Genre :

L'oeuvre littéraire.

Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

DE LA MUSIQUE ALLEMANDE (Über deutsche Musik),
essai de Richard Wagner (1840)

par Richard WAGNER

Essai de Richard Wagner (1840)
Texte français extrait de Dix Écrits de Richard Wagner
établi par Henri Silège, Librairie Fischbacher, 1898

Grâce soit rendue au zèle et au talent des artistes distingués qui se sont chargés de la noble tâche de familiariser le public parisien avec les chefs-d’œuvre de nos compositeurs ; chefs-d’œuvre dont, comme il fallait s’y attendre, l’exécution irréprochable a provoqué l’enthousiasme des auditeurs. Félicitons-nous donc de voir s’abaisser des barrières que l’essentielle diversité des nations maintiendra peut-être à tout jamais, mais devant lesquelles du moins l’art devrait toujours passer en franchise. Il faut pourtant convenir qu’en France les productions étrangères trouvent des juges moins indulgents et des préventions plus défavorables qu’en Allemagne, où l’on s’éprend d’une réputation ou d’un ouvrage exotique avec plus d’ardeur que n’en comporte une véritable indépendance d’esprit. La différence consiste en ce que l’Allemand, dénué de l’ingéniosité qui crée ou modifie la mode, accueille toutefois spontanément et sans réserve celles qu’on importe dans sa patrie, et, dans cette occurrence, il sacrifie aveuglément à l’influence  étrangère son instinct et son discernement personnel. Mais c’est un reproche qui ne s’adresse qu’à la masse de nos compatriotes ; car il arrive au contraire que, révoltés de cette condescendance générale, nos artistes de profession prennent le contre-pied trop direct de l’opinion vulgaire, et, par un excès de patriotisme condamnable, méritent d’être taxés par les étrangers de partialité et d’injustice. C’est tout le contraire en France. La masse du public y est parfaitement contente des productions nationales, et n’a pas la moindre velléité de perfectionner son goût en s’initiant à un autre style ; mais la classe distinguée est d’autant plus portée à faire un accueil bénévole aux musiciens étrangers, et à payer à toute production remarquable un juste tribut d’admiration.

Une preuve incontestable de notre assertion est dans le succès brillant obtenu par les exécutions de nos œuvres instrumentales ; mais il n’en faut pourtant pas conclure que les Français aient une intelligence parfaite de la musique allemande. Rien n’est moins avéré encore. Certes il serait déraisonnable de prétendre que l’enthousiasme excité par les symphonies de Beethoven, exécutées au Conservatoire de Paris, n’est qu’un enthousiasme affecté ; mais il suffit néanmoins d’écouter les réflexions, les observations suggérées à la plupart des nouveaux auditeurs de ces chefs-d’œuvre pour se convaincre que le génie de la musique allemande est bien loin d’être apprécié par eux convenablement. Il n’est donc pas hors de propos d’entrer dans quelques développements à ce sujet afin d’éclairer la matière et les jugements qu’on en porte en sens divers.

On a répété souvent, et pour ainsi dire accepté comme un principe ce dicton comparatif : en Italie la musique est l’interprète de l’amour, en France c’est un délassement de société, en Allemagne c’est une science abstraite et sérieuse. Il serait peut-être plus rationnel d’exprimer la même pensée en ces termes : l’Italien a l’instinct du chant, le Français l’amour-propre du virtuose, mais à l’Allemand appartient le vrai sentiment de la musique. L’Allemand, en effet, a seul le droit peut-être de revendiquer le titre de musicien, car il est incontestable qu’il aime l’art musical pour l’art lui-même, à cause de sa divine essence, et non comme un moyen vulgaire d’irriter ses passions, ou comme un instrument de fortune et de considération. L’artiste allemand se consacre, se dévoue tout entier à sa vocation. Il écrit de la musique pour lui seul, ou pour un ami intime, sans se préoccuper de la publicité de son œuvre. Il est rare qu’il soit possédé de l’envie de se créer une réputation ; la plupart ne se doutent même pas de la route qu’il faut suivre pour obtenir un pareil résultat, et de quels auditeurs il leur importerait de capter les suffrages.

