel du superflu, et le bon sens du délire !

Notre civilisation dite “médiatique” a tellement banalisé la parole, la musique et l’image  que nous sommes tout surpris lorsqu’on nous rappelle que ce bouleversement dans notre manière  de vivre ne date finalement que de quelques décennies. Ne pas pouvoir écouter, à tout moment et dans de parfaites conditions de reproduction, notre musique favorite, nous semble relever de  la préhistoire culturelle. Et comme nous manquons de recul, les conséquences psychiques de  cette orgie audio-visuelle ne se sont pas encore beaucoup faits sentir. On ne saurait jouer  impunément avec les moyens de communication car la banalisation excessive du verbe entraîne  une insensibilisation progressive aux idées exprimées.

Ainsi, lorsque nous examinons, en homme moderne qui en a vu et entendu bien d’autres,  les propos du Hollandais, propos qui ont entraîné sa condamnation, on ne peut manquer de  sourire de la gravité de la punition ! Cela ne semble plus guère plausible dans notre monde  submergé de verbiage. On se plaît alors à se demander : que nous arriverait-il si Satan nous  prenait, nous aussi, au pied de la lettre en plein milieu d’une de ces conversations mondaines dont  la vie citadine moderne nous réserve les délices ? Peu de chance, cependant, vue la portée de nos propos courants, qu’on en fasse une œuvre de la tenue du Hollandais Volant !  Mais, à bien y réfléchir, et c’est le deuxième enseignement principal que nous pourrions tirer de cette damnation, les propos du Hollandais ne sont-ils pas effectivement très dangereux ?

Il prétend mettre sa volonté propre au-dessus de toutes les contingences extérieures, de  toutes les forces de la nature, de tous les obstacles qu’il rencontre. En somme, il prétend se  conduire comme un dieu tout-puissant, si ce n’est comme Dieu lui-même ! Or, notre volonté propre possède des limites, même si celles-ci se révèlent fort élastiques et extensibles ! Nul ne  peut repousser ces limites au~delà d’un certain seuil sans encourir des condamnations dépassant,  elles aussi, les normes usuelles; comme le dit si bien la sagesse populaire, lorsqu’on dépasse les  bornes, il n’y a plus de limite !

On trouve là encore une des préoccupations essentielles de l’œuvre wagnérienne ultérieure : les rapports qui existent entre l’expression de notre volonté propre et la volonté collective, les conflits que l’on peut rencontrer entre destin individuel et évolution générale de l’univers. La punition subie par le Hollandais qui a voulu imposer, envers et contre tout, sa volonté propre aux éléments déchaînés le rapproche alors de Wotan, dieu volontaire et terrible.

Et si le navigateur se voit puni de son audace, le dieu lui-même devra aussi céder le pas à la loi  de l’éternel renouvellement des êtres et des choses. Punition explicite dans le premier cas, destin  inexorable dans l’autre cas, la démonstration est la même: nul n’est apte, fût-il un dieu, à  s’opposer aux fonctionnement des mécanismes universels, lorsque ceux-ci relèvent d’intérêts supérieurs ! Chacun à sa juste place doit s’occuper de son royaume, sans empiéter sur les échelons  supérieurs qui lui sont éventuellement sensibles. En engageant ainsi complètement sa volonté propre dans la réalisation immédiate d’une  action, somme toute gratuite, c’est sa part d’éternité que le Hollandais a mise enjeu. Refuser de céder aux contraintes extérieures de la tempête est un acte de même nature que l’obstination qui nous fait refuser le pardon. En somme, c’est l’expression particulière d’un mécanisme plus général : celui du refus systématique utilisé pour exprimer son individualité face au reste de  1’univers. Et c’est, finalement, ce principe général du refus engendré par l’orgueil qui est  condamné à travers les propos du Hollandais ! Mais quoiqu’en pense cet obstiné, Dieu est d’abord “amour pour la créature” et l’ange annonciateur ne lui a pas menti en lui indiquant la forme que prendra sa rédemption personnelle.  Et c’est ici la deuxième différence essentielle qui existe entre les personnages Kundry, Ahasvérus et le mythe du Hollandais : cette possibilité de rédemption dont peut bénéficier le navigateur.

Écoutons à nouveau Wagner dans sa Communication à mes amis.

