FRANZ LISZT,
PRINCE PAR LE CŒUR COMME PAR LE TALENT.
« Tout à coup la porte s’ouvrit et une étrange apparition s’offrit à mes yeux. Je dis une apparition, faute d’un autre mot pour rendre la sensation extraordinaire que me causa, tout d’abord, la personne la plus extraordinaire que j’eusse jamais vue.
Une taille haute et mince à l’excès, un visage pâle, avec de grands yeux d’un vert de mer où brillaient de rapides éclats semblables à la vague quand elle s’enflamme, une physionomie souffrante et puissante, une démarche indécise qui semblait glisser plutôt que se poser sur le sol, l’air distrait, inquiet et comme d’un fantôme pour qui va sonner l’heure de rentrer dans les ténèbres, tel je voyais devant moi ce jeune génie dont la vie cachée éveillait à ce moment des curiosités aussi vives que ses triomphes avaient naguère excité l’envie.
Franz parlait impétueusement d’une manière abrupte. Il exprimait avec véhémence des idées, des jugements bizarres pour des oreilles habituées comme l’étaient les miennes à la banalité des opinions reçues. L’éclair de son regard, son geste, son sourire, tantôt profond et d’une douceur infinie, tantôt caustique, semblait vouloir me provoquer soit à la contradiction, soit à un assentiment intime… »
La Comtesse Marie d’Agoult raconte ainsi la révélation qu’elle eut de Franz Liszt, en cette fin de l’année 1833, dans le salon de la Marquise de Vayer où se réunissait tout ce que Paris comptait alors de gens en vogue et de beaux esprits.
Cette rencontre du jeune et séduisant génie du piano et de l’aristocrate intellectuelle allait les entraîner dans l’une des plus belles – et célèbres – histoires d’amour qui soit, les marquer à jamais ensuite d’une douleur secrète masquée par une haine publique. De cet amour devait naître une postérité fameuse entre toutes.
Marie d’Agoult est née à Francfort en 1805. Française par son père, le Vicomte de Flavigny, allemande par sa mère, fille du banquier Bethman, elle fait un mariage de convenance sans attrait pour elle, a deux enfants, et à l’époque de sa rencontre avec Franz Liszt, vit pratiquement séparée de son mari.
Sa beauté sévère, son charme aristocratique, sa culture française et allemande en faisait une personnalité remarquée de la société parisienne ; elle avait un salon fameux – consécration de la société du temps – mais finalement une âme et un cœur complètement disponibles.
« Six pieds de neige sur vingt pieds de lave », disait-ton alors de celle qui allait bientôt, à l’approche des trente ans fatidiques pour une femme, faire un coup d’éclat, affirmer sa liberté et braver la société aristocratique, lui jeter un défi, en se faisant « enlever » par le pianiste virtuose, l’artiste fameux et adulé, le jeune Franz Liszt.
Cette femme éminemment cultivée et intellectuelle va enfin connaître une grande passion et s’y abandonner toute entière.
« La Comtesse d’Agoult balance entre la noblesse et les réformes sociales vers lesquelles l’entraînent ses origines francfortoises et son snobisme, se révolte contre cette société moderne et intransigeante devant laquelle sa fugue avec un baladin demeure impardonnable ». Ainsi s’exprime Balzac.
Franz Liszt a vingt deux ans lorsqu’il rencontre Marie d’Agoult, et s’il est séduit par sa beauté, il ressent encore davantage la communion intellectuelle qu’il trouve chez cette femme cultivée, son aînée de six ans. Leur passion fut autant intellectuelle qu’amoureuse, Franz Liszt cherchant cette « femme rédemptrice », dont Lamennais lui avait inspiré l’idée. Un autre devait tirer de cette idée fondamentale quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre dramatiques et musicaux.
Quelque temps après leur première rencontre, Franz Liszt, par une remarque un peu vive, fait couler les larmes de Marie d’Agoult ; alors, elle raconte :
« Soudain, tombant à mes pieds, embrassant mes genoux, il me conjura d’une voix que j’entends encore, d’un regard profond et douloureux, de lui accorder mon pardon. Ce pardon, dans la brûlante étreinte de nos mains, fut une explosion d’Amour, un aveu, un serment mutuel de nous aimer, de nous aimer sans partage, sans limite, sans fin, sur la terre et dans toute la durée des Cieux… »
Ainsi, Marie et Franz s’abandonnèrent à leur Amour, lui avec un don total, elle avec une lucidité qui lui fera dire : « Un faux besoin nous rassemble, un faux besoin nous séparera ». Lorsque Franz évoquera l’idée du mariage, Marie répliquera avec une hauteur toute aristocratique : « Madame la Comtesse d’Agoult ne sera jamais Madame Liszt ! »
Franz dut se résigner à une vie irrégulière, et en août 1835, se « laisse » enlever. Les amants s’enfuient à Genève, au grand scandale de la société parisienne, et le 18 décembre naît leur premier enfant, Blandine. De cette époque heureuse et passionnée date le début des Années de Pèlerinage, itinéraire sentimental, commencé dans la joie de la jeunesse, terminé, bien des années après, dans la mélancolie et la vieillesse…
Trois extraits de la Première des Années de Pèlerinage : Suisse (composée entre 1835 et 1836)
1- Chapelle de Guillaume Tell
2- Au Lac de Wallenstadt
3- Pastorale
Les « amants de Genève » furent bientôt le centre d’une société artistique, musicale et littéraire – malgré la froideur première manifestée par la bourgeoisie genevoise.
George Sand, accompagnée de ses deux enfants et de l’écrivain Adolphe Pictet leur rend visite ; toute cette compagnie visite alors les Alpes, et le voyage à Chamonix est resté célèbre. Sur le registre de l’Hôtel de l’Union, Franz Liszt écrit : « Musicien, philosophe, né au Parnasse, venant du doute, allant à la vérité ».
Peut-on rêver cadre plus enchanteur que celui des lacs italiens, pour des amant avides de beauté et de solitude ? En 1837, Franz et Marie abritent leur amour dans la Villa Melzi, à Bellagio « perle du lac de Côme ». Dans les jardins embaumés par les magnolias, lauriers roses, les camélias, ils lisent la Divine Comédie, au pied du groupe de Comelli Dante conduit par Béatrice, et Franz écrit à sa mère à Paris : … « qu’il habite dans le plus beau paysage du monde, qu’il est l’homme le plus heureux sur la terre, qu’il se moque des stupides bavardages des gens stupides ».
C’est dans ce séjour idéal que naît Cosima, le jour de Noël 1837, deuxième enfant de Marie et Franz. Cosima, née en Italie, hongroise par son père, mi-française et allemande par sa mère….
La vie de Franz Liszt est partagée entre sa famille de fait, même si elle est irrégulière, et les concerts qu’il ne cesse de donner à Paris, Vienne, Milan. Lors de son premier passage dans cette ville, il rend visite à l’éditeur musical Ricordi, qu’il ne connaît pas. Il entre, s’assoit devant le piano ouvert, et commence à préluder : c’est sa façon personnelle de se présenter. Ricordi, d’une pièce voisine, écoute, s’enthousiasme et s’écrie : « Questo è Liszt o il Diavolo ? (Est-ce Liszt ou bien le Diable ?)