Le sol de l’Allemagne est divisé en une infinité de monarchies, d’électorats, de duchés et de villes libres. Le musicien dont je parle habite peut-être une petite ville d’une obscure province ; comment songerait-il à se fonder une renommée là où il n’existe pas même un public ? Supposons pourtant qu’il soit doué d’ambition, ou dans la nécessité de mettre à profit ses connaissances musicales ; il se rendra alors dans la capitale de son duché ou de sa principauté. Mais la résidence est déjà pleine de nombreux et excellents virtuoses et compositeurs, et que de difficultés pour se frayer un chemin dans la foule ! Cependant il y parvient à force de travail et de persévérance. Ses ouvrages obtiennent déjà de la faveur ; mais à vingt lieues de là, dans le duché voisin, nul ne connaît son nom. Que sera-ce donc s’il prétend devenir populaire en Allemagne, et comment y parviendra-t-il jamais ? Il ne se rebute pas encore ; mais durant cette difficile épreuve il vieillit, puis il meurt ; on l’enterre, et sa popularité descend avec lui dans la tombe. Telle est à peu de chose près l’histoire de plusieurs centaines d’aspirants à la gloire musicale que chaque année voit paraître ou disparaître. Comment s’étonner après cela que la plupart de nos compatriotes renoncent de prime-abord à se créer une carrière avec la musique ? On conçoit qu’ils préfèrent choisir une profession quelconque capable d’assurer leur existence, et qui leur permet de s’adonner sans souci, dans leurs instants de loisir, à cette musique qui les charme, qui les console, qui nourrit leur âme de pures émotions, mais dont le côté brillant ne tente point leur vanité. Et l’on aurait tort de penser pour cela qu’ils ne font que de la musique banale ; tant s’en faut. Allez les observer, réunis dans une chambre modeste par une soirée d’hiver. Voici un père avec ses trois enfants : deux d’entre eux jouent du violon, l’autre tient l’alto, le père le violoncelle ; ce que vous entendez là, rendu avec tant de précision et de sentiment, n’est pas moins qu’un quatuor composé par ce petit homme qui bat la mesure. C’est le maître d’école du village voisin, et vous ne nierez pas que son travail respire une entente exquise de l’art. Je vous le répète, prêtez à ces concerts bourgeois une oreille attentive, et vous vous sentirez ému, pénétré jusqu’au fond de l’âme ; vous apprendrez à connaître la musique allemande, et vous saurez jusqu’où va le génie instinctif de cette nation. Il ne s’agit pas ici de conquérir un encouragement flatteur par tel ou tel passage brillant et mis exprès en relief. Tout ici respire la bonne foi et la sincérité, et par cela même la noblesse et l’élévation d’esprit.

Mais transportez ces musiciens admirables devant un vrai public, au milieu d’un salon d’apparat, et ils ne seront plus les mêmes ; leur timidité naïve les jettera dans un embarras extrême, et la crainte de ne pouvoir répondre à l’attente des auditeurs leur donnera presque de la honte. Ils s’informeront par quels artifices on réussit à se faire applaudir, et par une honnête défiance, ils prendront à tâche d’oublier leur talent naturel, pour y substituer ces procédés artificiels dont ils avaient à peine jusque-là entendu parler. Ils s’imposeront une contrainte pénible pour sacrifier avant tout à la manie de briller ; et ces mêmes voix qui chantaient le lied national avec une expression si touchante, se fatigueront à imiter les rapides cadences, les fioritures italiennes. Mais comment n’échoueraient-ils pas dans une lutte semblable, et quel plaisir pourraient vous causer ces maladroites tentatives, à vous qui avez entendu maintes fois les maîtres de chant exécuter dans toute leur perfection ces difficultés musicales ? Nonobstant cette infériorité, ces exécutants si maladroits sont pourtant, soyez-en sûrs, les artistes par excellence, et leur âme nourrit un feu sacré mille fois plus pur et plus fécond que la flamme passagère et fantastique qui vous a si souvent éblouis dans vos pompeux salons. Ce n’est que l’excès de la modestie et un faux respect humain qui ont altéré leur nature primitive. Ceci, du reste, est le plus mauvais côté de l’histoire de la musique allemande.

L’artiste allemand a donc de graves obstacles à surmonter, tant à cause de son organisation propre que par suite de l’état politique de son pays. La nature lui arefusé cette disposition pour le chant, ou plutôt cette vocalisation pleine de souplesse et de grâce dont l’Italien est doué en naissant ; et la constitution du territoire vient compliquer pour lui la difficulté de se faire un nom. Le compositeur d’opéras est réduit à se modeler sur le style et les habitudes du chant italien, et pour ainsi dire obligé de confier le soin de sa renommée à la scène étrangère, puisque sa patrie ne possède pas de théâtre national dans l’acception complète du mot. On peut affirmer, en effet, que le musicien qui donne un ouvrage à l’Opéra de Berlin restera absolument inconnu à Vienne ou à Munich, et ce n’est qu’après avoir été promulgué au-delà des frontières que son succès aura du retentissement dans les différents cantons de l’Allemagne. Autrement toutes les productions allemandes ont, partout ailleurs qu’au lieu de leur apparition, un air d’élucubration provinciale, et si cela est vrai même pour les artistes les plus distingués des grands centres de population, que sera-ce pour les modestes représentants des villes de second et de troisième ordre ? Je sais bien que le vrai génie finit par triompher de tous les obstacles, mais ici ce sera presque toujours aux dépens de son indépendance nationale. Quoi qu’il en soit, le talent musical des Allemands aura toujours pour signe distinctif une certaine originalité de terroir ; aussi, pour une foule de chansons exclusivement populaires en Prusse, en Autriche, en Souabe, etc., nous ne possédons pas un seul hymne national allemand.