Unknown-19En punition de son audace, le diable (qui symbolise visiblement ici l’élément des flots  marins et des tempêtes) a condamné le Hollandais à errer éternellement sur la mer. Il aspire, tout comme Ahasvérus au terme de ces souffrances, à la mort ; mais le Hollandais peut obtenir cette délivrance, interdite au Juif Errant, par une femme qui se sacrifie par amour pour lui ; ainsi le désir de la mort le pousse-t-il à chercher cette femme ; mais ce n’est plus la Pénélope d’Ulysse,  gardienne du foyer et déjà entourée de prétendants; c’est la femme en général, la femme encore  absente, désirée, pressentie infiniment femme, pour tout dire en un mot: la Femme de l’Avenir.

Tel était ce Hollandais Volant qui surgit devant moi avec une insistance et une force  cl’ attraction, si fréquemment, au milieu des flots bourbeux de ma vie; et ce fut le premier poème  populaire qui me pénétra profondément dans le cœur, et m’obligea comme artiste à lui donner la précision de la vie dans une œuvre d’art.”

Le Hollandais peut donc être sauvé par l’amour rédempteur d’une femme, par sa fidélité  totale et parfaite. A l’orgueil du conquérant et à la volonté poussée jusqu’à l’entêtement destructeur s’opposent alors la confiance et le don total de soi que va réaliser la “femme de  l’avenir” en acceptant de prêter ce serment.

On peut d’ailleurs remarquer que, si la malédiction fut décidée sur de simples paroles, dans ce deuxième volet du marché que forme la rédemption, Satan ne s’en contente plus ; il lui faut aussi et surtout des actes ! L’engagement verbal doit être suivi d’effets durables; sinon, c’est  la damnation éternelle que récupère – à titre de prime d’infidélité en quelque sorte  ! – la  malheureuse. Il est bien connu que le diable, comme les banquiers d’ailleurs, ne prend jamais  de risque dans la conclusion de ses marchés et il ne lâchera pas l’âme du Hollandais contre une  vague promesse.  C’est donc son être tout entier, en ce qu’il a de plus intérieur et de plus éternel, que doit engager Senta. Engagement que les “simples” mortels comme Erik jugeront dément et disproportionné ; car ce don est d’autant plus total qu’il est totalement gratuit, suscité par la seule  compassion et le désir de «bien faire››, à condition de redonner à cette expression son sens le plus fort.

Rendu sage par la compassion, le pur et simple en esprit !
(Durch Mitleid wissend, der reine Tor) (Richard Wagner, Parsifal)

 

PARSIFAL gen reh; Royal Opera House; Covent Garden, London, UK; 27 November 2013; Amfortas: GERALD FINLEY (left); Titurel: ROBERT LLOYD (rt); First Knight: DAVID BUTT PHILIP (centre rt); Second Knight: CHARBEL MATTAR (centre left); Conductor: ANTONIO PAPPANO; Director: STEPHEN LANGRIDGE; Designs: ALISON CHITTY; Lighting design: PAUL PYANT; Movement: DAN O’NEILL Video designs: THOMAS BERGMANN and WILLEM BRAMSCHE; RENATO BALSADONNA - chorus master; Photo credit: © CLIVE BARDA/ArenaPAL;

« Durch Mitleid wissend, der reine Tor » (Parsifal, ici dans la mise en scène de Stephen Langridge, Royal Opera House Covent Garde, Londres, 2013)

Nous rejoignons là les hauteurs spirituelles de Parsifal où la compassion, moteur et source de toute rédemption, permet à l’homme sauvé d’assumer à nouveau sa place exacte dans  l’économie universelle. Autrement dit, Senta assumant la rédemption du Hollandais annonce Parsifal prenant en charge la faute d’Amfortas.

Mais ici, c’est l’image de la femme qui l’emporte et. avec elle, un déroulement particulier  de Faction rédemptrice.

Au contraire de Parsifal qui voit d’abord la souffrance sans comprendre son rôle, Senta percevra intuitivement la marche à suivre à la seule évocation de la légende et de son malheureux  héros. Dans ce cadre, la ballade de Senta est bien plus qu’un morceau de bravoure vocal, bien plus qu’un simple “rappel du problème posé”. C’est aussi l’expression du cheminement  intérieur de 1’héroïne qui aboutit à la prise de conscience incontournable : cette femme rédemptrice, c’est elle.