Les amants reprennent leur errance à travers leur chère Italie qui les marquera d’un souvenir ineffaçable. C’est à Rome, le 9 mai 1839, que naît Daniel, troisième enfant et seul fils de Liszt. Évoquant plus tard cette époque, Marie d’Agoult écrira avec mélancolie : « Oh ! Que n’ai-je été plus digne d’un tel amour ! Combien mon cœur paraît pauvre et stérile quand le sien s’ouvre à moi tout entier… »
Trois extraits de la Deuxième des Années de Pèlerinage : Italie (composée entre 1837 et 1839)
1- Spozalizio
2- Il Penseroso
5- Sonetto 104 Del Petrarca
Car s’annoncent les années difficiles. La charge de trois enfants, les problèmes financiers, les exigences impérieuses de la carrière de virtuose, tout cela va contribuer à dénouer lentement les liens qui unissent Franz et Marie.
Franz supporte de plus en plus difficilement l’emprise jalouse de Marie, l’appel de son public l’emporte, et il décide d’entreprendre, seul, une immense tournée de concerts à travers l’Europe ; pendant huit ans, de 1839 à 1847, il va littéralement griser ses auditoires, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, de Londres à Constantinople, partout accueilli à l’égal d’un souverain par des démonstrations que nul artiste n’avait connues jusqu’alors, et ne devait sans doute jamais connaître après lui.
A la fin de l’année 1839, Franz et Marie se séparent. Ils sont à Florence : Marie revient à Paris avec ses filles, Daniel reste en nourrice près de Rome. Franz se dirige vers la Hongrie, vers le pays natal qu’il n’a jamais revu depuis qu’il l’a quitté, tout enfant.
La liaison de Franz et Marie durera des années encore, mais le bel Amour de Genève et de Bellagio n’est bientôt plus qu’un souvenir… et Franz écrit à Marie en juin 1840 : « L’Amour n’est pas la justice. L’Amour n’est pas le devoir, il n’est pas le plaisir non plus, et pourtant il contient mystérieusement toutes ces choses… Si l’Amour est encore au fond de nos cœurs, tout est dit ; s’il est évanoui, il n’y a plus rien à dire… Une foule de pensées m’agite et me gonfle. Pourrais-je vous parler ? Je ne sais, mais peut-être et cette fois encore ma parole vous séduira-t-elle ? Quand irons-nous en Italie ? Florence, Venise, Rome, Naples ? Il me prend, à mon tour, cette extrême soif d’Italie que vous aviez il y a quatre ans… »
Dans sa réponse du 22 septembre 1840, Marie conclut tristement et lucidement : « Je crains que Génie et Bonheur ne soient deux ennemis irréconciliables ! »
L’ivresse dans laquelle Franz Liszt plongeait son auditoire avait évidemment les femmes pour victimes privilégiées. C’est qu’au delà du virtuose, l’artiste, incarnation du génie romantique, était d’une beauté fascinante, d’un raffinement aristocratique, d’une élégance de dandy. Cela, Marie d’Agoult le savait et le supportait de plus en plus difficilement. A Vienne, nul n’osa donner de concert pendant les trois mois que dura le séjour de Franz Liszt… nul sauf la belle Marie Pleyel, dont il avait d’ailleurs fait la conquête.
Mais il faut imaginer le spectacle : Franz Liszt, en costume de cavalier vert à boutons blanc, pantalon gris, chapeau haut de forme à la main, tournant les pages de la partition de Weber à la nouvelle favorite… Ensuite, devant un public extasié, Franz Liszt et Marie Pleyel jouèrent à quatre mains une fantaisie de Henri Herz, auteur bien oublié aujourd’hui.
Pour Marie d’Agoult, la coupe fut pleine lorsqu’elle apprit la brève mais bruyante aventure de Franz avec la turbulente Lola Montez, soi-disant danseuse espagnole dont l’ambition sans limite devait avoir le trône de Bavière pour cible.
Paris était en joie, Marie connut le désespoir, songea au suicide, mais en vraie intellectuelle, écrivit un poème qui se terminait ainsi :
« Et tu ne sauras pas qu’implacable et fidèle
Pour un sombre voyage, elle part sans retour,
Et qu’en fuyant l’amant dans la nuit éternelle,
Elle emporte l’Amour »
En 1844, tout est consommé. Marie écrit à leur ami, le poète Georg Herwegh : « Une séparation éternelle et absolue s’impose ; il serait vraiment trop naïf de conserver l’ombre d’une espérance, et qu’ai-je à faire avec un vaurien aimable, avec un Don Juan parvenu, moitié saltimbanque, moitié escamoteur, qui fait disparaître dans ses manches les idées et les sentiments, et regarde avec complaisance le public ébahi, qui bat des mains. Dix ans d’illusions… N’est-ce pas le sublime de l’extravagance ? »
Ce cri de dépit est celui d’une infortunée dont le nom de Franz emplit l’esprit, dans l’amour ou dans la haine…
Franz Liszt, avec la noblesse d’esprit qui est sienne, prit les torts à sa charge, et écrivit en juin 1844 : « En aucun cas, je ne pourrais admettre qu’on vînt accuser Madame d’Agoult de sa conduite à mon égard…. Quoiqu’il advienne, (et je ne prévois la possibilité d’aucun changement à nos rapports brisés net et entier) rien n’altérera le profond respect et le loyal dévouement qu’elle m’a toujours inspiré et que je lui témoignerai jusqu’à ma dernière heure ».
Ces belles paroles cachaient en réalité le véritable drame provoqué par cette rupture : le sort des trois enfants, Blandine, Cosima et Daniel, que les anciens amants vont se disputer des années durant ; enfants victimes de la désunion de parents dispersés, sans foyer familial, un père sans doute attentif et aimant, mais perpétuellement absent, une mère bientôt reprise par sa vie mondaine, et qui devait céder au démon de la littérature sous le pseudonyme de Daniel Stern. Bien plus tard, Cosima écrira combien elle réalise « clairement qu’elle n’a eu ni père ni mère, quelle a été la tristesse de sa vie ».
Ce foyer, cette chaleur familiale qu’elle n’a pas connus enfant, elle les connaîtra loin de la France, lorsque les hasards de la vie et les caprices des hommes la conduiront en Allemagne qui deviendra sa vraie patrie.
Avec la lettre que Franz Liszt écrit à Marie d‘Agoult en avril 1844, il clôt un chapitre de sa vie : « Je compte une à une toutes les douleurs que j’ai mises dans votre cœur et rien ni personne ne pourra jamais me sauver de moi-même. Je ne veux plus ni vous parler, ni vous voir, encore moins vous écrire » .
Le rayonnement universel du pianiste Franz Liszt, la façon unique qu’il avait de subjuguer ses auditeurs, de les étonner, de les faire frémir, de les passionner, ce phénomène a été analysé par les contemporains, à une époque particulièrement riche en pianistes.
Lamartine, à qui Franz Liszt rendit visite en 1836, dans sa propriété de Saint-Point, l’analyse ainsi : « Il est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et Beethoven, il chante plus des symphonies du ciel que de mélodies de la terre, il n’a point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses, il a plus de verve et de sensibilité, c’est le Boccace de la musique… Beethoven et Liszt sont des esprits aériens. Rossini est plus homme, ils sont des anges »
Théophile Gautier, lui aussi, cherche à trouver l’artiste derrière le masque du virtuose, voire du cabotin : « Il faut que ce diable d’homme ait vraiment la musique au corps pour produire un semblable effet à Paris où tout le monde l’a vu à l’état de petite merveille. C’est que Franz Liszt est un véritable artiste dans la force du terme. L’on s’est beaucoup moqué de ses longs cheveux, de sa figure de personnage à la Hoffmann, de ses regards extatiques, de ses gestes convulsifs, de ses mouvements démoniaques ; sa petite redingote noire à brandebourgs et son sabre hongrois ont été le sujet de plaisanteries plus ou moins insipides. Quant à nous, il nous semble qu’un artiste ne doit pas et ne peut pas avoir l’air d’un fabricant de chandelles ! Ses goûts, ses mœurs, ses pensées impriment nécessairement à sa physionomie quelque chose de particulier et c’est une autre façon de se maniérer que de porter des souliers lacés, des gants verts et des cols guillotinant les oreilles. Depuis quelque temps, cette affectation s’est introduite parmi les poètes, les peintres et les musiciens de ressembler autant que possible à des maires de campagne ou à des éleveurs de bestiaux !