Ce défaut de centralisation, tout en nous  privant de ces grands ouvrages qui sont comme les trophées d’un peuple, a pourtant contribué éminemment à maintenir parmi nous le caractère intime et familier de l’art musical. Ainsi, c’est précisément peut-être à l’absence d’un centre qui ait absorbé et accaparé tout ce que l’Allemagne renferme d’éléments artistiques, grâce auxquels elle aurait pu prétendre aux succès les plus grandioses, qu’il faut attribuer la richesse particulière de chaque province où tant de musiciens, qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes, cultivent assidûment un art qu’ils chérissent. La conséquence de cet état de choses a été l’extension générale des études musicales jusque dans les plus obscures bourgades et les plus humbles chaumières. C’est en effet une chose surprenante que la valeur des forces musicales qu’on trouve à chaque pas, en Allemagne, dans les localités les plus insignifiantes ; et bien qu’il y ait souvent disette de voix pour l’exécution d’un opéra, par exemple, nulle part on ne sera embarrassé de réunir un orchestre capable déjouer des symphonies avec la plus grande perfection. Dans des villes de vingt à trente mille âmes, ce n’est plus un seul, mais trois et quatre orchestres admirablement organisés, et sans compter d’innombrables amateurs tous aussi bons, sinon meilleurs virtuoses que les artistes de profession.

Je dois pourtant vous dire plus en détail ce qu’il faut entendre par un musicien allemand. Sachez qu’il est extrêmement rare qu’un de ces artistes, fût-ce le dernier de l’orchestre, ne connaisse que la pratique d’un seul instrument. Presque tous sont d’une force égale au moins sur trois, et il en est bien peu qui ne se livrent pas en même temps à la composition, non pas seulement par routine et comme des manœuvres, mais avec une connaissance approfondie de l’harmonie et du contrepoint. Tous les membres pour ainsi dire d’un orchestre qui jouera une symphonie de Beethoven seraient en état de l’apprécier et de l’analyser avec une intelligence admirable ; et c’est au point que cette unanime confiance de chacun dans ses propres forces nuit quelquefois à l’ensemble de l’exécution ; car il arrive qu’entraîné par son propre élan, chacun se livre trop à ses inspirations personnelles, au détriment de l’harmonie générale.

On peut donc regarder à bon droit parmi nous les classes les plus modestes de la société comme celles où l’art musical a jeté les plus profondes racines ; car le grand monde n’offre pour ainsi dire qu’un cadre plus riche et plus brillant aux productions que fait éclore un travail assidu dans ces régions inférieures et subalternes. C’est donc au sein de ces familles bourgeoises que réside vraiment la musique allemande dans sa pureté originelle, et ce n’est que là où elle s’adresse exclusivement au sentiment moral et jamais à un vain amour-propre, qu’elle est à sa véritable place.

Entre les mains de ces honnêtes et naïfs artistes qui n’ont point à se préoccuper de l’opinion d’un public prévenu, l’art rejette toute affectation et toute parure d’emprunt pour se montrer dans le pur et simple appareil de la vérité. Ce n’est plus seulement ici l’oreille qu’il faut satisfaire, il faut aussi faire la part de l’âme et du cœur. L’Allemand veut non seulement sentir, mais encore penser la musique, si je puis m’exprimer ainsi ; le plaisir de la sensation physique doit céder au besoin d’une satisfaction intellectuelle. Au-delà de l’impression extérieure résultant d’une combinaison musicale, l’Allemand veut en analyser le secret organique, et il recherche dans l’étude sérieuse du contrepoint la source de ces émotions si vives et si merveilleuses que lui font éprouver les œuvres des grands maîtres ; il se perfectionne ainsi dans la théorie, et devient lui-même pour ainsi dire aussi habile qu’eux en fait de critique et d’appréciation musicales.

Ce besoin de jouissances musicales se transmet de père en fils, et les moyens d’y répondre deviennent une partie essentielle de l’éducation. C’est dès l’enfance, et en même temps qu’ils suivent leurs études scolastiques, que les Allemands s’initient aux principes les plus abstraits et les plus profonds de la science musicale ; et aussitôt qu’ils sont en état d’exercer spontanément leur jugement et leur goût, la musique se trouve  naturellement un des objets habituels de leurs pensées et de leurs réflexions. Bien loin de ne voir alors en elle qu’un instrument de distraction, ils apportent au contraire dans sa pratique le même sentiment de vénération et de piété que leur inspirent les devoirs les plus sacrés. De là cette espèce de rêverie sérieuse et mélancolique qui s’identifie pour eux avec l’exercice de cet art, et qui caractérise en Allemagne toutes ses productions.

C’est autant à cause de cette manière de sentir que par suite de l’insuffisance de son éducation vocale, que l’Allemand s’adonne de préférence à la musique instrumentale. Si nous admettons d’ailleurs que tout art possède une branche spéciale qui le représente d’une manière plus complète et plus absolue, c’est sans contredit, pour la musique, le genre instrumental. Dans les autres, en effet, l’élément primitif est toujours plus ou moins altéré par un principe secondaire, et jamais l’alliage qui en résulte ne produit, comme l’a démontré l’expérience, d’aussi brillants effets que le genre purement instrumental. Combien d’adjonctions hétérogènes et d’accessoires de toute sorte, par exemple, l’esprit ne doit-il pas apprécier à la représentation d’un opéra pour arriver à la parfaite intelligence de la pensée du compositeur ? Et que de fois celui-ci n’est-il pas obligé de subordonner ses inspirations à de vulgaires détails totalement opposés à la dignité de l’art ? Dans le cas extrêmement rare où toutes les parties intégrantes d’un pareil ouvrage se trouvent par bonheur conformes et analogues au mérite de la musique elle-même, j’avoue qu’on jouit alors d’un perfectionnement dont la valeur intrinsèque et le charme séducteur n’ont pas besoin d’être relevés. Mais cela même ne saurait ravir au genre instrumental proprement dit le premier rang. Car là seulement le musicien n’est assujetti à aucun sacrifice, et peut réaliser les plus sublimes inspirations de sa science ; c’est le seul domaine où, indépendant de toute influence étrangère, le génie peut atteindre à l’idéal ; c’est là qu’appartient sans réserve au talent l’usage de toutes les ressources de l’art, sans excursion possible au dehors

Il n’est donc pas surprenant que l’Allemand, grave et méditatif, s’adonne par prédilection au genre instrumental ; car c’est celui qui répond le mieux à son penchant pour la rêverie, sans que son attention soit circonscrite sur une idée déterminée ; celui qui permet à son imagination de flotter au hasard dans la vague région des pressentiments, affranchie de tout lien matériel.

