article du le 25 octobre 1977
Le Journal de Cosima, qui fut la seconde femme de Wagner et dirigea le Festival de Bayreuth pendant près d’un demi-siècle, a paru en allemand et va être traduit. Fille naturelle de Liszt et de la comtesse d’Agoult, Cosima épousa à vingt ans le baron Hans von Bülow, pianiste. C’était un des plus réputés parmi les élèves de Liszt, et il avait également travaillé avec Wagner la composition et la direction d’orchestre.
Richard et Cosima s’étaient vus à Paris pour la première fois rue Casimir-Périer, dans l’appartement où vivait alors Liszt. C’était le 9 octobre 1853, elle avait seize ans. Wagner, séparé de sa femme, Minna, menait une vie errante, il devait revoir Cosima dix ans plus tard, en 1863, à Berlin, mariée à Bülow et mère de deux filles, mais nous ignorons dans quelles circonstances naquit, entre Wagner et la jeune femme, un amour qui devait être indestructible.
Nous savons seulement que, le 28 novembre 1863, au moment où Richard quitta Berlin, Cosima et lui, après s’être longuement promenés tous les deux dans la ville, « prirent, avec des larmes et des sanglots, l’engagement de s’appartenir l’un à l’autre ».
L’année suivante, lorsque, au milieu des pires difficultés morales et matérielles, Wagner fut sauvé par l’intervention du roi Louis II de Bavière, qui l’appela à Munich, un des premiers gestes de Richard fut d’inviter le ménage Bülow à venir le rejoindre, et Hans fut nominé pianiste de la Cour et chef d’orchestre. Assez rapidement, semble-t-il, Cosima devint la maîtresse de Wagner. En tout cas, le 10 avril 1865, elle mettait au monde une fille, qu’elle nomma Isolde : ce prénom était à lui seul un aveu. Bien vite, cette liaison devint un thème inépuisable d’articles injurieux et de caricatures dans les journaux. La politique s’en mêla et, le 6 décembre 1865, devant la violence de la campagne dirigée contre Wagner, le Roi lui demanda de s’éloigner. Il partit pour la Côte d’Azur, et là, il apprit, en janvier, la mort de sa première femme. Au printemps, Cosima vint le rejoindre en Suisse. Wagner loua une villa près de Lucerne, à Tribschen, et s’y fixa, tandis que Cosima faisait, entre la Suisse et Munich, plusieurs voyages. Le 17 février 1867, naissait Eva, la seconde fille de Cosima et de Richard. En novembre 1868, Cosima s’installait complètement chez Wagner, et, le 1er janvier 1869, elle commença la rédaction de son Journal.
Ce Journal, écrit de sa main, sauf quelques pages où Wagner prit la plume, va du 1er janvier 1869 au 13 février 1883, date de la mort de Wagner. Il était resté inédit jusqu’à l’année passée, date où MM. Martin Gregor-Dellin et Dietrich Mack ont publié, aux éditions Piper à Munich, un premier volume, suivi, cet été, du second. L’ensemble représente, dans l’édition allemande, environ 2 200 pages d’une impression très serrée, correspondant au total à plus de six millions de lettres ou signes !
Il serait fastidieux d’entrer ici dans le détail des querelles et procès qui se déroulèrent autour de ce Journal, dans cette famille Wagner qu’on a comparée à celle des Atrides ! Finalement, la Ville de Bayreuth, devenue propriétaire du manuscrit, a pris l’heureuse décision d’en assurer la publication. C’est dans les notes que j’ai prises sur le texte allemand, et, pour la partie traduite, sur les épreuves de la version française réalisée par Michel Demet, très aimablement communiquées par les éditions Gallimard, que j’ai recueilli les éléments de l’exposé, forcément très rapide, que l’on va entendre.
Tout le long de ses confidences, Cosima nous fait part de la crise de conscience qui pèse sur elle et de la situation délicate que créera la présence de Blandine et de Daniela, les deux filles qu’elle a eues de Hans von Bülow, à côté d’Isolde et d’Eva, nées de son union avec Wagner, et bientôt suivies d’un garçon, Siegfried. Pour le moment, les deux aînées sont dans une pension, mais Cosima se fait du souci pour leur santé. Ces complications familiales ont créé des tensions parfois violentes, qui se sont répercutées jusqu’à nos jours. Elles nous intéressent beaucoup moins que les réactions quotidiennes, fidèlement notées, du maître de Tristan et de l’Anneau.