Il n’y a, dès lors, plus rien à dire contre cette farouche détermination : Marie et les jeunes  fileuses, témoins de cette conversion définitive en sont d’ailleurs fort troublées. Et ce n’est pas  Erik qui saura contrecarrer ce dessein : au contraire, il lui apporte, par le récit de son rêve, un  élément de confirmation de sa destinée. L’arrivée immédiate du Hollandais contraint Senta à ne  plus réfléchir : elle agit sous le coup de sa détermination et le mécanisme rédempteur est alors  en marche, malgré l’opposition du chasseur et les doutes mêmes du navigateur éternel.

Au passage, on ne manquera pas de reprocher à l’auteur de s’être fait, une fois de  plus, le chantre d’un certain “égoïsme masculin”. Senta sacrifie sa jeunesse, toutes ses perspectives de bonheur terrestre à la rédemption du Hollandais. N ‘est-ce pas l’expression  sournoise du besoin invétéré qu’éprouve l’homme de sacrifier le destin de sa compagne à son  seul bonheur? On peut même, à la limite, y voir le désir de l’artiste de sacrifier le bonheur de ses  proches à la pérennité de son oeuvre!  Dans ce cas particulier, les détracteurs en seront toutefois “pour leurs frais”.

D’une part, Senta sacrifie son bonheur terrestre, mais son âme accompagne celle du Hollandais lors de son ascension: elle ne se perd donc pas “corps et âme”, mais bénéficiera au  contraire d’une éternité de béatitude.

D’autre part, il serait injuste de prétendre que le Hollandais a joué ou abusé de son charme  personnel ou d’une quelconque fascination exceptionnelle pour arriver à ses fins ; Senta a décidé  seule et librement de son destin et la seule audition de la ballade l’avait presque totalement  convaincue. C’est donc une femme libre qui st volontairement et par compassion sacrifice.

Non pour le simple bonheur, mais pour la rédemption du Hollandais. On pourrait, au contraire.  trouver que l’auteur donne à cette femme un rôle de première qualité et d’extrême importance!  Cette femme rédemptrice, c’est évidemment déjà l’image de la femme éternelle et pourtant encore à venir, image qui poursuivra Richard Wagner pendant la majeure partie de son  existence.

Est-ce une simple image positive du négatif judéo-chnétien personnage d’Eve, l’incitatrice au péché, comme le diront certains ? Est-ce un simple refuge dans une image idyllique opposée aux femmes réelles et aux  exigences d’une morale mal vécue dans la vie quotidienne par l’auteur, comme le prétendront d’autres ! Nous préfèrons penser qu’il s’agit d’une intuition remarquablement exacte du rôle capital de  la femme dans l’économie de la Grâce et de la Révélation.

Car Senta s’inscrit en alpha d’une lignée fructueuse dans l’œuvre de Wagner, celle qui d’Elisabeth à Kundry en passant par la vierge guerrière Brünnhilde, magnifie le triple rôle de  l’archétype féminin dans1’économie universelle:

  1. Celui de la Mère, source de la vie terrestre
  2. Celui de l’Epouse, source d’Amour incarné et désincarné.
  3. Celui de Messagère Rédemptrice, Messagère du Graal, source d’Espoir et de Vie éternelle.  Senta incarne ici, en potentiel au moins, l’Épouse et, en actes cette fois, la Rédemptrice.

Elle se voue entièrement à cette tâche qui ne tolère aucun partage et sa vocation sera irrémédiable,  au grand dam de son compagnon humain, Erik.

Le dernier chant de celui-ci, où il lui rappelle  sa promesse implicite lors d’un court mais intense moment de bonheur terrestre, peut alors  s’interpréter comme un véritable “appel de la Terre”, comme l’ultime tentation de l’immobilisme humain que devra surmonter Senta pour échapper à la gravitation du monde ordinaire. Ce besoin bien humain de sécurité qu’elle devra abandonner pour se lancer dans le monde inconnu de la  foi et de la fidélité absolue.  Dans ce contexte philosophique et religieux, voire mystique, il est permis de s’interroger  sur le sens véritable que l’on peut donner à l’errance du navigateur sur l’océan, errance  entrecoupée tous les sept ans, d’un séjour sur la terme ferme.