Pour être initié à la compréhension de ces chefs-d’œuvre spéciaux, il ne faut ni secours étrangers, ni scène resplendissante, ni chanteurs richement rétribués, ni aucun apparat théâtral ; un violon, un piano suffisent à leur manifestation magnifique et glorieuse ; et tous les Allemands sont passés maîtres sur l’un ou l’autre de ces instruments. Les plus modestes résidences renferment même assez d’artistes consommés pour organiser un orchestre capable de rendre les conceptions les plus grandioses et les plus compliquées. Or, quelle réunion des produits les plus variés des autres arts équivaudrait à l’enchantement magique produit par un excellent orchestre exécutant une symphonie de Beethoven ? Aucune assurément. Il n’est point de combinaison matérielle quelque riche et gracieuse qu’on la suppose, qui pût lutter avec l’illusion fantastique résultant de l’audition d’un de ces chefs-d’œuvre.

L’Allemand a donc, pour ainsi dire, des droits exclusifs sur la musique instrumentale ; c’est pour lui une seconde vie, une autre nature. Et c’est peut-être à cette timidité naïve, trait distinctif du caractère national, qu’il faut attribuer chez nous l’immense développement de cette étude. C’est elle qui empêche les Allemands de faire parade de leur savoir ; ils comprennent, avec un tact délicat, que ce serait outrager, renier en quelque sorte cet art révéré, si pur et si sacré à leurs yeux ; que le souffle et le contact de la foule, en corrompraient certainement l’essence. L’Allemand garde donc ses extases musicales pour lui-même, ou il les confie tout au plus à ses familiers les plus intimes ; et alors il s’abandonne sans scrupule à ses émotions, il donne un libre cours aux pleurs que lui arrache la joie ou la douleur, et c’est là qu’il se montre artiste dans l’acception la plus complète du mot. Si les auditeurs font défaut, il y a là un piano ou quelques autres instruments pour recevoir ses confidences. On exécute un quatuor, un trio ou une sonate, suivant le nombre des assistants, ou bien on chante à quatre voix un Lied national. Survient-il quelqu’un, c’est un auxiliaire de plus, et l’on attaque alors une symphonie. Et c’est ainsi que le foyer domestique en Allemagne est le trépied permanent de la musique instrumentale. Mais il est évident que de pareils exercices ne sauraient être dignement appréciés que dans un cercle restreint d’amis, et non par le public en masse. Il faut être pénétré soi-même d’une rêverie douce et sévère pour éprouver ces ravissements profonds et sublimes dont cet art récompense ses prosélytes ; et cela n’adviendra jamais qu’à un musicien d’élite, et non aux oisifs du grand monde sans cesse affamés de jouissances factices ; car tous ces détails merveilleux et spirituels qu’admire un auditeur moins futile, passent inaperçus aux yeux du vulgaire, qui dédaigne, comme prétentieuses ou insignifiantes, des choses qui dérivent cependant des sources les plus pures de l’art.

Nous tâcherons une autre fois de démontrer comment tous les genres de musique en Allemagne reposent sur la même base.

J’ai dit, dans l’article précédent, d’où venait la préférence que les Allemands donnent au genre instrumental sur la musique vocale ; cela n’empêche pas que celle-ci n’ait reçu aussi ses développements, et, de même que l’autre, un caractère spécial que lui ont imprimé l’organisation naturelle de ce peuple et ses penchants intellectuels. Mais jamais pourtant, même dans le genre dramatique, le plus susceptible de perfection, elle n’a atteint le même degré d’élévation et d’éclat qui fait la gloire de sa rivale. C’est dans le genre sacré surtout que la musique vocale a fait ses preuves en Allemagne, et dans les églises protestantes, car le culte catholique est l’exception. L’opéra était devenu la proie du genre italien. Quant à la prédominance du protestantisme, elle s’explique encore par cette simplicité native des mœurs allemandes qui devaient bien moins sympathiser avec les cérémonies pompeuses de la liturgie catholique, qu’avec les modestes pratiques de la religion réformée. Les usages et l’apparat du culte catholique ont été importés en Allemagne parla vanité de quelques princes ou grands seigneurs, et là, les compositeurs allemands n’ont fait que reproduire plus ou moins les modèles du style italien. Mais au lieu de cette magnificence d’emprunt, le vieux choral accompagné par l’orgue et chanté par toute la communauté suffisait aux vieilles églises protestantes. Ces chants, dont l’imposante dignité et la pureté naïve s’alliaient si bien avec des cœurs droits et simples, sont vraiment un fruit naturel du génie allemand, et la facture du choral en porte le cachet distinctif. L’amour national du Lied s’y révèle en effet dans certaines strophes brèves et empreintes d’une extrême ressemblance avec d’autres chansons profanes, mais également consacrées à l’expression des sentiments nobles et touchants. Mais les harmonies riches et vigoureuses qui servent d’accompagnement àla mélodie populaire, témoignent surtout du sens profond qu’attachent les artistes allemands à la science musicale. C’est le choral, l’une des créations les plus intéressantes que présente l’histoire de l’art, qu’il faut regarder comme le type de toutes les productions musicales de l’église protestante, base solide sur laquelle la science a fondé une œuvre complète, et édifié un vaste et superbe monument.