Souvent, ce lutteur se sent accablé. Au milieu de l’écriture musicale du Ring, dont il a commencé le poème en 1848, le découragement le gagne : « Je voudrais, dit-il à Cosima, abandonner la mise en musique de ce texte. » En outre, s’il ne connaît plus les embarras financiers qu’il a traversés, notamment à Paris et à Vienne, il est inquiet sur l’avenir de ses rapports avec le roi Louis II, et il évoque avec Cosima « la possibilité d’aller vivre à Paris dans une mansarde : une pièce et deux chambres pour les enfants. » En lisant Schiller, un de ses auteurs favoris, il note cette réflexion d’un personnage de Wallenstein : « Le malheur s’accompagne de l’espérance, le bonheur de la crainte… » et il ajoute : « Je pourrais mieux utiliser mes forces qu’à écrire des partitions qui ne seront jamais exécutées. » Cosima lui dit que les temps changeront, mais il réplique : « Dans le meilleur des cas, ces temps seront terribles. Il arrivera une période de puritanisme où mon art n’aura rien à dire. »
Chaque soir, ils font de longues lectures. Lorsque le temps est beau, la splendeur des montagnes et du lac les rassérène, mais souvent, une brume grise enveloppe le paysage, et Cosima, se rappelant l’Odyssée, a l’impression « que le Royaume des Ombres devait avoir cet aspect chez les Grecs » et elle croit « voir les silhouettes des héros passer sur Veau calme et grise et se perdre dans le brouillard ». Puis, le ciel s’éclaircit, « une étoile brille paisiblement, c’est la première de la soirée ». Et Cosima lui adresse la phrase de Tannhäuser « Je te salue, ô douce étoile ! » Pendant ce temps, Richard, qui la cherchait partout dans le jardin en chantant l’Appel de Siegfried, la retrouve. « Alors, écrit-elle, je ne cherchai plus ma petite amie l’étoile, puisque j’avais mon grand ami auprès de moi. » Les souvenirs et les rêves tiennent une place importante dans ces cahiers, au milieu de mille détails, allant de la santé et de l’éducation des enfants jusqu’à la maladie de leur petit chien, Kos. Le 25 février 1869, Richard a rêvé qu’il était marié avec Cosima et elle se promenait en robe de satin blanc à la Terburg. « Ce qui me frappe dans son récit, note Cosima, c’est que, pour ma part, j’ai eu toute la nuit des pensées de mort. » À midi, elle apprend que Richard ne va pas bien. « Il s’agit donc de réunir toutes mes forces pour le distraire doucement. » Le 2 mars, le foehn fait rage et soulève sur le lac une tempête, comme dans Guillaume Tell. Après avoir regardé les marchands des quatre-saisons, qui sont obligés d’aller à pied jusqu’à la ville pour y apporter leurs marchandises, Richard et Cosima jouent longtemps du piano à quatre mains et Richard, dans sa joie, s’écrie : « Je ne suis qu’un vieil âne parfaitement heureux ! »
Le 11 mars, Wagner apprend la mort de Berlioz. Cette nouvelle fait surgir mille souvenirs du passé : « Nous parlons de tous les disparus de cette année. La mort en a fauché beaucoup : Lamartine, Berryer, Rossini, Berlioz, pour ne citer que les plus célèbres. » Le soir, ils parlent du Concile qui va s’ouvrir à Rome : « On veut rendre tout- puissant le Vatican, cette pagode papale, et mettre sur la tête des jésuites la tiare pontificale. » Ce thème, soit à propos de Rome, soit à propos de la Bavière et de l’Autriche, reviendra souvent dans la bouche de Wagner, violemment hostile à l’Eglise catholique et à son influence politique.