Il y a aussi une autre manie non moins ennuyeuse, c’est de jouer d’un instrument quelconque, les bras collés au corps avec la face morte et des yeux de poisson cuit…
Ce que nous aimons dans Franz Liszt, c’est que c’est toujours le même artiste ardent, échevelé, fougueux, le même Mazeppa musical emporté à travers les steppes des triples croches par un piano sans frein ; s’il tombe c’est pour se relever Roi ! En un mot il est romantique aujourd’hui comme alors.
…Franz Liszt n’est pas un pianiste, c’est un poète, qu’il joue de sa propre musique ou celle des autres. Et c’est cela qui le tire de l’armée des pianistes de première force qui sera bientôt plus nombreuse que ne le sont les sauterelles du désert. »
Il est bien difficile aujourd’hui d’imaginer ce que pouvait être une interprétation de Franz Liszt, par exemple d’une sonate de Beethoven ? Les auditeurs d'aujourd'hui, exigeants et habitués à la plus grande rigueur, seraient certainement horrifiés des traits de virtuosité, des improvisations auxquelles se livrait le virtuose.
Écoutons le critique Joseph d’Ortigue en 1835 : « Oh, il faut le voir entonner un de ces chants, un de ces poèmes désignés jadis, du nom si vulgaire de sonate. Il faut le voir, les cheveux au vent, lancer ses doigts d’une extrémité du clavier à l’autre, à la rencontre de la note qui éclate en un son strident ou argentin ; ses doigts semblent s’allonger et se détendre par un ressort et quelquefois se détacher de ses mains. Il faut voir ses yeux sublimes se lever au ciel pour y chercher une inspiration, puis, mornes se coller à terre ; sa physionomie radieuse et inspirée comme celle d’un martyre qui se dilate dans la joie ou la torture ; ce regard terrible qu’il darde parfois sur l’auditeur, qui l’enivre, qui le fascine et qui l’épouvante, et cet autre regard terne, qui, privé de lumière, s’éteint ; il faut voir ses narines se gonfler, pour laisser un passage à l’air qui s’échappe de sa poitrine par flots tumultueux, comme les naseaux d’un coursier qui vole dans la plaine. Oh ! il faut le voir, il faut l’entendre et nous taire, car ici nous sentons trop combien l’admiration affaiblit nos expressions ! »
Sous cette outrance toute romantique – tant de la part de l’interprète que de sa critique – apparaît l’explication du pouvoir inouï de Franz Liszt sur ses auditoires. La virtuosité n’est pas la seule raison, un pianiste comme Thalberg, son grand concurrent, n’avait certainement rien à lui envier de ce côté . Le génie d’interprète allait au-delà : « Ce n’est pas un pianiste, c’est le plus grand poète du monde. Il sait faire passer dans l’âme de ses auditeurs ce qu’il ressent lui-même. Sa physionomie exprime ce que chantent ses doigts ; ce n’est pas un piano qui est sous ses mains, c’est un orchestre qu’il dirige selon son inspiration. »
Berlioz prétendait que l’œuvre pour piano de Franz Liszt : « …est faite pour lui-même , personne au monde ne peut se flatter d’en aborder l’exécution ».
Franz Liszt, inventeur du récital – soirée consacrée à un seul artiste – a frappé ses contemporains par sa « verve prodigieuse, sa vigueur incomparable, son art des contrastes ». « … après ces violents éclats et ces grands coups de tonnerre, par lesquels il étonne et étourdit ses auditeurs, il s’apaise tout à coup et les surprend par des détails d’une grâce et d’une délicatesse infinie… »
Mais ce pouvoir de l’artiste sur ses auditoires subjugués s’accompagnait d’une démagogie indigne de lui. Le concert donné le 24 avril 1841 est révélateur de l’état d’esprit du public d’alors – et de celui de l’interprète.
Beethoven était au programme – Beethoven seul – ce qui était une tentative hardie en une époque où il était peu connu et considéré comme fou – il est bien connu qu’un génie est généralement considéré comme fou par ceux qui ne le comprennent pas. Mais Beethoven était le Dieu de Franz Liszt, qui avait pris le risque d’organiser le concert, avec son ami Berlioz qui tiendrait la baguette.
La Revue et Gazette musicale du 2 mai suivant rapporte tous les détails de la soirée. « On commença par une ouverture ; Franz Liszt interpréta ensuite le concerto en mi bémol, et sa transcription pour piano de la cantate Adélaïde . Puis Geoffroy du Théâtre Français lut un poème d’Anthony Deschamps ; Franz Liszt et le violoniste Lambert Massart jouèrent la sonate opus 47, enfin Hector Berlioz dirigea la Symphonie Pastorale. Soirée mémorable, superbe hommage rendu au Maître de Bonn, tout à la gloire de Franz Liszt et d’Hector Berlioz. »
Ecoutons le critique : « Franz Liszt s’était déjà retiré après l’exécution de la sonate, lorsqu’un bruit sourd monta du parterre, puis grossissant gagna le balcon, puis les loges, et enfin la salle entière, qui a demandé à grands cris le morceau sur les motifs de Robert le Diable. »
Sans se faire prier, Franz Liszt se remit au piano, et couronna ainsi le concert Beethoven par sa transcription de Meyerbeer, qui transporta le public et le fit crier d’admiration… Le piano et l’artiste furent couverts de fleurs.
Tel était le goût du temps et George Sand résuma la situation par une boutade : « Liszt réunit la musique objective de Meyerbeer et la musique subjective de Beethoven ».
Mais, il se trouvait dans la salle un spectateur absolument insensible à ce genre de subtilité et que cette soumission d’un grand artiste aux caprices d’un public frivole révoltait profondément. Comment lui pardonner de conclure par Robert le Diable un hommage au Dieu Beethoven ? Comment justifier un tel crime contre l’Art, contre l’Esprit ?
Ce farouche puriste écrivait : « J’étais en train d’accomplir l’acte de révolte intérieure contre ce monde artistique. Dans cette rencontre, Franz Liszt m’apparut comme l’antithèse la plus complète de ma nature et de ma situation. Franz Liszt était devenu la merveille et l’enchantement de ce monde à une époque où j’en étais tellement tenu à l’écart par la froideur et le manque d’amour que ce monde me faisait éprouver. Franz Liszt était pour moi un de ces phénomènes que l’on considère, par leur nature, comme votre ennemi et votre antagoniste ».
Ainsi, rien dans ce premier contact entre Franz Liszt et Richard Wagner, en ce printemps 1841, ne pouvait laisser présager l’étroitesse des liens qui devaient unir les deux artistes.
Entre le pianiste virtuose adulé, serviteur de son public, et le compositeur allemand espérant en vain trouver la gloire à Paris, végétant dans une misère honteuse pour son orgueil, aucune rencontre n’était alors possible.