Les motets furent le premier, le plus intime développement de la forme du choral. Souvent les mêmes airs en fournissaient les thèmes, et ils étaient exécutés en chœur sans aucun accompagnement. Les plus belles compositions de ce genre sont celles de Sébastien Bach, auquel on ne saurait refuser, du reste, la première place comme compositeur sacré, du moins pour la musique protestante. Les motets de ce maître, qui ont joué le rôle du choral dans l’office divin (avec cette différence qu’au lieu d’être chantés par la communauté, l’exécution en était confiée, à cause de leurs difficultés, à des artistes spéciaux), sont sans contredit l’œuvre la plus accomplie de musique vocale que nous possédions en Allemagne. Outre l’application merveilleuse des plus riches ressources de la théorie, toutes ces compositions respirent une intelligence profonde, naturelle et souvent poétique du texte, tout à fait conforme au dogme protestant. Et de plus, le tissu délicat de leur forme extérieure est tellement parfait et original, qu’on ne saurait rien mettre en parallèle. Les mêmes qualités se retrouvent au même degré, sur une échelle plus vaste, dans les grands oratorios et dans les passions, compositions spéciales consacrées à la célébration des souffrances de Jésus-Christ, d’après la version des évangiles. Le texte est donc invariable, mais dans certains passages des chapitres principaux, ayant trait aux circonstances les plus touchantes du récit sacré, Sébastien Bach fait intervenir une sorte de choral que doit exécuter toute l’assistance. C’est ce qui fait de ces passions de graves solennités, où le peuple prend autant de part que les interprètes de l’art musical. Il est difficile d’exprimer en effet tout ce que ces chefs-d’œuvre magnifiques renferment de grandeur et de majesté, alliées à une pureté, de goût, à une suavité religieuse incomparables. On peut dire qu’en eux sont concentrés toute l’inspiration et le génie allemands ; et j’ai déjà dit, à l’appui de cette assertion, qu’il ne fallait en rechercher la source que dans le moral et les sentiments de la nation.

C’est donc l’instinct populaire qui a été le créateur, en Allemagne, de la musique religieuse. La musique dramatique n’y a jamais provoqué des besoins du même genre. L’opéra, dès son origine sur les scènes d’Italie, avait déjà pris des allures si pompeuses et si mondaines, que cette forme de l’art ainsi dirigée ne pouvait plus devenir un motif de puissante attraction pour l’Allemand, pensif et sentimental. Avec le cortège de ses ballets et de ses décorations, ce spectacle grandiose paraissait exclusivement dévolu aux plaisirs des grands et des princes ; prévision confirmée par l’événement, du moins durant les premiers temps de son introduction en Allemagne. L’effet des démarcations aristocratiques devait donc exclure le drame lyrique des divertissements populaires ; aussi, pendant toute la durée du siècle dernier pour ainsi dire, l’opéra ne fut considéré en Allemagne que comme une importation étrangère. Chaque cour avait sa troupe de chanteurs italiens qui n’exécutaient que de la musique italienne, et l’on n’imaginait pas même qu’un opéra pût être écrit et chanté autrement qu’en italien. Ainsi, le compositeur allemand à qui il prenait fantaisie de faire un opéra, devait commencer par apprendre la langue, et puis se rendre familières la méthode et la facture italiennes, et il n’avait la chance de se faire accueillir qu’autant qu’il avait abjuré  absolument l’art et le caractère national. Il arriva cependant fréquemment que la palme du genre fut décernée à des musiciens allemands, car leur aptitude universelle pour les beaux-arts leur frayait une route facile, même sur ce terrain étranger.

Il n’est pas superflu de faire remarquer cette disposition naturelle, qui initie si promptement le génie allemand aux créations homogènes des peuples voisins, et lui procure ainsi de nouveaux éléments d’études, un nouveau sol qu’il s’approprie en le fécondant, un nouvel horizon où d’une aile hardie et rapide il a bientôt franchi les limites, jusque-là respectées par ses devanciers comme le nec plus ultra de la spécialité. C’est en quelque sorte un trait caractéristique de l’art allemand que d’aller puiser aux sources étrangères, pour enrichir sa patrie de ce qui lui manque, en perfectionnant l’objet de ses emprunts, et le transformant de manière à en faire le point de mire de l’admiration du monde entier. Mais pour obtenir toutefois un pareil résultat, il ne suffisait pas de s’approprier par une adroite substitution les qualités d’une école étrangère, il fallait aussi avoir conservé comme un patrimoine sacré la tradition du génie patriotique, qui consiste ici dans la pureté du sentiment et la chasteté de l’inspiration. Grâce à un pareil trésor, l’Allemand, en quelque lieu où il se trouve, dans quelque langue qu’il s’exprime peut être sûr de conserver sa supériorité.