De nombreuses lettres arrivent de Paris, notamment une de Pasdeloup, le chef d’orchestre, racontant qu’à son dernier concert quelques auditeurs ont sifflé le Prélude de Lohengrin, mais une dame a dit à son voisin, qui ne cessait de siffler dans une clef : « Monsieur, si vous ne vous arrêtez pas, je vous casse la tête avec mon petit banc ! », et Cosima termine sa journée en écrivant : « Ma seule prière : mourir le même jour, à la même heure que Richard. » Elle lui survivra, fidèle prêtresse de son culte, quarante-sept ans…
Le 30 mars 1869, grosse émotion durant une promenade le long de la voie ferrée. « Nous voyons Kos sur les rails, il se bat avec un autre chien, le train arrive sur lui, Richard vole comme une flèche en criant et échappe lui-même comme par miracle. » Le soir, tout en buvant de la bière, il parle de L’Iliade et de L’Odyssée, mais, comme le menuisier est en train de passer un vernis dans la pièce voisine, cette odeur incommode Cosima. Wagner se met en colère, « il dit des choses qu’il n’aurait pas dû dire » et Cosima monte dans sa chambre pour pleurer. « Je me suis demandé ensuite ce qu’il valait mieux faire : laisser tomber son irritation, ou bien descendre pour lui expliquer tranquillement les choses et l’apaiser. À peine avais-je écrit ces lignes que Richard entrait pour me souhaiter une bonne nuit. Je suis redescendue avec lui et j’ai calmé sa folle colère. »
Cependant, Wagner a des soucis d’ordre artistique. Le Roi veut faire représenter L’Or du Rhin à Munich. « Les moyens matériels manquent. Son grand ouvrage va être mis en morceaux. Tout cela est lamentable ! »
Le 7 avril, arrivent des dépêches de Paris, où la première de Rienzi a obtenu un éclatant succès. En même temps, un télégramme de Berlin annonce le triomphe de Lohengrin. Ainsi, un peu partout, son œuvre s’impose.
La vie à Tribschen coule, paisible et ponctuée de menus incidents : les enfants recueillent les rouges-gorges tombés du nid et les installent dans la villa, où, naturellement, le chat les mange. Cosima est de nouveau enceinte : dans cet état, elle est superstitieusement attentive à tous les présages. Beaucoup sont défavorables : Richard a vu, le matin, une grosse araignée, la servante Vreneli a cassé un carreau, quant à Hermine, la femme de chambre, elle a rêvé de perles, ce qui, selon toutes les Clefs des Songes, annonce immanquablement un malheur !
Cependant, l’événement qu’attend Cosima se passe normalement et, le 6 juin, à quatre heures du matin, elle accouche d’un garçon, « qui pèse près de deux livres de plus que la moyenne des nouveau-nés ». Richard attendait au rez-de-chaussée, il entend les cris perçants de l’enfant et remonte aussitôt. « Il regardait droit devant lui, note Cosima, à cet instant, il fut surpris par un flamboiement d’une incroyable beauté, illuminant la tapisserie orange, près de la porte de ma chambre et se reflétant sur un coffret bleu, orné de mon portrait, qui, dans son petit cadre d’or, brillait d’une clarté surnaturelle. Le soleil venait de se lever au-dessus du Righi et lançait dans la pièce ses premiers rayons. Richard fondit en larmes. À ce moment, parvinrent à mon oreille les tintements matinaux des cloches du dimanche, arrivant de Lucerne à travers le lac. Richard regarda sa montre et constata que son fils était né à quatre heures. »
Le 9 juin, de grand matin, Wagner entre dans la chambre de Cosima et lui récite la strophe finale qu’il vient d’écrire pour le troisième acte de Siegfried : « Amour rayonnant, riante mort ! »
La naissance de leur fils remplit les Wagner de joie et Richard déclare à sa femme que, « sitôt qu’elle sera rétablie, il entrera dans une vieillesse goethéenne et qu’il a pris la ferme résolution de ne plus s’énerver ». Est-il besoin de dire que son tempérament reprendra vite le dessus et que ses explosions seront toujours aussi violentes et imprévisibles ?
En juillet, trois Français, Catulle-Mendès, sa femme, Judith Gautier, et Villiers de l’Isle-Adam, viennent voir Wagner. Il les reçoit assez froidement, les trouvant indiscrets. Quelques années plus tard, il sera trop sensible au charme de la capiteuse Judith…
De nombreuses pages du Journal sont consacrées par Cosima aux longues et difficiles négociations avec Hans de Bülow, relatives à leur divorce. Mais bientôt un nouveau souci la préoccupera, les malaises cardiaques dont souffre Richard.
Le 4 août 1869, il achève l’ébauche orchestrale du dernier acte de Siegfried, et Cosima note : « Promenade en forêt après le déjeuner avec mes enfants. Le plus bel été dont je puisse me souvenir nous a apporté Siegfried. » Il s’agit, bien entendu, à la fois de leur fils et de la seconde journée du Ring.