Richard Wagner fit du concert un compte-rendu sévère, pour le journal de Dresde - l’Abendzeitung -, dont il était correspondant. Sept ans s’écouleront avant que Richard Wagner et Franz Liszt, que tout semblait séparer, se retrouvent et fraternisent, au service commun de la musique, celle qu’ils espéraient et pour laquelle ils allaient combattre : la musique de l’avenir.
Avril 1841 : Franz Liszt continue sa tournée triomphale en Europe : Londres, Hambourg, Copenhague - où il était l’invité du Roi Christian VIII – Cologne… L’automne le retrouve avec Marie d’Agoult et leurs enfants à Nonnenwerth, une petite île sur le Rhin, qu’il a louée en totalité. Franz Liszt a été séduit par l’atmosphère de vieille légende romantique qui y règne, par le calme, l’isolement au milieu des eaux du Rhin . C’est là qu’il découvrit la littérature allemande et composa son premier Lied allemand Lorelei….
Nonnenwerth marque la dernière étape de l’idylle de Franz et Marie. Au terme de leur séjour automnal de 1843, ils se sépareront pour toujours. La Comtesse conservera, comme l’ultime hommage, l’un des plus beaux lieder de Franz Liszt Nonnenwerth composé sur un poème du Prince Lichnowski, l’ami de Beethoven.
L’adulation dont Franz Liszt, virtuose du piano, était l’objet de la part de ses publics, des Princes, et surtout des plus belles femmes du temps, influenceront fâcheusement son caractère et son comportement. Il devint vaniteux, arrogant et ses récitals tournaient à l’exhibition ; il prenait soin de disposer son piano perpendiculairement à la rampe de la scène, de telle façon que ses admirateurs contemplent son profil avantageux. Mieux, afin de ne défavoriser personne, il disposait deux pianos, symétriquement, et passait de l’un à l’autre, afin que nul ne perde le spectacle de ses airs inspirés, ou ses sourcils froncés, ou ses cheveux brusquement rejetés en arrière.
Au retour de son voyage à Berlin où, durant deux mois, les vingt et un concerts qu’il donna, la plupart en présence du Roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, et de sa famille, provoquèrent une crise aiguë de « Lisztomanie », un contemporain put écrire : « Pendant longtemps, Monsieur Liszt n’avait été que ridicule, on riait de ses longs cheveux et de son grand sabre. Son dernier voyage en Allemagne commence à le rendre odieux ».
Ses amis sont conscients de cette fâcheuse évolution ; Georg Herwegh écrit en 1844 à la Comtesse d’Agoult : « … Franz Liszt ne sera jamais un caractère, aussi longtemps qu’il persistera dans la virtuosité ; celle-ci a infecté sa conception des choses. Le succès sans pareil qui s’adresse bien moins à son génie, à son âme, qu’a son mécanisme, sa virtuosité, l’a égaré au point de ne lui faire, de son côté, juger les hommes que d’après les mêmes critères, en faisant abstraction de tout fond moral. Un choc puissant peut-il le ramener à lui-même ? »
Franz Liszt est généralement ignoré en tant que compositeur, son talent d’interprète est seul reconnu. Balzac, en 1843, déclare : « … qu’annoncé comme le plus grand génie musicien, il ne sera jamais compositeur.»
Alors que Joseph d’Ortigue, plus clairvoyant, prédit que : « …Le virtuose disparaîtra un jour et ne laissera que des souvenirs, mais que le compositeur laissera des œuvres ! »
Après des années de voyages triomphaux dans une Europe extasiée, qu’il effectuait dans une immense berline, construite spécialement pour lui, dans laquelle il vivait – avec son piano – Franz Liszt ressentit effectivement un profond dégoût de son métier de saltimbanque, et de lui-même.
Las plus au moral qu’au physique, il se comparait à Mazeppa, courant lié à son malheureux piano, rivé à lui. « Ce qu’on appelle mon immense succès, ne me console guère de ma tristesse intérieure », écrivait Franz Liszt au Prince Lichnowsky, dès 1844 ; Saturé d’honneurs, fatigué de sa vie errante, il sentait monter en lui la fièvre de la composition et aspirait à la vie calme qui lui permettrait de satisfaire sa véritable vocation.
Trois événements vont concourir à ce changement de vie auquel aspire l’artiste. Trois événements qui constituent sans doute le « choc » qu’attendait son ami Georg Herwegh.
- 1843 : Franz Liszt accepte le titre de chef d’orchestre de la Cour de Weimar, en service extraordinaire ; sa seule obligation est de s’y consacrer trois mois par an.
- 1846 : La révélation de l’œuvre de Richard Wagner, au travers d’une représentation de Rienzi à l’Opéra de Dresde, et de la lecture de Tannhäuser.
- 1847 : Il rencontre à Kiev, au mois de février, la seconde femme qui jouera un rôle décisif dans sa vie : la peu banale Princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein.
Weimar, petite capitale du Grand Duché de Saxe-Weimar, avait connu son heure de gloire sous le règne précédent. Le Grand Duc Charles-Auguste avait fait de sa capitale un foyer intellectuel en y attirant les plus grands écrivains et philosophes du temps : Wieland, Goethe, Herder, Schiller. Weimar devint, pour un temps, « l’Athènes » de l’Allemagne.
Lorsque Franz Liszt vient donner des concerts à Weimar en 1841, il trouve une petite capitale dont l’âge d’or n’est plus qu’un souvenir, mais en revanche, il rencontre une Grande Duchesse tout à fait remarquable.
Maria Pawlowna, sœur du Tsar Nicolas 1er, fille d’Alexandre 1er et par conséquent, petite-fille de Catherine la Grande, était une musicienne accomplie, et fut subjuguée, comme tant d’autres, par la personnalité et le talent de Franz Liszt. Elle devint sa protectrice et joua un rôle majeur dans l’évolution de sa carrière.
L’année suivante, à l’automne 1842, Franz Liszt était invité aux noces de Charles-Alexandre, fils de la Grande Duchesse, et de Sophie, fille du Roi des Pays-Bas Guillaume II. Lorsqu’il joua à la Cour, ces dames se disputèrent l’honneur de lui tourner les pages de la partition. Son succès et l’impression qu’il fit sur la famille régnante furent tels que le Grand Duc Charles-Frédéric le nomma chef d’orchestre de la Cour, en service extraordinaire.
Mais Franz Liszt, en pleine tournée européenne de concerts, peu soucieux de s’attacher, fut d’abord réticent : « Monsieur Liszt veut d’abord rester Monsieur Liszt pour la vie sans accepter aucun titre ».
On ne saurait être plus modeste. Il finit par accepter son titre de Chef d’Orchestre de la Cour « avec reconnaissance et plaisir ».
Son concert inaugural, le 7 janvier 1843, fut consacré à la cinquième Symphonie de Beethoven…. Franz Liszt commençait une seconde carrière, celle de chef d’orchestre, de Directeur de théâtre, de compositeur symphonique, sous l’égide de celui qu’il considérait comme son Maître. Son futur ami et disciple, Richard Wagner, prendra, lui aussi, Beethoven comme parrain de sa grande entreprise.
Lorsque, au début de l’année 1848, Franz Liszt se fixe définitivement à Weimar pour se consacrer entièrement à sa fonction officielle et à sa vocation profonde de compositeur, non seulement il change de vie, mais il présente un personnage complètement différent de celui que l’Europe entière acclamait. « Le moment vient pour moi (Nel mezzo del cammin di nostre vita – A mi-chemin de notre vie - trente-cinq ans !) de briser ma chrysalide de virtuose et de laisser plein vol à ma pensée » écrit le musicien à Charles-Alexandre, prince héritier de Weimar.