Nous voyons en effet que ce fut un Allemand qui perfectionna en Allemagne, ennoblit et agrandit l’opéra italien. Ce rare et divin génie, ce fut Mozart. L’histoire de la vie et des progrès de cet artiste incomparable résume en quelque sorte l’histoire de l’art allemand tout entier. Son père était musicien ; il reçut donc dès l’enfance une éducation musicale, qui, sans doute, n’avait d’autre but que de faire de lui un honnête virtuose capable de subvenir à sa propre existence par l’exercice de son talent. Dès son plus jeune âge, il fut assujetti à l’étude de la théorie scientifique et des difficultés de l’application, et l’adulte n’avait plus rien à apprendre à cet égard. Mais doué aussi d’une âme tendre et pieuse et d’une organisation délicate, il sut bientôt s’approprier les secrets intimes de l’art, jusqu’à ce qu’enfin son génie transcendant l’élevât sur un piédestal sacré, au-dessus de toutes les célébrités anciennes ou contemporaines. Resté toute sa vie pauvre et nécessiteux, et constamment rebelle aux tentations et aux avances de la fortune, il personnifie, surtout en lui, par ces qualités privées, le caractère national. Poussant la modestie jusqu’à la timidité, le désintéressement jusqu’à l’oubli de lui-même, il créa des œuvres prodigieuses, et légua à la postérité d’inestimables trésors, sans se croire un autre mérite que celui d’avoir obéi à son instinct de producteur. Quelle autre existence d’artiste pourrait nous offrir une plus digne leçon et un emblème plus touchant ?

Mozart accomplit cette œuvre avec la toute-puissance qui, je l’ai déjà dit, appartient en propre à la haute portée du génie allemand. Il s’empara si bien du genre de la musique italienne, qu’il s’y créa un domaine qui n’appartiendra jamais qu’à lui. Ses opéras furent écrits dans cette langue parce qu’elle passait alors pour la seule qui convînt à la déclamation lyrique ; mais il sut se garantir de tous les défauts inhérents à la méthode italienne, tandis qu’il ennoblit toutes ses qualités en les fondant si habilement avec la délicatesse et l’énergie du style allemand, qu’il produisit enfin quelque chose d’absolument neuf, et fait pour servir de modèle. Ce fut aussi le plus beau fleuron, l’épi le plus fertile de notre couronne dramatique ; et c’est à cela que l’Allemagne doit de pouvoir citer son école indigène de musique dramatique, car c’est seulement à dater de là que s’ouvrirent nos théâtres nationaux, et que nos musiciens composèrent des opéras sur des paroles allemandes.

Toutefois, avant l’avènement de cette époque mémorable, pendant que Mozart et ses prédécesseurs empruntaient aux modèles italiens des inspirations nouvelles, il se formait une autre école de drame lyrique populaire dont la combinaison définitive avec le genre italien produisit le véritable opéra allemand. Je veux parler des  opérettes exécutées pour les masses, sans la participation de la classe aristocratique, et conformes à leurs mœurs simples et franches. Ces opérettes ont évidemment plus d’un point de rapport avec l’ancien opéra-comique français. Le sujet appartenait ordinairement aux traditions et aux mœurs des classes inférieures ; ils étaient du genre comique pour la plupart, et animés d’un esprit naturel et sans recherche. C’est à Vienne qu’il faut placer le foyer originel de ce genre de spectacle ; du reste, c’est à Vienne que s’est le mieux conservé de tout temps le vrai caractère populaire, privilège que cette ville doit sans doute à l’esprit de naïveté et de gaieté de ses habitants ; car ceux-ci ont toujours été séduits avant tout par le côté comique des choses et par les traits naturels qui s’alliaient avec leur imagination enjouée. C’est donc Vienne qui a le plus encouragé les débuts de l’opéra populaire. D’abord les compositeurs de ces petits opéras se bornaient à des lieder et à des ariettes détachées ; mais on y trouve pourtant quelquefois, comme dans la charmante comédie du Barbier de village, des morceaux caractéristiques tout à fait propres à donner plus tard une importance réelle à ce genre spécial sacrifié presque absolument à l’envahissement du grand opéra. Avant cette commune fusion il était déjà parvenu pourtant à un certain degré d’éclat ; et une chose digne de remarque, c’est qu’à la même époque où Mozart traduisait ses opéras italiens en allemand pour les dédier à ses compatriotes, ces opérettes acquéraient de jour en jour une forme plus attrayante, due en partie au soin que prenaient les auteurs de choisir leurs sujets dans les traditions populaires, et dans les contes de fée si affectionnés par la rêverie allemande.