L’été passe vite. La fin de l’année approche et Cosima prépare les fêtes de Noël en dorant les noix qu’elle suspendra au sapin traditionnel. Un soir d’automne, elle est seule, Richard est allé à Lucerne : « Le soleil couchant a les couleurs que lui donne le foehn, dans la cheminée, le feu rougeoie avant de s’éteindre. Le cadre du portrait de Goethe jette un sombre éclat, les noix dorées luisent faiblement dans le crépuscule. La meilleure part de l’âme s’éveille, et je pense à toute ma vie. Pouvais-je agir autrement ? Dois-je écarter mon amour pour Richard ? Non, je ne pouvais pas agir différemment. Mais puisqu’un de nous devait souffrir, je reconnais profondément ma faute, et je veux l’expier autant que je le puis. »
Le lendemain, le ton est plus gai. Wagner reçoit du Ministère des Affaires Etrangères bavarois la plaque du Nicham, que lui a décernée le Bey de Tunis. Il refuse de signer l’accusé de réception, mais il garde la plaque, et il l’épingle sur le rideau du théâtre Guignol des enfants. Pauvre Nicham ! Treize ans plus tard, à Bayreuth, après la dernière représentation de Parsifal, Wagner l’accrochera au corsage rebondi de Mademoiselle Horson, la plus belle des Filles-Fleurs, mais ce détail ne figurera pas dans le tome II du Journal ! Wagner a sans doute choisi pour son espièglerie un moment où Cosima regardait d’un autre côté…
La parution de Siegfried achevée, Wagner s’attelle immédiatement au Crépuscule des Dieux.
L’année 1869 se termine avec les festivités habituelles, l’Arbre de Noël des enfants, et la représentation, sur leur théâtre de marionnettes, du Massacre des Innocents à Bethléem, la pièce jadis écrite par Louis Geyer, légalement beau-père de Wagner, et peut-être son père selon la chair.
Puis c’est le Nouvel An. Richard avance dans la composition du Crépuscule, mais il est fort contrarié qu’on ait commencé, au Théâtre Royal de Munich, les études pour La Walkyrie, et il déclare qu’il n’assistera pas aux répétitions.
En février, il a terminé l’esquisse du Prologue du Crépuscule et le Voyage de Siegfried sur le Rhin. Le thème des Filles du Rhin le met d’humeur excellente, il parle du chant de Brunnhilde : « Ô Dieux saints ! » et il ajoute : « Si tu savais à quoi j’ai pensé en écrivant cela ! À Magdebourg, à la fin de l’ouverture très gaie d’un opéra-comique d’Auber, mon caniche, qui m’attendait dehors, est entré tout d’un coup dans l’orchestre et a couru jusqu’au basson. D’abord, il s’est tenu tranquille, puis il a fait entendre une longue plainte très bruyante. Tout le inonde riait. Pour ma part, j’étais fort ému, et, depuis, j’entends toujours ce chant mélancolique en même temps que la mélodie joyeuse jouée par l’orchestre. » À quoi peut tenir l’inspiration ! Wagner parle moins souvent de musique avec Cosima que de littérature ou d’histoire, et ses jugements sur les compositeurs contemporains sont rarement bienveillants : il déteste Schumann, il dit que la forme de Mendelssohn à la perfection d’un cristal, mais aussi sa froideur, et il reproche à Berlioz de juxtaposer ses thèmes sans les développer vraiment. Parmi les maîtres qui l’ont précédé, il a su mettre les plus grands à leur juste place : Bach, Mozart et Beethoven forment à ses yeux une incomparable trinité, et, si son tempérament le porte plutôt vers Beethoven, il juge que rien ne dépasse les dernières symphonies du maître de Salzbourg. Un jour où Nietzsche est venu lui rendre visite, il lui joue des passages des Noces de Figaro. « On a prétendu, remarque Nietzsche, que Mozart a inventé la musique à intrigue. — C’est tout le contraire, affirme Richard, il a dissous les intrigues dans la musique… Nous trouvons chez Beaumarchais des hommes roublards, spirituels, calculateurs, qui agissent et parlent avec esprit, et chez Mozart, nous voyons des êtres déjà sublimés, qui souffrent et se plaignent. » Si Wagner admire, chez Liszt, le pianiste, et s’il rend justice au pittoresque et au mouvement de sa Faust-Symphonie, il critique l’orchestration bruyante de poèmes symphoniques comme Le Tasse, qu’il attribue à l’influence de la princesse Wittgenstein : « À l’instar des sauvages, elle n’est sensible qu’aux effets les plus grossiers, aux chocs dans la musique. » Je pense que Cosima ne goûtait pas beaucoup, elle non plus, la musique de son père, sinon Nietzsche ne se fût pas risqué à lui dire que, dans la Légende de sainte Elisabeth, on respirait « plus d’encens que de parfum de rose ».