Devant une Europe incrédule et stupéfaite, le plus prodigieux pianiste, l’artiste le plus idolâtré qui ait jamais existé, brisa net sa carrière de virtuose, au terme d’une longue tournée en Russie méridionale. Son dernier récital eut lieu en septembre 1847 à Elisabethgrad – ville qui connaîtra plus tard un destin tragique sous le nom de Stalingrad.
« Ce point d’Elisabethgrad marque pour moi la dernière étape de la vie de concerts telle que je l’ai pratiquée durant tout le cours de cette année. Désormais, je compte être à même d’employer mieux mon temps…. »
En cette fin de l’année 1847, le virtuose brillant, mais vaniteux et superficiel, le « lion » de la société parisienne, l’amant dont rêvaient toutes les femmes – la célèbre tragédienne, Charlotte von Hagn, l’une des plus belles femmes de son temps ne lui écrivit-elle pas : « Vous m’avez gâtée pour tous les autres hommes, aucun ne peut soutenir la comparaison, vous êtes et resterez l’unique ! » - cet homme rassasié d’une gloire factice quitte la scène pour faire place au professeur, au chef d’orchestre, au compositeur, mais aussi au promoteur de la musique de son temps, la seule qui l’intéresse. Le grand Franz Liszt, celui qui laissera son nom et sa marque dans l’histoire de la musique du XIXe siècle, va confondre pendant une décennie sa destinée avec celle de Weimar.
Mais autant il a connu la gloire en tant qu’interprète, autant il sera contesté, combattu lorsqu’il voudra imposer sa propre musique et celle de ses contemporains, au premier rang desquels figurera bientôt Richard Wagner.
Cette prise de conscience de sa vocation, la décision de se fixer durablement, Franz Liszt les doit en partie à la femme qui partagera sa vie à Weimar, celle dont il espérera – en vain – faire son épouse devant Dieu, la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein.
Franz Liszt écrit à son ancienne maîtresse, la Comtesse d’Agoult le 10 février 1847 : « Savez-vous la nouvelle ? C’est que je viens de rencontrer à Kiev, par hasard, une femme très extraordinaire et éminente… »
Entre Kiev et Odessa s’étend la steppe russe, d’une monotonie et d’une tristesse mortelles. Pays brûlé de chaleur l’été, paralysé par un froid sibérien l’hiver, c’est un océan de boue au printemps. C’est dans ce cadre qu’est situé Woronice, immense domaine où trente mille serfs vivent leur misérable existence. C’est à Woronice que la jeune Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, alors âgée de vingt-huit ans, se consolait d’une morne vie conjugale en se réfugiant dans des lectures innombrables qu’elle absorbait en compagnie de son père, des nuits durant – tout en fumant de gros cigares.
Emile Haraszti, biographe et apologiste de Franz Liszt, n’est pas tendre avec la jeune princesse, qu’il compare à la sorcière Baba Yaga, dont la laideur dépasse la méchanceté et qui ne sort de son repaire que pour capturer ses victimes : « La Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, type classique de la cérébrale refoulée et imaginative, laide de surcroît, incomprise d’un époux à l’esprit nul, attendait son libérateur… Celui-ci se présenta sous les traits d’un Don Juan irrésistible, grand artiste, charmeur et causeur incomparable, célébrité mondiale par dessus le marché . »
Franz Liszt raconte que son père, sur son lit de mort, dans ses dernières paroles, lui avait murmuré que s’il n’était pas inquiet pour son avenir parce qu’il le savait doué, il craignait pour lui l’influence des femmes…
De même que Marie d’Agoult « décida » leur liaison amoureuse, Carolyne de Sayn-Wittgenstein, subjuguée par l’artiste, vaincue par un sentiment qu’elle découvre – l’Amour – va faire de Franz Liszt son prisonnier.
Invité après le récital donné à Kiev à passer quelques jours à Woronice, le musicien y restera … trois mois, d’ailleurs fort bien reçu par le Prince, lequel était peut-être secrètement ravi qu’on le débarrassât d’une femme qu’il ne comprenait absolument pas.
La princesse ensorcelle complètement Franz Liszt, déploie son énergie pour le convaincre de l’épouser… Comment cet homme suprêmement indépendant peut-il penser à se rendre prisonnier d’une femme de petite taille, laide, maladive, mais très intelligente, volcanique – et richissime ? Franz Liszt l’aima-t-il ? Il est permis d’en douter, non seulement si l’on en croit les témoins, mais Liszt lui-même.
Le conseiller Bernardi qui résidait à Weimar, note dans son journal que Liszt n’a pas voulu enlever la Princesse mais que ce fut cette dernière qui s’imposa à lui : « Ils se querellaient souvent ».
Et Franz Liszt écrit à sa mère Anna qui garde les enfants à Paris : « Une situation s’offre à moi, avec des avantages considérables. Il n’est pas impossible qu’en fin de compte je fasse une très bonne affaire, mais je n’ose pas en parler, par crainte du ridicule… »
La perspective de cette « bonne affaire », d’un mariage qui ne se fera jamais, va enchaîner Franz Liszt pour la vie. Mais plus que lui-même, ses trois enfants seront les victimes de ce vain calcul.
« Sur les bords de la Seine, deux fillettes et un garçonnet dorment paisiblement, sans se douter qu’une cruelle sorcière, telle Baba Yaga, va les enlever à leur mère, » poursuit implacablement Emile Haraszti.
Marie d’Agoult et Carolyne de Sayn-Wittgenstein, l’ancienne et la nouvelle maîtresse, vont s’entredéchirer pendant vingt ans, sans jamais se rencontrer.
Carolyne ne pouvait pardonner à Marie et ses amis de Paris de répandre le bruit que Franz Liszt s’était mis en ménage avec une femme très riche et très laide. Alors, elle essaiera de l’atteindre en lui enlevant ses enfants, tandis que Marie frappera Franz Liszt pour se venger de Carolyne….
La Princesse va exiger de Franz Liszt qu’il interdise à ses enfants de rencontrer leur mère ; elle va dépêcher à Paris son ancienne gouvernante, la très vieille et très austère Madame Patersi Fassombrini, afin qu’elle prenne les enfants sous sa tutelle.
L’emprise de la Princesse sur Franz Liszt fut sans doute telle qu’elle explique comment, père tendre, homme sensible, il ait pu devenir inconsciemment l’instrument d’une femme cruelle qui frappait non seulement celle qui l’avait précédée dans son cœur, mais surtout trois enfants innocents…
« J’ai versé bien des larmes en apprenant l’ordre que vous avez donné, je ne pensais pas que vous nous priveriez à la fois de Maman et de celle qui la remplaçait, qui nous consolait de nos peines… » Blandine, alors âgée de quinze ans, écrit cette lettre désolée à un père lointain, qu’elle n’a pas vu depuis quatre ans, en apprenant qu’une étrangère, Madame Fassombrini, allait désormais remplacer leur chère grand-mère, la merveilleuse Anna Liszt…
Franz Liszt, impitoyable, rejette tous les torts sur Marie d’Agoult : « Votre mère, par un travers exceptionnel de caractère, a privé votre jeunesse des soins, de la sollicitude, de l’amour, du dévouement… que ne peuvent remplacer les belle phrases ou les attendrissements poétiques ».