Enfin, le coup décisif fut porté, et le fut par Mozart, qui, à l’appui de cette direction imprimée aux opérettes nationales, composa le premier grand opéra allemand, la Flûte enchantée. On ne saurait porter trop haut l’influence de cet ouvrage qui ouvrit la carrière jusqu’alors interdite pour ainsi dire aux compositeurs allemands. L’auteur du libretto, directeur-gérant d’un théâtre de Vienne, n’avait rien de plus en vue que de donner une grande opérette, et cela mettait déjà l’œuvre sous la puissante recommandation de l’intérêt populaire. Le fond était emprunté à un conte fantastique et réunissait des détails comiques à des scènes de féerie et à des apparitions merveilleuses. Mais quelle merveille plus grande Mozart a su produire sur cette donnée aventureuse ! Quelle magie divine lui a soufflé ses inspirations, depuis le Lied plébéien jusqu’à l’hymne le plus sublime ! Quelle variété, quelle richesse, quel sentiment! C’est la quintessence de l’art, le parfum concentré des fleurs les plus belles et les plus diverses. Comme chaque mélodie, depuis la plus simple jusqu’à la plus grandiose, est empreinte d’aisance et de noblesse tout à la fois ! On pourrait regretter, pour ainsi dire, ce pas de géant excessif du génie musical, qui, tout en créant l’opéra allemand, en posa aussi les dernières limites et improvisa le chef-d’œuvre du genre avec une perfection qui ne devait plus être dépassée, qui pouvait à peine être égalée. L’opéra allemand est aujourd’hui en vigueur, il est vrai, mais il dégénère et recule, hélas ! vers sa décadence non moins rapidement qu’il avait atteint son apogée avec le chef-d’œuvre de Mozart.

Winter et Weigl doivent être regardés comme les imitateurs les plus directs de ce grand maître. Tous les deux ont été surtout fidèles à cette direction populaire qu’il avait imprimée à l’opéra allemand, et le second, dans sa Famille suisse, ainsi que le premier dans le Sacrifice interrompu, ont prouvé quel prix attachaient à leur noble tâche de vrais musiciens allemands. Mais ce mérite principal s’amoindrit et disparut peu à peu chez leurs successeurs, preuve sensible du peu d’avenir réservé à l’opéra allemand en général. Ses rythmes et ses mélismes populaires dégénérèrent, entre les mains de ces froids imitateurs, en lieux communs vulgaires et insignifiants ; et leur manque de goût dans le choix de leurs sujets dramatiques démontra mieux encore leur peu d’aptitude à soutenir la gloire du genre national.

Cependant ce genre spécial eut un nouveau moment d’éclat, à l’époque où le puissant génie de Beethoven inaugurait le règne du romantisme dans le monde musical. Alors la musique dramatique fut illuminée d’un rayon de la même inspiration magique, et ce fut Weber qui vint la ranimer de son souffle créateur. Dans le plus populaire de ses drames, le Freyschütz, il sut une fois encore profondément émouvoir le cœur de ses compatriotes ; le sujet féerique de cette composition dut surtout contribuer à aider le poète et le musicien dans la réalisation de leur tâche, car il invoquait pour ainsi dire les mélodies simples et touchantes du lied ancien, et l’ensemble pouvait se comparer à une ballade romanesque et sentimentale, pourvue de toutes les conditions pour toucher l’âme et l’esprit du poétique Allemand. Et, effectivement, le Freyschütz aussi bien que la Flûte enchantée de Mozart sont la preuve incontestable du caractère exclusif que la nation eût attribué au genre de l’opéra, indépendamment de toute influence étrangère, mais sous la réserve, il est vrai, de certaines limites infranchissables. Car Weber lui-même, lorsqu’il tenta de les dépasser dans l’opéra d’Euryanthe, malgré les beautés incontestables de cet ouvrage, n’atteignit pas évidemment le but supérieur qu’il s’était proposé ; sa force fut au-dessous des violentes passions dont il avait à peindre la lutte dans une sphère plus élevée. Intimidé par la hauteur de sa  nouvelle tâche, il substitua à la peinture franche et hardie qu’exigeait son cadre des esquisses incomplètes et mesquines de caractères partiels, ce qui lui ravit le charme du naturel et rendit son travail lourd et diffus. Weber dut s’apercevoir lui-même de ce changement défavorable, et ce fut avec un tendre remords, pour ainsi dire, qu’il revint, dans Obéron, aux inspirations primitives de la muse si chaste de ses belles années.

Après Weber, Spohr essaya aussi de conquérir le sceptre de la scène allemande, mais jamais il ne put arriver à la popularité de son rival. Ses compositions étaient trop dépourvues de cette vitalité dramatique qui doit tout échauffer, tout féconder autour d’elle, à l’instar du soleil dans la nature. Néanmoins, les œuvres de Spohr ont, sans contredit, un caractère éminemment national, car elles remuent souvent les cordes les plus sensibles de l’âme ; mais elles manquent absolument de ce contraste d’une certaine gaieté naïve, si séduisant dans les œuvres de Weber, et sans lequel toute œuvre dramatique devient monotone et insignifiante.

Marschner doit être regardé comme le continuateur le plus fidèle de ces deux maîtres. Il s’inspira aux mêmes sources que Weber et Spohr, et conquit en peu de temps une renommée assez active ; mais, malgré l’étendue de ses facultés, ce n’était pas un talent assez robuste pour soutenir et vivifier le véritable opéra allemand, remis en honneur par les chefs-d’œuvre de ses prédécesseurs. Enfin, l’imitation des ouvrages de la nouvelle école française fit bientôt une irruption si rapide en Allemagne, et s’empara tellement de la faveur générale, que ce fut le coup de grâce pour nos opéras nationaux dont le genre est à présent tout à fait aboli. Il faut pourtant nous résoudre à entrer dans certains développements au sujet de cette dernière période, en raison de l’influence qu’elle a exercée, et parce qu’on peut déjà prévoir que le génie allemand doit travailler à se rendre le maître de ce nouveau mode comme il a réussi à le devenir des précédents.