Je serais personnellement tenté de voir dans la durée de sept ans, l’accomplissement d’un  cycle parfait, d’un cycle universel fondamental. Et le parallèle avec le destin de Kundry nous suggère alors de parler de réincarnation, puisque Klingsor affirme à propos de l’éternelle  tentatrice : “Herodias warst du, und was noch ?” (Tu as été Hérodiade, et quoi d’autre encore ?)

Alors, le mythe du Hollandais Volant prend une dimension qui n’aurait, sans doute, pas déplu pas à Richard Wagner lui-même. C’est l’archétype, le schéma fondamental de l’homme  universel, déchu et tombé dans l’état de «péché» du fait de son orgueil démesuré ; ainsi plongé  dans les “chemins de l’errance”, pour reprendre l’expression chère à Kundry, et ballote sur l’océan de l’âme universelle, il ne lui reste plus que deux issues :

– Le néant et la disparition complète de son âme individuelle dans une refonte complète de sa personnalité, refonte qui ne peut intervenir que lors du jugement universel de ce cycle de  manifestation, ce que nous appelons la fin de notre monde.
– Le rachat de sa faute, obtenu lors d’ une incarnation sur la terre ferme, qui symbolise alors  notre univers matériel; et ce rachat, intégré dans un plan plus universel de rédemption par  l’amour, doit se faire grâce et par la fidélité d’une femme.

Combien de fois a-t-il cru aboutir, ou plutôt combien de fois ont-il cru tous deux aboutir à ce havre final de paix? Car on est alors en droit d’imaginer que Senta et le Hollandais, dans  le jeu de leurs existences successives, n’en sont pas à leur “premier essai” ! Et le magnétisme quasi extatique qu’exerce sur elle l’ancienne ballade n’est qu’une des  manifestations de sa prédestination personnelle, une des manifestations des souvenirs obscurcis  qui lui rappellent son inéluctable destin. Bien entendu, il s’agit ici d’une dernière interprétation toute personnelle et certains esprits  chagrins ne manqueront pas d’y retrouver les traces de mes ornières mentales habituelles !

La conclusion que nous pouvons tirer de cette rapide étude est pour le moins assez claire. Loin d’être une simple œuvre de jeunesse, secondaire et mal structurée, Le Hollandais Volant présente, pour la première fois réunie, toutes les particularités qui feront l’irremplaçable qualité des ouvrages wagnériens ultérieurs. La trame dramatique y est dense, significative et féconde ; les coups de théâtre n’y sont pas artificiels et correspondent à des points  importants du cheminement intérieur des protagonistes ; les sujets philosophiques et psychologiques sont d”ur1 ordre élevé et concernent l’homme en sa dimension intangible et éternelle ; enfin, mais ce n’était pas l’objet de cet exposé, la magie de la musique commence à atteindre un niveau exceptionnel que ne démentiront pas les œuvres qui suivront.

Nous sommes donc bien en présence d’une oeuvre que l’on peut considérer comme la source véritable de tous les mythes wagnériens utilisés ultérieurement. Reste une particularité que l’on ne saurait complètement gommer : il est à peu près certain qu’au moment de l’écriture de cet ouvrage, Richard Wagner n’avait pas complètement  réfléchi à tout ce que je viens d’exposer: il s’était servi beaucoup plus de son intuition artistique  que de sa réflexion philosophique, beaucoup plus de sa sensibilité dramatique que de sa technique théâtrale, beaucoup plus de son extraordinaire génie musical que de sa science de  l’harmonie.

Il suffit de comparer la date de création du Hollandais Volant (1843) et celle de parution de l’ouvrage Une communication à mes amis (1851) d’où j’ai extrait mes citations pour, se rendre compte du recul que l’auteur avait pris par rapport à son opéra pour pouvoir  expliquer clairement son dessein. Autrement dit, dans Le Hollandais, l’auteur a utilisé intuitivement la  méthode qu’il devait expliciter ultérieurement dans ses écrits théoriques. Mais, loin d’être un handicap rédhibitoire, cette spontanéité créative particulière n’en  donne, à mes yeux, que plus de valeur à cet opéra. Il s’agit donc bien d’une œuvre de jeunesse où s’exprime en toute spontanéité un génie créatif inégalable.

 

BR in WAGNERIANA ACTA  1992 @ CRW Lyon

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