Cosima admet sans doute que son père « a des motifs pour agir comme il le fait » , et se résigne, mais elle gardera dans son cœur, ineffaçable, le souvenir de ces années de jeunesse, où elle n’eut « ni père ni mère ». Quelques années passeront, et Franz Liszt, subissant l’empire de la Princesse, arrachera Cosima de Paris pour l’envoyer en Allemagne, où sa destinée l’attendait. Non seulement Cosima ne reverra jamais la France, mais elle la haïra, et peut-être faut-il rechercher ses motivations profondes dans les tristes années de son adolescence.
Dans un testament qu’il rédige en 1860, Franz Liszt parle ainsi de celle qu’il a ardemment désiré appeler du nom d’épouse, Carolyne de Sayn-Wittgenstein : « Elle s’est non seulement associée et identifiée complètement et sans relâche à mon existence, à mon travail, mes soucis, ma carrière, m’aidant de son conseil, me soutenant par ses encouragements, me ravivant par son enthousiasme avec une prodigalité inimaginable de soins, de prévisions, de sages et douces paroles, d’ingénieux et persistants efforts. Plus que cela, elle a souvent renoncé à elle-même, abdiquant ce qu’il y a de légitimement impératif dans sa nature, pour mieux porter tout son fardeau dont elle a fait sa richesse et son seul luxe… »
Cet éloge, où d’ailleurs il n’est pas question de sentiments, situe exactement l’influence que la Princesse exerça sur Franz Liszt, dans une période de sa vie où il aspirait à se fixer, à trouver un foyer durable, à rompre avec sa vie de « saltimbanque ». A la question posée pas Emile Haraszti : « Comment un homme libre comme Franz Liszt, a-t-il pu se laisser enchaîner par la « sorcière » de Woron ice ? » on peut justement trouver la réponse dans le désir inconscient de l’artiste de pouvoir se reposer sur une femme supérieurement intelligente, passionnée et dynamique. De cette liaison durable, les trois enfants, Blandine, Cosima et Daniel seront les victimes ; mais grâce à elle, la gloire de Franz Liszt compositeur, directeur de théâtre et promoteur de la « musique de l’avenir » allait pouvoir s’affirmer.
Au début de l’année 1848, Franz Liszt s’installe définitivement à Weimar, où l’attendent ses fonctions de directeur de la musique ; quelques mois plus tard, la Princesse Carolyne et sa fille Marie – dite Magnolette – le rejoignent.
Les amants louent le vaste Hôtel particulier « L’Altenburg ». La Cour ferme les yeux sur « l’irrégularité » du couple ; mieux, la Grande Duchesse Maria Pawlowna prend en main l’affaire du divorce de Carolyne.
Pour Franz Liszt, une page est tournée ; Paris, ses amours avec Marie d’Agoult, sa folle carrière de virtuose… Il est maintenant Allemand, fixé à Weimar, dont il va faire renaître la gloire, Weimar, promue au rang de capitale éphémère de la musique en Europe. Il se consacre désormais à la composition d’œuvres symphoniques, et c’est à la femme qui partage sa vie, amante, mère et amie tout à la fois, qu’il va dédier ses poèmes symphoniques : « A celle qui a accompli sa foi par l’Amour - agrandi son espérance à travers la douleur – édifié son bonheur par le sacrifice. A celle qui demeure la compagne de ma vie, le firmament de ma pensée, la prière vivante et le Ciel de mon âme – à Jeanne Elisabeth Carolyne ».
Trois des douze premiers Poèmes symphoniques que Franz Liszt composa entre 1848 et 1861 à « L’Altenburg » à Weimar.
Les Préludes (S. 97)
Orpheus (S.98)
Mazeppa (S.100)
Dans son livre Portaits et souvenirs, Saint-Saëns évoque Liszt, disparu derrière le rideau de nuages qui cachait alors l’Allemagne, agglomérat de petits royaumes et duchés autonomes, encore proche par son aspect du Moyen-Age ; Liszt, laissant derrière lui la « traînée étincelante d’un météore » .
« On savait qu’à la Cour de Weimar, dédaigneux de ses succès antérieurs, il s’occupait à des œuvres de haute composition, rêvant d’une rénovation de l’Art sur laquelle couraient des bruits inquiétants, comme sur tout ce qui marque l’intention d’explorer un monde nouveau de rompre avec les traditions reçues ».
Arrivé au milieu de son existence, Franz Liszt n’avait pratiquement jamais composé pour orchestre . Il est extraordinaire que pendant les quelques treize années qu’il va consacrer à Weimar, il crée une œuvre symphonique totalement originale. Dans la Symphonie de Faust (1855), la Symphonie de Dante (1856), les douze poèmes symphoniques (1847 – 1858), la Méphisto-Valse (1862 ), Franz Liszt fait éclater son génie personnel, sa richesse d’invention, ouvre à la musique orchestrale toutes les portes de l’avenir.
Franz Liszt avait inventé le récital, concert consacré à un seul artiste, il invente le poème symphonique, forme dans laquelle il tente de « renouveler la musique en la rattachant de façon plus intime à la poésie ».
Chaque symphonie comporte une préface indiquant les sources poétiques du musicien, sans pour cela que la musique des poèmes symphoniques soit descriptive : la fameuse formule de Beethoven « Plutôt expression de sentiment que peinture » lui est parfaitement adaptée.
Exceptés les trop célèbres Préludes, et Mazeppa, les œuvres symphoniques de Franz Liszt sont rarement exécutées et pratiquement inconnues ; sans doute sont-elles d’un intérêt variable, mais rien ne justifie l’oubli dans lequel on laisse une musique qui, par ses formes, ses harmonies, ses nouveaux moyens d’expression, place son auteur parmi les trois phares du XIXème siècle – selon Antoine Goléa : Berlioz, Liszt et Wagner.
On retrouve sans doute chez Liszt bien des souvenirs de Berlioz ; Wagner, à son tour, a été fortement influencé par Liszt. Mais chacun de ces trois précurseurs a marqué d’une façon originale et personnelle son apport à la musique nouvelle, cette « musique de l’avenir », destinée à frapper les âmes sensibles. Faut-il rappeler qu’un lien commun unissait les trois hommes tellement dissemblables : leur amour pour le Dieu Beethoven.
Franz Liszt eut l’ambition de faire de Weimar une capitale de la culture européenne, et s’y dépensa sans compter, méritant le surnom « d’Orphée de Weimar », que Victor Hugo lui donnera. Mais, bien que fort de l’appui total du Grand-Duc et de la Grande Duchesse Maria Pawlowna, les moyens mis à sa disposition restèrent dérisoires.
L’orchestre du Théâtre de Weimar, à l’époque où Liszt prit la baguette, ne comptait pas plus de trente-cinq musiciens, les chœurs, vingt-quatre choristes ! Jamais Liszt ne put obtenir plus de quarante instrumentistes, et encore dut-il se battre pour obtenir une augmentation de leurs maigres appointements.
C’est pourtant avec cette équipe réduite qu’il se révéla en tant que chef d’orchestre, obtenant de ses interprètes une rigueur qui faisait complètement défaut à l’époque, leur insufflant l’esprit de l’œuvre qu’ils exécutaient, transposant sa virtuosité du clavier à la baguette.
Devant ce chef « inspiré », les musiciens furent quelque peu décontenancés, et il fallut adjoindre à Liszt des batteurs de mesure. Certains prétendirent que Liszt était incapable de diriger un orchestre, d’autres, tels Hans de Bülow étaient, au contraire étonnés des résultats obtenus après quelques répétitions .