Le 5 mars, conversation bien curieuse. Après avoir parlé des répétitions de La Walkyrie à Munich, Cosima dit à Richard, qui lui avait parlé plusieurs fois de Bayreuth comme d’une ville où il aimerait vivre : « Tu devrais chercher dans l’Encyclopédie, à l’article Bayreuth. » Ils le font, et, « à notre grande joie, poursuit le Journal, nous lisons que parmi les monuments de cette ville, il se trouve un magnifique opéra ancien ».
Ce passage avait été cité par Glasenapp dans sa Biographie, et, en effet, on peut y voir le point de départ du grand projet de Théâtre des Festivals, cependant, peu de temps après, Wagner, examinant sur place les ressources matérielles de Bayreuth, a reconnu que l’Opéra des Margraves ne pouvait convenir à ses desseins et qu’il faudrait construire pour ses œuvres un théâtre nouveau.
Le 2 avril, Cosima relate avec émotion que le petit Siegfried a pour la première fois, appelé Richard, « papa ». En ce printemps montagnard, vingt détails rustiques viennent sous sa plume. Elle note le premier chant du coucou, comme le faisait chaque année Victor Hugo à Jersey. « Une mère hérisson a fait ses petits sous un banc du jardin. » Le lendemain : « Une de nos filles est au lit parce qu’elle est un peu enrouée, le coucou chante, le hérisson est parti, la chatte apporte à grand-peine ses petits dans le lit de la chambre d’amis. Après le repas, Richard et moi sortons, il nie raconte que, dans sa jeunesse, le printemps était toujours quelque chose de terrible : les théâtres se vidaient, le public ne venait plus et le pauvre directeur de la musique était mis à la porte. »
Depuis le début de l’été, Cosima, sans suivre de près la politique, mentionne souvent la tension que l’affaire de la succession au trône d’Espagne a fait naître entre Paris et Berlin. Les bruits de guerre sont de plus en plus inquiétants. Le véto de Napoléon III contre la candidature d’un prince de Hohenzollern provoque une véritable rage chez Wagner, et toutes ses rancœurs contre la France lui reviennent, comme un flot de bile. Mais que penser de Cosima qui, née Française, écrit : « Cette impertinence française me met tout à fait hors de moi, ce peuple mérite une correction impitoyable ! » Quelles qu’aient pu être ses humiliations « d’enfant, sans père ni mère, à Paris », nous avons du mal à comprendre sa violence, comme nous nous étonnons de voir Richard Wagner, qui devait tant au roi Louis II de Bavière et connaissait ses sentiments profonds de haine contre la Prusse, prendre une telle position.
Plus tard, je ne l’oublie pas, Wagner se montrera hostile à la politique de Bismarck et il verra la menace que l’impérialisme de l’Allemagne, unie autour de la Prusse, fera peser sur la paix. Mais, pour l’instant, en ce dramatique été de 1870, où la dépêche d’Ems va jouer le rôle de l’amorce faisant sauter une mine, Richard et Cosima sont aussi déchaînés que les journaux allemands les plus nationalistes. On est surpris qu’une intelligence comme celle de Wagner ait considéré avec un pareil aveuglement une guerre qui a déchiré l’Europe pour un siècle, et qui devait enfanter deux guerres mondiales !
Cependant, les pénibles discussions avec Hans de Bülow ont abouti et, le 27 juillet, Cosima apprend par une lettre de son avoué berlinois que son divorce a été prononcé le 18. Le Journal contient assez peu de détails sur son remariage avec Richard, célébré le 25 août, à huit heures du matin, à l’église réformée de Lucerne. Les Wagner avaient fait imprimer seulement cent-vingt faire-part pour leurs amis. Les enfants avaient eu un mot magnifique : « Maman se marie avec l’oncle Richard ! »
Terminerons-nous là-dessus ? Non. Mathilde Wesendonck envoya un bouquet d’edelweiss. Cosima lui avait écrit une longue lettre, qu’elle soumit à Richard avant de l’expédier, en lui demandant s’il en était satisfait. « Il me répond que c’est trop, qu’il a recouvert cette liaison de voiles poétiques, pour ne pas admettre sa vulgarité, mais, pour lui, l’élément poétique est mort désormais et il n’aime pas qu’on lui rappelle cette histoire. » Cette phrase cynique correspond probablement à la vérité. Eh bien, je préfère le mensonge des lettres de Venise à Mathilde et surtout le sublime mensonge de Tristan !