Cette révolution n’a vraiment commencé en Allemagne qu’à l’apparition de Rossini, dont le style si brillant, avec tout le génie qu’il fallait pour opérer une pareille réforme, fit prendre en pitié les derniers vestiges de l’ancienne école italienne, qui n’avait plus, il est vrai, pour elle qu’un reste de formes décrépites. Ses chants, si pleins d’esprit, de gaieté et de morbidesse, se propagèrent partout, et l’école française vint encore à l’appui de cette transformation musicale, en alliant toute cette fraîcheur, cette légèreté, cette richesse de formes à son mérite indépendant et réel. Le genre rossinien gagna beaucoup à se combiner ainsi avec les qualités positives d’un style arrêté, et les artistes français produisirent dans cette direction des ouvrages dignes d’une admiration sans réserve, miroir fidèle en tout temps des éminentes qualités du caractère national. C’est ainsi que l’aimable esprit chevaleresque de l’ancienne France semble avoir inspiré à Boïeldieu sa délicieuse musique de Jean de Paris, car la vivacité et la grâce naturelle de l’esprit français sont empreintes surtout dans le genre de l’opéra-comique. Mais le point culminant du génie musical en France est sans contredit la Muette de Portici, d’Auber, une de ces œuvres nationales dans toute l’étendue du mot, et dont chaque nation ne peut guère montrer qu’un ou deux exemples. L’impétuosité du drame, cette mer de passions et de sentiments, peinte des plus brillantes couleurs et peuplée de mélodies pleines d’originalité, de grâce et d’énergie, tout cela n’est-il pas la reproduction idéale et vivante des annales les plus récentes de la nation française ? et quel autre qu’un Français eût pu entreprendre et parachever une œuvre semblable ? On ne saurait disconvenir que cet admirable opéra a mis le comble à la gloire de l’art musical français, et l’a signalé comme un digne exemple à tout le monde civilisé. Pourquoi donc s’étonnerait-on que l’Allemand, doué surtout d’impartialité et si facile à émouvoir, ait reconnu avec un sincère enthousiasme ces progrès artistiques d’un peuple voisin ?

En effet, l’Allemand juge avec moins de prévention que personne, et d’ailleurs ces productions nouvelles répondirent, à leur apparition, à un besoin incontestable. Car il n’est que trop avéré, que la musique dramatique, avec ses plus larges développements, ne saurait prospérer par elle-même en Allemagne, et cela par les mêmes raisons qui s’opposent à la perfection du drame et de la comédie. En revanche, les Allemands, je le répète, semblent avoir le privilège de s’approprier les créations de l’art étranger pour les perfectionner, les ennoblir et en généraliser l’influence. Haendel et Gluck l’ont prouvé surabondamment, et de nos jours un autre Allemand, Meyerbeer, nous en offre un nouvel exemple.

Arrivé au point d’une perfection complète et absolue, le système français n’avait plus, en effet, d’autres progrès à espérer que de se voir généralement adopté et de se perpétuer au même degré de splendeur ; mais c’était aussi la tâche la plus difficile à accomplir. Or, pour qu’un Allemand en ait tenté l’épreuve et obtenu la gloire, il fallait sans contredit qu’il fût doué de cette bonne foi désintéressée, qui prévaut tellement chez ses compatriotes, qu’ils n’ont pas hésité à sacrifier leur propre scène lyrique pour admettre et cultiver un genre étranger, plus riche d’avenir et qui s’adresse plus directement aux sympathies universelles. En serait-il autrement quand la raison aurait anéanti la barrière des préjugés qui séparent les différents peuples, et quand tous les habitants du globe seraient d’accord pour ne plus parler qu’une seule et même langue ?

On peut donc avancer qu’en fait de musique dramatique, l’Allemand et le Français n’en ont qu’une, que les productions aient vu le jour dans l’un ou l’autre pays, ce qui est plutôt une question de lieu qu’une différence fondamentale. De cette intime union entre les deux nations et de l’échange habituel de leurs talents les plus distingués, il est résulté pour l’art en général une double inspiration et une fécondité magnifique, dont nous avons déjà d’éclatants témoignages. Il nous reste à souhaiter que cette noble alliance se consolide de plus en plus ; car où trouver deux peuples, deux pays, dont l’accord et la fraternité puissent présager à l’art des destinées plus brillantes, si ce n’est l’Allemagne et la France ?

Richard Wagner, 1840.

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Qui Wieland Wagner a-t-il surnommé « trompette pour enfants » („Kindertrompete”) après une audition en raison du timbre de sa voix particulièrement clair et aigu ?

Réponse : Anja Silja. À partir de 1960, elle chanta dans presque toutes les mises en scène de Wieland Wagner, non seulement à Bayreuth, mais aussi au niveau international. Leur étroite collaboration artistique (et leur relation amoureuse) s'est poursuivie jusqu'à la mort de Wieland Wagner (1966). Après cela, Anja Silja ne s'est plus jamais produite à Bayreuth.

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