Lorsque l’orchestre de Weimar apprit à connaître la technique de direction du Maître, il le suivit et put alors rendre parfaitement l’esprit de l’œuvre, tel que Liszt le suggérait à ses musiciens.
Les spectateurs de Weimar, c’est-à-dire la Cour, la bourgeoisie, rendirent-ils justice à Franz Liszt, en hommage aux efforts qu’il fit pour arracher leur cité à la médiocrité dans laquelle elle végétait ? Pas le moins du monde ; hormis le petit cercle d’intimes du Grand Duc et de la Grande Duchesse, la noblesse et la bourgeoisie de Weimar restèrent complètement insensibles, voire franchement hostiles à toute forme d’expression nouvelle.
Les Huguenots de Meyerbeer enchantaient ces gens, de même que les œuvres des Italiens Rossini, Bellini, Donizetti… Mais les spectateurs de Weimar rejetaient la propre musique de Liszt : son emphase romantique, voire héroïque, ses accords audacieux, ses développements thématiques, tous ces éléments nouveaux les irritaient ou les faisaient bailler.
Mais Franz Liszt devait rencontrer également l’hostilité des musiciens eux-mêmes. La création de la Symphonie de Faust, exécutée au cours des festivités organisées pour le centenaire de Charles-Auguste, protecteur de Goethe et de Schiller, fut troublée par un incident fâcheux – pour Franz Liszt du moins. Le célèbre Joseph Joachim, son ancien violon solo, refusa son invitation : « Je suis totalement inaccessible à ta musique ; elle est en contradiction avec tout ce que mon intelligence a absorbé depuis ma jeunesse, de l’esprit de nos grands maîtres…. »
Brahms, de son côté, complètement fermé aux nouvelles tendances de la musique, écrit en 1860 à Clara Schumann : « On a joué dans un concert sérieux, des œuvres de Liszt. Ce qui m’a furieusement agacé. La peste se propage toujours plus loin, dure, déprave les oreilles d’âne du public et corrompt la jeunesse ».
Lorsque le 22 janvier 1857, Hans de Bülow crée la Sonate en si mineur sur le premier clavier Bechstein, la presse entière se déchaîne. Cette œuvre de la maturité de Franz Liszt, peut-être son chef-d’œuvre, véritable poème symphonique pour le piano, œuvre d’une forme hardie, apparaît aux oreilles du célèbre critique viennois Hanslick, comme un « moulin à vapeur de génie qui moud à vide… »
Franz Liszt représentait pour les Allemands une forme de romantisme importé de France qu’ils ne pouvaient admettre.
Quant aux compositeurs que Liszt voulait introduire à Weimar, on les honnissait généralement. Il dirigea la symphonie de Berlioz Harold en Italie devant une salle vide, et Maria Pawlowna lui exprima ses regrets. Franz Liszt lui répondit le 11 avril 1851 : « Tant que votre Altesse impériale désirera qu’il y ait de la musique à Weimar, je tâcherai qu’on en fasse et de la meilleure possible. Mais depuis longtemps j’ai pris mon parti pour ce qui tient du public de Weimar, lequel ne forme tout au plus qu’un zéro pointé ».
C’est dans cette atmosphère hostile que Franz Liszt organise une « Semaine Berlioz », au cours de laquelle est créé le Benvenuto Cellini, et toutes les grandes œuvres de Berlioz sont interprétées : Roméo et Juliette, La Damnation de Faust, Harold en Italie, la Symphonie Fantastique…
C’est à Weimar qu’en dépit des farouches ennemis de la musique de l’avenir, il va solidement implanter en Allemagne les premières œuvres de Richard Wagner. L’attitude de Franz Liszt vis à vis de Richard Wagner, son cadet de deux ans, est la plus parfaite illustration de sa nature exceptionnelle.
Voilà un musicien, un artiste arrivé au sommet de sa gloire internationale, protégé et ami des Princes, il est le Maître de la musique à Weimar, et toute l’Europe a les yeux tournés vers ce pôle artistique. Là, non seulement il fait jouer le répertoire « classique », de l’époque : Meyerbeer, Cherubini, Spontini, Rossini, Hérold, Halévy, mais il impose les chefs-d’œuvre authentiques de Gluck, Mozart, Weber, et le Fidelio de Beethoven, alors presque inconnu.
Son ambition est de faire connaître les œuvres de son temps. Il fait jouer les œuvres de Schumann : Faust, Manfred, Genoveva, le Paradis et la Péri – ne récoltant d’ailleurs que l’hostilité de l’auteur. Il impose Berlioz, présente ses propres œuvres, mais la tâche à laquelle il va consacrer le plus d’efforts, celle qu’il considère comme une mission, c’est la création des œuvres dramatiques de Richard Wagner.
Lorsque Franz Liszt eut la révélation de Rienzi, qu’il vit représenté à Dresde, du Hollandais Volant et du Tannhäuser, à leur seule lecture, sa géniale intuition ne le trompa pas ; ce renouveau de la musique, associé à la poésie, tel qu’il le souhaitait, Richard Wagner le réalisait totalement sur scène. Franz Liszt avait trouvé un artiste dont les conceptions étaient les siennes, un créateur original et naturellement incompris.
Dès lors, pour Franz Liszt, nature généreuse, une seule tâche s’imposa ; aider par tous les moyens Richard Wagner dans son combat solitaire, lui fournir le soutien spirituel – et matériel dont il avait tant besoin – enfin monter ses opéras sur la scène du Théâtre Grand-Ducal de Weimar.
La première rencontre, à Paris, en 1842, avait montré le complet antagonisme qui séparait le virtuose adulé et le musicien miséreux et aigri, en révolte contre la société de son temps.
Richard Wagner raconte comment Franz Liszt, loin de lui tenir rigueur de ses opinions, chercha au contraire à mieux se faire connaître de lui, à corriger une opinion superficielle. Cette démarche de Franz Liszt, qui devait être déterminante pour les relations futures des deux hommes, est la marque de sa hauteur d’esprit et de sa générosité.
« C’est une chose singulièrement touchante pour moi – écrira plus tard Richard Wagner – de me ressouvenir aujourd’hui des tentatives pressantes et poursuivies avec une réelle ténacité que fit Franz Liszt pour essayer de me donner une autre opinion de lui… Celui qui connaît l’absence infinie d’Amour et la sèche indifférence qui président à toutes nos relations sociales et surtout au rapport des artistes modernes entre eux, celui-là doit plus que s’étonner, il doit être littéralement ravi quand, de la conduite d’une personnalité, il tire des constatations comme celles que m’inspira cet homme extraordinaire… Liszt avait donc assisté à une représentation de Rienzi, à Dresde, et de tous les points du monde où il touchait, au cours de ses voyages de virtuose, je recevais des témoignages du zèle infatigable de Liszt à communiquer aux autres la joie que lui avait procurée ma musique – sans aucune intention intéressée… »
Au printemps de 1848, la révolution venue de Paris gronde en Europe, atteint Dresde. Richard Wagner, emporté par sa fougue, dévoré par sa haine de la noblesse et de la bourgeoisie, qui ne lui donnaient pas les moyens de réaliser son œuvre, se compromet dangereusement, au risque de perdre son titre de Directeur de la musique… Comment sortir d’une nouvelle détresse, dans laquelle il s’est volontairement plongé ?