J’ai glané des centaines de notes dans l’immense champ que constituent les deux mille deux cents pages du Journal de Cosima, mais je me suis limité aujourd’hui à la première partie du tome I, qui doit paraître en novembre en français. C’est d’ailleurs cette partie que les biographes de Wagner avaient le moins utilisée. Le public sera donc assurément intéressé par sa nouveauté, tout en déplorant certains traits de l’image que ce Journal lui donne de Wagner, mais je crois que la vérité fait tout le prix d’une biographie. Comme le pensait Marcel Schwob, l’art du biographe est un art des détails, et les minuscules faits vrais qu’adorait Stendhal sont ceux qui, pour l’historien comme pour le romancier, font connaître le mieux l’individu, objet essentiel de toute création artistique.
M. Jean MISTLER, le 25 octobre 1977
Secrétaire perpétuel de l’Académie française
avec l’aimable autorisation de l’Académie française (http://www.academiefrançaise.fr)
II. LE « ROMAN DU JOURNAL » DE COSIMA WAGNER
ou « HISTOIRES DE FAMILLE AUTOUR D’UN JOURNAL INTIME »
Il est de ces femmes, épouses ou amies de grands artistes, qui ont consacré leur vie à noter, jour après jour, les faits et gestes du grand homme auquel elles ont consacré leur vie, et réservé à la fois leur amour et leur profonde admiration ; parmi elles on connaît Maria van Rysselberghe, amie et égérie d’André Gide, qui a noté, jour après jour, depuis le 11 novembre 1918 jusqu’au 19 février 1951, à la mort de Gide, les faits et gestes du grand écrivain dans ses fameux « Cahiers de la petite dame« .
Mais le cas le plus célèbre est sans aucun doute celui de Cosima Wagner. Il a été question sur ce blog de la fille de la comtesse d’Agoult et de Liszt qui, suite à son divorce d’avec le chef d’orchestre Hans von Bülow, devint officiellement Cosima Wagner en 1870. C’est en 1869, à Tribschen, sur le Lac des Quatre Cantons, où le couple a élu domicile avant de s’installer définitivement à la villa Wanhfried à Bayreuth, qu’elle commence un journal qu’elle poursuivra jusqu’au 12 février 1883, veille de la mort de Wagner. Relatant jour après jour les faits et gestes de son célèbre époux, mais détaillant aussi la lente composition de la Tétralogie, des Maîtres chanteurs et de Parsifal, elle laisse à la postérité ce que la critique a considéré, lors de sa publication en 1976, comme un des plus passionnants documents sur la culture allemande du XIXème siècle.
Cosima Wagner était, de par sa naissance aristocratique, une grande dame européenne, comme on l’était encore dans ce milieu privilégié avant la Grande Guerre qui allait définitivement cloisonner les nations ; élevée à Paris, mariée à un Allemand, ayant beaucoup vécu en Italie, elle parlait et écrivait couramment le français, l’allemand, l’italien et l’anglais ; extrêmement cultivée, elle connaissait toute la littérature européenne, et grâce à son père Liszt, était une mélomane avertie. Cette « Grande dame », comme l’appelaient ses visiteurs, très impressionnés par cette femme qui n’était pas belle mais qui avait grande allure, a, jusqu’à ses derniers jours, fait de l’œuvre de son époux l’œuvre de sa vie. Ambitieuse, autoritaire, mais aussi très fragile, elle imposa au Festival de Bayreuth, qu’elle fit renaître après une longue interruption après la mort du maître, un véritable corset, qui empêcha, jusqu’au jour où elle transmit, en 1911, les rênes du pouvoir à son fils Siegfried, toute évolution dans la mise en scène des opéras wagnériens, mais permit toutefois de le sauver du désastre financier auquel il était condamné.
Son journal est plus qu’une simple relation des faits et gestes d’un homme qui était célèbre et célébré dans toute l’Europe, on y lit aussi la vie, souvent difficile, d’une femme privilégiée, dans un monde encore largement dominé par les hommes, mais limitée de par son sexe dans ses activités, soumise à un homme qui pouvait être volage et violent, et face auquel elle n’avait qu’un silence respectueux à lui opposer – il y a dans ce journal des pages très émouvantes et surtout des silences qui en disent long sur la vie parfois difficile de ce couple célèbre – mais dotée d’un courage et d’une ambition qui lui permirent de sauver l’œuvre de celui qu’elle appelle tout au long de ces pages « Le Maître ».