En ce moment critique et qui va décider de l’avenir, Richard Wagner décide de faire appel à Liszt, installé à Weimar depuis quelques mois :
« Vous me disiez naguère que vous aviez fermé votre piano ; je suppose que vous êtes devenu momentanément banquier. Je suis dans une triste situation, et voilà que je me dis soudain que vous pourriez venir à mon aide.
J’ai entrepris moi-même la publication de mes trois Opéras (Rienzi, Le Hollandais et Tannhäuser). Je dois rembourser mes créanciers dans les huit jours… Il s’agit de cinq mille thalers. Pouvez-vous me procurer cette somme ? L’avez-vous, ou quelqu’un qui la donnerait pour l’amour de vous l’a-t-il ? Ne serait-ce pas pour vous une chose fort intéressante que de devenir le propriétaire éditeur de mes Opéras ?
Et savez-vous ce qui en résulterait ? C’est que je redeviendrais un homme, un homme pour lequel l’existence serait possible, un artiste qui, de sa vie, ne s’occuperait plus de questions d’argent . Cher Liszt, avec cet argent, vous me rachèteriez de la servitude. Trouvez-vous que comme serf, je vaille ce prix ? » (23 juin 1848)
Cette lettre, au ton tantôt impertinent, tantôt implorant, marque l’irruption de Richard Wagner dans la vie de Franz Liszt, précisément à l’aube de sa nouvelle carrière. Elle marque le début d’une volumineuse – et célèbre – correspondance, dans laquelle Richard Wagner confie au seul homme qui puisse le comprendre ses projets, ses difficultés, mais aussi ses besoins matériels, quêtant inlassablement des subsides pour assurer sa survie. Et toujours Franz Liszt lui apportera son soutien financier et son réconfort moral.
Depuis son arrivée à Weimar, Franz Liszt avait décidé de célébrer le jour de la naissance de la Grande Duchesse, chaque année par la représentation d’un Opéra nouveau d’un compositeur allemand.
En 1848, il choisit la Martha de Flotow. Après avoir relu, au piano, la partition de Tannhäuser, il décida, enthousiasmé, de présenter cet opéra en 1849 . Depuis sa création, à Dresde en 1845, nulle scène n’avait jugé bon de présenter l’œuvre. Franz Liszt imposa Tannhäuser, malgré l’opposition officielle, et les deux représentations des 16 et 18 février obtinrent un succès considérable…
Franz Liszt venait d’apporter sa première contribution à l’épopée wagnérienne, et il écrivait : « …Je dois tant à votre vaillant et superbe génie, à vos brûlantes et grandioses pages de Tannhäuser, que je me sens tout embarrassé d’accepter les remerciements que vous avez la bonté de m’adresser. …Une fois pour toutes, dorénavant, veuillez bien me compter au nombre de vos plus zélés et dévoués admirateurs – de près comme de loin, comptez sur moi et disposez de moi… » (26 février1849).
La réponse de Richard Wagner constituait une sorte de traité d’alliance : « Nous sommes en très bon train, nous deux, n’est-ce pas. Si le monde nous appartenait, nous donnerions, je crois, bien du plaisir aux gens. J’espère que nous nous entendrons toujours : qui ne veut pas être avec nous n’a qu’à rester derrière nous ; scellons notre alliance par cette formule ! » (1er mars 1849)
Une entrevue entre les deux artistes était nécessaire, pour sceller cette alliance, permettre l’éclosion de ce qui devait devenir l’une des amitiés les plus célèbres de l’histoire. Car les rencontres entre Franz Liszt et Richard Wagner avaient été jusqu’alors rares – voire accidentelles. Leur passion commune pour leur Art les avait révélés l’un à l’autre ; les événements qui secouèrent la vieille Allemagne en ce printemps de 1849 allaient précipiter leur rapprochement, les rendre indispensables l’un à l’autre.
« Le Maître de la Chapelle Royale, Richard Wagner, domicilié à Dresde, doit faire l’objet d’une information judiciaire pour participation capitale au mouvement insurrectionnel ayant eu lieu dans cette ville…. En conséquence, l’attention de toutes les autorités de police est attirée sur lui et elles sont requises d’arrêter Richard Wagner…Il est âgé de 37 à 38 ans, de taille moyenne, a des cheveux bruns, et porte des lunettes… » (Von Oppell – Dresde 16 mai 1849)
Richard Wagner, révolutionnaire en idées, qui explique à sa femme Minna qu’il est révolutionnaire non pour détruire, mais pour pouvoir édifier sur un terrain déblayé, « façonner à neuf », a été pris dans l’engrenage de la révolution active… et n’a échappé à la prison que par la fuite. Où se réfugier, sinon chez l’être unique qui lui ait manifesté intérêt et sympathie ?
Franz Liszt recueillit le fugitif avec enthousiasme, le présenta à Carolyne, dont – élément primordial – l’impression fut favorable ; le 15 mai, Richard Wagner fut reçu en audience par la Grande Duchesse, à Eisenach, et put visiter les ruines de la Wartburg, ce lieu qu’il rendit célèbre sans le connaître. Mieux, il put assister à une répétition de son Tannhäuser, caché au fond d’une loge.
Franz Liszt est au pupitre, et c’est pour l’auteur une révélation : « Je fus étonné de reconnaître en lui mon second moi : ce que j’avais senti en composant cette musique, il le sentait en la dirigeant ; ce que je voulais exprimer en l’écrivant, il le disait en la faisant chanter. Merveilleux ! Grâce au plus rare de tous les amis, je conquis à l’instant où je devenais un sans patrie ce que j’avais partout et en vain cherché : la patrie véritable et si longtemps attendue de mon Art. »
Lorsque le mandat d’arrêt atteignit Weimar, Richard Wagner dut fuir de nouveau et, grâce au passeport périmé d’un certain professeur Widmann, quitta sans encombre l’Allemagne à Lindau. A travers la Suisse, il gagnera Paris où, pour la deuxième fois il tentera – encore en vain – une fortune qui le fuit.
Franz Liszt a organisé et naturellement financé toute l’expédition, au terme de cette rencontre d’une dizaine de jours qui avait définitivement scellé l’amitié des deux hommes.
Richard Wagner écrit : « Ce voyage a ranimé et stimulé mes instincts d’artistes à un degré extraordinaire. Il faut maintenant que je produise les œuvres les plus importantes et les plus sérieuses qu’il me soit donné de faire… Ma profonde affection pour Liszt me fait trouver en moi et hors de moi la force de résoudre ce problème. Ce sera là notre œuvre commune. »
Richard Wagner fera éclater son génie dans ses œuvres futures, Tristan, Les Maîtres, L’Anneau, créées alors que Franz Liszt n’avait plus le pouvoir de l’aider. La prescience extraordinaire de Franz Liszt est d’avoir deviné ce génie, dès la lecture de Tannhäuser…
Seul un génie pouvait comprendre un autre génie… Et seul un homme aussi généreux pouvait mettre son énergie, sa volonté, sa puissance pour faire triompher une œuvre autre que la sienne, s’effacer devant un génie qu’il estimait supérieur au sien.
Ce « Prince par le cœur comme par le talent », allait maintenant se consacrer à la tâche qu’il considérait comme la plus urgente : créer sur la scène du Théâtre Grand-Ducal de Weimar, une œuvre inédite de Richard Wagner. En ce milieu du XIXe siècle, Franz Liszt prit le risque de révéler à un public quelque peu désemparé, un chef-d’œuvre insolite pour son époque : Lohengrin !
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